1 Le bébé dans l’adulte…
2 C’est une belle expression qui nous fait penser au livre de S. Lebovici (1994) En l’homme, le bébé.
3 Il est clair que notre histoire précoce demeure inscrite en nous, plus ou moins profondément au sein de notre psyché, et que ceux d’entre nous qui s’intéressent plus particulièrement aux bébés et qui tentent de les comprendre, sont peut-être ceux qui sont le plus restés en lien vivant avec ces parties infantiles d’eux-mêmes.
4 Il apparaît, en effet, que l’observation des bébés ainsi que l’empathie à leur égard ne peuvent passer que par un processus d’identification régressive aux traces psychiques que notre propre enfance a, peu ou prou, laissées en nous.
5 Tout n’est pas inscrit au niveau du bébé lui-même, la sémiologie de la petite enfance incluant nécessairement la prise en compte de ce que le bébé nous fait éprouver, ce qui explique que parmi les impératifs de cette clinique du premier âge, il y a celui, essentiel, d’être une clinique contre-transférentielle (Alvarez, Golse, 2013).
6 Pour les cliniciens de la périnatalité, tout ceci ne fait désormais aucun doute.
7 Ceci étant, cette dynamique ne peut être qu’une histoire à double sens, dans la mesure où nos traces infantiles les plus précoces sont fondamentalement liées à l’histoire et à la qualité de nos interactions précoces avec nos propres caregivers.
8 Ce qui revient à dire que la question de savoir si l’ontogenèse de l’enfant commence par l’interpersonnel ou par l’intrapsychique est l’exemple même d’une question byzantine puisque, certes, l’intrapsychique du bébé se forme par intériorisation et spécularisation progressives de ses interactions interpersonnelles avec les adultes qui en prennent soin, mais que les interactions nouées par ceux-ci avec le bébé sont le fruit de leur monde intrapsychique et de leur histoire qui imprègnent et qui façonnent ces interactions.
9 Et l’on pourrait remonter ainsi de génération en génération…
10 De ce fait, aborder la thématique du bébé dans l’adulte nous conduit inexorablement à envisager non seulement le bébé que l’adulte a été, mais aussi la manière dont le bébé réveille en eux le bébé qu’ils ont été ou qu’ils pensent avoir été.
L’enfant qu’on a été, qu’on pense, qu’on espère ou qu’on craint d’avoir été
11 Nous savons bien déjà que l’adulte, dans ses interactions avec le bébé dont il s’occupe, lui « raconte » quelque chose du bébé qu’il a été lui-même, ou surtout du bébé qu’il pense avoir été, qu’il espère avoir été ou qu’il craint d’avoir été.
12 Le bébé que l’on a été, aussi agissant soit-il tout au fond de notre psyché, est d’un accès difficile car recouvert par une longue série de refoulements et par l’amnésie infantile.
13 Le bébé que l’on espère avoir été tire les choses du côté de l’idéalisation et, partant, il comporte peu de risques pour notre relation avec les enfants dont nous nous occupons.
14 Celui qui est le plus risqué, mais aussi le plus important à prendre en compte, c’est le bébé que nous craignons d’avoir été.
15 En effet, c’est celui-ci qui, souvent, est à la racine de nos vocations professionnelles dans le champ de la petite enfance (pour tenter, plus ou moins inconsciemment, de protéger les enfants dont nous aurons la charge des dangers et des difficultés que nous imaginons, parfois à juste titre, avoir rencontré), mais c’est aussi celui qui peut nous gêner pour accepter de renoncer à notre pouvoir sur les enfants, pour leur donner la possibilité de faire leurs propres expériences, de découvrir sous notre regard leurs ressources personnelles et spécifiques, et d’éprouver ainsi le plaisir de transformer leurs compétences potentielles en performances actualisées.
16 Vouloir faire les choses à la place de l’enfant, projeter sur lui nos propres solutions, l’empêche en effet d’avoir la satisfaction de réussir, non pas tout seul, mais par lui-même, aux côtés d’un adulte émerveillé, étayant et encourageant.
17 C’est cependant là que s’insinue notre ambivalence envers l’enfance, envers notre propre enfance, car ce désir d’aider l’enfant et de faire à sa place renvoie aussi à un rapport de pouvoir envers les enfants, rapport de pouvoir auquel les adultes ont beaucoup de mal, en général, à renoncer.
18 Renoncer à ce pouvoir suppose, en effet, de faire véritablement confiance à l’enfant, à ses rythmes internes de développement (dont dépend l’harmonie des acquisitions), aux bienfaits de la liberté motrice et au fait, finalement, que, sur le fond d’une attente tranquille de la part des adultes, les différents apprentissages se font toujours en leur temps, sans qu’il soit besoin d’accélérer les choses de manière inconsidérée, ce que les travaux de l’Institut Pikler-Lóczy ont désormais démontré à l’envi.
La transmission trans- et intergénérationnelle au regard de la théorie de l’après-coup
Une petite histoire des idées
19 Dès 1914, dans son article intitulé « Pour introduire le narcissisme », S. Freud avait insisté sur les deux aspects de l’identité, à savoir l’identité individuelle et l’identité groupale.
20 Selon lui, en effet, l’individu se trouve être « à lui-même sa propre fin » mais, en même temps, il fait partie d’un groupe qu’il constitue et qui le constitue, et « auquel il est assujetti sans l’action de sa volonté ».
21 De ce fait, pour se construire, l’individu hérite de tout un matériel psychique indispensable par le biais de sa filiation, ou plutôt de ses deux filiations (maternelle et paternelle).
22 À partir de là, tout un courant de recherches systémiques et psychanalytiques s’est développé pour tenter de préciser par où pouvaient s’exercer les influences des générations passées sur les générations présentes, étant entendu que la classique expression de « transmission d’inconscient à inconscient » décrit bien davantage les choses qu’elle ne les éclaire ou ne les explique.
23 Les recherches psychanalytiques se sont évidemment déployées ici dans le champ de la cure, c’est-à-dire fondées sur des reconstructions dans l’après-coup, mais sans possibilité d’observation en temps direct des processus en jeu.
24 L’essor de la psychiatrie du bébé et de la psychanalyse des enfants a permis au contraire, au cours des dernières décennies, une approche plus directe de ces phénomènes intergénérationnels, et l’observation directe des bébés et de leurs interactions selon la méthodologie d’E. Bick (1964) a également fourni des éléments de réflexion intéressants.
25 Il est, finalement, habituel de penser le transgénérationnel de manière descendante, soit des parents vers le bébé, le monde représentationnel des parents sous-tendant la nature de leurs interactions avec leur enfant et, à partir de là, l’organisation du monde représentationnel de celui-ci, mais les choses s’avèrent, en réalité, un petit peu plus complexes.
26 D’un point de vue terminologique, N. Abraham et M. Torok (1972, 1978), mais aussi S. Tisseron (1985), ont ainsi proposé de distinguer les concepts de transgénérationnel et d’intergénérationnel :
27 – la transmission transgénérationnelle (ttg) se jouerait essentiellement entre des générations sans contact direct, elle se ferait dans le sens descendant, et elle emprunterait surtout les voies de la communication verbale (digitale) et de ses particularités structurales (phénomènes de non-dit, par exemple) ;
28 – la transmission intergénérationnelle (tig), quant à elle, se jouerait au contraire surtout entre des générations en contact direct (parents et enfants), elle pourrait être à double sens, et elle passerait principalement par les voies de la communication non verbale ou préverbale (analogique).
29 Cette distinction terminologique n’est pas retenue par tous et, actuellement, le terme de transmission transgénérationnelle prévaut sans doute assez largement.
Une transmission intergénérationnelle descendante et ascendante
30 En tout état de cause, cette vision descendante et ascendante de la tig nous invite à faire un parallèle avec la théorie freudienne de l’après-coup, suffisamment connue pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en rappeler, ici, les fondements principaux.
31 Ce qu’il importe de souligner, en revanche, c’est que la « théorie de la séduction généralisée » proposée par J. Laplanche (1984, 1986, 1987) se montre aujourd’hui fort heuristique pour penser et pour revisiter cette dynamique de l’après-coup, et J. Laplanche (1999) insistait, précisément, sur la nécessité absolue de concevoir celle-ci comme une dynamique se jouant simultanément du passé vers le présent, et du présent vers le passé.
32 L’oralité du bébé réveille ainsi, en quelque sorte, l’oralité maternelle, par exemple.
33 Dans cette perspective, l’enfant se situe d’emblée dans l’après-coup, que l’on conceptualise celui-ci comme contracté au sein même du système des interactions précoces, ou comme dilaté sur plusieurs générations, dans la mesure où ce qui vaudrait pour l’enfant comme hypothétique premier temps du traumatisme peut toujours valoir pour ses parents comme énième coup venant s’inscrire au sein de leur propre histoire personnelle.
34 Autrement dit encore, si le passé des parents organise en partie le présent de leur enfant, de son côté, le présent de l’enfant réorganise les traces mnésiques que ses parents ont de leur propre passé, et il y a donc bien, là, un effet ascendant de l’enfant sur ses caregivers.
Modélisations disponibles
35 Jusqu’à maintenant, les deux grandes pistes de réflexion disponibles quant au processus de transmission intergénérationnelle descendante sont représentées, d’une part, par celle de l’interaction fantasmatique opérationnalisée par les mécanismes de l’accordage affectif décrit par D.N. Stern (1989, 1992), et, d’autre part par celle de la transmission des « modèles internes opérants » décrits au sein de la théorie de l’attachement (Bretherton, 1990).
36 Toutefois, il importe désormais de prendre en compte l’hypothèse d’une transmission intergénérationnelle ascendante, et c’est l’objet des quelques pages qui suivent, que de réfléchir à cette problématique particulière qui n’a pas encore été autant systématisée que la précédente.
37 Nous évoquerons successivement le modèle de W.R. Bion (1962, 1963, 1965, 1970), le modèle de l’attachement (Bowlby, 1978, 1984) et les travaux de D.N. Stern (1989) en matière de style interactif, ces différents modèles apparaissant désormais comme fort utiles, à défaut d’être encore strictement validés, au sens méthodologique du terme.
Un système projectif mutuel et réciproque (W.R. Bion)
38 Quand on sait la force du système projectif qui existe entre la mère et le bébé, et dont W.R. Bion a fait le vif de son œuvre, on voit bien que chacun des deux partenaires de l’interaction s’influence mutuellement, et on est bien là, nous semble-t-il, dans le cadre d’une transmission psychique intergénérationnelle à double sens, c’est-à-dire mutuelle et réciproque, même si dissymétrique.
39 On sait que W.R. Bion a proposé le concept d’identifications projectives normales qui renvoie à une évolution profonde du concept d’identification projective, évolution qui va des positions de M. Klein (1952) à celles de D.N. Stern en passant par celles de W.R. Bion avec l’introduction du concept d’identification projective normale (Hinshelwood, 2002).
40 C’est en effet un concept qui s’est beaucoup modifié depuis qu’il a été proposé par M. Klein (1952), laquelle y voyait un mécanisme de défense étroitement lié à la dynamique des pulsions de mort.
41 Quand, ensuite, W.R. Bion (1962, 1963, 1965) a distingué l’identification projective normale de l’identification projective pathologique, une première voie d’adoucissement du concept, si l’on ose s’exprimer ainsi, s’est fait jour puisque l’identification projective normale a dès lors été mise au rang des processus de communication de base au sein du couple mère-bébé.
42 Par la suite, au sein du courant développementaliste, anglo-saxon surtout, l’identification projective a été de moins en moins distinguée, en tant que telle, des projections en général, et, peu à peu, une sorte d’amalgame est venu englober l’identification projective dans le vaste ensemble, quelque peu flou, de l’empathie, qu’il s’agisse de l’empathie dans la cure, ou même de l’empathie la plus quotidienne qui soit.
43 Quoi qu’il en soit, ce sont les identifications projectives normales en jeu entre mère et bébé qui fondent l’emploi si fréquent du « on » dans le discours de la mère à son enfant, et ce sont elles aussi qui permettent la projection par le bébé de ses éléments « bêta » dans la psyché maternelle, et leur retour – par projection inverse de la mère vers le bébé – sous une forme transformée (grâce à la fonction « alpha » ou capacité de rêverie maternelle) et dès lors utilisable par lui pour la construction de son psychisme.
44 Ce circuit dit du « détour par l’autre », qui se trouve au cœur du modèle bionien, repose donc bel et bien sur un processus de transmission ascendante, du bébé vers la mère qui prête, en quelque sorte, au bébé son « appareil à penser les pensées » de l’enfant, protopensées qui se trouvent encore sous une forme impensables par lui du fait de son immaturité psychoaffective relative.
Les apports de la théorie de l’attachement
45 De leur côté, les recherches sur l’attachement laissent, indéniablement, une place à la notion d’après-coup puisque, par exemple, P. Fonagy (2001), au Centre Anna Freud de Londres, a bien montré qu’il existe des corrélations très fortes, d’environ 80 %, entre le type de réponses de la mère à l’Adult Attachment Interview (aai) et la nature des schémas d’attachement du bébé évalués à la « Strange situation ».
46 Autrement dit, une mère qui, à tort ou à raison, se fait une idée rétrospective sécure ou insécure de ses propres liens d’attachement précoces va, dans près de 80 % des cas, induire chez son enfant des schémas d’attachement respectivement sécures ou insécures.
47 Or, on sait que l’aai donne, en fait, accès aux représentations actuelles que l’adulte se forge de ses procédures d’attachement anciennes, et ces représentations se trouvent bien évidemment remaniées et reconstruites par toute une série de distorsions et de refoulements secondaires (liés à toute son histoire, à celle de sa névrose infantile ainsi qu’à sa propre conflictualité œdipienne).
48 Tout se passe donc comme si la naissance et la présence interactive du bébé de chair et d’os réactivaient, par un effet d’après-coup, les expériences passées de l’histoire infantile précoce de la mère, et ceci notamment dans le champ de l’attachement, expériences passées qui – même déformées – vont dès lors infiltrer la nature qualitative du système relationnel que la mère va inconsciemment proposer à son enfant.
49 Telle est l’hypothèse qui se présente d’abord à l’esprit pour rendre compte des corrélations saisissantes relevées par P. Fonagy et qui ont, en leur temps, suscité un certain désarroi chez les chercheurs et les cliniciens impliqués dans le domaine de la petite enfance.
50 En effet, le but des interventions thérapeutiques, et des interventions thérapeutiques précoces en particulier, est précisément, en général, de tenter d’éviter aux enfants et à leurs familles de s’enfermer dans des répétitions qui finiraient, sinon, par avoir valeur de destin ou de fatalité.
51 On sait bien, en effet, que certaines trajectoires existentielles (dans le champ de l’alcoolisme ou de la maltraitance, par exemple) ont tendance à se réécrire indéfiniment, de génération en génération…
52 Mais, alors, apprendre que les schémas d’attachement, sécures ou insécures, se transmettent à l’identique dans 80 % des cas, ne pouvait avoir qu’un effet décourageant, en semblant réduire à la portion congrue la part de liberté des sujets par rapport au poids de leurs héritages.
53 Si cette force de la répétition s’avérait démontrée comme quasi obligée du fait des effets d’après-coup (voire, ce qui serait pire, du fait d’une transmission génétique des « modèles internes opérants »), quelle serait alors la marge de manœuvre des soignants, quel serait leur degré de liberté thérapeutique, quelle serait la part d’espoir possible, et n’y aurait-il pas un risque de voir certaines équipes se trouver en quelque sorte prisonnières de leurs éventuels masochismes professionnels ?
54 Bien entendu, la sidération première devant ces résultats s’est vue très vite combattue, et ceci de plusieurs manières :
55 – en faisant appel à l’étude des 20 % de cas qui échappent à la transmission linéaire des schémas d’attachement (et ceci, habituellement du fait de l’intervention de tiers familiaux ou professionnels) ;
56 – en découvrant que les schémas d’attachement au père ou à la mère peuvent être de nature différente ;
57 – en intégrant l’idée que la stabilité d’abord présumée des schémas d’attachement était, en fait, fortement illusoire ;
58 – en admettant, enfin, que la typologie des schémas d’attachement n’avait valeur que de typologie expérimentale qui ne présumait en rien de l’avenir psychologique ou psychopathologique des sujets (sauf, peut-être, en ce qui concerne la catégorie dite « désorganisée »).
59 Mais il existe encore une autre hypothèse permettant de relativiser le pessimisme inhérent à une transmission intergénérationnelle descendante monotone et linéaire, et c’est précisément celle qui fait appel à l’idée d’une transmission intergénérationnelle ascendante.
60 Rien n’empêche, en effet d’imaginer que le bébé puisse activer, chez sa mère (voire chez son père ?), des représentations de schémas d’attachement plutôt sécures ou plutôt insécures, et ceci sans corrélation étroite effective avec ce qu’ont pu être, en réalité, ces schémas d’attachement précoces pour elle (ou pour lui).
61 On aurait là, en quelque sorte, une version intergénérationnelle de la théorie de l’après-coup qui, répétons-le, doit toujours se lire dans les deux sens, du passé vers le présent mais aussi du présent vers le passé.
62 Notre passé organise en effet notre présent, ceci est classique et bien connu, mais notre présent nous permet aussi de relire, de reconstruire et de rétro-dire notre passé qui, une fois remanié, aura alors un nouvel impact sur notre présent, et ainsi de suite.
63 En ce qui concerne la transmission intergénérationnelle, le schéma serait dès lors le suivant : l’organisation psychique des parents (en termes d’attachement, voire de manière plus large) imprègne à l’évidence les interactions avec leur enfant et donc l’organisation psychique de celui-ci, mais le fonctionnement psychique de l’enfant (son tempérament, la nature de son système projectif, les caractéristiques de ses modalités personnelles d’attachement, son style d’accordage affectif…) est également susceptible d’influencer le fonctionnement de ses parents, et de les rendre plus ou moins sécures ou insécures, indépendamment du type d’enfant qu’ils ont eux-mêmes été, ou qu’ils imaginent (espèrent ou craignent) avoir été.
64 « L’enfant fait mère sa mère », disait S. Lebovici (1983), ce qui allait déjà, nous semble-t-il, implicitement, dans le sens de cette hypothèse d’une transmission intergénérationnelle ascendante.
65 Reste désormais à prouver cette hypothèse au-delà de son évidence clinique et, pour en revenir à la question des schémas d’attachement, nous attendons désormais avec impatience l’étude de l’évolution de l’aai qui serait évalué une première fois chez des jeunes femmes (voire des adolescentes) en deçà de tout désir d’enfant, et une seconde fois, quelques années plus tard, après la naissance de leur enfant.
66 Si notre hypothèse d’une influence possible de l’enfant sur l’idée que la mère se fait de ses schémas d’attachement précoces est juste, on devrait voir alors, dans certains cas, la femme devenue mère susceptible de passer d’un schéma d’attachement insécure à un schéma d’attachement sécure, voire l’inverse si l’enfant exerce sur elle un effet désorganisant.
67 Ce type de recherches aurait, bien évidemment, un retentissement considérable en ce qu’elles nous inviteraient à renoncer définitivement à une vision par trop endogène de la transmission des schémas d’attachement.
68 Mais, en outre, elles viendraient également légitimer en profondeur tout le travail des équipes de psychiatrie périnatale qui, visant en particulier l’enfant et la qualité de ses interactions, sauraient ainsi qu’elles sont capables, dans le même temps, de transformer les représentations d’attachement de ses parents, en donnant ainsi une sorte de contenu expérimental au concept « d’enfant thérapeute ».
L’accordage affectif de D.N. Stern et la question des interactions fantasmatiques
L’accordage affectif ou harmonisation des affects
69 C’est D.N. Stern (1989) qui a décrit sous le terme d’« affective atunement » (terme traduit en français par « accordage affectif » ou « harmonisation des affects » pour garder la référence à la musique suggérée par le monème anglais « tune »), un mécanisme qui est devenu central dans notre compréhension des interactions affectives.
70 Fondé sur un système de signaux et de réponses en écho, il s’agit d’un mécanisme opérationnel dès le deuxième semestre de la vie du bébé (avec peut-être des précurseurs plus précoces) et qui permet à la mère (voire au père ?) et à l’enfant de se mettre en phase ou en résonance émotionnelle, c’est-à-dire d’être informés de manière symétrique et réciproque de l’état émotionnel dans lequel l’autre se trouve, en dépit du fait que si l’adulte a la possibilité de verbaliser son état affectif, tel n’est pas encore le cas pour le bébé.
71 Les signaux peuvent être émis soit par le bébé, soit par la mère, et il en va donc de même pour les réponses.
72 Ces réponses peuvent être immédiates ou différées, amplifiées ou atténuées et enfin uni-modales si les signaux sont échangés dans le même canal de communication, ou trans-modales si plusieurs canaux sont utilisés (Golse, 2006).
73 Autour du sixième mois, la stabilisation de cette intersubjectivité et la construction de la parentalité facilitent l’observation des mécanismes de mise en phase de leurs états affectifs, déterminés par l’homologie de structure entre les signaux et les réponses des partenaires.
74 Dans cette construction commune, la clarté des signaux et les compétences de l’enfant jouent un rôle majeur, de même que les capacités d’identification régressive et la réactualisation des scénarios de l’histoire infantile de l’adulte. Nous voyons donc ici s’insinuer toute la profondeur de la transmission trans- et intergénérationnelle à double sens.
75 L’accordage affectif constituerait un repère interactif majeur, fournissant au bébé le substrat relationnel nécessaire à l’organisation de son expérience de chaque instant, au fondement de son narcissisme et au soutien d’une dynamique développementale de construction et de croissance psychiques (Stern, 1989).
Les interactions fantasmatiques
76 Ce concept a été élaboré par B. Cramer et F. Palacio-Espasa (1983), L. Kreisler (1987) et S. Lebovici (1983) à partir des années 1970, se fondant sur l’observation des influences réciproques du monde interne des partenaires au sein de la dyade et de la triade.
77 C’est sans doute le niveau interactif qui renvoie le moins à une véritable symétrie entre le bébé et l’adulte, du fait de la grande dissymétrie qui existe entre le fonctionnement psychique du bébé et de l’adulte (Golse, 2006).
78 La vie fantasmatique des parents est faite d’affects et représentations autour de leur histoire infantile et familiale, des contingences actuelles et des constructions concernant l’enfant.
79 La vie fantasmatique du bébé, rudimentaire à ses débuts, va se développer assez rapidement et interagir avec celle des parents, et c’est également l’accordage affectif qui semble aujourd’hui le meilleur candidat au rôle de messager de l’interaction fantasmatique.
80 Du point de vue de la transmission inter- ou transgénérationnelle, l’interaction fantasmatique avec le père et avec la mère peut être contradictoire, aboutissant parfois à des mandats transgénérationnels inconscients incompatibles (Lebovici, 1998).
L’impact du bébé sur le style interactif de l’adulte
81 Le style interactif du bébé (partie intégrante, probablement, de son tempérament) va dès lors entrer en résonance avec les représentations mentales maternelles à propos du bébé, effet de résonance qui forme le socle des interactions dites fantasmatiques.
82 On peut alors se demander si l’effet du style interactif du bébé correspond seulement à une activation linéaire de ces représentations maternelles, ou s’il se trouve, au contraire, en mesure de modifier, de remanier, de transformer ces représentations, en ouvrant alors sur un véritable processus de transmission intergénérationnelle ascendante.
Conclusion
83 On s’aperçoit que cette question du bébé dans l’adulte a ouvert tout un pan de réflexion clinique, technique et théorique dans le champ de nos interventions thérapeutiques auprès des bébés, et que, là encore, attachement et psychanalyse s’avèrent profondément complémentaires pour enrichir notre vision des choses et nous permettre de les penser simultanément en référence à la métapsychologie et à la théorie de l’attachement.
84 Les modélisations actuellement disponibles nous permettent désormais de théoriser une transmission ascendante, du bébé vers les adultes, et c’était ce sur quoi nous souhaitions insister ici.