CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

Les points forts

1

  • Une jeune entreprise qui se lance a besoin de disposer des bonnes compétences au sein de son équipe dirigeante.
  • Or la tendance naturelle des entrepreneurs est d’aller vers des personnes qui leur ressemblent.
  • La recherche d’un équilibre entre rationalité et approche sociale est au cœur des enjeux liés à la constitution des équipes entrepreneuriales
Deux faits. Le premier : s’il est des situations où le qualificatif « entrepreneuriat » peut être discutable, la création d’une entreprise technologique et innovante apparaît comme une situation par rapport à laquelle le consensus est général [1]. Pour P. Albert [2], « les nouvelles entreprises de haute technologie sont les vrais pionniers de notre société : elles défrichent de nouveaux territoires, tant dans le domaine de la production que dans celui des échanges entre les hommes ».

2Le second : la création d’entreprise en équipe concerne près d’un cas sur deux en France [3] et ce chiffre dépasse généralement les deux tiers (approximativement 65-70 %) lorsqu’il s’agit d’entreprises high tech. Pour A. Fayolle [4], « il ne viendra[it même] à l’esprit de personne et surtout pas à celui des investisseurs en capital risque qu’une création d’entreprise technologique et innovante peut se passer d’une équipe de création ».

3Une conclusion. Les équipes entrepreneuriales dans le cadre d’entreprises technologiques et innovantes sont un sujet particulièrement important. Et pourtant… Et pourtant les études sur les équipes entrepreneuriales restent très limitées et se focalisent principalement sur la performance de ces équipes, laissant de côté, à quelques rares exceptions près, la problématique fondamentale de leur formation [5]. Or, cette phase de genèse impacte fortement l’ensemble du processus de création d’entreprise et les résultats futurs.

4Notre principal objectif est donc ici de contribuer à apporter quelques éléments de réponse à la question cruciale de la constitution d’équipes entrepreneuriales high tech. High tech car nous focalisons notre réflexion sur les créations d’entreprises technologiques et innovantes et aussi car notre but ultime est de parvenir à aider les entrepreneurs actuels et futurs et les professionnels les accompagnant à constituer des équipes entrepreneuriales performantes, de pointe.

L’équipe entrepreneuriale, une force sous conditions

5Si, au sens large, l’équipe entrepreneuriale peut être entendue comme l’ensemble des parties prenantes ayant une influence qualifiée de « stratégique » sur la création d’entreprise (ex. la famille, les amis proches, les partenaires financiers, les partenaires commerciaux), la force vive de cette action collective se situe dans un noyau dur de personnes qui s’associent pour lancer une affaire. Trois principaux critères nous permettent de les identifier : (1) elles ont la qualité de fondateurs de l’entreprise ; (2) elles possèdent une part significative du capital social (10 % au moins) ; (3) elles sont activement impliquées dans la prise de décisions stratégiques pour l’entreprise [6].

6Ce type d’équipe constitue souvent une force pour une entreprise naissante. Les entreprises créées en équipe sont, en effet, généralement plus performantes. Elles ont, par exemple, une croissance (généralement évaluée en termes de chiffre d’affaires et/ou de nombre d’employés) plus forte que les autres entreprises. De plus, elles bénéficient fréquemment d’un capital de départ plus élevé (en attirant, notamment, plus de capital-risque). Peut-on pour autant parler de panacée et prescrire l’entrepreneuriat en équipe à tous les porteurs de projet ? Le tableau suivant présente les principaux avantages et inconvénients de ce type d’entrepreneuriat.

Tableau 1

Avantages et inconvénients de l’acte d’entreprendre en équipe

Tableau 1
Avantages Inconvénients Une plus forte capacité de travail ; Une palette de compétences élargie ; Un réseau plus étendu et donc un meilleur accès aux ressources ; Un moyen de lutter contre la « solitude du créateur » ; De meilleures possibilités au niveau de la créativité et de l’innovation. Plus de gestion nécessaire à la coordination de l’ensemble (ex. circulation de l’information, répartition des tâches) ; Une prise de décision ralentie ; Un risque de souffrir du syndrome de « pensée de groupe » ; Les conflits (la mésentente entre associés est la cause la plus importante d’échec des projets collectifs).

Avantages et inconvénients de l’acte d’entreprendre en équipe

7Une équipe entrepreneuriale pouvant donc être la meilleure comme la pire des choses, il faudrait la réserver aux projets auxquels elle est indispensable. Or, c’est souvent le cas pour des projets technologiques et innovants dont la complexité et/ou l’ampleur sont rarement à la portée d’un entrepreneur homme orchestre. La nature de ces projets appelle donc le plus souvent une équipe et créer seul y constitue plutôt l’exception que la règle. Les chercheurs distinguent deux principales approches permettant de comprendre la constitution d’une équipe entrepreneuriale.

Deux approches générales de la constitution d’une équipe entrepreneuriale

8La première approche voit le phénomène comme « stratégique », « rationnel », conduit par des considérations économiques, instrumentales, tandis que pour la seconde il s’agirait d’un phénomène « social », guidé par des affinités et des caractéristiques communes [7].

Un processus stratégique guidé par une quête de ressources

9Dans la première approche, une équipe entrepreneuriale se forme sur une base dite « économico-rationnelle », « stratégique », « instrumentale ». L’équipe est considérée comme un agrégat de ressources (a bundle of resources) et l’objectif est de combler les manques identifiés. L’une des perspectives théoriques les plus étroitement associée à cette vision basée sur la recherche de ressources est la théorie de dépendance des ressources [8] selon laquelle aucune organisation n’est auto-suffisante du point de vue des ressources nécessaires à sa survie et doit donc établir des relations avec d’autres pour obtenir les ressources qui lui manquent. Ce faisant elle crée des relations de dépendance qu’il faut chercher à minimiser.

10Une analyse de la dépendance des ressources commence par l’identification de celles dont une organisation a besoin et de leur provenance. Dans notre cas, on commence donc par évaluer les besoins en ressources pour la mise en œuvre du projet entrepreneurial et on détermine leur(s) source(s) d’obtention. Quand ces besoins ne sont pas couverts par l’entrepreneur principal ou le groupe initial [9], on cherchera à former une équipe entrepreneuriale ou ajouter un ou des membres supplémentaires au groupe existant. Mais on ne peut pas faire cela pour tous les besoins identifiés. En effet, comme l’exprime l’un des sept professionnels de l’accompagnement que nous avons interviewés :

11

[] on ne choisit pas un associé parce qu’on a un besoin, sinon tout le monde serait associé avec toi parce que tu as tout le temps des besoins et que ça ne suffit pas. Il faut identifier ses besoins fondamentaux où on dit : bien ça je ne pourrais pas m’en passer, et non pas de manière temporaire, mais pendant longtemps ; sans ça le projet n’avancera pas.

12La théorie de la dépendance des ressources préconise, comme suggéré par l’expert, un classement des ressources selon leur importance critique. Celle-ci vise l’estimation de l’importance d’une ressource particulière. Les ressources critiques sont celles à défaut desquelles il est impossible à l’organisation de fonctionner.

Une perspective socio-psychologique d’attraction interpersonnelle

13La vision « sociale » que l’on trouve dans la littérature soutient que la constitution d’une équipe entrepreneuriale est la résultante de l’adage « qui se ressemble s’assemble » que l’on peut retracer au moins jusqu’aux temps antiques, avant même le poète grec Homère à qui on l’attribue généralement. Les bases théoriques proposées par les chercheurs pour la formation des équipes entrepreneuriales vue comme une manifestation de l’attraction interpersonnelle sont la théorie similarité-attraction [10] et le mécanisme d’homophilie qui ont en commun le fait qu’ils expliquent les dynamiques tendant à rendre les équipes homogènes.

14La recherche de D. Byrne (1971) liant l’attraction à la similarité perçue dans les autres a produit des résultats remarquablement stables et constants. Cet auteur discute cette « loi de l’attraction » sur la base des similarités dans les attitudes : l’attraction vers une personne est positivement liée à la proportion d’attitudes similaires aux nôtres qu’on lui associe. Mais le concept de similarité interpersonnelle n’est pas unidimensionnel : l’apparence physique, le genre, les origines socioculturelles, la personnalité sont autant de facteurs où la similarité engendre l’attraction.

15Selon certains chercheurs, il existe des configurations cognitives dans un groupe qui sont perçues comme psychologiquement plus agréables que d’autres types de relations cognitives et les individus sont supposés faire leur possible pour maintenir les configurations agréables et éviter celles qui ne le sont pas. Or, la similarité réduirait l’inconfort psychologique qui peut résulter de l’incohérence cognitive ou émotionnelle. Aussi, la similitude sur des attributs tels que les attitudes, les valeurs et les croyances va faciliter l’attraction interpersonnelle et la sympathie.

Tableau 2

Les deux perspectives générales de la constitution d’équipes entrepreneuriales.

Tableau 2
Fondements de la formation des équipes entrepreneuriales stratégiques interpersonnels Points clés Comportement de recherche de ressources Ressources critiques Comportement de recherche de confort psychologique Attirance pour des personnes qui nous ressemblent Caractéristiques des équipes types Equipes hétérogènes Couverture optimisée des besoins en compétences (et autres besoins en ressources) Signal positif pour les investisseurs Equipes homogènes, où l’esprit de corps est généré plus facilement (présence de plus de liens forts) Moins de ressources diversifiées et critiques

Les deux perspectives générales de la constitution d’équipes entrepreneuriales.

16La recherche propose donc deux visions de la constitution d’une équipe entrepreneuriale : une quête de ressources critiques d’un côté et de liens privilégiés, sources de confiance accrue, de l’autre. Mais que reflète donc la réalité des équipes entrepreneuriales ?

Des équipes de pairs face à l’idéal type du « technique-commercial-manager »

17La grande majorité des équipes entrepreneuriales sont homophiles [11] même dans le cadre de projets high tech. Dans son étude menée sur 30 équipes entrepreneuriales à l’origine d’entreprises de nouvelles technologies, R. Moreau (2006 : 62) affirme que « 70 % d’entre elles se sont créées sur la base de raisons sociales ». Or, l’intensité technologique élevée dans le cas des projets high tech devrait, selon les praticiens, pousser les entrepreneurs à avoir une démarche plus « rationnelle » dans la formation de l’équipe, dans l’esprit de ce que l’on entend souvent : « il faut mettre le technique avec le commercial avec le manager » [12].

18Cette réalité appelle au moins deux commentaires importants. Le premier concerne le principe de rationalité supposé de la démarche de constitution d’une équipe entrepreneuriale basée sur les ressources et, implicitement, du manque de cette même rationalité pour la démarche interpersonnelle. S. D. Barbosa (2009) [13] rappelle que la rationalité économique n’est pas la seule « rationalité » qui existe. Il affirme que certains chercheurs préfèrent d’ailleurs parler de système « analytique » afin d’éviter toute confusion avec la notion de rationalité. L’autre système de la cognition humaine est nommé « intuitif » ou « expérientiel » mais il n’en est pas irrationnel pour autant. Un porteur de projet high tech, où le niveau d’incertitude est généralement plus élevé que dans un projet plus traditionnel, ne se considère probablement pas « irrationnel » lorsqu’il cherche à s’associer avec des personnes qui lui ressemblent, qui auront notamment les mêmes valeurs et envies, qui lui inspireront confiance et lui donneront le sentiment de sécurité nécessaire à se lancer dans l’aventure. Comme l’affirme l’un des professionnels de l’accompagnement que nous avons interviewé, ce comportement n’« est pas du tout illogique ; parce que tu connais les gens, tu sais comment ils réagissent, ce qu’ils font bien, pas bien. Il faut connaître les gens, tu ne t’entoures pas de n’importe qui ». Néanmoins, et c’est le deuxième point important à soulever ici, cela ne doit pas faire perdre de vue la nécessité, souvent plus prégnante que dans d’autres projets, de réunir les ressources (compétences notamment) critiques au projet dans l’équipe. Mais, si des chercheurs ont évoqué l’intérêt potentiel de combiner processus stratégique et processus social dans la constitution d’une équipe entrepreneuriale, présentant même cette combinaison comme une solution optimale, les moyens de le faire en pratique n’ont pas été discutés. Nous tentons de participer au comblement de cette lacune.

Le difficile équilibre entre quête stratégique de ressources et quête socio-psychologique d’affinités

19Les deux versants de la constitution des équipes entrepreneuriales sont importants or les entrepreneurs ont une tendance naturelle à créer des équipes sur des bases interpersonnelles et les professionnels de l’accompagnement à se focaliser principalement sur l’aspect ressources. Il convient de leur permettre d’interroger leurs pratiques.

Des pistes de réflexion pour les porteurs de projets

20Au-delà des objectifs particuliers de chaque membre d’une équipe entrepreneuriale, un objectif générique commun est de parvenir à lancer le projet (et à l’accompagner au moins jusque son autonomisation). Pour ce faire, la réunion des ressources critiques est un défi important. Le porteur de projet initial doit donc procéder à une évaluation des ressources nécessitées par le projet et à un inventaire systématique des ressources possédées, établir un classement en fonction de leur caractère critique (essentiellement) puis tenter de réduire l’écart généralement en défaveur des ressources critiques possédées versus celles nécessitées.

21La quête de ressources critiques doit donc prévaloir, dans un premier temps, dans le processus de constitution d’une équipe entrepreneuriale particulièrement lorsque l’intensité technologique est élevée. Un chargé de mission dans un incubateur technologique nous a donné un exemple dont nous allons nous servir pour illustrer notre propos. Il s’agit du cas typique d’un chercheur qui a mis au point une technologie dont il sent qu’elle a un (fort) potentiel commercial mais qu’il n’a pas encore forcément totalement formalisé et qu’en tout état de cause il serait assez incapable de commercialiser par lui-même. Il lui faudrait, dans une démarche stratégique basée sur la recherche de ressources critiques, s’associer, a minima, avec une personne qui serait capable de mettre en place une stratégie commerciale pour un produit dont il faut préalablement trouver (si ce n’est créer) le marché. Le profil recherché aurait donc une connaissance approfondie du secteur (biotechnologies par exemple), une expérience des marchés internationaux (car une société high tech a rarement un marché local ou même national), un carnet d’adresses conséquent, etc. Or le chercheur a, comme la plupart des personnes, un réseau marqué par l’homophilie (« qui se ressemble s’assemble ») et, qui plus est, pas forcément très étendu. Avoir une démarche stratégique plutôt qu’interpersonnelle va le pousser à effectuer une recherche plus approfondie. Il ne s’arrêtera donc pas à l’option de l’ami ou du beau-frère qui a un diplôme d’une école de commerce et avec lequel il sent que cela va bien se passer. On considère que l’identification d’un membre potentiel d’équipe entrepreneuriale (MPEE) peut se faire de trois façons : (1) par contact direct (le porteur de projet et le MPEE se connaissent) ; (2) par un contact indirect (le porteur de projet et le MPEE ne se connaissent pas et sont présentés l’un à l’autre par une tierce personne) ; (3) par un processus de recherche impersonnel (le porteur de projet et le MPEE ne se connaissent pas au préalable et s’identifient sans le truchement d’une personne commune à leurs réseaux respectifs) [14]. B. R. Smith (2007) [15] argue que les coûts augmentent au fur et à mesure que la recherche sort du réseau personnel du porteur de projet. Mais le bénéfice marginal est quand même généralement plus élevé pour la deuxième solution que pour la première et reste très élevé jusqu’à la troisième dans le cas de projets high tech.

Figure 1

Les coûts d’opportunités des différents types de recherche de MPEE

Figure 1

Les coûts d’opportunités des différents types de recherche de MPEE

22Résultant de ce travail d’identification, le porteur de projet se retrouve avec un pool de candidats possibles. C’est alors que la quête « sociale » peut intervenir. Cela ne signifie pas que le processus stratégique est plus important que le processus social. Nous reconnaissons, en effet, à ces deux processus des rationalités différentes mais bien « rationnelles ». Néanmoins, dans le cadre d’un projet high tech, on ne peut pas se permettre de s’enfermer dès le départ dans une recherche sociale. On ne peut pas non plus demander à un être humain d’occulter totalement le côté interpersonnel le temps de la recherche stratégique. Ainsi, si un porteur de projet rencontre une personne qui, bien qu’elle ait le profil recherché par rapport aux ressources critiques faisant défaut au projet, ne correspond pas du tout à ses valeurs, il est inutile de l’inclure dans le pool de MPEE. Un porteur de projet ayant effectué une recherche de type 3, c’est-à-dire impersonnelle, via des réseaux sociaux professionnels sur le web, des « speed business dating » lors de salons dédiés à l’entrepreneuriat, etc. nous a confié :

Alors il y a un critère important pour moi c’est la confiance. Bon c’est assez subjectif mais des fois j’arrivais à déceler quelqu’un d’un peu requin, d’intéressé que par l’argent, moins par le projet. Donc ça c’est un critère rédhibitoire pour moi.
Les porteurs de projets high tech peuvent être avantageusement aidés dans leur processus de constitution d’une équipe entrepreneuriale par des accompagnants professionnels.

Des suggestions pour les professionnels de l’accompagnement

23Tout d’abord, les accompagnants peuvent aider le porteur de projet à formuler son besoin quant à une équipe entrepreneuriale. En effet, tous les porteurs de projets technologiques et innovants n’en sont pas conscients (et parfois une équipe entrepreneuriale n’est effectivement pas nécessaire). Le fait de prendre conscience que seul on n’y arrivera pas « est un constat qui demande un recul important ». « Pour certains chercheurs c’est très difficile à concevoir et de se dire : non, les aspects commerciaux ce n’est pas possible, quoi » [extraits d’interviews avec des professionnels de l’accompagnement].

24Ensuite, lorsque l’on vient d’une certaine spécialité et que le projet va demander des compétences qui ne sont pas de notre champ, il est très difficile d’arriver à les qualifier. Accompagner les porteurs de projet dans l’exercice ardu de détermination des ressources critiques pour le projet est donc souvent nécessaire. Cela devrait mener au dressage de certains profils de MPEE.

25La phase d’identification est aussi délicate. Le professionnel de l’accompagnement devra insister pour qu’elle soit initialement dirigée (en priorité) par les profils qui ont été dressés à la phase précédente. On doit donc amener le porteur de projet à considérer des personnes en dehors de ses cercles proches, de ses repères. Certains incubateurs ont des listes de personnes souhaitant participer à des projets technologiques et innovants. En fonction des compétences (et autres ressources), ils pourront donc proposer telle ou telle personne. Il faut aider le porteur de projet à élargir le pool de MPEE mais garder à l’esprit la nécessité pour une équipe d’avoir des éléments fédérateurs. A. Fayolle (2004) affirme ainsi que « pour qu’une équipe fonctionne au quotidien et qu’elle passe avec succès les périodes de crise, il est nécessaire que ses membres se retrouvent dans des valeurs, des objectifs et des motivations. Ce fonds commun va constituer un ciment solide, un socle fédérateur sans lequel il est difficile de parler d’équipe ». Le cas suivant rapporté par un chargé de mission dans un incubateur technologique au sujet d’ingénieurs porteurs d’un projet est exemplaire :

26

On a essayé d’intégrer quelqu’un qui était beaucoup plus commercial. C’était un punchy, qui en voulait, qui voulait devenir le prochain Google. Il a su redynamiser le projet, par contre ça a braqué les côtés techniques. [] On est peut être passé d’un extrême à l’autre, mais c’était une opportunité : on a rencontré cette personne, c’était une personne qui cherchait à intégrer un projet, qui avait, pour des raisons personnelles rejoint la région, et qui disait ben voilà, moi j’ai un profil plutôt commercial, j’ai envie de me consacrer à un projet innovant où j’ai envie de m’investir, etc. Mais finalement il s’est malheureusement fait rejeter par l’équipe technique, parce que justement il avait la vision trop commerciale, trop vendeur, alors que « non, attendez, c’est la technologie, on ne vend pas des choux quoi, des carottes, attention c’est de la technologie ! » [ton moqueur]. Après on a essayé une personne qui avait cette vision à la fois technique et à la fois donc beaucoup plus organisationnelle […] Il avait cette double vision donc c’était bien, la seule chose c’est qu’il était junior, il n’avait pas la carrure pour porter non plus […]
C’est pour ça que de rajouter comme ça des compétences ou des profils, ce n’est jamais bon finalement. Souvent c’est des coups de chance, c’est le fit qui passe, mais sinon des constitutions d’équipes comme ça ce n’est vraiment pas évident, surtout au démarrage du projet. Je ne dis pas quand l’entreprise a deux ans-trois ans, qu’elle génère du chiffre d’affaires, et hop, là c’est simplement du recrutement, mais là on est vraiment à un moment où il faut constituer une équipe, ce noyau dur qui va porter le projet avant même la constitution de la société, où il n’y a pas de rémunération, où il y a tout à faire, tout à valider, il y a tout à construire. C’est presque de la chimie je dirais, c’est de la chimie de synthèse, ça passe ou ça ne passe pas.

27Ce cas est riche en enseignements. La première tentative d’appariement n’a pris en considération que l’aspect stratégique et l’aspect interpersonnel n’a pas suivi. La seconde a essayé de faire la démarche inverse et de proposer une personne avec laquelle l’aspect interpersonnel devrait réussir. Mais ce fut un échec également car l’aspect stratégique n’était pas à la hauteur. Le chargé de mission décrit toute la difficulté d’accompagner un porteur de projet dans la constitution d’une équipe. Nous pensons que l’une des solutions serait de tenter d’élargir pour le porteur de projet le pool de candidats possibles en restant sur des critères stratégiques, de ressources critiques. C’est ensuite au porteur de projet de voir si un fit se fait avec l’une de ces personnes. Une initiative qui avait reçu le soutien de la DRIRE Ile-de-France se proposait ainsi de rapprocher les jeunes entreprises de technologie innovante et les managers expérimentés selon un système analogue à celui d’un cabinet de recrutement de cadres de haut niveau. Les accompagnateurs proposent donc des candidats que le porteur de projet n’aurait sans doute pas pu identifier seul. C’est après à lui de voir s’il y a attraction interpersonnelle, généralement basée sur la présence d’éléments communs, fédérateurs (principe de similarité-attraction). Cela n’exclut pas que le porteur de projet ait, par contact direct ou indirect, accès à une personne présentant un profil intéressant pour son projet. Les accompagnants peuvent alors l’aider à valider ce profil.

28La constitution d’une équipe entrepreneuriale est souvent perçue comme un processus aléatoire et difficile. L’incertitude généralement accrue dans le cas de projets technologiques et innovants ne fait que renforcer la difficulté et le sentiment de ne pas avoir de réelle prise sur ce phénomène. Dans cet article, nous avons donc tenté de clarifier le processus de constitution d’une équipe entrepreneuriale à travers notamment l’exposé des deux grandes approches identifiées par les chercheurs. Si les entrepreneurs ont tendance à former des équipes de pairs selon une logique sociale, les accompagnants professionnels se focalisent sur l’aspect stratégique, économico-rationnel, dans l’objectif de réunir les ressources critiques au projet. La combinaison de ces deux démarches, interpersonnelle et instrumentale, est présentée comme une voie pour optimiser ce phénomène lourd de conséquences pour la poursuite du processus entrepreneurial et la performance de l’entreprise créée le cas échéant. C’est dans cet esprit que nous suggérons donc dans cet article des pistes d’amélioration de leurs pratiques aux entrepreneurs ainsi qu’aux accompagnants professionnels. Pour les premiers, il s’agit, notamment, d’approfondir l’aspect stratégique de leur recherche de membres potentiels d’équipe et, pour les seconds, de composer avec la logique sociale dans la constitution d’équipes entrepreneuriales. Un porteur de projet high tech aura besoin d’être accompagné dans sa recherche de membres potentiels d’équipe, dans l’identification et l’évaluation de profils adéquats, mais un accompagnant ne peut se substituer à une appréciation interpersonnelle, basée sur des valeurs et des motivations communes, ciment de la future équipe entrepreneuriale.

Notes

  • [1]
    Fayolle, A., & Filion, L.-J. (2006). Devenir entrepreneur : des enjeux aux outils. Paris : Pearson Education France.
  • [2]
    Albert, P. (2000). L’essence des nouvelles entreprises technologiques. Dans M. Bernasconi, & M. Monsted, Les start-up high tech: création et développement des entreprises technologiques (pp. 1-12). Paris: Dunod.
  • [3]
    INSEE. (2004). Créations et créateurs d’entreprise - Enquête SINE, profil du créateur 2002. Insee Résultats, Economie (16).
  • [4]
    Fayolle, A. (2004). Entrepreneuriat. Apprendre à Entreprendre. Paris: Dunod.
  • [5]
    Ben Hafaïedh, C. (2006). Entrepreneuriat en équipe : positionnement dans le champ de l’entrepreneuriat collectif. Revue de l’Entrepreneuriat, 5 (2), 31-54.
  • [6]
    Ensley, M. D. (1999). Entrepreneurial teams as determinants of new venture performance. (S. Bruchey, Éd.) New York, NY: Garland.
  • [7]
    Les deux principales références pour ce qui suit sont : Forbes, D., Borchert, P., Zellmer-Bruhn, M., & Sapienza, H. (2006). Entrepreneurial Team Formation: An Exploration of New Member Addition. Entrepreneurship: Theory & Practice, 30 (2), 225-248. et Moreau, R. (2006). La formation des équipes d’entrepreneurs. Revue de l’Entrepreneuriat, 5 (2), 55-68.
  • [8]
    Pfeffer, J., & Salancik, G. (1978). The external control of organizations: A resource dependence perspective. New York: Harper & Row.
  • [9]
    Dans leur modèle de l’entrepreneuriat en équipe, Kamm et Nurick (1993) distinguent, en effet, deux approches : l’approche de l’entrepreneur-leader et l’approche groupe. Dans la première, un entrepreneur « principal » (lead entrepreneur) perçoit une opportunité d’affaires et décide de former une équipe entrepreneuriale pour la poursuivre. Dans la seconde, deux individus ou plus reconnaissent une opportunité de travailler ensemble indépendamment du fait qu’ils aient ou non une idée d’entreprise (Kamm, J. B., & Nurick, A. J. (1993). The Stages of Team Venture Formation: A Decision-making Model. Entrepreneurship: Theory & Practice, 17(2), 17-27). Pour plus de simplicité, nous considérerons l’entrepreneur leader ou le groupe initial comme le « porteur de projet », expression que nous utiliserons donc dorénavant.
  • [10]
    Byrne, D. (1971). The attraction paradigm. New York: Academic Press.
  • [11]
    Ruef, M., Aldrich, H., & Carter, N. (2003). The Structure of Founding Teams: Homophily, Strong Ties, and Isolation among U.S. Entrepreneurs. American Sociological Review, 68 (2), 195-222.
  • [12]
    Lors des Journées de l’Académie de l’Entrepreneuriat dédiées à « L’accompagnement des processus de création d’entreprises technologiques et innovantes » (1-2 octobre 2009 à Troyes), de nombreux intervenants, à l’instar de F. Bécard, alors Président de RETIS (réseau rassemblant les CEEI, technopoles et incubateurs français), ont insisté sur la nécessité de la pluridisciplinarité au sein des équipes entrepreneuriales (avec notamment l’exemple des élèves ingénieurs à apparier avec des étudiants d’écoles de commerce).
  • [13]
    Barbosa, S. D. (2009). Le mythe de l’entrepreneur irrationnel. L’Expansion Entrepreneuriat (2), 47-50.
  • [14]
    Forbes et al. (2006), op. cit.
  • [15]
    Smith, B. R. (2007). Entrepreneurial Team Formation: The Effects of Technological Intensity and Decision Making on Organizational Emergence. PhD, University of Cincinnati, Business Administration.
Français

Résumé

Près d’une entreprise sur deux est créée par une équipe et la proportion dépasse les deux tiers dans les firmes technologiques et innovantes. Or la façon dont se constituent les équipes, constitution ressentie comme une difficulté majeure par les entrepreneurs comme par leurs accompagnants, reste un sujet peu exploré par la recherche. L’article tente de clarifier le processus en mettant en lumière deux grandes approches : approche qui conduit à constituer des équipes de pairs selon une logique sociale et une tendance économico-rationnelle visant à réunir les meilleurs ressources pour le projet. La combinaison des deux démarches, interpersonnelle et instrumentale, est jugée souhaitable par nombre d’acteurs mais la méthode reste encore largement à imaginer.

Cyrine Ben Hafaïedh-Dridi
Cyrine Ben Hafaïedh-Dridi est enseignant-chercheur au Groupe ESC Troyes, membre du département Innovation & Entrepreneuriat. Ses travaux portent sur l’entrepreneuriat collectif, les équipes entrepreneuriales en particulier.
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/11/2011
https://doi.org/10.3917/entin.009.0040
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...