CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • Les démarches entrepreneuriales visant un autre type de création de valeur que la valeur marchande doivent être analysées selon des critères particuliers et diversifiés.
  • Le projet d’étudiants tunisiens chargés de mener une campagne de sensibilisation au handicap, analysé ici, a fait l’objet d’appréciations divergentes : négative selon l’accompagnatrice, plus mitigée selon les participants.
  • Les dysfonctionnements relatés, largement liés à des enjeux de pouvoir, sont particulièrement bien mis en lumière par l’analyse configurationnelle.

1Le processus de création de valeur dans le cadre d’une équipe entrepreneuriale reste peu exploré. En outre, la plupart des travaux sur l’entrepreneuriat collectif portent sur le secteur marchand et s’intéressent particulièrement à l’entrepreneuriat technologique. Il peut être intéressant d’élargir les perspectives d’étude du processus de création de valeur aux phénomènes entrepreneuriaux impliquant plusieurs cibles de la création de valeur et/ ou s’inscrivant dans le secteur non marchand. Dans ce dernier, la création de valeur peut être jaugée au vu de la capacité des initiatives à améliorer une situation ou à résoudre un problème social et à interpeller les institutions, organisations et groupes d’individus concernés.

Un récit à plusieurs voix

2Le cas proposé ici décrit une situation de l’« entreprendre ensemble » dans le secteur non-marchand. Il est notamment l’occasion de questionner la création de valeur(s) suivant les différentes logiques des acteurs impliqués dans le projet entrepreneurial en question.

3Le récit est présenté en trois épisodes. Le premier reflète la façon dont le projet a été vécu à chaud par la principale accompagnatrice du projet. Le second correspond à une appréciation à froid de certains membres de l’équipe. Le troisième, en forme d’épilogue, laisse présager des comportements futurs des principaux protagonistes du projet.

Les faits relatés à chaud par l’accompagnatrice de l’équipe

4« Je suis enseignante-chercheure en entrepreneuriat dans une école de commerce et j’ai souvent déploré le peu de capacité d’initiative des étudiants. Aussi, j’ai été très stimulée par la découverte d’un noyau d’étudiants très actifs d’une nouvelle licence en Entrepreneuriat et gestion de projets. Ces quelques étudiants foisonnaient d’idées et de projets. Ils avaient créé un Club de projets et attiré d’autres étudiants d’autres cursus, qu’ils estimaient « avoir le profil ». Nous avons gardé le contact et ils venaient me consulter à tout bout de champ sur de nouvelles initiatives et paraissaient toujours partants –même au détriment de leurs études-. Aussi, quand le Projet de l’Espoir se présenta, on pensa à ces étudiants et on me les affecta comme principale « tutrice ». Cette mission revenait à faire un peu de tout en matière d’accompagnement et à optimiser le fonctionnement de l’équipe.

5Ledit projet était une compétition lancée par l’Université en vue de sensibiliser -en priorité- les étudiants, futurs diplômés et employeurs potentiels à l’insertion socioprofessionnelle des personnes en situation de handicap. Sur la base du volontariat, trois équipes d’étudiants relevant de trois institutions de l’Université furent retenues : notre équipe, celle d’une école d’ingénieurs et celle d’un institut de comptabilité et d’administration des affaires. Chaque équipe devait concevoir un slogan, un logo, des affiches, un planning d’activités et une campagne de communication et réunir les financements nécessaires, notamment par le biais de sponsors. Le programme arrêté par chaque équipe devait dans un premier temps être défendu devant le jury, mais tout se jouait pendant une Semaine de sensibilisation dans chacun des trois établissements et aux mêmes dates (dernière semaine avant l’arrêt des cours). A la clef, un trophée, des prix symboliques (collectifs), des prix en nature et en numéraire, mais également des notes qui seraient comptabilisées au titre d’un module à intégrer suivant les spécificités de l’établissement et le cursus d’enseignement.

6Nos étudiants y trouvèrent des motivations fortes, un défi à relever et une expérience nouvelle (de même – on peut l’imaginer- que les autres équipes et leurs tuteurs). Pour ma part, se présentait là une situation d’entrepreneuriat social concrète que j’expérimentais et faisais expérimenter à mes étudiants, ce qui était une motivation supplémentaire. Même l’université organisatrice y trouvait, outre le rayonnement institutionnel, social et politique que cette manifestation lui apportait, un moyen de mobiliser ses personnels autour de nouveaux défis.

7L’équipe était composée de :

  • Azer, Riadh et Omar, les « personnalités fortes », voulant également passer pour les plus « branchées » (je les désignerai par les « ténors »).
  • Wafa, Raafat, Houssemeddine et Haythem, jeunes gens manquant d’assurance, faisant de leur mieux pour s’intégrer dans le premier groupe et pour faire leurs preuves. Néanmoins, Haythem trouvait le courage de s’exprimer, en dépit des sarcasmes des « ténors ». Il travaillait et étudiait en même temps et avait un mode de vie manifestement plus sobre que les autres.
  • Mounira, jeune fille d’origine algérienne, l’« intellectuelle » du groupe, ayant beaucoup d’assurance et d’aisance dans la communication, fougueuse et très impliquée au départ.
  • Sana, jeune fille très soucieuse de son apparence, qui faisait toujours acte de présence, mais qui n’a pas beaucoup agi tout au long de la compétition.
Il y avait enfin Lilia, une jeune fille sérieuse et dynamique, mais constamment tournée en dérision par les ténors (entre autres à cause de son allure et du fait qu’elle portait le voile). Elle a quitté l’équipe juste avant le coup d’envoi de la compétition, mais a continué à prêter main forte à ses collègues et suivi de près le déroulement du projet.

8Après l’ouverture officielle de l’événement eut lieu l’acculturation avec le handicap ; nous suivîmes une formation accélérée de trois jours et fûmes mis au contact de personnes handicapées. Je crois que personne n’est resté indifférent et que chacun est ressorti avec une vision nouvelle du handicap et un niveau de conscience supérieur. Suivirent des formations accélérées sur la gestion de projets et la communication, ainsi que des réunions périodiques avec les « experts » (psychologues et éducateurs spécialisés) et les « marraines » (membres d’une grande œuvre caritative nationale) qui faisaient partie des évaluateurs.

9Il y eut dès le départ des signes annonciateurs de dysfonctionnements : une grande indiscipline et une suffisance proche de l’arrogance dans l’attitude et dans la parole : « Il n’y a pas de doute, nous allons gagner ; les autres ne font pas le poids ». Azer, désigné au départ comme chef du groupe, incommoda certains membres de l’équipe par ses sarcasmes et son perpétuel dédain et je commençai à ressentir une tension s’installer. Je le pris à part et lui en parlai ouvertement. Il décida de se retirer et de laisser sa place de chef de groupe à Riadh –plus consensuel-, ce qui apaisa un peu l’équipe sur le moment.

10Les réunions hebdomadaires intra-équipe se déroulèrent régulièrement au début ; on discuta des idées d’actions possibles, ce fut même un foisonnement d’idées, toutes plus originales et ambitieuses les unes que les autres. Ces réunions aboutirent à l’élaboration d’un programme d’action pour la semaine de sensibilisation, réparti sur cinq jours : Handisport, Conférence-débat sur l’insertion socioprofessionnelle des personnes handicapées via l’entrepreneuriat, Handi-art, « Dans la peau d’un handicapé » et pour couronner la semaine en beauté, « le Train de l’Espoir ». En effet, l’une des idées d’action les plus spectaculaires, qui venait de Haythem, était de mobiliser un train pour la cause (devant faire un parcours avec deux escales, dont une dans la région, et réunir personnes handicapées, étudiants, enseignants, employeurs et responsables), action donc de grande envergure et fortement médiatique si elle était réalisée, ce dont la plupart d’entre nous doutait. Les membres de l’équipe se répartirent le travail concernant les différentes actions concertées et avalisées par le jury ; ils commencèrent à communiquer autour du projet (ils créèrent notamment un groupe de discussion sur Facebook qui permit de faire adhérer quelque mille étudiants), les réunions s’espacèrent et nous nous perdîmes de vue pendant les vacances de printemps.

11La semaine décisive approchait à grands pas et rien de concret n’était encore prêt, si ce n’est le train, pour lequel Haythem parvint à obtenir une promesse ferme, après moult tractations avec les responsables de la compagnie ferroviaire nationale. A chaque fois que je manifestais mon inquiétude, je m’entendais répondre par les « ténors » : « Ne vous inquiétez pas ; tout va être fait ! ». Or, jusqu’à la fin, l’équipe n’est pas arrivée à réunir un budget, ni même à évaluer les moyens nécessaires.

12La Semaine de sensibilisation arriva et –pratiquement- rien n’était prêt, ni affiches, ni slogan, ni logo, ni la plupart des actions concertées. Mounira se fit mystérieusement porter malade et on ne la vit presque pas de toute la semaine. Quasiment tout fut improvisé à la dernière minute et au jour le jour. Pourtant, les « ténors » n’en démordaient pas : « Ce n’est pas grave ; nous allons « casser » la compétition avec le train ! ». Pour sauver la situation, je me crus obligée de mettre la main à la pâte : je conçus avec les moyens du bord un logo, un slogan et deux affiches ; je fis de mon mieux pour attirer à notre conférence-débat des gens du domaine associatif lié au handicap et des spécialistes de l’insertion professionnelle et animai la conférence ; j’improvisai un cours que je donnai les yeux bandés. Quant à ma collègue arrivée en renfort dans le tutorat de l’équipe, elle élabora notamment un questionnaire sur le handicap qu’elle administra à des enseignants et à des étudiants et elle présenta l’essentiel des résultats de cette étude lors de la conférence-débat. La semaine se déroula tant bien que mal et fut couronnée par le fameux train qui attira beaucoup de monde et fut –symboliquement et médiatiquement- un succès. Quant au Livre d’or, il était pratiquement vide à l’ouverture de la Semaine, on sollicita le gouverneur lors de la cérémonie d’ouverture pour qu’il y contribue, il le prit avec lui pour le remplir à tête reposée et personne n’alla le récupérer par la suite.

13Un événement tragique vint assombrir l’ouverture : l’un des tuteurs de l’équipe de l’institut de comptabilité et d’administration des affaires eut une attaque et succomba un peu plus tard, ce qui bien évidemment choqua et émut tout le monde.

14L’heure de vérité sur l’aboutissement de la compétition approchait. Azer me fit encore une fois part de son grand optimisme : « Cela ne peut être que nous ; « nous » avons fait le train, et puis les programmes des deux autres institutions n’avaient rien d’original ». Et d’ajouter : « Si nous ne gagnons pas, c’est parce que le jury voudra rendre un hommage posthume au tuteur de l’équipe de l’institut de comptabilité ». Je l’écoutai avec un mélange d’espoir et de scepticisme.

15Le jour de l’attribution des prix arriva. L’équipe de l’école d’ingénieurs gagna la compétition, mais également d’autres prix dont notamment celui de la Meilleure équipe. Notre équipe gagna trois prix : Meilleure affiche, Meilleure campagne de communication et Meilleure action « Coup de cœur » pour le train. Ce verdict ne m’inspira que respect et sentiment de justice. Mais je fus désagréablement surprise de la réaction des « ténors » et plus précisément de Azer qui commença à insinuer que cette victoire était due à des complaisances et à du favoritisme vis-à-vis de l’équipe gagnante. Haythem, lui, accepta le verdict avec philosophie et sérénité, et goutta avec beaucoup de fierté l’obtention du prix de la « Meilleure action Coup de cœur » dont il était l’initiateur. Le projet lui a donné beaucoup d’assurance et permis de s’épanouir et se révéler.

16Rétrospectivement, je devine les rapports de force, les rivalités et les malaises qu’il y a eu dans l’équipe. Deux leaders (et deux couples : Azer et Mounira versus Riadh et Sana) se sont affrontés et ont imposé leur rythme et leurs volontés aux autres ; une rivalité entre Sana et Mounira, qui semble expliquer le retrait de cette dernière ; les sarcasmes des « branchés » envers les autres… Je pense que tous ces éléments ont une part explicative importante dans l’échec de l’équipe. Je m’interroge beaucoup, surtout en ce qui concerne les « ténors » : Pourront-ils freiner leur ego démesuré ? Apprendront-ils de leurs échecs ?

17Je m’interroge également sur le rôle et les responsabilités d’un accompagnateur : une situation entrepreneuriale est également un défi pour lui ; doit-il se substituer aux accompagnés (ce qui relève parfois de l’entêtement ou de l’orgueil) par goût du défi, au risque d’induire en erreur les premiers intéressés ? »

Les faits relatés à froid par certains membres de l’équipe

18Quelques mois après la fin de la compétition, on a demandé à quelques membres de l’équipe de faire une présentation du projet devant des étudiants et de relater leurs vécus, suivant les cinq phases successives énumérées par Maders pour ce qui est de l’aspect psychosocial du management d’une équipe projet (rencontre des membres, cohésion, différenciation, organisation et production) [1].

19Riadh : « Pour former l’équipe, j’ai naturellement donné la priorité aux membres du Club, aux personnes qui s’étaient investies auparavant dans des activités entrepreneuriales et qui ne cherchaient pas uniquement une bonne note, et à mes amis. Ce choix m’a beaucoup été reproché –et à raison- par la suite. Lilia était le membre le plus actif de l’équipe. Son désistement était une perte et elle en est même venue à quitter le Club ».

20Lilia : « Il n’y avait pas d’esprit d’équipe, ni le même niveau de travail, d’implication et de souci de préserver l’intérêt commun. C’était l’autorité et la dévalorisation systématique : tu te donnes du mal, tu fais des efforts et, quand tu as une nouvelle idée, on te brime et on te ridiculise, puis on s’approprie ton travail ! J’aime les activités associatives et j’aime l’idée d’entreprendre, mais j’étais stressée en venant au Club ; je ne voulais plus ».

21Riadh : « Lilia s’est désistée, puis un autre membre du Club. Il y a eu scission en deux groupes et un rapport de force entre les deux groupes, avec des orientations et un effort différents. C’était l’autorité de deux leaders : Azer et moi, ce qui est inconcevable dans une équipe. Ca aurait été mieux si on n’était pas des amis. Chacun agissait à sa guise. Azer voulait constamment se montrer et n’arrêtait pas de s’approprier les idées des autres membres. Il y avait en permanence des cachoteries, un manque de respect et de confiance entre les membres, ainsi que de la dérision et de la dévalorisation des idées et de l’effort des autres ».

22Haythem : « Les autres étaient tous des amis ; je ne les connaissais pas. Mais je ne voulais pas m’imposer en tant que chef de groupe. On a procédé par vote pour désigner le chef d’équipe. Mais deux clans se sont formés. Les réunions étaient mal organisées, il n’y avait pas de coordination, les PV de réunions étaient des rapports en l’air. On a fait trop de réunions de brainstorming et il n’y a pas eu de Team-building ».

23Riadh : « Tout le monde se connaissait, sauf Haythem qui était nouveau. Il était le moins problématique. Les problèmes réels étaient entre ceux qui se connaissaient ».

24Haythem : « On a beaucoup parlé d’opportunités, mais on ne les a pas vraiment saisies. On s’est arrêté sur des détails futiles sans planification des étapes importantes. L’école d’ingénieurs a attiré beaucoup de monde. Nous, on a mis deux personnes sur la promotion, on a pris les numéros de téléphone de tous les étudiants de notre école, mais on ne les a pas appelés. La plupart des membres ne se sont pas acquittés des tâches dont ils étaient responsables. Il y a eu une rotation de fait (personnellement, je me suis senti obligé de faire ce que les autres devaient faire), ce qui a provoqué des sensibilités. Les égoïsmes, les susceptibilités et la volonté de se montrer individuellement devant les tutrices et le directeur l’ont emporté sur l’objectif collectif. On en est arrivé à une certaine débilité à force de rivalités interpersonnelles. Aucun projet ne peut réussir à 100%. Notre projet a réussi ; ce qui n’a pas marché, c’est l’organisation et la gestion du temps, ce qui m’a personnellement empêché d’enrichir mon expérience. On était malgré tout deuxième et notre projet a été le “Coup de cœur“ du jury. Nous avons sauvé les meubles avec le Train ! ».

25Riadh : « On projetait de faire plein de choses mais on a mal géré le temps et le stress et on n’a pas planifié le côté financement. Des entreprises nous avaient promis des subventions en nature et on n’est pas allé les chercher, par manque de temps et de moyens, mais également parce que les gens n’ont pas tenu leurs promesses. Mais l’expérience que nous avons eue en trois mois est énorme. C’est une réussite personnelle pour moi : j’ai appris en si peu de temps ce que j’aurais mis des mois à apprendre dans le milieu professionnel, notamment pour ce qui est des combines. Mais mon plus grand apprentissage, c’est de faire puis parler et pas le contraire. Le projet m’a également permis de développer un réseau (tous les acteurs socioéconomiques et du handicap de la région). L’output en lui-même n’était pas mal, mais c’est une défaite si l’on s’arrête au manque de sérieux affiché par les étudiants de notre école à l’égard de notre programme d’action. Il aurait probablement fallu tenir compte de la qualité des étudiants dans la programmation des activités ».

26Lilia : « Tu mets la même équipe dans n’importe quel projet et ce sera un fiasco. J’estime avoir appris par le Projet de l’Espoir plus que l’équipe elle-même qui était occupée à se déchirer ».

27Interrogés enfin sur leurs réactions à chaud à l’annonce du trophée, Riadh et Haythem ont admis qu’ils étaient sûrs de gagner juste avant l’annonce des résultats, mais qu’après, il y a eu trois réactions dans l’équipe : le soulagement de la fin, un sentiment d’injustice et/ ou un certain fair-play (« nous avons mérité la défaite »).

Epilogue

28Récemment, Azer a semblé faire profil bas ; Riadh étant parti faire son stage de fin d’études, Azer a repris en main les affaires du Club et entrepris certaines initiatives comme l’organisation d’une visite d’entreprises de la région, en nous tenant étroitement informés, le Directeur et moi, de ses activités. Néanmoins, ses anciens collègues sont venus se plaindre de ce qu’il les avait écartés de ces activités, ce qu’il nia catégoriquement. Riadh, occupé par différents projets professionnels, continuait cependant à vouloir s’affirmer au sein de l’école et disait qu’il n’hésiterait pas à contribuer dans toute action pouvant porter le nom de l’institution. Les choses semblaient donc s’être tassées entre les deux « fortes têtes » désormais dans un rapport de froide cordialité. Jusqu’au lancement, un an après, de la deuxième édition du projet de l’Espoir. Pour la cérémonie d’ouverture, les membres des différentes équipes de la précédente édition furent conviés pour recevoir leurs attestations de participation. J’appris par les autres que Azer avait prétexté une réunion de son Club avec le directeur (alors que ce dernier était là) pour ne pas venir. Il fit quand même une apparition, eut un échange acerbe avec les autres et repartit rapidement. Le soir même, Riadh s’introduisit sur le groupe de discussion du Club pour souhaiter bonne chance à la nouvelle équipe et lui signaler son soutien inconditionnel (il s’était porté volontaire pour coacher les nouveaux). Azer effaça le message ; Riadh demanda des explications ; Azer lui dit ouvertement que son message n’était pas le bienvenu ; Riadh s’emporta et vint se plaindre en disant que Azer avait fait le vide autour de lui. Ce à quoi Azer répondit : « Je suis bien dans ma peau ! Ce que fait Riadh, c’est des enfantillages ; il n’a pas à parler du Projet de l’Espoir sur notre groupe de discussion ; il a eu sa chance dans le Club en tant que chef, qu’il s’occupe maintenant de son stage et me laisse travailler avec les jeunes ! ».

29Azer semblait ainsi parti pour rejouer au leader avec les nouveaux membres et Riadh –sous les apparences d’un comportement adulte, sage et paternaliste- ne voulait rien lâcher. Le prétexte était tout trouvé pour que la hache de guerre soit déterrée. Et c’était reparti…

Une analyse selon deux grilles de lecture

30Une équipe projet est un groupe temporaire ayant la charge de l’élaboration et de la réalisation d’un projet particulier. Un projet est un ensemble finalisé d’activités et d’actions entreprises dans le but de répondre à un besoin défini et dans des délais fixés. L’essence d’un projet est d’être innovant et unique et d’apporter du changement. Le Management de Projets est une méthode managériale qui privilégie l’innovation, la créativité, l’optimisation dans l’utilisation des ressources. Il permet d’analyser l’environnement, de gérer les risques, de respecter les coûts, les délais et la qualité. On retrouve dans le Management de projets les attributs d’une activité entrepreneuriale : action finalisée ; innovation et créativité ; gestion des risques ; optimisation des ressources sous contraintes au vu de la création d’une valeur (résultats attendus ; besoin à satisfaire) pour le(s) destinataire(s) du projet. A l’inverse, l’idée de projet dans son sens rationalisateur de l’action et anticipateur d’un futur qui n’a pas encore d’équivalent dans la réalité, est indissociable de l’entrepreneuriat. Le Management de projet s’apparente donc à une situation entrepreneuriale et l’équipe-projet à une équipe entrepreneuriale. Une équipe entrepreneuriale est un groupe entreprenant composé de plusieurs individus engagés dans un processus de création de valeur, de production d’idées, de portage d’initiatives, réunissant des ressources à la fois individuelles et collectives, chacun négociant fréquemment avec les autres membres de l’équipe (Clarkin et Rosa) [2]. Dans ce qui suit, nous allons aborder successivement les dysfonctionnements de l’équipe projet, l’analyse de sa performance, puis nous proposerons deux grilles de lecture : la première utilisant la notion de dialogique et la seconde celle de configuration.

Les dysfonctionnements de l’équipe projet

31Les facteurs qui ont contribué à générer/ amplifier les dysfonctionnements de l’équipe sont essentiellement l’absence d’humilité, la surestimation des capacités et l’ego démesuré des personnalités fortes de l’équipe, ce qui a provoqué une scission en deux clans et un problème de leadership de l’équipe ; les enjeux de pouvoir qui ont pris le dessus sur les nécessités techniques du projet ; un foisonnement d’idées mais une faible propension à l’action ; des niveaux d’engagement et de responsabilité très différenciés parmi les membres de l’équipe ; l’illusion de la réussite par l’astuce plutôt que par l’effort ; le non respect de la répartition des tâches ; une temporalité des membres décalée par rapport à la temporalité du projet ; l’absence de scénarii alternatifs pour le financement des activités envisagées ; le manque de planification et l’improvisation de la quasi-totalité des actions. En somme, certaines qualités constituant l’essence du comportement entrepreneurial ont fait défaut à l’équipe : le sens du concret, la capacité de mobilisation personnelle, la ténacité et le travail soutenu, l’engagement et la constance dans l’action, mais également la capacité à inscrire son action dans une dimension collective. On voit, par ailleurs, que l’effort de créativité important consenti par l’équipe (vision schumpeterienne de l’entrepreneuriat) a été occulté par les problèmes de la mise en œuvre et de l’exécution.

32En référence au modèle psychosocial de Maders, l’équipe a mal fonctionné de bout en bout. Dès le départ, la rencontre des « plus branchés » avec les autres s’est faite dans un certain rapport de force (une sorte de recrutement sélectif). En outre, l’amitié partagée par la plupart des membres de l’équipe entrepreneuriale, couplée aux comportements des membres et aux événements ayant affecté le groupe, a contribué à minorer la performance de l’équipe. La cohésion du groupe a souvent fait défaut, essentiellement en raison de l’ego démesuré et de l’autoritarisme des « chefs » et des petites querelles sournoises entre les uns et les autres. Par ailleurs, il y avait une absence de complémentarité des membres de l’équipe (expériences ou connaissances complémentaires) dans la mesure où la plupart avaient les mêmes formation et hobbies. En outre, lorsqu’il y a eu différenciation (celle apportée par Haythem), elle a surtout été une source de nouveaux conflits et prétexte à plus de relâchement, plutôt que source d’ouverture et d’enrichissement : quand les « leaders » ont réalisé la capacité d’engagement dans l’action de Haythem, ils se sont largement reposés sur lui et se sont ensuite appropriés ce qui était largement le fruit de ses efforts (Haythem s’était également investi dans d’autres actions outre le Train). En ce qui concerne l’organisation, elle a totalement fait défaut à l’équipe, ce qui a lourdement impacté la semaine décisive de sensibilisation, autrement dit la production du groupe. On le voit, une bonne partie des dysfonctionnements de l’équipe provient du problème de départ (les rapports de force, qui se sont amplifiés dans le cadre du projet).

Analyse de la performance de l’équipe

33L’accompagnatrice a vécu la situation comme un échec (non obtention du premier prix), alors que les membres de l’équipe y ont surtout vu un succès mitigé. En ce qui concerne les résultats attendus du projet lui-même (arriver à sensibiliser un maximum d’étudiants à l’employabilité des personnes porteuses de handicap), l’équipe n’a pas réussi son pari. Mais il convient de signaler ici le problème d’explicitation dès le départ par les organisateurs des critères précis sur lesquels les équipes allaient être jugées (est-ce qu’il s’agit exclusivement des étudiants ? Seulement de l’établissement ? A partir de quand peut-on considérer que l’on est arrivé à sensibiliser (quantitativement et qualitativement) ?

34La performance d’une équipe entrepreneuriale peut être analysée dans les différents points qui suivent :

  • les perceptions sur l’adhésion aux budgets et plannings et la performance d’exécution au niveau du groupe étaient négatives. L’équipe est néanmoins arrivée à innover et à pousser vers le haut la qualité du projet grâce à l’action d’envergure du Train qui a produit un effet de communication important (il est d’ailleurs assez paradoxal que cette action lourde ait été effectuée, alors que le reste des activités qui étaient assez communes ne l’ait pas été faute de préparation et d’organisation). Mais si on juge la qualité du projet au vu de sa capacité à attirer l’attention de la cible prioritaire des étudiants de l’école, on peut dire que cette qualité était très discutable;
  • l’analyse des extrants produits par le groupe renvoie aux commentaires précédents. En ce qui concerne les conséquences que le groupe a eu pour ses membres, on peut dire qu’à ce niveau également, le succès est mitigé : pour Haythem, l’expérience était limitée (c’est lui qui a apporté au groupe plus que la réciproque), mais on peut dire que le groupe-projet lui a permis de prendre de l’assurance et d’oser affronter avec plus de confiance de nouveaux défis. Azer semblait avoir appris à freiner son ego démesuré mais l’épilogue montre que rien n’est moins sûr. Riadh semble être celui qui a le plus appris (importance de la planification, de la conscience du temps et de l’action ; enjeux humains dans la gestion d’une équipe-projet ; développement du réseau) même si le dernier épisode montre la persistance de son penchant pour le pouvoir. Il semble malgré tout celui qui a tiré le plus d’apprentissages du projet et qui a pris un certain recul (probablement parce qu’il est porté par de grandes ambitions). Mais l’amitié des membres de l’équipe a été affectée par le projet et dans cette mesure, il s’agit également d’un succès mitigé. Enfin, pour ce qui est de l’amélioration de la capacité de l’équipe à avoir une bonne performance dans le futur, l’analyse des événements faite par les étudiants laisse augurer d’une amélioration des capacités techniques du Management d’un projet, mais interroge l’amélioration des capacités humaines surtout en ce qui concerne les leaders assoiffés de pouvoir;
  • l’analyse de la satisfaction personnelle des membres de l’équipe de la performance de l’entreprise ainsi que du travail d’équipe renvoie aux précédents commentaires : cette satisfaction se décline vis-à-vis de l’output global, surtout en ce qui concerne la communication et le Train, mais est entachée par les problèmes rencontrés par l’équipe lors de son fonctionnement ;
  • Au niveau organisationnel (celui de l’Université organisatrice de la compétition), le projet a permis à l’équipe (comme aux autres équipes) de se familiariser avec la problématique de l’insertion socioprofessionnelle des personnes en situation de handicap et d’y être sensibilisée, d’expérimenter une situation inédite d’entrepreneuriat social, de prendre des initiatives et des décisions, mais également de fonctionner en équipe dans une situation réelle, de se frotter aux difficultés et défis d’une situation de Management de projet (planification, budgétisation, gestion du temps, communication, coordination et ajustements mutuels, action individuelle et collective) et –théoriquement- d’apprendre par les succès et les erreurs, même si les niveaux d’apprentissage individuels sont différenciés. Et même si l’équipe n’a pas été la meilleure pour sensibiliser dans le milieu universitaire et respecter pleinement ses projections, elle a quand même fait parler d’elle et de sa cause au niveau des médias. Au niveau groupe, le résultat est mitigé : il y a une ingénierie de solutions créatives, certains membres ont tiré des apprentissages importants et ont réagi sainement à l’annonce du verdict, tandis que les rivalités, les conflits et les jeux de pouvoir ont entravé la qualité des décisions, généré des réactions violentes ou irresponsables et limité les capacités de création et d’apprentissage d’une compétence collective entrepreneuriale. Enfin, au niveau individuel, et en dépit des tensions vécues, chaque membre a globalement trouvé son compte dans la participation au projet (note, expérience, épanouissement personnel, valorisation personnelle dans le milieu universitaire, CV, apprentissages professionnels et/ ou personnels).
Au vu de ces différentes considérations, on ne peut pas dire que la situation décrite soit une situation d’échec puisque plusieurs éléments positifs, qui correspondent à autant de valeurs créées, en sont ressortis : valeur pour la catégorie sociale dont la cause est défendue à travers le projet ; valeur en termes d’image (citoyenneté) et d’apprentissage pour l’Université organisatrice et ses employés et pour les partenaires et l’association marraine ; valeur en termes d’apprentissages individuels et socioprofessionnels pour les équipes et leurs membres ; valeur pour les tuteurs en termes d’apprentissage et d’expérience, valeur en termes d’ouverture et d’échange entre les équipes…

L’approche dialogique de création de valeur dans le cadre de l’équipe-projet

35En nous inspirant d’un travail de Levy-Tadjine et Paturel, nous avons tenté d’analyser les dialogiques des membres clés de l’équipe [3]. Les résultats de nos investigations figurent dans le tableau ci-après.

36Même si le projet n’a pas eu les mêmes conséquences pour chacun des trois protagonistes en termes de changement, de mobilisation et d’appropriation, la dynamique d’ensemble a été globalement créatrice de valeur (l’aspect créatif du projet ; les apprentissages individuels ; la mobilisation –quoique différenciée- des dimensions psychologiques et cognitives…). Cependant, cette analyse, pour être plus exhaustive, doit rendre compte des dialogiques croisées entre les différents acteurs du projet et de la dialogique d’ensemble au sein de l’équipe, car ces dialogiques ont une part explicative importante dans la majoration ou la minoration de la valeur créée. Rappelons que le terme de dialogique veut dire que deux ou plusieurs logiques sont unies sans que la dualité se perde dans cette unité (Edgar Morin) [4]. Le principe dialogique exprime la fusion en une unité complexe (c’est-à-dire à la fois complémentaire, concurrente et antagoniste) de deux ou plusieurs logiques différentes, voire contradictoires. L’unité d’une équipe n’empêche pas le fait que ses membres soient des entités distinctes et séparées. Plus encore, les antagonismes peuvent être stimulateurs et régulateurs. Le principe dialogique admet la difficulté et la complexité du réel. Dans le projet de l’Espoir, la dialogique de l’équipe a oscillé entre la volonté du groupe de s’en tenir à la logique rationalisatrice du projet et la tentation de défendre une visibilité et des territoires personnels. La multiplicité des jeux concurrents et antagonistes d’opinion, de pouvoir, d’organisation et de valeurs qui se sont confrontés et opposés au sein de l’équipe tout au long de la compétition (Azer contre Riadh ; Azer et Mounira contre Riadh et Sana ; pression sur les autres pour faire partie de l’un des clans ; animosité contre Haythem qui a porté le projet et s’est mis en avant à sa façon…) ont dans ce cas entravé l’unité du groupe, ce qui a minoré la valeur créée dans le cadre du projet.

37Le processus de création de valeur dans le cadre de l’entreprendre ensemble peut être mieux explicité à travers l’étude des dialogiques individuelles des membres de l’équipe avec le projet, mais également à travers l’étude des dialogiques croisées (deux à deux) et d’ensemble de l’équipe-projet, et de la dialogique de ces différentes dialogiques avec le projet.

L’approche configurationnelle

38Une configuration est un système ou un ensemble d’éléments qui interagissent de façon cohérente. Pour les projets entrepreneuriaux, les éléments à prendre en compte pour décrire une configuration sont : l’équipe, les ressources mobilisées ou mobilisables à court terme, l’opportunité poursuivie, la structure organisationnelle, l’environnement ou contexte et la stratégie. Un des présupposés de l’approche configurationnelle en entrepreneuriat est l’existence d’une dialogique forte entre l’équipe entrepreneuriale et les autres éléments de la configuration. Une configuration est modifiée quand la cohérence entre ses éléments n’est plus observée. Un changement de configuration suppose la survenue d’évènements critiques déclencheurs et signifie un changement de stratégie pour tendre vers une nouvelle cohérence (fit). Les projets entrepreneuriaux se « métamorphosent » au fil du temps en adoptant des configurations / des stratégies successives. La contextualisation de l’analyse configurationnelle permet de bien circonscrire les éléments et processus à considérer (Witmeur) [5].

tableau im1
Dialogiques des membres de l’équipe Référence au modèle de BRUYAT (changement individuel limité ou conséquent/ création de valeur importante ou limitée) Intensité de mobilisation des trois dimensions psychologique*/ cognitive** / sociopolitique*** Appropriation des objets/ Règles/ outils/ dispositifs de gestion Haythem Changement individuel conséquent (assurance, confiance en ses capacités) / Création de valeur très importante (Train et communication ; une certaine régulation du groupe et une différenciation apportée à l’équipe). Dimension psychologique très importante/ dimension cognitive conséquente/ dimension sociopolitique importante Appropriation limitée (il a donné plus qu’il n’a appris, en raison des dysfonctionnements de l’équipe). Azer Changement individuel très limité / Création de valeur très limitée Dimension psychologique conséquente (recherche d’opportunités de communication sur le projet)/ dimension cognitive très limitée/ dimension sociopolitique importante (moyen d’affirmer un pouvoir dans le milieu universitaire et auprès de ses collègues) Appropriation très limitée en raison de l’obnubilation par les enjeux personnels de pouvoir et du paraître. Riadh Changement individuel conséquent (prise de conscience de l’importance de l’action ; des enjeux humains et des manœuvres dans le cadre d’une équipe ; développement du réseau professionnel)/ Création de valeur limitée Dimension psychologique importante/ dimension cognitive importante/ dimension sociopolitique importante (valorisation personnelle dans l’école et le milieu universitaire). Appropriation conséquente (importance de la planification, de la gestion du temps et de la budgétisation, de la prise en compte des caractéristiques de la clientèle-cible * Dimension psychologique : la recherche d’opportunités d’affaires et le processus de collecte et de traitement des informations au cours du processus entrepreneurial. ** Dimension cognitive : les stratégies d’apprentissage et de réflexivité déployées par l’entrepreneur dans le cadre du montage de son projet. *** Dimension sociopolitique : la manière dont le porteur se situe vis-à-vis de son environnement et y inscrit son projet

39En ce qui concerne le Projet de l’Espoir, l’approche configurationnelle permet d’expliquer pourquoi le projet s’est soldé pour l’équipe entrepreneuriale par un succès mitigé, au regard des stratégies successives adoptées par l’équipe. Un processus entrepreneurial est un processus intentionnel et téléologique (existence d’un objectif fixé a priori et d’un résultat évalué a posteriori). Le caractère spacio-temporellement circonscrit du projet étudié permet de visualiser les principales phases du processus (et les différentes configurations correspondantes) : réunions de l’équipe (début) ; déroulement du projet et événements l’ayant ponctué ; fin du projet (et évaluation a posteriori du degré de réalisation des objectifs), et d’analyser en les expliquant les transitions d’une configuration à une autre.

40– Configuration de départ : l’équipe (partageant en majorité le même cursus et -en apparence- les mêmes valeurs, les mêmes hobbies et les mêmes motivations pour l’entrepreneuriat, mais également des besoins d’affirmation de soi ou d’affiliation en ce qui concerne les non-leaders) ; les ressources (potentiels individuels, idées novatrices, réseau ; motivations fortes) ; l’opportunité d’explorer une situation entrepreneuriale grandeur nature et d’agir, de découvrir le management de projet, de se valoriser dans le milieu universitaire, d’améliorer ses notes, d’être les premiers à participer à une expérience inédite dans l’université et à un projet sociopolitique ; l’environnement (du handicap, de l’université, de l’école y compris les spécificités des étudiants qui constituent le public-cible du projet ; les sponsors et les difficultés à mobiliser les institutions et les financements). La stratégie définie en cohérence avec les précédents éléments repose sur la volonté de mobiliser les atouts et ressources liés à la connaissance du domaine de l’entrepreneuriat (créativité ; réseau important développé…) dans la définition des activités de la semaine de sensibilisation et de communication pour prendre l’avantage sur les autres équipes.

41– Le premier événement critique qui a induit le passage à une autre configuration réside dans les jeux de pouvoir entre les leaders, la scission en deux clans et la surenchère entre les deux clans dont chacun s’est approprié la stratégie dans la forme plutôt que dans les modalités de mise en œuvre. Cette scission n’a pas permis l’affinement de la stratégie et son adaptation suivant les caractéristiques de la clientèle-cible prioritaire, c’est-à-dire les étudiants de l’école.

42– Le deuxième événement critique est le passage au stade de la concrétisation et de la mise en œuvre de la stratégie. Mais les enjeux de pouvoir et les rivalités entre les membres et les clans ont occulté la nécessité de l’action et cette dernière a été dévolue en quasi-totalité à Haythem qui s’est approprié de fait la mise en œuvre, alors que certaines actions de communication, pertinentes en soi mais disparates et sans cohérence entre elles, étaient menées à l’occasion par les autres.

43– Le troisième événement critique réside dans l’aboutissement du projet (les livrables lors de la semaine de sensibilisation) qui – conséquence des premiers événements – a été marqué par des actions hâtives et bricolées à la dernière minute et au jour le jour.

44La fin du projet et le verdict, dernier événement déclencheur, a donné lieu, d’abord, à différentes lectures des résultats de la stratégie adoptée et du fonctionnement de l’équipe (soulagement, contestation, reconnaissance des erreurs) (évaluation à chaud), puis à une désolidarisation définitive des membres de l’équipe, et à des niveaux de lucidité et d’apprentissage socioprofessionnel et individuel très différenciés (évaluation à froid). Même si les autres membres se sont libérés, à l’issue du projet, de l’ « emprise psychologique » des deux leaders, on constate la persistance chez ces derniers de rapports de force et de batailles personnelles désormais reproduits en dehors du projet, dans le cadre universitaire ou extra-universitaire. Ces attitudes et comportements tendent à démontrer le peu d’évolution des perceptions et convictions de ces deux leaders et à expliquer la secondarisation de l’impératif d’adaptation à l’environnement et de rationalisation de la mise en œuvre de la stratégie (et l’absence d’un recul consistant lors de l’évaluation de cette stratégie dans les faits, au-delà des mea culpa exprimées verbalement à froid).

45L’analyse configurationnelle permet ainsi d’identifier les facteurs et événements qui ont compromis l’indispensable cohérence des différents éléments des configurations successives. A l’issue de cette analyse, on peut dire que, même si la stratégie conçue par l’équipe était cohérente avec la formation et les aspirations des membres et intéressante en soi, elle n’a pas été mise en adéquation avec la cible envers laquelle elle était destinée : même si l’action du train était grandiose et a eu un effet communicationnel important sur le plan national, elle n’était pas spécialement dirigée envers les étudiants de l’école (ce qui a fait dire à certains membres du jury que l’équipe s’était trompée de cible). Plus généralement, l’effort et la stratégie de communication étaient importants, mais mal canalisés. En outre, la stratégie de communication était inconséquente avec les activités : on a communiqué sur une coquille vide. Une autre lacune dans la stratégie de l’équipe réside dans le peu de mobilisation d’entreprises autour du projet, alors que les entreprises devaient impérativement être impliquées, au vu des finalités mêmes du projet (employabilité des personnes handicapées). Certes, ce volet a été envisagé au départ, mais il a été progressivement perdu de vue et infléchi par les gaspillages d’énergies et les rivalités lors de la concrétisation.

46Par ailleurs, le peu d’évolution des perceptions et convictions des membres de l’équipe entrepreneuriale –notamment les leaders- (quant aux exigences du management de projet et à la nécessité de développer les capacités d’action et d’apprentissage individuelles et collectives) et les conflits interpersonnels permanents, ont « aveuglé » et fermé l’équipe (notamment en ce qui concerne l’anticipation, la nécessité d’adaptation à l’environnement du projet et à ses exigences, la planification, la budgétisation, la conscience du temps qui passe), généré des problèmes au niveau de l’organisation et de l’exécution des tâches et compromis la mise en œuvre de la stratégie.

47L’analyse configurationnelle apporte donc un éclairage supplémentaire permettant de mieux jauger les facteurs ayant contribué à minorer la création de valeur(s) dans le cadre du projet.

Notes

  • [1]
    Maders, H.-P. 2003. Manager une équipe projet. Troisième édition, Eyrolles, Paris.
  • [2]
    Clarkin, J.E. & Rosa, P.J. 2005. Entrepreneurial Teams within Franchise Firms. International Small Business Journal, Vol. 23, No. 3, 303-334.En ligne
  • [3]
    Levy-Tadjine T. et Paturel R. (2005). Essai sur l’évaluation de la décision en entrepreneuriat. 4ème colloque de l’A2ID, « Décision, Mesures et Evaluation, Bordeaux, 17-18 mai.
  • [4]
    Morin E. (1982). Science avec conscience. Fayard, Paris.
  • [5]
    Witmeur, O. 2007. Vers une modélisation du développement des jeunes entreprises : proposition d’un cadre d’analyse. 5ème Congrès de l’Académie de l’Entrepreneuriat, Sherbrooke, 4-5 octobre.
Français

Résumé

A partir du récit à plusieurs voix d’un projet mené au sein d’une institution d’enseignement supérieur tunisienne et impliquant un groupe d’étudiants, l’auteur analyse les différentes logiques d’acteurs. Différentes grilles de lecture sont mobilisées, comme l’approche dialogique ou l’analyse configurationnelle. Ces approches mettent toutes en évidence les raisons pour lesquelles le projet n’a produit qu’un résultat mitigé.

Ilia Taktak Kallel
Ilia Taktak Kallel, à l’ESC Tunis (Université de La Manouba)
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/11/2011
https://doi.org/10.3917/entin.009.0097
Pour citer cet article
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