L’origine du projet Candis 2000
1Depuis 1972, époque de l’installation de l’UCL sur les terres de Louvain-la-Neuve, une part importante des programmes de l’école d’ingénieurs était consacrée à des projets. Cependant, le projet était toujours considéré comme tout à fait autonome et sans aucun lien direct avec les autres enseignements : le projet était un lieu d’application des connaissances et compétences acquises par ailleurs. Un exemple de sujet traité à cette époque était : Comment envoyer une fusée sur Mars ? Il y avait 280 étudiants, chaque groupe prenait en charge une partie du problème et un ou deux groupes s’occupaient de la coordination. Autant dire : une grosse usine à gaz.
2Par ailleurs, Il faut savoir qu’au sein de la Faculté des Sciences Appliquées (FSA, ancien nom de l’EPL), il y avait une tradition de faire périodiquement des réformes de l’enseignement des deux premières années. Typiquement, tous les 6 ans, une équipe se mettait en place pour voir s’il n’y avait pas des modifications à faire. En 1998, le doyen de l’époque, Charles Trullemans, qui était assez tourné vers les aspects pédagogiques, lance le processus de réforme. Son point déclencheur est un conflit entre les physiciens et les mathématiciens autour de la question : Est-ce qu’il faut d’abord aborder les maths et les appliquer ensuite à la physique ? Ou est-ce qu’on peut donner des activités de physique dès le départ en abordant les aspects mathématiques nécessaires au fur et à mesure ?
Les premières idées et la révélation
3À cette époque, la réforme précédente de 1996 avait instauré des projets en première année, alors qu’on les faisait en général plutôt en 2e ou en 3e année. On s’était vite rendu compte que, dans le cadre de ces projets, les étudiants étaient extrêmement motivés, que ça les lançait bien dans leurs études, alors qu’on avait coutume de dire jusque-là que le projet était toujours un projet d’application, qui vient après les enseignements traditionnels. Cela a interpellé pas mal de monde. Le groupe de travail chargé d’étudier la nouvelle réforme a assez naturellement proposé de mettre plus de projets dans le programme.
4Dans le même temps, Elie Milgrom, enseignant relativement classique, excellent orateur mais très questionnant, est en congé sabbatique pour se consacrer à la révision de ses enseignements. Avec 3 collègues, il visite différentes institutions dont l’université de Maastricht réputée pour son apprentissage par résolution de problèmes. Il est ébahi par ce qu’il voit. De retour à Louvain-la-Neuve, il rentre dans le bureau du doyen pratiquement en passant à travers la porte [1] et il dit au doyen de but en blanc « Charles, écoute, je sais ce qu’on va faire ! On va faire de l’APP [2]. » Le doyen a trouvé là un but concret pour orienter la réforme. Le groupe de travail est renforcé, le doyen me propose d’en prendre la coordination. Les objectifs de la réforme sont encore mal définis, mais une chose était certaine : on voulait travailler dans l’idée de ce qui se pratiquait à Maastricht. Elie fait un exposé devant le groupe de travail, avec le titre accrocheur « Les étudiants heureux existent, nous les avons rencontrés ».
Le choc des visites à Aalborg et le rôle du candide québécois
5Dans une première étape, Elie, le doyen et moi avons été visité des universités danoises dont Aalborg. Coup de foudre, les soirées passées sur les bords des fiords sont l’occasion de refaire le monde. Par la suite, j’ai passé 6 mois à Aalborg pour vivre une expérience de travail sur les projets… Il n’y a que deux écoles d’ingénieurs universitaires au Danemark, celle de DTU à Copenhague, la grande ville, et celle d’Aalborg créée en 1975 à partir de plusieurs petites universités techniques, dans le nord du pays. À Aalborg, à part la distillerie d’aquavit, il n’y avait pratiquement rien. Ils ont monté de toutes pièces un programme basé sur les projets. La DTU, la grande institution prestigieuse, perdait des étudiants, tandis qu’Aalborg en gagnait. C’était assez interpellant…
6Suite à notre visite, nous y avons également envoyé un groupe de nos étudiants. On a loué une camionnette, ils sont partis là-bas avec une remorque pleine de bières belges, ils ont échangé avec les étudiants danois… Et ils sont revenus ici en disant : « on voudrait bien prendre la parole au Conseil de faculté ! » - « Vous allez dire quoi ? » - « Vous verrez ! » Bon… Nous leur avions demandé d’aller voir sur place, mais ce n’était pas réellement prévu qu’ils fassent un retour au Conseil de faculté. Leur demande était légitime, alors on a joué le jeu. Leur présentation était vraiment très intéressante, en particulier leur dernier transparent qui disait en substance : « C’est super, mais nos professeurs en seraient-ils capables ? ». Alors que nous, quand on est allé là-bas, de notre point de vue d’enseignants, on s’était dit : « c’est impressionnant, mais impossible avec nos étudiants ! » Quel pied de nez !
7À la même époque, l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et celle de Sherbrooke montent des programmes en APP. Au départ, nous n’en avions pas connaissance. C’est le doyen qui, participant à une conférence à Montréal, rencontre un doyen de l’UQAM, Yves Mauffette.
8À cette occasion, et cela va s’avérer absolument déterminant par la suite, la discussion entre les deux doyens glisse sur un jeune étudiant, Alexandre Soussisse, qui vient de terminer un bachelier en biologie à Montréal et qui présente un papier sur son expérience en APP. Notre doyen dit à Alexandre, « je vous engage pendant un an ». Il était tout jeune, il avait seulement ses trois années de formation universitaire, 21 ans, il était un biologiste, pas du tout ingénieur. Et à Louvain, la sauce prend. Pour la petite histoire, il s’est marié avec une belge et il habite à Bruxelles !
9Dans notre projet, Alexandre va être l’élément extérieur qui va jouer au Candide. À chaque fois, il nous demandait avec cet accent que je n’ose imiter : « Vous pensez vraiment que ça va intéresser vos étudiants, ça ? » « Tiens, j’ai peut-être une petite idée ». C’était un gars très calme, très doux, avec l’avantage immense de venir de l’extérieur. Il a une expérience de l’APP comme étudiant et il a déjà porté un regard critique sur son métier d’étudiant. C’est vraiment la personne qui arrive chez nous sans aucun complexe. Il est étranger, il a son accent, il a un capital sympathie énorme et donc, dans les réunions de travail, il peut dire ce qu’on ne peut pas dire, nous ! Et en plus, c’est un gars dynamique, qui travaille beaucoup : il produit des documents, il va aider à concevoir des situations-problèmes (énoncés d’APP), il commente les procédures que nous mettons au point, etc.
10La base travaille, mais il faut aussi l’appui de la hiérarchie.
Le soutien décisif du recteur
11Au départ, la demande est plutôt une demande de la base, Elie et les enseignants qui « font du projet » et qui veulent changer des choses, soutenus très directement par le doyen, Charles Trullemans.
12Notre recteur de l’époque, Marcel Crochet, est un ingénieur, membre de mon département de mécanique. Elie le connaît très bien : il est facile d’obtenir un rendez-vous. On lui présente notre projet et on lui demande son appui. Cet appui est indispensable parce que, pour mettre en place ce qu’on voulait faire, il fallait mettre de côté un grand nombre de règles institutionnelles, telles que, par exemple : un enseignant doit prester 150 heures (de cours) par an pour faire sa charge complète ou encore : les évaluations (examens) ne peuvent être organisées que pendant les sessions officielles. Mais nous, on ne savait pas encore avec précision vers quoi on allait, donc ces règles nous semblaient trop contraignantes. Idem pour la charge du personnel scientifique et des assistants. Le recteur nous a dit, après nous avoir écoutés attentivement : « pendant 5 ans, on accepte que vous sortiez du canevas et que vous passiez outre aux (nombreuses) règles qui font obstacle à votre projet. On figera la répartition des moyens entre les départements, facultés, etc. pour ne pas que vous perdiez des assistants vis-à-vis des autres facultés de l’UCL ». Il a ajouté qu’il était prêt à nous faire confiance vu l’intérêt du projet, mais qu’il nous surveillerait quand même de loin et qu’il comptait sur nous pour ne pas faire de bêtises susceptibles de lui faire regretter la confiance qu’il nous accordait.
13Et il va même aller plus loin, notre recteur. Marcel Crochet avait accumulé, pendant sa carrière d’enseignant-chercheur, un bas de laine important dans les comptes de l’université, en particulier grâce aux activités d’une spin-off qu’il avait créée pour valoriser les résultats de ses recherches. Il va spontanément mettre un budget à notre disposition, pour financer une partie du surcoût entraîné par notre réforme. Ceci va nous permettre de financer, entre autres, le fameux Alexandre Soussisse, des voyages, des journées « au vert » pour travailler,…
14Et le recteur va aller encore plus loin parce que, dans la discussion, nous arrivons (nous sommes des ingénieurs avant tout) à la conclusion que, quand on fait une expérience de cette ampleur, ce serait quand même bien de prévoir une évaluation par des professionnels, donc par des pédagogues. Via la Fondation Louvain, il nous trouve un mécène qui va mettre entre 200 et 300 000 euros dans une Chaire de pédagogie universitaire. Un des objectifs de cette chaire est l’étude scientifique de l’impact et des effets de notre réforme.
Une étude d’évaluation engagée dès le départ avec le soutien de pédagogues
15Cette étude va s’étaler sur 4 ans ; elle va permettre de comparer les connaissances et les compétences de deux cohortes d’étudiants de l’ancien programme et de deux cohortes du nouveau programme. Très vite, il est décidé de monter une évaluation en trois parties : une première partie porte sur les habiletés scientifiques et techniques acquises par les étudiants. Quelque mois après les examens traditionnels de la fin de la deuxième année, les étudiants doivent répondre à un test de connaissances et de compétences. Un deuxième volet de l’étude porte sur les perceptions des étudiants et un troisième sur celles des enseignants.
16Notre rôle, en tant qu’enseignants est de fournir à la fois les questions et les correcteurs. C’est Cécile Van der Borght, une collègue de la Faculté des Sciences en charge du laboratoire de didactique, qui prend en charge la coordination des travaux.
17Finalement, on forme un groupe composé de représentants de chacun des départements de la faculté, d’un ou deux étudiants, du doyen, qui vient quand il peut… et de membres de l’IPM (Institut Pédagogique et Multimédias) de l’UCL.
18Le président de l’IPM, Auguste Laloux, est – par le plus grand des hasards – également un ingénieur, professeur dans notre Faculté : il y a quand même beaucoup de circonstances favorables, pas vrai ? L’IPM est en plein démarrage et voir des gens qui se mettent en réflexion au sujet de la pédagogie universitaire, c’est du pain béni pour eux. Il dispose ainsi d’un terreau pour travailler et pour apprendre leur métier de conseiller pédagogique. Ces conseillers, Pascale Wouters, Jean-Marc Braibant et Marie-Noëlle de Theux vont rapidement devenir des piliers de notre réforme. Enfin, un peu plus tard, nous allons faire des demandes au FDP [3] pour développer le support CQFD [4].
Du projet pilote (1998) à la mise en place effective (2000)
19Les années 98-99 sont consacrées à la réflexion et la conception du programme. Le choix est fait de mettre l’accent sur la pédagogie active en petits groupes, en utilisant à la fois des problèmes (généralement mono-disciplinaires) et de projets (toujours pluridisciplinaires). Pour pouvoir mettre la réforme en application, il faut obtenir l’aval du Conseil de faculté. Après plusieurs réunions de discussion, le projet passe en mai 2000 avec 52 % oui, 46 % non, 2 % d’abstention. C’est plutôt juste et on démarre en septembre… Il va falloir passer de l’équipe d’une douzaine de personnes qui porte le projet à un groupe d’une centaine de personnes qui vont encadrer les étudiants durant la première année.
20Tous les « cours » (enseignements) de première année vont être supprimés et de nouveaux enseignements seront mis en place, confiés (c’est un nouveau principe) à des équipes d’enseignants. À l’UCL, les cours sont attribués pour 6 ans, ce qui explique pourquoi on fait des réformes dans l’École d’ingénieurs tous les 6 ans. En fait, tous les enseignants n’étaient pas au bout de leurs 6 ans et le respect strict de la règle aurait empêché de supprimer des cours dont les titulaires actuels n’avaient pas encore atteint la fin de leur mandat. Mais, peut-être à cause de notre habitude de faire des réformes périodiques, tous ceux qui avaient encore une nomination pour un an ou deux ont accepté de démissionner, parfois avec l’espoir de reprendre les enseignements dans leur nouvelle forme.
21On a donc fait un appel très ouvert à l’ensemble des collègues et le doyen a pris en main de constituer des équipes de 5 à 6 personnes par discipline, en veillant à ce qu’elles puissent travailler ensemble.
Convaincre des profs dans toutes les disciplines…
22Dans chaque discipline, il fallait trouver un porteur de projet. On se rend compte qu’on n’en a pas pour la chimie, qui a toujours été le parent pauvre de la faculté. Parce qu’il n’y a rien à faire : pour parler aux chimistes, il faut un chimiste. Par contre, en maths (le traditionnel noyau dur), il y a Vincent Wertz, qui a réussi à convaincre ses collègues. L’exception mathématique est vraiment réelle : on pense souvent que l’on peut faire de l’APP dans toutes les disciplines, sauf en maths ! Et là, Vincent a pris les choses en main et a dit « on va faire des APP nous aussi, on va jouer le jeu ». Et les premiers à faire une expérimentation furent les mathématiciens. En 1999, ils ont lancé une expérience avec 50 étudiants sur un cursus parallèle : ils vont faire tout leur premier quadrimestre en APP, alors que les 350 autres suivent un cursus normal. Le seul choix laissé aux étudiants est de pouvoir au bout d’un mois ou deux, revenir au programme classique. Deux sont partis, mais deux qui avaient entendu parler de l’approche sont venus rejoindre le groupe-pilote. Cette expérimentation a fait pas mal de bruit : les étudiants qui avaient suivi le programme en APP avaient une moyenne significativement plus élevée que les autres. Mais les mauvaises langues ont dit : c’est normal, vous les encadrez plus ! Ceci dit, l’expérience en a convaincu plus d’un de la faisabilité de l’approche APP.
Le problème de la résistance des profs
23Le gros problème est avant tout la résistance au changement. Face au changement, on exige des justifications et des preuves, alors que rien n’est demandé par rapport au programme en place car « il a déjà fait ses preuves ». « Est-ce que vous allez améliorer la qualité ? Et vous, vous la mesuriez votre qualité, dans le programme actuel ? Dans l’ancien système, on n’avait rien à prouver… » Il y avait aussi des résistances par rapport au coût, au temps, à l’énergie à dépenser ; la priorité de la recherche par rapport à l’enseignement,… Et puis, fondamentalement, un changement de mentalité, de posture, c’est dur à accepter : « ça a marché pour moi jusqu’à présent, j’entends autour de moi que nos études ont bonne réputation, pourquoi est-ce qu’on changerait ? »
24Quand nous avons voulu former les intervenants (on n’ose plus dire : les enseignants) pour la première année, nous avons invité les collègues à une formation à l’APP et on les a mis devant une situation-problème d’actualité, dans le domaine du droit. Il fallait que ce soit un thème nouveau, que personne ne connaît et qui ait un peu de peps. À l’époque, il y avait une grande discussion autour du Grand Prix de Formule 1 qu’on pensait ne plus pouvoir organiser à Francorchamps (dans les Ardennes belges) à cause des nouvelles législations sur la publicité pour le tabac. Nous avons donc invité une grande pointure de la Faculté de Droit afin qu’elle pose le problème juridique devant les participants « en sollicitant leur aide pour trouver une solution ». Un peu de mise en scène ne fait jamais de tort…
25Sur les 100 personnes présentes, principalement des profs, un tiers est sorti en disant quelque chose comme : « c’est scandaleux, on est venus ici pour apprendre ce qu’est l’APP, pas pour travailler ». Ils ont claqué la porte. Un tiers a dit « c’est quoi cette histoire-là, moi je n’ai pas le temps ! ». Ils sont sortis. Et puis un tiers qui a dit, « bon, on va jouer le jeu ». Lors de la séance retour de l’APP, quelques jours plus tard, peu d’enseignants du premier tiers sont revenus. Mais ceux du deuxième tiers sont pour la plupart revenus en disant : « Je n’ai vraiment pas le temps, mais j’ai quand même trouvé ça intéressant ! ». Ils avaient visiblement passé quelques heures parce que le problème les avait un peu titillés, et puis, ils voulaient montrer aux collègues qu’ils avaient quand même trouvé des éléments de solution.
Le nécessaire relai des profs par les tuteurs étudiants
26Chez les profs, il y a des dinosaures de tous âges. Même chez les jeunes qui arrivent, il y en a qui sont déjà des dinosaures… ils ont la vision du prof d’université détenant un savoir qu’il transmet par un discours (ce qu’ils ont connu pendant leurs propres études et qu’ils pensent devoir imiter à tout prix). Or, chaque année, nous avons dû former de nombreux tuteurs pour encadrer les groupes d’étudiants. Il fallait les faire réfléchir sur des questions telles que « c’est quoi un tuteur ? c’est quoi mon rôle comme enseignant ? » En APP, le tuteur n’est pas là pour répondre aux questions directement mais, au contraire, pour susciter les questions, pour que le groupe essaie lui-même de répondre à ses propres questions, etc. C’est une fonction tout à fait différente de celle de l’enseignant « classique ».
27Pendant trois ou quatre ans, on a eu beaucoup de mal à trouver suffisamment de candidats tuteurs. Et puis, on a vu un changement à partir du moment où on a découvert que des étudiants qui avaient eux-mêmes suivi le cursus en APP étaient très intéressés à prendre des fonctions de tutorat. Là, ça a vraiment basculé. On n’était plus obligé de passer un temps fou à faire changer les mentalités. En fait, on a fait mis en place un système très coopératif : Les étudiants de 4e ou 5e année peuvent prendre un « cours à option » qui consiste à encadrer les étudiants de 1ère ou 2e année. Ce qui veut dire qu’un étudiant qui a fait l’APP et tout le cursus pendant trois ans peut devenir tuteur, ce qui lui rapporte 3 ECTS (crédits) pour autant qu’il suive une formation et qu’il effectue son travail de tuteur à la satisfaction des titulaires de l’enseignement.
De la réforme en 1ère année aux années supérieures…
28En fait, c’est relativement facile de faire une réforme au niveau des premières années, parce que l’École a la mainmise complète sur le programme de ces années. En outre, c’est le même programme pour tous les étudiants. Il y a beaucoup de départements qui sont impliqués et on peut trouver, dans chaque département, des gens qui sont intéressés par la chose.
29Une erreur qu’on a faite, c’est de mettre tous les professeurs et les assistants motivés sur la 1ère année. Parce qu’évidemment, la 2e année, elle commençait un an plus tard. Et les volontaires de la première heure voulaient en découdre, donc tout le monde s’est mis dans la 1ère année. On a un peu plus ramé pour trouver des gens pour la 2e année. Ceux qui étaient disponibles étaient un peu moins motivés que ceux de la 1ère année.
30La première année, en 2000-2001, ça a foncé sur les chapeaux de roue, dans tous les sens, vraiment ! On a dû modifier certains quelques détails, mais quand les gens sont dans le mode dynamique, ils sont prêts à changer n’importe quoi, on fait les ajustements qu’il faut en temps réel et tout le monde collabore à la cohérence du projet global. La 2e année qui se met en place est nettement moins créative et, dans le projet, on met des gens qui sont plus classiques et, par conséquent, l’intégration entre les différentes disciplines fonctionne moins bien. En 1ère année, encore maintenant, on garde une coordination forte, on a la main sur l’emploi du temps, c’est les enseignants qui élaborent tous ensemble les grilles horaires des étudiants,…
Le télescopage avec Bologne
31En fait, notre programme a été implanté sur les 2 premières années. L’idée était bien de poursuivre en réformant successivement les 5 années du programme. Il faut bien se rendre compte que le passage ne s’est jamais vraiment complètement opéré. Il a plusieurs éléments qui jouent par rapport à ça.
32Les 5 années qu’on avait demandées pour la mise en place ont été court-circuitées, parce que la réforme de Bologne est arrivée entretemps. D’un programme de structure 2+3, il a fallu passer – sur base d’une décision externe, donc sans véritable soutien de la base – à la structure 3+2 (un « bac » en 3 ans et un master en 2 ans). Une nouvelle réforme a dû donc être mise en chantier alors que la précédente n’était pas achevée. Un nouveau groupe de travail a été mis en place pour la réforme dite de Bologne. Mais cette fois-ci, les circonstances étaient nettement moins favorables. Le doyen avait changé et le nouveau doyen était, disons, moins porté sur la réflexion pédagogique que le précédent. En outre, quand on regarde ce qu’il y a dans la déclaration de Bologne, c’est purement organisationnel, cosmétique : il n’y a rien sur le fond. La seule mention de la qualité consiste à déclarer que les pays signataires « s’engagent à coopérer dans le domaine de l’assurance qualité dans le but de développer des critères et des méthodologies comparables ». On est loin de la mise en question de pratiques pédagogiques dont l’efficacité doit être mise en cause (en particulier au regard du nombre élevé d’échecs à l’université) et de la mise en œuvre de nouvelles approches.
33L’accent a été mis beaucoup plus sur le découpage du programme que sur son contenu ou sur ce que l’on fait faire aux étudiants et pourquoi on le fait. On s’est retrouvé dans une situation de défense d’un programme et d’une approche pédagogique alors qu’avant on était dans une situation de conception et de mise en œuvre d’un programme. C’est une attitude complètement différente et l’équipe des pionniers était bien fatiguée….
Et aujourd’hui ?
34Avec la réforme de Bologne, le programme a changé de manière fondamentale, et pas nécessairement en mieux. Pour le Bac, dans l’ensemble de l’UCL, chaque étudiant peut choisir une majeure et une mineure. Ce qui fait que nos commissions de diplôme, qui gèrent les spécialisations (mécanicien, électricien, informaticien, etc.), se sont retrouvées à gérer 2 ans de master au lieu des 3 années consacrées précédemment à la spécialisation. Certains professeurs ont dit : « puisqu’on est plus sur 3 ans mais sur 2, il faut absolument commencer la spécialisation dans le bac ». Comme, dans le bac, on retire déjà une demi-année pour la mineure, il a fallu marchander pour l’affectation des 2,5 années restantes. Une discussion sur la valeur des ECTS s’est mise en place. Sur la 1ère année, qu’on a réussi à sauver, un cours, c’est 6 ECTS par enseignement, mais pour la 2e, un même cours ne compte plus que pour 5 ECTS, parce qu’il faut de la place pour tous les enseignements qui descendent des master vers le Bac… La logique même des ECTS, qui veut que ce soit une mesure de la charge totale pour l’étudiant, a donc été ignorée au profit de la logique du bourrage de programme.
35La conclusion est la suivante : Majoritairement, la 1ère année est dans l’esprit de la réforme Candis 2000. Pour la 2e année, le premier quadrimestre aussi, mais à partir du 2e quadrimestre, les étudiants rentrent dans leur pré-spécialisation : les 3 ans du Bac sont, en fait, composés 1,5 ans de formation commune, de 0,5 an de mineure et d’un an de (pré-)spécialisation. Et là, ce sont les commissions de diplôme qui prennent les programmes en charge et l’École n’a quasiment plus aucun pouvoir. Selon les disciplines, les expériences sont très différentes. Toutes les personnes qui ont été impliquées dans la réforme se sont dit « pour mes cours, je vais continuer à pratiquer les pédagogies actives ! ». Mais, il faut le souligner, sans encadrement spécifique, ni soutien institutionnel. Et, il faut le dire même si certains de mes collègues ne vont pas être contents, avec une certaine réticence de la part des enseignants parce que « ça va prendre de la place, ça détourne les étudiants par rapport à ce qu’ils doivent faire, etc. »
36Finalement, quand on regarde de loin, on voit qu’il y a bien un projet par quadrimestre et des cours plutôt classiques. Mais, quand on regarde à la loupe, on se rend compte que la grande majorité des enseignants font des expériences actives au sein de leur cours. Une majorité des enseignants remplacent une partie de leurs Travaux Dirigés par un projet et ils mettent en place des dispositifs qui sont nettement plus actifs que ce que la description du cours pourrait laisser croire. C’est donc assez paradoxal : on met en place un programme où la pédagogie active est très visible dans la première année et demie et, par la suite, a priori ça ne l’est plus, mais dans chaque cours les profs en font quand même.
37D’un autre côté, c’est assez normal aussi parce que plus on se rapproche de la 5e année, plus les cours sont spécialisés et moins il y a d’étudiants par cours. Dans les cours avec 10 personnes, la discussion s’engage naturellement : on est plus facilement dans une logique coopérative, sans toutefois nécessairement être dans une logique de pédagogie active en petits groupes.
Ce qui se transmet par les étudiants…
38On a été un tout petit peu déçus par rapport à la position des étudiants. On pensait qu’ils seraient plus porteurs du projet, car, au début, on avait pu constater leur enthousiasme pour les approches actives (après un premier moment de surprise face à la nouveauté).
39Ils ont appris la méthode de travail durant les premières années. Plus tard, quand on les récupère dans les années supérieures, il n’est plus nécessaire de s’occuper d’eux. On a donc besoin de moins de tuteurs, par exemple 1 pour 80 étudiants, alors qu’en Bac 1, on a un tuteur pour 6 étudiants la première semaine, puis un tuteur pour 24 pendant le reste de l’année. Les étudiants ont moins besoin d’être encadrés : ils ont acquis une autonomie certaine. Ils n’ont pas peur quand on les met dans une situation dérangeante. Donc, oui, il y a des habiletés qui vont perdurer.
40Mais ils ne demandent pas spontanément de faire des APP. Ils se plaignent de cours qui sont « barbants », mais ils ne font rien pour (contribuer à) changer les choses. Nous avions espéré qu’ils deviennent plus moteurs dans la réforme. Mais ils ne franchissent pas ce cap-là : ils restent des étudiants, après tout…
Les enjeux aujourd’hui
41Ce qui est toujours difficile, c’est d’occuper le terrain sur la durée. Au niveau des meneurs, on fonctionne toujours à peu près avec la même équipe depuis 11 ans. L’enjeu, c’est de renouveler les rôles. Parce que Elie est parti (frappé de plein fouet par la limite d’âge), Vincent a été nommé pro-recteur, Piotr part à la retraite dans 2 ans. La grosse difficulté, c’est de renouveler les cadres du projet, les gens qui vont pouvoir redynamiser de nouvelles équipes. À défaut, cela peut revenir à quelque chose comme ce qui se passe dans les années supérieures, donc beaucoup plus classique, avec moins d’implication dans la réflexion sur l’efficacité pédagogique.
42L’enjeu majeur aujourd’hui, c’est que les quatre facultés d’ingénieurs de Belgique vont se faire évaluer et accréditer par la CTI (commission des titres d’Ingénieur en France). C’est une opportunité unique de reprendre la réflexion en profondeur. On se rend compte, par exemple, qu’il y a encore beaucoup d’objectifs de cours qui sont très mal rédigés, pas du tout en termes de compétences. C’est donc réellement une opportunité pour se poser la question « que voulons-nous atteindre avec nos étudiants ? ». Ce n’est pas évident, parce que, pour beaucoup d’enseignants, c’est principalement toujours encore le contenu qui prime.
43Et après, si on veut être honnête, il faudrait repenser les programmes et les dispositifs en fonction des objectifs poursuivis. Et c’est là qu’on va probablement coincer le plus. Car le risque, c’est que l’on fasse du cosmétique, du superficiel. On change les objectifs et on dit que, tout compte fait, on y arrive bien comme on fait maintenant. « Le travail en équipe ? Il y a les projets pour le faire ! Je n’ai donc plus besoin d’en faire dans mes cours ».
44Le défi, c’est de se demander honnêtement si notre dispositif permet vraiment d’atteindre les objectifs qui sont visés.
45Il y a un autre point fondamental, c’est l’évaluation des acquis des étudiants. On sait depuis longtemps que les notes sont un moteur pour l’apprentissage des étudiants. Alors on se retrouve quelquefois dans des situations absurdes. On propose un projet aux étudiants avec l’objectif que tous les étudiants, à la fin, sachent faire telle et telle chose. Tous les étudiants. Puis on regarde l’évaluation qui consiste à faire présenter le rapport par le groupe. Il n’y a aucun lien entre « chaque étudiant est capable de » et le fait de présenter un rapport en groupe. Il y en a même qui disent : « on va faire une évaluation individuelle avec un QCM » ! Donc pendant tout le projet, on les met dans des situations créatives et autonomes et, à l’examen, c’est des petites cases à remplir… Il y a un décalage évident !
46Les problèmes mis en évidence dans ce type de réforme, ce sont les difficultés qu’on rencontre dans n’importe quel type de programme. Mais on ne s’en soucie généralement pas ! On ne se les pose qu’à l’occasion d’une modification. Dans une réforme, on met en évidence un problème qu’on n’avait pas à traiter avant.
L’essaimage vers d’autres institutions
47L’essaimage interne, nous avons vu ça avec la Louvain School of Management. Ça a été porté de façon tout à fait différente. Ils se sont dit : « Tiens, ils font ça chez les ingénieurs. Et, c’est vrai, en sciences de gestion, le travail en équipe, la collaboration etc., ce sont des habiletés qu’on aimerait bien développer chez nous aussi ». Ils ont lancé quelque chose, mais de façon tout à fait différente. Le programme n’a été porté ni par la direction, ni par les enseignants, mais principalement par un seul conseiller pédagogique. Au bout de 6 semaines, les étudiants ont fait grève en disant : « on n’en sort plus de votre truc ». Il a fallu faire marche arrière. Un des problèmes majeurs est que beaucoup d’enseignants se sont retrouvés embrigadés dans une nouvelle approche, sans avoir réellement fait le pas : on leur a imposé une réforme conçue par d’autres.
48À l’extérieur, nous avons souvent présenté (conférences, colloques, séminaires, …) ce que nous avions fait à l’UCL : nous avons eu beaucoup de questions à ce propos. Il y a des gens qui nous ont demandé : est-ce que vous pouvez nous aider à nous former au tutorat ? à la conception de dispositifs ? Et, avec le groupe de départ et d’autres qui nous ont rejoints, nous avons créé une spin-off sous la forme d’une société coopérative, dont le but est de faire des formations d’enseignants-chercheurs pour les établissements d’enseignement supérieur qui nous le demandent. Nous sommes majoritairement appelés par des Écoles d’ingénieurs françaises.
Pour conclure
49Nous avons eu beaucoup de chance : un petit noyau d’enseignants-chercheurs désireux de progresser en matière de pédagogie et acceptant de se remettre en question et de remettre en question des pratiques séculaires ; une direction locale (dans la faculté) et de l’institution (le recteur) qui ont compris les enjeux et qui ont soutenu la réforme parce qu’elle était le fruit d’une réflexion en profondeur et non pas de simples convictions ou d’un dogme ; un enthousiasme et un engagement (presque) sans limite des personnes impliquées ; le regard extérieur d’Alexandre Soussisse, l’expérience des pionniers d’Aalborg, de Maastricht et de Delaware, etc.
50Nous avons aussi joué de malchance dans le calendrier, puisque la réforme de Bologne est arrivée au mauvais moment et a torpillé notre projet sur 5 ans.
51Mais nous ne regrettons rien, car l’expérience a été incroyablement enrichissante pour tous ceux qui se sont réellement donnés dans la réforme et qui s’en sont trouvés transformés à tout jamais.
52Notre conclusion est qu’en matière de pédagogie, le plus gros point de blocage, ce sont les enseignants ; entre autres, parce qu’ils n’arrivent pas à faire suffisamment confiance aux étudiants. S’il y a un leitmotiv à avoir, c’est bien ça : « c’est super, mais nos profs en sont-ils capables ? ». On voit par exemple la réflexion d’un enseignant au bout de deux jours de formation par notre spin-off : « Donc vous me dites que les étudiants sont capables d’apprendre quand je ne suis pas là ? » Eh bien oui ! C’est quand ils potassent qu’ils apprennent. Donc le blocage il est là, dans une conviction profonde qu’il faut arriver à ébranler : Je suis le soleil, je rayonne, quand on coupe le soleil, il n’y a plus de rayonnement, il n’y a plus moyen d’apprendre…
Notes
-
[1]
Selon le témoignage du doyen lui-même
-
[2]
Apprentissage Par Problèmes.
-
[3]
Fonds de développement pédagogique de l’université : il finance des recherches en pédagogie.
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Un référentiel des compétences des tuteurs en pédagogies actives, qui fait l’objet de formations avec des supports très concrets (guides, manuels…)