CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1De chaque côté de l’Atlantique, les activités entrepreneuriales s’étendent à toutes les sphères de la société civile. Elles suscitent de fortes attentes malgré la crise économique mondiale. L’action entrepreneuriale n’est plus uniquement synonyme d’initiatives risquées fruits d’une intention singulière et du seul projet volontariste de l’entrepreneur héroïque. Elle s’analyse aussi comme un phénomène émergent qui prend la forme d’un processus de création de valeur pour s’accomplir. Il est l’aboutissement d’une recherche de l’opportunité et d’un mode d’engagement socio-économiques. Les individus ou les organisations doivent mettre en actes et en mots leur projet, en un mot l’« énacter ».

2Une nouvelle pensée du processus et de l’effet émerge. L’agir entrepreneurial (agency) tantôt façonne tantôt s’insère dans une suite de faits et d’opérations qui concourent à un impact. Les raisons d’agir de l’entrepreneur ne sont plus les uniques causes explicatives mais des conséquences présumées, liées au potentiel de la situation et à la cohérence des projets. L’entreprendre déborde le cadre de l’intention stratégique portée par des individus en quête d’opportunités économiques, de création d’entreprises ou de pure survie. Comprendre les nouvelles situations et structures de l’opportunité se traduit en recherches sur l’analyse des modalités d’action à trouver ou construire. La nouvelle recherche entrepreneuriale qui accompagne et nourrit cette tendance globale approfondit ses concepts et ses outils dessine un paradigme transdisciplinaire. Cette recherche fait école et produit des formes variées d’éducation à l’entrepreneuriat. Devenu un champ et un objet spécifique de recherche, le domaine de l’entrepreneuriat se structure aussi en une discipline scientifique de l’opportunité et de l’action contingente (agency). Elle constitue aussi une recherche-action aux visées théoriques et pragmatiques qui s’affirme comme le nouveau discours de la méthode des « sociétés entrepreneuriales » et une des clefs de leur dynamisme.

3Deux livres très stimulants témoignent de ce mouvement sociétal et de ce renouveau conceptuel que prolonge l’approche voisine de « l’effectuation » [1]. Dans ces perspectives polyphoniques, l’analyse de l’entrepreneuriat fonde sa nouveauté sur une pensée de l’acteur, du processus et de l’effet. Il s’agit de dépasser la seule dialectique des moyens et des fins ou de l’action en plan stratégique pour privilégier une approche processuelle et cognitive de la création de valeur et, intégrer à toute intention et action entrepreneuriales une logique plus « effectuale » que « causale ».

4Le premier ouvrage qui annonce cette tendance nous vient d’Alain Fayolle. Il s’intitule : Entrepreneurship and New Value Creation, the Dynamic of the Entrepreneurial Process. Paru aux Presse de l’Université de Cambridge, le livre développe les bases conceptuelles esquissées dans le très pédagogique Introduction à l’entrepreneuriat publiée en français aux éditions Dunod. Il propose une synthèse théorique très informée du domaine entrepreneurial, de ses évolutions et de ses enjeux. Il avance un modèle générique autour de la dynamique multidimensionnelle du processus entrepreneurial qui unit et engage l’acteur à son projet de création de valeur. Le livre est préfacé par W. B. Gartner [2], père fondateur de la discipline. Il se clôt sur l’analyse des facteurs constituant la « dialogie entrepreneur/projet » activant une dynamique de création entrepreneuriale. Il s’adresse ainsi aux praticiens comme aux étudiants et spécialistes de l’entrepreneuriat.

5Le second ouvrage collectif, coordonné par Alan L. Carsud et Malin Brännback, Understanding the Entrepreneurial Mind, Opening the Black Box, analyse le processus de « cognition entrepreneuriale ». Le propos est au cœur de la problématique renouvelée des processus de cognition psycho-sociale, des théories comportementales et de la production sociale du sens. Le projet des nombreux auteurs transnationaux vise à lire et comprendre les intentions, perceptions, motivations et passions qui animent les entrepreneurs et à repérer les représentations et les compétences motivant leurs comportements.

Sujet, projet, situation, processus…

6L’ouvrage d’Alain Fayolle Entrepreneurship and New Value Creation, the Dynamic of the Entrepreneurial Process constitue une très riche synthèse théorique détaillant les dimensions de la dynamique entrepreneuriale entendue ici comme processus multivarié orienté vers la création de valeur. Dans une première partie, le voyage en théorie mène des origines françaises d’un concept issu de l’économie politique européenne à sa traversée atlantique. Nous découvrons la centralité de la figure schumpéterienne de l’innovateur recombinant les facteurs de production en une « destruction créatrice », activant le cycle économique et le développement économique et social. Nous parcourons la genèse et les fondements de l’entrepreneuriat en tant que phénomène social et économique, depuis les travaux pionniers de A. Cole à Harvard, en passant par l’approche fonctionnelle des économistes (Knight, Kirzner, Baumol, etc.), l’approche des traits distinctifs, les approches comportementales, et l’approche ancrée dans les processus. Nous explorons les principaux registres d’activités où s’incarne le processus ainsi que les mutations contextuelles qu’il accompagne (création/mortalité d’entreprise, innovations technologiques, création d’emplois, esprit d’entreprendre au sein des organisations et des institutions, croissance économique, mutations structurelles et changement social).

7La lente constitution de l’entrepreneuriat en objet de recherche focalise le regard théorique sur la création d’organisation (émergence organisationnelle), l’identification et l’exploitation des opportunités, la création de valeur économique et sociale. Si le champ peut apparaitre fragmenté en ces quatre paradigmes, sa reconnaissance sociale lui donne unité. Dès lors, il n’est plus considéré comme « pré-paradigmatique » [3].

8Il devient un domaine universitaire reconnu suite à la multiplication des enseignements, diplômes et départements dédiés à l’entrepreneuriat. Cette rencontre entre un champ de recherche produit par des praticiens et des chercheurs mais aussi une forte demande sociale unifie les conceptions et pratiques en un corpus théorique légitime.

9La deuxième partie constitue l’apport théorique central du livre qui puise ses concepts aux travaux de C. Bruyat sur l’individu créateur de valeur nouvelle et d’Edgar Morin sur le principe dialogique. Le processus dialogique rassemble le sujet entrepreneur et son objet en une combinatoire ouverte, orientée vers la création d’entreprise ou l’innovation et en constante interaction avec les contextes. La mise en place du projet innovant via le processus entrepreneurial engage et contraint en retour son créateur. Cette démarche d’activité individuelle ou collective s’opère dans le temps et le devenir irréversibles du projet. Elle conjoint en un ensemble indissociable toutes les logiques d’intention, d’action, de comportement de l’entrepreneur et les exigences intrinsèques du projet et extrinsèques de l’environnement. Ce couple (acteur/projet) doit être cohérent pour maintenir sa viabilité et sa pérennité mais aussi son intensité, source d’énergie motrice. Il faut que le profil entrepreneurial de l’individu ou de l’équipe reste en adéquation avec la situation et les formes d’entrepreneuriat retenues. Force est de se connaitre soi-même, en tant qu’entrepreneur « naissant » mais aussi de connaître son propre projet.

10La dialogie complexe de l’activité entrepreneuriale repose donc sur cette tension entre sujet entrepreneurial, projet, situation et processus de création de valeur. Cette dernière est liée à l’innovation ou à un avantage concurrentiel et organisationnel durable. La troisième partie et la quatrième analysent le concept de processus comme modèle d’engagement, centre de gravité théorique de la recherche et métaphore heuristique du changement entrepreneurial. Le livre s’achève sur le rôle du temps et la dimension évolutionniste qu’impliquent la dynamique processuelle et le déroulement des trois phases caractéristiques de la démarche entrepreneuriale (passage à l’acte; survie/développement; système entrepreneurial crée).

Dans la boîte noire de l’entrepreneur

11En réponse à une interrogation ancienne sur la manière de penser et d’agir propre à l’entrepreneur individuel et sur le sens des représentations qu’il se donne pour cartographier le processus d’entreprendre, une communauté de chercheurs nord-américains et européens analyse dans Understanding the Entrepreneurial Mind, Opening the Black Box le paradigme de la cognition entrepreneuriale. Il fallait aller au-delà des théories de l’action raisonnée et de l’action programmée pour étudier les processus cognitifs, perceptions, intentions et motivations que les entrepreneurs mobilisent consciemment ou inconsciemment dans leurs activités. Le transfert des théories de la psychologie sociale et comportementale (la théorie de l’attribution causale ou du contrôle interne externe) permet de comprendre la structure cognitive qui filtre et modèle les croyances des entrepreneurs quant à leur propre auto-efficacité et à leur pouvoir de maîtrise des situations. Ainsi peut-on décoder les idées anticipatrices que les acteurs se forgent pour réduire les conflits cognitifs et les dissonances et mieux comprendre comment ils stabilisent leurs comportements dans des environnements incertains. La lecture et la compréhension de ces facteurs mis en jeu par l’intention individuelle, la propension à agir et les chocs de la réalité constituent le propos directeur de cet ouvrage divisé en quinze chapitres et cinq sections. La première établit un lien direct entre les perceptions et les intentions. Une hiérarchie changeante de buts et de représentations sert souvent de déclencheur à l’action entrepreneuriale. Ce sont des lentilles plus ou moins roses que met l’entrepreneur pour faire sens de ce qu’il croit être la réalité et ses risques inhérents.

12Le cadre perceptif de l’entrepreneur s’enrichit également des théories contextuelles sur l’intention entrepreneuriale. Les biais perceptifs mettent à nu les contradictions entre intentions, attentes, anticipations et comportements. L’éducation à l’entrepreneuriat peut jouer ici un rôle préventif ou servir de verres correcteurs.

13La deuxième section envisage les cartes cognitives et scénarii efficaces qu’élaborent les entrepreneurs pour se représenter le monde, déjouer les apories découlant des processus décisionnels. Pour maintenir leur projet dans la durée, ces acteurs inventifs construisent, par la pratique, un savoir d’action, une forme d’expertise.

14La troisième section reprend et connecte les concepts de motivation, d’émotion et de passion pour caractériser les facteurs plus émotionnels déclenchant l’effectuation de l’action. Des états affectifs, des « esprits animaux » suscitent de nouveaux processus cognitifs et renforcent l’esprit entrepreneurial des individus et des équipes autour de sentiments, de motivations et de valeurs partagés.

15La section quatre développe la théorie de l’attribution causale dans ses récents développements et explore la notion de schéma causal qui permet aux entrepreneurs d’inférer des causes de leurs comportements et décisions mais aussi de se construire autour d’une vision optimiste de leur propre aptitudes et compétences et du sentiment persistant de leur efficacité. Les entrepreneurs sont souvent des sujets structurés autour d’un « lieu de contrôle » interne. Ils ont tendance à surestimer leur pouvoir de maitrise et de performance personnels et à minorer la perception des risques externes. Enfin, dans une dernière section, les processus cognitifs de l’entrepreneur et ses cadres parfois irrationnels sont examinés en tant que logiques paradoxales et outils heuristiques destinés à représenter un environnement perturbé et à fabriquer, coûte que coûte, du sens pour agir. Dans ce cas, le processus de reconnaissance des opportunités s’accommode d’images capables de fixer l’esprit et de lancer l’imagination créatrice de l’entrepreneur au-delà des conventions et des routines. Cette mise en perspective du projet selon des représentations préalables à l’action constituerait une forme originale de construction sociale de la réalité. L’anticipation auto-réalisatrice désencastrerait l’action de l’entrepreneur de la réalité externe, pour le meilleur comme pour le pire.

Deux approches, une même tension entre l’acteur et son projet

16Ces deux perspectives nous invitent chacune à ouvrir la boîte noire du processus entrepreneurial pour comprendre ses pré-conditions d’existence, son émergence paradigmatique, sa dynamique intrinsèque, sa trajectoire itérative et non-linéaire, ses phases clefs. Se révèlent aussi le rôle cognitif des mécanismes psychosociaux qui façonnent les idées, les projets et les comportements de l’entrepreneur. Perceptions, intentions et motivations président aux initiatives, quand elles ne conduisent pas ses engagements et ses performances. Ces deux approches, processuelle et cognitive, bien que différentes dans leur visée et leur portée, se rejoignent toutefois pour remettre l’acteur, ses intentions, ses buts, son projet téléologique d’identification et d’exploitation des opportunités au cœur d’une dynamique entrepreneuriale processuelle en constant mouvement. Si la visée de l’action est souvent imaginée et posée comme certaine, son déroulement et son terme ne sont jamais assurés. Les perspectives constructivistes ainsi adoptées remettent au centre de la scène théorique le processus de création de valeur qu’engage tout projet d’action entrepreneuriale, en amont ou en aval de sa chaîne. Le passage à l’acte vers la création d’entreprise n’est pas dissociables des intentions et des représentations mentales que se donne l’entrepreneur pour figurer sa propre réussite ou son échec, consolider des compétences qu’il doit activer en performances plus tangibles. Situations entrepreneuriales, processus d’actions, structures mentales des acteurs, sémantiques des discours constituent les variables qui construisent les projets en mondes possibles. Cette logique d’action reste toutefois moins prédictive qu’« effectuale ». C’est-à-dire centrée sur l’opportunité à saisir ou à construire et le potentiel d’action et d’énergie à engager. Mais, comme le souligne le philosophe Paul Ricœur continuer à « (…) parler en terme d’action, c’est parler en terme de projets, d’intentions, de motifs, de raisons d’agir, d’agents » [4].

17L’entrepreneuriat reste un processus dialogique et intentionnel mais aussi un phénomène économique et social émergent dont la lecture et l’issue restent par essence incertaine Cette tension entre l’acteur et son projet nait à la charnière d’un contexte externe et d’actes intentionnels qu’il faut respectivement accorder et mettre en en mouvement pour qu’advienne le processus entrepreneurial. Ce sont ces objectifs théoriques et pragmatiques complexes qu’étudient ces deux importantes contributions à la recherche entrepreneuriale récente.

Notes

  • [1]
    S. D. Sarasvathy, Effectuation,Elements of Entrepreneurship Expertise, Cheltenham, Edward Elgar.
  • [2]
    W.B. Gartner, « Who is the Entrepreneur ?” is the wrong question, American Journal of Small Business, 12(4), pp.11-12.
  • [3]
    S. Shane et S. Venkataraman, “Entrepreneurship as a field of research”, The Academy of Management Review, 2-(1), pp 13-16.
  • [4]
    Paul, Ricœur, Du texte à l’action, Seuil, Paris,
Jacques-Henri Coste
Jacques-Henri Coste est maître de conférences à l’université Paris III Sorbonne Nouvelle. Il a publié de nombreux articles sur la place et le rôle socio-économique de l’entreprise et de l’entrepreneuriatau sein des sociétés américaines et européennes.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/11/2011
https://doi.org/10.3917/entin.009.0112
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