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L’approche transculturelle

1 Les professionnels en pédopsychiatrie sont largement confrontés aux besoins de prise en charge des familles et des enfants des populations migrantes et transplantées, mais aussi des familles réfugiées fuyant la guerre et les violences politiques. L’altérité culturelle et linguistique des familles, comme les problématiques spécifiques des conditions de départ, de l’itinéraire migratoire, des problèmes post-migratoires, ainsi que la précarité et la façon dont elles s’expriment psychologiquement rendent nécessaire la construction de propositions complémentaires aux propositions de soins qui existent déjà et qui, dans certains cas, peuvent être insuffisantes.

2 La consultation spécialisée est un outil clinique supplémentaire qui propose un espace de médiation thérapeutique spécifique pouvant s’ajouter à d’autres modalités de soins, et permettant de les rendre plus efficientes. La consultation clinique transculturelle rentre dans le champ des psychothérapies psychanalytiques, mais fédère aussi par sa médiation des enjeux institutionnels en réunissant plusieurs acteurs du soin. Elle permet également d’interroger des aspects essentiels mais le plus souvent jamais explorés dans le soin. Il peut être particulièrement important par exemple de communiquer avec la famille sur les étiologies traditionnelles des troubles de l’enfant, comme l’itinéraire de soins traditionnels spécifiques, entrepris ou projetés. Cette mise en commun, qui fait partie de la construction de l’alliance thérapeutique, passe par une communication équitable par la médiation du cadre qui évite un discours clivé et devient un levier thérapeutique. Il s’agit, dans un premier temps, de construire une aire de communication partageable. L’élaboration du codage culturel attaché aux troubles de l’enfant dans le travail clinique et psychothérapique avec la famille est une étape indispensable. Elle facilite une efficacité thérapeutique touchant des troubles aussi divers que ceux du développement, du comportement, des apprentissages, du mutisme électif, des psychotraumatismes, etc.

Les consultations

3 La consultation transculturelle s’appuie sur la psychanalyse et l’anthropologie dans l’approche complémentariste élaborée par Georges Devereux (1951, 1972). Le dispositif et le cadre de fonctionnement en groupe s’inspirent des travaux de l’équipe de l’hôpital Avicenne à Bobigny dans l’orientation du professeur Marie Rose Moro (1998) à partir du dispositif initié par Tobie Nathan (1986). Il est constitué d’un petit groupe de thérapeutes et d’un traducteur. Ce dernier a une fonction de médiation complémentaire de celle du groupe, car il n’a pas uniquement une fonction de traduction, mais aussi celle d’être référent pour le groupe de la culture de la famille dont il est aussi dépositaire, partageant avec elle non seulement la langue mais le plus souvent aussi l’aire culturelle. Cette présence est indispensable à la fois pour permettre une meilleure communication avec les familles non ou peu francophones et pour faciliter l’alliance thérapeutique en favorisant le démarrage d’un processus narratif, facteur d’élaboration et de changement. L’oscillation entre l’utilisation de la langue maternelle et la langue officielle du pays d’accueil est liée aux mouvements psychiques qui s’effectuent pendant les consultations (Kaës, 1998). Il y a ceux qui refusent de parler en français, et ceux qui demandent de parler en français malgré leurs difficultés. Cela marque aussi le changement dans la relation entre le pays d’accueil et la personne migrante, ainsi que l’élaboration des conflits intrapsychiques. Pour les familles, le fonctionnement en petit groupe thérapeutique et la présence du traducteur sont des facteurs d’étayage important. Les familles sont reçues par une équipe pluridisciplinaire de cothérapeutes. Si possible, le groupe doit être multiculturel. Dans certaines cultures, l’individu est pensé en interaction constante avec le groupe auquel il appartient. C’est la raison pour laquelle la thérapie est groupale, constituée par des thérapeutes d’origines différentes. Cela permet une matérialisation de l’altérité, et la transformation de celle-ci comme moyen thérapeutique. La parole du groupe est distribuée et filtrée par l’intermédiaire du thérapeute principal dont les interventions n’ont pas une visée interprétative, l’objectif étant la mise en récit d’un itinéraire, d’un vécu traumatique, des représentations avec une prise en compte clinique des aspects propres à la culture du pays de départ (Mouchenik, Shehadeh et coll., 2010).

4 Ces consultations s’adressent à des familles déjà suivies par une équipe, qu’elle soit hospitalière, associative, de service social ou scolaire, ou de service de pédopsychiatrie. Dans un premier temps, les équipes externes ou internes qui demandent une consultation spécialisée viennent présenter la situation, les problématiques de l’enfant et de la famille à l’équipe, pour évaluer ensemble la pertinence de l’indication. La présentation peut donner lieu à une élaboration commune sans que la famille soit vue, ou à une proposition de consultation qui sera ponctuelle ou répétée suivant les besoins et les souhaits de la famille et la perception clinique de l’équipe qui adresse.

5 Pour les différentes consultations, il est obligatoire que la famille soit accompagnée par une personne référente de l’équipe qui les adresse, car la consultation va le plus souvent servir de médiation thérapeutique entre la famille et les représentants de l’institution qui les suit au plus près. Dans les situations d’altérité culturelle et linguistique, la consultation est un facteur de compréhension pour l’institution dans ses relations avec la famille et pour la famille vis-à-vis de l’institution à travers l’expérience commune partagée de la consultation où sont abordés les aspects culturels qui ne concernent pas seulement la famille, mais aussi le pays d’accueil, notamment la France. Les blocages de la communication entre famille et professionnels sont souvent enracinés dans des malentendus culturels, d’incompréhensions, voire de conflits. L’acquisition d’une forme de savoir dispensée par l’école et étrangère à la culture parentale pose des problèmes particuliers. La méconnaissance réciproque des normes éducatives et culturelles et le rejet qui s’ensuit induisent des situations conflictuelles intergénérationnelles, matrimoniales, mais également des difficultés prenant des allures dramatiques entre ces familles déjà malmenées et l’environnement social non familiarisé à ces modes de vie.

Une famille du Bangladesh

6 La consultation a été demandée par le médecin consultant qui suit l’enfant et reçoit la famille pour Hassoun, âgé de 13 ans. Dans un premier temps a eu lieu une présentation de la situation pour évaluer la pertinence de l’indication. Au-delà des troubles et des difficultés de l’enfant, il s’agit aussi d’un malaise dans les relations de l’institution avec des aspects de grande méfiance réciproque qui peuvent faire obstacle au travail thérapeutique. L’équipe se pose des questions sur la famille dont l’appréhension lui semble difficile du fait de l’altérité culturelle, de la place de la langue, ainsi que de celle des traumatismes, et elle développe un contre-transfert institutionnel très négatif. Madame est perçue comme agressive par son mutisme avec des troubles psychotiques. Les difficultés à cerner clairement la situation de la famille donnent à l’équipe l’impression que le couple mentirait et dissimulerait. Dans ces conditions, il est difficile de travailler avec la famille et avec l’adolescent. En fonction d’une adhésion de la famille, il nous a paru justifié de proposer le dispositif complémentaire et médiateur.

7 La famille, de langue bengali, est originaire du Bangladesh, pays récent issu d’une partition après une guerre qui a fait entre deux et trois millions de morts. Ce pays est essentiellement agricole, instable sur le plan politique et victime récurrente d’inondations et de cyclones dévastateurs.

8 La famille est composée de monsieur Nakan, le beau-père, madame Muda, la maman, et de trois enfants : Nidoy, 20 ans, Hassoun, 13 ans et une sœur cadette, Nasat, 2 ans et demi, née du couple actuel. Hassoun est né prématuré au Bangladesh, il a été opéré à l’âge de 7 mois d’une fente palatine avec un pronostic sombre : « Il ne parlera jamais. » Avant l’arrivée en France, Hassoun a présenté un épisode neurologique, son épilepsie est suivie et traitée. Il présente un retard global avec un trouble du langage dans sa langue maternelle et en français, une lenteur à l’exécution des tâches, une inhibition ainsi que des troubles de la relation avec ses pairs. L’intégration en clin (classe d’intégration pour non-francophones) à son arrivée en France s’est vite avérée impossible, il a été orienté en milieu spécialisé, à l’emp (externat médico-psychologique) de Fontenay. Le but d’une première consultation est de comprendre des aspects de la situation de la famille, de moduler les représentations réciproques famille/institution, de commencer à établir une relation de confiance et égalitaire avec la famille, de revoir la famille en consultation.

9 Madame est arrivée en France avec Nidoy et Hassoun en 2008, dans un contexte de fuite. Son mari travaillait pour une organisation non gouvernementale. Il avait une bonne situation ; madame, sage-femme, travaillait pour la même ong, elle faisait un travail de terrain de planning familial. Elle suivait une femme enceinte qui présentait des complications graves à l’accouchement, dont la famille musulmane très traditionnelle refusait l’hospitalisation : l’enfant devait naître à la maison. Madame insista pour l’hospitalisation et finit par l’emmener à l’hôpital, suite à une longue négociation, mais la femme enceinte mourut sur le trajet. Un mollah aurait dit au mari de la femme décédée que l’ong était fautive et qu’il fallait lui faire un procès. La famille de la défunte, décrite comme fondamentaliste, attaqua l’ong avec des armes. Le mari de madame fut obligé de s’enfuir (il sera assassiné peu après). La situation étant devenue intenable et dangereuse pour madame, elle se retrouva obligée de fuir le village. On lui conseilla de quitter le pays. Madame emprunta de l’argent, vendit ses bijoux pour quitter son pays avec ses deux enfants. Elle arriva en France, ne parlant pas français, mais elle connaît un ami de son mari, monsieur Nakan (avec qui elle se remariera quelques années plus tard), qui va l’accueillir et aider la famille. Personne n’a de nouvelles de son mari. Un an après, sa cousine lui apprendra qu’il est décédé (certainement assassiné). On ne connaît pas les circonstances de sa mort. Des gens ont ramené le corps du mari chez la cousine.

10 Dès la fin de la première consultation, la famille d’Hassoun a été perçue très différemment par l’emp. Madame a pu évoquer son histoire traumatique, elle a su montrer qu’elle différenciait les places qu’elle pouvait prendre : femme de son mari actuel / femme de son mari décédé, mère des enfants, éloignant une hypothèse de traits psychotiques qui avaient été évoqués.

11 Après cette consultation, il semble plus aisé d’être moins suspicieux et d’évacuer des fantasmes : qui est cet homme ? Est-il le vrai père d’Hassoun ? Que nous cache cette mère ? La relation de la famille avec l’emp et le cmp s’en trouve largement modifiée.

12 La seconde consultation va davantage s’attacher à la situation d’Hassoun. Pour l’institution, l’enfant fait des progrès dans les apprentissages mais donne l’impression d’une grande passivité. La maman évoque les silences d’Hassoun et pense qu’il a des problèmes de compréhension. Pour la famille et l’emp, il semble qu’Hassoun revendique plus d’autonomie, ce que madame a du mal à accepter.

13 Les interactions avec le groupe permettent d’aborder la représentation par la famille des troubles de l’enfant. La maman revient sur d’autres hypothèses (plus culturelles). Au Bangladesh, Hassoun ne marchait pas, ne parlait pas, regardait de manière bizarre, ce qui pouvait laisser supposer qu’il était possédé par un esprit (djinn), selon son entourage. Des proches avaient conseillé d’aller voir un guérisseur, et malgré leur scepticisme, ses parents l’y avaient accompagné. À l’arrivée en France, la maman avait beaucoup d’espoir, l’enfant a été scolarisé, mais ensuite l’école lui a dit que son enfant était handicapé, qu’il fallait une structure spéciale. Cela a été un choc.

14 Dans les consultations suivantes, la famille évoquera le voyage de madame et des enfants qui sont retournés pour la première fois au Bangladesh depuis la fuite, et se sont rendus sur la tombe du père. Les troubles post-traumatiques de la mère sont évoqués : elle fait des cauchemars et pleure dans son sommeil à cause des souvenirs de son histoire traumatique, mais elle ne veut pas que ces pensées l’envahissent, elle veut se consacrer à sa vie présente. D’ailleurs, sa mère lui conseille de penser à Dieu et de prier pour apaiser sa souffrance. Le soutien de sa famille et de son village lui manque pour traverser cette épreuve, elle ne souhaite pas une prise en charge spécifique pour elle-même. Un projet d’orientation pour Hassoun est envisagé car il atteint la limite d’âge dans son établissement, ce qui relance la question de son autonomie et de son avenir. La question de l’adolescence prend une place importante dans l’entretien (prises d’initiatives d’Hassoun, tentatives d’autonomie), de même que lui-même prend une place de plus en plus active dans les consultations et s’exprime bien davantage, au grand étonnement de l’institution qui réévalue les potentialités d’Hassoun.

15 Les relations entre l’emp et la famille s’améliorent d’une meilleure connaissance réciproque dont le groupe est médiateur. L’institution est devenue sereine dans ses rapports avec la famille. Hassoun prend une place importante dans les consultations avec une capacité de réflexion qui modifie la perception des équipes et de la famille. La consultation est investie de façon positive par la famille et est ici un outil complémentaire utile avec un aspect fédérateur de multiples paramètres. Elle est bien différenciée par les différents participants des autres lieux de prise en charge et de consultation. La médiation de la consultation se joue à de multiples niveaux, nous en énumérerons quelques-uns : une médiation entre la famille et l’institution, une médiation entre l’adolescent et sa famille pour une plus grande autonomie, une médiation de la maman avec elle-même pour être moins enfermée dans ses vécus traumatiques. La consultation s’arrêtera d’un commun accord au bout de dix-huit mois de suivi.

Une famille tchétchène

16 La famille de trois enfants, avec des difficultés sociales, psychologiques et médicales, nous est présentée par un travailleur social du dispensaire de Médecins sans frontières. L’aîné a 5 ans et présente des cauchemars et des réveils nocturnes avec des images de violences en Tchétchénie, la seconde enfant a un handicap neuro-moteur très invalidant et qui n’a jamais été pris en charge jusqu’ici. L’abord familial permet de ne pas stigmatiser l’enfant désigné comme souffrant, avec une prise en compte du groupe familial. Les premiers entretiens sont l’occasion de faire connaissance et de poser notre cadre de travail qui est de parler du présent et du passé, de tenir compte des problématiques administratives, économiques et sociales, tout en conservant une marge de manœuvre pour travailler sur les traumatismes psychiques. Il est important d’être vigilant sur les effets contre-transférentiels et les processus d’identification du groupe de cothérapeutes envers la famille. Ces dynamiques sont le plus souvent analysées dans le post-groupe après la consultation. Il s’agit, dans le premier entretien, de développer les conditions d’une alliance thérapeutique pour poursuivre un travail clinique. Le père a travaillé pour la sécurité intérieure de la nouvelle république tchétchène. Il a été blessé par balles et par une explosion, il en garde des cicatrices. Il se cachait, pour éviter d’être arrêté, car les soldats russes ou les milices auraient compris qu’il était combattant et il aurait été tué. Lorsque la maman était enceinte de sept mois, les soldats russes sont venus au domicile familial à la recherche de son mari. Elle a reçu un coup de pied dans le ventre et a accouché prématurément le jour même. Sa fille a un lourd handicap neuro-moteur. Les premières interactions soulignent à la fois une historicisation, une mise en récit des vécus traumatiques de guerre et de violence et, très rapidement, la confrontation difficile avec le pays d’accueil. La famille a subi un contrôle de police brutal dans les transports qui réactive les vécus traumatiques. Un épisode violent de contrôle d’identité sur le quai du rer, mains en l’air, rapporté par la famille, souligne les discriminations dont peuvent être l’objet les personnes qui ne relèvent pas des aspects normatifs d’une population, et cela interroge aussi sur l’éthique, la formation et les consignes données aux agents de l’autorité.

17 La famille a appris le rejet de la demande d’asile par l’ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) qui est vécu avec douleur, sentiment d’injustice, colère et incompréhension. Le rejet est quasiment psychotisant dans le clivage entre les vécus et dangers de mort dans le pays d’origine et la procédure administrative en France.

18 Nous avons ici le noyau dur de la réalité, la fuite ne suffit pas ; sans régularisation, c’est une fuite sans fin ou une reconduite à la frontière. Cela réactive toute l’ambivalence, rester/partir, mourir/survivre, c’est aussi souvent une réactivation des traumatismes et des angoisses de mort (Pestre, 2008). C’est souvent dans un second temps qu’apparaît l’impact psychologique des événements traumatiques vécus dans les pays d’origine : les cauchemars post-traumatiques des parents et de l’aîné des enfants, la culpabilité du père d’avoir fui la situation de guerre, la dépression de la mère, des violences conjugales, des problèmes de santé des deux parents. Si ce présent symptomatique est à relier au passé, il est également à mettre en relation avec la précarité vécue ici, « l’exclusion et l’isolement rencontrés ainsi qu’à cette condition politique indéterminée et trouble dans laquelle la majorité d’entre eux se trouvent immergés » (Pestre, 2007, p. 137). Le dispositif de la consultation sert d’enveloppe contenante et médiatrice avec la réalité vécue pour évoquer et élaborer ces différentes problématiques avec un rôle d’orientation et de guidance pour des propositions qui sont négociées et concrétisées avec le cafda (Centre d’accueil de familles demandeuses d’asile).

Séquence clinique

19 Dans cette consultation, les cothérapeutes, dont certains sont originaires du Liban, du Maghreb ou migrants, font résonance avec leur expérience. Les interactions verbales sont médiatisées par l’utilisation d’images, de proverbes et de métaphores pour produire de l’insight et de d’étayage. Dans cette courte séquence, la famille est parlée par les cothérapeutes comme greffe de représentations ou moi auxiliaire pour contribuer à une élaboration. Il s’agit là de la position très ambivalente du père de famille dans l’exil : ici, là-bas. Les interactions médiatrices du groupe peuvent s’entendre à travers la théorie du self dialogique d’Hermann (Hermans, Kempen, 1993 ; Hermans, Rijks, Kempen, 1993) qui suggère qu’à l’intérieur de la personne, le self peut avoir des voix multiples et contradictoires qui ont besoin de négocier entre elles.

20

Cothérapeute Yomine : Monsieur semble être le pilier qui tient la maison. Pour pouvoir aider les autres, il faut s’aider soi-même.
Thérapeute principal (tp) : L’image de monsieur comme unique pilier peut être inquiétante ?
Sophie, éducatrice du cafda : Sur l’idée du pilier, je dirai qu’il faut plusieurs murs porteurs. Nous, on a l’impression que le mur porteur, c’est madame pour le quotidien et c’est très dur. On voudrait que le père se pose. Il a sauvé sa famille, il ne peut pas sauver tout le peuple tchétchène. Et il y a la maison qui doit tourner.
tp : Ce que dit Sophie, c’est que vous avez beaucoup fait pour sauver la famille. Mais maintenant, il y a le besoin de se poser dans la maison avec madame et d’habiter cette maison. On peut imaginer que la famille a besoin de votre présence dans le temps et dans l’esprit, maintenant il faut intégrer une nouvelle étape différente de la première. C’est de cette deuxième étape dont on parlera dans notre prochain entretien.
Sophie : J’ai une image du gruyère. Une personne a son cœur dans son pays d’origine. Il n’arrive pas à reconstruire.
tp : Il est solide, le gruyère, mais il a des trous qui sont des blessures et il faut être solide malgré ces trous.

21 La consultation va successivement médiatiser les problématiques. Le père insomniaque sera vu par un psychiatre, choisissant, pendant une période, un traitement médicamenteux plutôt qu’une psychothérapie avec des effets bénéfiques sur son sommeil et son caractère. La maman sera demandeuse d’une psychothérapie qu’elle effectuera avec la traductrice pendant plusieurs mois. L’aîné des enfants pourra être suivi en psychothérapie, la petite fille handicapée recevra un suivi médical approprié. Après un recours, la famille recevra le statut de réfugiée. Le suivi par la consultation spécialisée s’arrêtera d’un commun accord au bout de deux ans avec une famille apaisée acceptant les douleurs de l’exil et commençant à investir une nouvelle vie.

Conclusion

22 Le dispositif de consultation clinique transculturelle n’est pas a priori une situation de travail analytique. Pour autant, en nous inspirant de différents apports théorico-cliniques psychanalytiques, complémentaristes et groupaux, la question reste posée de la nature de cette médiation entre des espaces individuels et groupaux. À l’image de l’espace transitionnel de Winnicott (1975), la consultation est comme un sas entre des espaces groupaux familiaux, des espaces institutionnels, de nouvelles individuations imposées pas la situation de migration ou d’exil. Les travaux de René Kaës (2013) soulignent l’intérêt des dispositifs plurisubjectifs. Ses travaux ont aussi la qualité de mettre à notre disposition des concepts et des avancées théoriques pour éclairer notre travail : entre autres, le principe de polyphonie, la notion de résonance particulièrement précieuse pour notre travail en groupe, le groupe comme lieu d’émergence de configurations particulières du transfert avec la notion de diffraction du transfert. Le dispositif de médiation que constitue la consultation transculturelle nous semble particulièrement pertinent en pédopsychiatrie, dans une société multiculturelle où les problématiques peuvent être particulièrement imbriquées et complexes.

Notes

  • [1•]
    Que soient remerciés les familles, les traducteurs et nos collègues de la consultation pour leur contribution à cet article : Malamine Camara (psychologue clinicien, co-responsable de la consultation transculturelle), Marine L’Huillier (orthophoniste), Juliana Pollastri (psychologue clinicienne), Gilles Derhi (psychiatre), Stéphanie Weiss (assistante sociale), Marie Haddad (psychologue clinicienne stagiaire, Université Paris Descartes), Rabab Elghanaoui (étudiante en psychologie stagiaire, Université Paris 13), Laura Tarafas (psychologue clinicienne stagiaire, Université Paris 13) et Ignacio Garcia-Orad (pédopsychiatre, praticien hospitalier, responsable de Pôle, 2e secteur de psychiatrie infanto-juvénile du Val-de-Marne) pour son soutien à la consultation spécialisée.

Bibliographie

  • Devereux, G. 1951. Psychothérapie d’un Indien des plaines, Paris, Fayard, 1998.
  • Devereux, G. 1972. Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion.
  • Hermans, H. ; Kempen, H. 1993. The Dialogical Self: Meaning as Movement, San Francisco, Academic Press.
  • Hermans, H. ; Rijks, T. ; & Kempen, H. 1993. « Imaginal dialogues in the self: Theory and method », Journal of Personality, n° 61, p. 207-235.
  • Kaës, R. 2013. « L’extension de la psychanalyse. Introduction à quelques problèmes épistémologiques », Cahiers de psychologie clinique, n° 40, 2013/1, p. 47-69.
  • Kaës, R. 1998. Différence culturelle et souffrance de l’identité, Paris, Dunod.
  • Moro M.R. 1998. Psychothérapie transculturelle des enfants de migrants, Paris, Dunod.
  • Mouchenik, Y. ; Shehadeh, S. et coll. 2010. « Une clinique de l’accueil et de l’accompagnement. La prise en charge d’une famille demandeur d’asile politique refugiée en France » Annales Médico-Psychologiques, n° 168 (10), p. 733-739.
  • Nathan, T. 1986. La folie des autres, Paris, Dunod.
  • Pestre, É. 2007. L’État, le réfugié et son thérapeute : les conditions de vie psychique des réfugiés, Thèse de doctorat, Université Paris vii.
  • Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
Yoram Mouchenik
Professeur de psychologie clinique interculturelle, Université Paris 13 ; psychologue clinicien ; responsable de la consultation transculturelle, 2e secteur de psychiatrie infanto-juvénile du Val-de-Marne, cmp, 6 rue Dohis, 94300 Vincennes ;
yoram.mouchenik@gmail.com.
Nathalie Rosso
Praticien hospitalier, responsable des cmp Vincennes/Joinville, 2e secteur de psychiatrie infanto-juvénile du Val-de-Marne.
Marie-Pierre Lefebvre
Psychomotricienne, cmp, 6 rue Dohis, 94300 Vincennes.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/05/2018
https://doi.org/10.3917/ep.076.0080
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