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Les mineurs isolés étrangers : des jeunes à l’épreuve du soupçon

1 Les vagues successives de migration n’épargnent pas les enfants et les adolescents, dont les caractéristiques tendent à se diversifier au gré des populations concernées, des soubresauts de l’Histoire et des politiques migratoires à l’œuvre. Débordant largement celle d’enfants d’immigrés accompagnant ou rejoignant leurs parents, une catégorie de plus en plus visible apparaît depuis quelques années dans le champ de la protection de l’enfance : les mineurs non accompagnés (mna) (par des référents légaux), autrement appelés mineurs isolés étrangers (mie) par les professionnels qui les prennent en charge depuis une vingtaine d’années en France, ou bien « mineurs séparés » par le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies.

2 Ces jeunes, qui sont près de neuf mille en France métropolitaine (d’après France Terre d’Asile), se concentraient il y a encore quelques années plus spécifiquement en Seine-Saint-Denis, à Paris, dans le Nord et les Bouches-du-Rhône avant de voir leurs prises en charge généralisées à la plupart des départements français, du fait de la circulaire Taubira du 31 mai 2013 qui visait à une répartition plus équitable de ces prises en charge par l’Aide sociale à l’enfance. Depuis, un temps d’évaluation est organisé sous la forme d’un dispositif d’accueil de quelques jours dans le cadre de la nouvelle loi de la protection de l’enfance (du 14 mars 2016). Pourtant, un certain nombre de ces jeunes échappent à toute protection, soit parce qu’ils ont été évalués majeurs ou non isolés lors des différentes étapes administratives qui jalonnent leur accès à un accompagnement éducatif, soit parce qu’ils ne demandent pas de prise en charge (tels les mille trois cents mineurs isolés errant à Calais dans l’espoir d’atteindre les terres britanniques).

3 Alors que l’Europe affronte la pire crise de réfugiés depuis la Seconde Guerre mondiale, la France fait face à un impératif humaniste qu’elle ne parvient pas à assumer pleinement : au lieu d’être légalement considérés comme des enfants en danger (selon l’article 375 du Code civil), donc éligibles à une protection de l’État, quelle que soit leur nationalité, le contexte de la prise en charge de ces jeunes s’avère de plus en plus troublé, amenant le Conseil de l’Europe sur les discriminations à mettre l’accent, le 17 février 2015, sur des défaillances du système d’immigration français, notamment lors de l’accueil et de la prise en charge des mineurs isolés étrangers. L’unicef, quant à elle, a publié le 16 juin 2016 un rapport alarmant au titre éloquent : « Ni sains ni saufs, enquête sur les mineurs non accompagnés dans le nord de la France ».

4 Parmi ces jeunes pris, avec de fortunes diverses, dans les dédales administratifs des institutions chargées de les évaluer avant même de les protéger, un certain nombre présente des troubles psychiques nécessitant des soins spécifiques. L’étude de Verliet et Derluyn (2014) analyse que ces jeunes présentent une grande diversité de symptômes psychiatriques (dépression, troubles anxieux, état de stress post-traumatique) qui sont constatés dès leur arrivée dans leur pays d’accueil et susceptibles de se pérenniser par la suite ou bien d’évoluer vers une chronicisation. Le contexte de prise en charge délicat, ainsi que la nature des troubles dont l’évolutivité et les modalités d’expression s’avèrent complexes, ont amené les soignants qui s’en occupaient régulièrement à l’Hôpital Avicenne, à mettre en place à la Maison de Solenn de l’Hôpital Cochin une recherche-action visant à améliorer leur prise en charge en se centrant sur la relation qui s’est construite entre les mineurs isolés et leurs professionnels éducatifs référents (du foyer de vie, de l’association qui s’en occupe quotidiennement, ou bien de l’Aide sociale à l’enfance).

5 Faisant suite à cette recherche, un dispositif clinique transculturel, le dispositif natmie (Nouvel accueil transculturel des mineurs isolés étrangers), a été mis en place à la Maison de Solenn depuis avril 2015 par madame Fatima Touhami et le Dr Sevan Minassian sous la coordination du Dr Rahmeth Radjack, afin de les accueillir avec leur éducateur référent. Ce dispositif de soin ambitionne de leur permettre d’accéder à une prise en charge thérapeutique spécifique, qui, sans négliger les épreuves de leur quotidien, matérialisées et soutenues par l’accompagnement éducatif, tâche de s’intéresser aux remaniements identitaires à l’œuvre, pour que leur temporalité de développement psychique puisse s’autonomiser du réel.

Quelle place pour le trauma lors de la prise en charge des mineurs isolés étrangers ?

6 Dans le cadre de ce dispositif clinique, nous avons été amenés à accueillir un certain nombre de jeunes qui étaient marqués par le sceau du traumatisme. Une empreinte qui s’inscrivait avant même la migration, au cours du voyage, ou bien lors des épreuves traversées dans le pays d’accueil. Dans le cas des jeunes isolés étrangers, la migration s’est accompagnée d’expériences traumatiques dont les effets dépendent de la nature, la durée, l’exposition et la répétition de l’événement traumatique, ainsi que de l’âge développemental. Les expériences de vie passées, l’interprétation qui en est faite par l’entourage et le soutien à distance que reçoit le jeune de la part de sa famille et de sa communauté entrent également en ligne de compte.

7 La migration en elle-même peut donc s’avérer pour ces jeunes un traumatisme en soi, scandée pas des deuils inacceptables et par des renoncements. Un traumatisme aux dimensions multiples, qui se traduit à plusieurs niveaux par :

8 – le traumatisme classique : celui que nous décrivons classiquement, qui se manifeste par un choc, une effraction, et qui a des conséquences sur l’ensemble de l’organisation psychique ;

9 – le traumatisme « intellectuel » ou traumatisme du « non-sens », comme défini par le modèle du double-bind (double contrainte) de Bateson ;

10 – le traumatisme de la perte du cadre culturel interne, qui permettait de décoder la réalité externe. Rompant le cadre externe, la migration entraîne, selon Tobie Nathan, une rupture du cadre culturel intériorisé par le jeune.

11 Lorsqu’il y a traumatisme migratoire, c’est généralement ce dernier niveau qui est en cause, mais il peut aussi être associé aux deux autres types, les aspects culturels, cognitifs et affectifs pouvant, selon Devereux, interagir.

12 Lorsque nous recevons les jeunes qui nous sont adressés dans un contexte de trauma complexe, les institutions qui nous les adressent nous demandent en premier lieu d’aider le jeune à mettre en mots l’indicible de ce mal-être profond qui ne peut pas se dire. Parfois même, cette demande est contrainte par une échéance et un but précis : par exemple lorsqu’un juge ou un évaluateur doit rencontrer le jeune dans les semaines qui viennent afin d’évaluer la pertinence d’une prise en charge par les services de l’ase. Dans cette perspective, il est souvent demandé au jeune de donner la version la plus convaincante possible de son périple sous peine de voir sa demande retoquée. Ainsi, la demande de prise en charge, prise dans les injonctions paradoxales des différentes institutions, peut percuter de front les mécanismes de défense déployés par les mineurs isolés. Leur incapacité à dire ainsi que les incohérences de leur récit sont fréquentes et secondaires au traumatisme. Les incohérences sont fréquemment relevées d’un récit à l’autre et s’expliquent par la situation d’évaluation qui voit des jeunes acculés à raconter en détail les sévices et les épreuves subies à des évaluateurs non formés pour les entendre et en difficulté pour contenir une parole qui agit à rebours. Ces caractéristiques sont elles-mêmes les marques d’un trauma complexe, comme l’a démontré une étude de Herlihy (2002) auprès des demandeurs d’asile. Ces incohérences font que leurs récits sont perçus à tort comme preuves d’inauthenticité ou de mensonge par les évaluateurs qui les recueillent.

13 Lors de l’accueil du jeune et de son éducateur, il est donc nécessaire d’évaluer la demande de prise en charge, qui peut répondre à une nécessité liée aux étapes d’un accompagnement éducatif en tension permanente, et de replacer cette demande dans une séquence des soins qui n’est possible que dans un étayage constant et apaisé, où la parole du jeune est détachée des enjeux qu’on lui prête. Un trauma qu’on arrache laisse le patient exsangue, puisqu’il emporte avec lui la gangue protectrice de ses capacités à s’en défendre au quotidien : nombre de jeunes se retrouvent confrontés à une recrudescence des troubles (reviviscences, cauchemars, effondrement dépressif) suite à la révélation crue de leurs épreuves passées qu’on leur demande de faire. L’un de nos patients a pu dire à un soignant qui l’avait incité à raconter son histoire dès le premier entretien combien cela l’avait déstabilisé ensuite : il se demandait pourquoi, alors que les conditions d’une confiance n’étaient pas encore établies (« on ne se connaît même pas »), qu’il n’était pas prêt à (se) dire ces paroles qui avaient été soupesées et contenues jusqu’à présent (« à quoi ça sert de vous dire ça ? »), on lui avait demandé ainsi de se livrer au risque de le laisser désarmé face à la redite du trauma (« je suis mal maintenant »). Car la parole arrachée à l’indicible est un retour en mots à des émotions trempées dans l’horreur.

14 En tant que thérapeutes, notre première tâche consiste à aménager un canevas rassurant et pérenne, assimilable à une base de sécurité. L’accueil est primordial dans sa fonction même : le jeune a une place qui l’attend, définie par des rituels et des objets qui seront reconnus par la suite comme constitutifs du cadre (le tapis tressé de la table basse, les chaises disposées en cercle, la carte sur le mur), décor planté à chaque fois afin qu’il puisse se sentir attendu, « à sa place ». Les rôles et les positions de chacun sont définis à l’avance : le jeune se place entre l’interprète (qui a un rôle de médiateur culturel) et son éducateur référent. Le DMinassian et madame Touhami ferment le cercle, en hôtes zélés chargés de le recevoir au mieux dans un cadre dont ils perpétuent les rites. À la fin du premier entretien, les thérapeutes proposent au jeune de dessiner trois cercles : un figurant le passé, un le présent et un l’avenir. Puis de les commenter. Ce procédé vise à instaurer un rapport au temps subjectif, par l’intermédiaire d’une représentation qui le surprend quand la conversation paraît sur le point de se clore. Un exercice qu’il est autorisé à transgresser, afin de le rendre assimilable à sa propre expérience du temps. Il s’agit ici de partir d’une esquisse formelle, d’un exercice débordé par les mots qui lui prêtent sens et donnent l’impression fugace d’une continuité à nouveau possible de l’existence, en référence à la self-continuity de Chandler.

15 Le cadre, charpenté par une ponctuation et une territorialité du soin (le pédopsychiatre et la psychologue), sous-tendu par des rôles différenciés et un éventail d’interactions possibles, est un contenant où la parole est multiple et libre. Le médiateur culturel porte le lien aux ancêtres, à l’enfance, au pays d’origine. L’éducateur est le tenant du projet de vie et du présent, des perspectives et des épreuves rencontrées dans le pays d’accueil. Les thérapeutes eux-mêmes peuvent parler d’autres langues, rendre possible d’autres images ou représentations, comme cela a cours dans toute consultation transculturelle.

Des objets qui parlent, face à l’indicible

16 Il y a enfin les objets. Comme le décrit Fatima Touhami (2015) qui a défini leur usage comme outils de médiation lors de la recherche, ces objets sont là pour dire le temps et être des supports à la narration. Ils en sont même des activateurs formidables puisqu’ils se jouent des représentations jusqu’alors clivées du temps de l’histoire du jeune, qu’il va être amené à se raconter à lui-même, devenant ainsi, selon la perspective développée par Ricœur dans Temps et récit, à la fois acteur et scripteur de sa propre histoire. Ces objets peuvent être les éléments du décor mis à contribution lors du suivi, le jeu des cercles dessinés (qui est inspiré du circle test de Cottle) en fin de premier entretien, ou trois objets représentant le passé, le présent et le futur qui ont été demandés au cours du suivi pour établir et figurer un palier dans les étapes d’élaboration du jeune.

17 En effet, dans un premier temps, le processus thérapeutique permet d’établir une confiance. Nous questionnons notre capacité à recevoir la demande du jeune, à la différencier de celle de l’éducateur, de celle des institutions, et à y répondre sans pour autant les valider. Il s’agit plutôt de répondre en premier lieu aux douleurs somatiques, aux symptômes bruyants, qui impactent directement le quotidien (insomnie, asthénie, hyporexie, idées suicidaires, crises d’angoisse). Nous faisons ainsi la preuve de notre propre compétence de thérapeute et du soin accordé à la pragmatique du bien-être du jeune et nous pouvons nous autoriser par la suite à l’installer dans un processus psychothérapeutique tenu par les cordages de l’alliance thérapeutique ainsi établie, et pouvons dès lors le déployer dans le cadre d’un étayage qui a fait ses preuves.

18 La proposition des trois objets est une étape charnière, qui est parfois annoncée longtemps à l’avance : elle consiste pour le jeune à apporter pour une prochaine séance trois objets (objets usuels, poésie, musique, recette, image d’un lieu, souvenirs, photos, etc.) qui doivent faire référence aux différents temps : passé, présent et futur. Selon la définition reprise à Sprock-Demarcq (2008), ils sont pensés comme des objets flottants : « objet concept (qui s’inscrit dans et décrit une théorie constructiviste), objet expérience (qui crée un espace de rencontre codifié et scande les étapes du parcours), objet narratif (qui invite à rencontrer l’histoire autrement, par le jeu, la poésie, la métaphore, et engage une conversation créative) ». Ils ouvrent une fenêtre qui fait fi du non-dit pour se jouer des mots et réactiver un imaginaire fixé, jusqu’ici non communicable. Ils permettent d’accéder aux représentations du jeune, d’appréhender la place qu’il prend dans un récit qui le bouscule et le laisse parfois exsangue. Ces objets offrent un accès nécessaire non seulement pour les thérapeutes mais aussi pour l’éducateur qui ont pu penser devoir soit se passer du désir du jeune, soit lui prêter un désir qu’il n’était pas encore prêt à élaborer lui-même. Lorsque le jeune apporte les objets flottants, il montre qu’il est capable de poser une pensée en actes, et de le partager. Il révèle ses propres ressources, et l’éducateur peut désormais s’en saisir pour établir une interaction qui, selon Caille et Rey (2004), a « une force communicative propre, une magie différente de celle des mots», susceptible de prêter le flanc à un changement négocié et à un projet de vie co-élaboré.

Les nombreuses morts d’Alassane

19 Nous avons choisi, afin d’illustrer les différentes étapes du processus thérapeutique établi avec les jeunes isolés étrangers dans le cadre de notre dispositif clinique, de suivre la prise en charge amorcée avec Alassane, un jeune Djoula de Côte d’Ivoire âgé de 17 ans. Notre suivi s’est établi suite à un début de prise en charge abrupt mais efficace en psychiatrie adulte. Cela nous a permis par la suite de nous centrer sur la question du traumatisme et de ses implications dans les difficultés du jeune à s’inscrire dans une scolarité, dans un cadre de socialisation dédié, ainsi que sur la psychopathologie des troubles qu’il présentait. Alassane est par ailleurs un cas paradigmatique, puisqu’il a suivi le chemin de migration le plus dangereux, celui qui traverse la Libye puis la Méditerranée.

20 Lors de notre première rencontre, Alassane donne l’impression d’un jeune homme souriant, soigné, qui arbore fièrement des pendentifs aux motifs mystérieux sur la poitrine, un survêtement élégant et un sourire timide. Il est accompagné par son éducatrice de l’Aide sociale à l’enfance (ase), avec qui il a une relation respectueuse. Nous l’accueillons avec un médiateur culturel en djoula, mais Alassane souhaite parler français. Le médiateur culturel restera à disposition lors des consultations, quand bien même celles-ci devaient se dérouler en français : au-delà de la langue parlée, ce sont les systèmes de représentation culturelle qu’il devra traduire, tout en représentant un référent affiliatif du cadre culturel intériorisé par le jeune dans son enfance.

21 L’éducatrice d’Alassane nous explique que, suite à des idées suicidaires et une tristesse de l’humeur intense, Alassane a été hospitalisé pendant un mois dans le service adulte d’un hôpital psychiatrique. Il est suivi au décours de cette hospitalisation et prend depuis dix mois un antidépresseur et un traitement sédatif. Pourtant, il ne parvient toujours pas à aller régulièrement en cours (de français langue étrangère), a des difficultés relationnelles avec les jeunes qui cohabitent avec lui chez l’assistante familiale qui l’héberge, et a des idées noires ainsi qu’une insomnie persistante.

22 Nous commençons par évoquer les émotions qui l’assaillent lorsqu’il pense à mourir : il arrive à identifier de la colère, de l’impuissance, de la culpabilité et de la peur. Ces émotions contrecarrent une pulsion de vie qui pourtant ne s’éteint jamais, mais semble étouffée par le désespoir lorsqu’il est confronté à la solitude. Une solitude qui dépasse sa condition de mineur isolé, puisqu’elle s’apparente à la solitude du deuil. Il porte en effet ce deuil depuis la mort violente de son père. Alassane nous explique que son père est décédé lors d’un accident de voiture, dont le coupable avait fui, et qu’il a retrouvé son père en sang à l’hôpital paralysé et couché dans un brancard. N’ayant pas de quoi payer l’opération, Alassane explique avoir échoué à aider son père, ayant tardé à se procurer à temps des médicaments pour les ramener aux infirmiers lors d’une crise du père à l’agonie ; ce qui, selon lui, a pu causer sa mort. La première image traumatique dont il nous fera part est donc celle de son père en sang après l’accident, une image qui revient certaines nuits et certains jours, comme reviennent les émotions qu’il a ressenties lors de l’évènement traumatique : la colère, l’impuissance, la culpabilité et la peur prennent de l’épaisseur lorsque le récit du jeune se dévoile. Ce sont les émotions ressenties lors du décès du père, et qu’il revit avec une acuité intacte. Cette image traumatique est donc celle qu’il maîtrise le mieux, puisqu’elle concerne un évènement qui a été partagé et vécu avec des proches, donc qu’il est possible de raconter puisque la portée du choc ressenti peut se transmettre, se traduire en émotions partagées. Ce deuil traumatique s’est d’ailleurs inscrit dans une historicité de sa migration : il en est l’élément déclencheur. Suite à l’enterrement, la seconde femme de son père est partie avec les « objets » de son père. Alassane a alors pris le chemin de l’Europe. Ce deuil traumatique est celui qu’Alassane parvient à replacer précisément dans son histoire : il est la fin brutale de l’enfance, du sentiment de sécurité, le début de la solitude et du voyage. Il explique d’ailleurs que, pour parvenir aux autres images plus heureuses de ses parents, il doit remonter le temps en passant par ce nœud traumatique. Il prie pour dissiper les images, comme son père pasteur le lui a appris. Il réengage ainsi le fil de la transmission. Il explique d’ailleurs que lorsque ces émotions le cueillent, il convoque ses parents : lorsque ceux-ci viennent ensemble en rêve, il est protégé par leur présence. La puissance évocatrice de la protection (en rêve ou en pensée) vient surtout contrecarrer une détresse qui va se répéter à chaque fois qu’il voit les autres jeunes « avoir et faire avec leurs parents », ce qui le replace dans un sentiment de solitude insupportable.

23 À l’entame de l’entretien, nous avons rassemblé avec Alassane les demandes qu’il pouvait formuler pour aller mieux : il nous donne trois axes d’évolution possible. Vis-à-vis des autres, pour lui-même, et pour la réussite de son projet. Supporter le bonheur des autres, contrôler les « images » traumatiques, et améliorer ses troubles de concentration. Nous lui avons enfin demandé de nous laisser quelque chose, qui serait une carte du récit rapporté au temps, en nous dessinant les trois cercles (du passé, du présent, du futur) sans trop réfléchir. Une forme de don/contre-don qui scellait notre rencontre, et qui inscrivait sa présence dans une temporalité plus vaste, celle du récit. En préfigurant le temps à travers cette médiation, il se raconterait indirectement quelque chose : dans la mesure où, selon Ricœur, « il ne serait de temps pensé que raconté ».

24 Alassane nous dessine un poisson pour le passé (pour « l’eau traversée »), un cahier pour le présent (pour « les cours »), et des haltères pour le futur (afin d’avoir de la force, de « faire du sport et devenir agent de sécurité »).

25 Par la suite, nous avons suivi l’installation d’Alassane dans un appartement partagé avec d’autres jeunes, après à un passage à l’hôtel qui avait causé un effondrement dépressif : il les considéra très vite comme « des frères », puis fut très marqué par la violence et l’exclusion de l’un d’eux. Cette appétence pour des liens perçus comme des modalités affiliatives possibles est une caractéristique que nous avons dû prendre en compte dans le cadre des suivis de ces jeunes, celle-ci étant présente pour nombre de mineurs isolés. La relation avec l’éducatrice, souvent perçue comme la porte-parole du jeune en devenir, a été une variable importante de l’investissement transférentiel du jeune. Alassane était venu parce que l’éducatrice était inquiète pour lui, et qu’elle était persuadée de notre capacité à l’aider. Le lien transférentiel passait par l’éducatrice, et le cadre thérapeutique ne pouvait pas faire l’économie d’un tel intermédiaire lors des premiers mois du suivi.

26 Lors d’une consultation suivante, au décours d’une discussion sur les liens qui se créent puis se perdent, sur la difficulté d’Alassane à se remettre totalement de ses pertes et de ses vécus abandonniques massifs, nous avons pu parler des pendentifs qu’il portait : l’un d’entre eux était une balance de la justice, offerte par sa seconde famille d’accueil. Ce symbole, nous dit-il, lui rappelait que « la vie n’était pas facile, qu’il fallait être droit », mais qu’être protégé par une famille, même une famille qui avait décidé de l’accueillir comme l’un des leurs, était une protection qui autorisait à ressentir à nouveau « la joie ».

27 En parallèle, l’éducatrice fut encouragée à mettre en place des suivis pour les blessures physiques d’Alassane : des dents cassées, des stigmates sur un bras, et un doigt fracturé de longue date. Lorsque sa confiance en nos capacités à répondre à ses premières demandes fut actée, et que la réalité externe sembla s’être apaisée (reprise des cours, appartement intégré), nous lui avons demandé de nous apporter les trois objets : pour le passé, le présent, et le futur.

28 Alassane s’appliqua à imprimer des images glanées sur un moteur de recherche, et nous rapporta trois photos : le passé représentait un bateau rempli de migrants perdu au milieu de la mer, le présent montrait un élève suivant un cours dans une salle de classe, l’avenir représentait un uniforme de police vu de dos. Les séances suivantes, nous nous appliquâmes à commenter ces images avec lui.

29 Du passé, il nous raconta son départ de Côte d’Ivoire, son passage au Mali, au Burkina Faso, puis son arrivée au Niger. La traversée du désert dans une voiture tout-terrain pour parvenir en Libye : des chemins jalonnés de cadavres, un chauffeur saoul, qui violentait les passagères du convoi, et l’arrivée dans la ville libyenne de Sabha. Là, Alassane fut séquestré pendant six mois dans une cage à lapin, dans l’attente d’une rançon susceptible d’être payée par ses parents. Restés sans réponse, les bourreaux le firent trimer sur des chantiers à Tripoli afin qu’il paie ce qu’auraient dû leur envoyer ses parents. À chaque étape de son périple, Alassane dit avoir su qu’il n’y aurait aucun retour possible : un retour dans le désert aurait d’ailleurs été synonyme de mort assurée. Il put ensuite fuir avec une partie de l’argent gagné et le donna à un passeur qui lui avait promis de lui réserver une place dans un bateau afin de traverser la mer et rejoindre l’Europe. Un soir, le passeur le réveilla au milieu de la nuit pour lui dire qu’il partait. Il l’emmena devant un bateau vétuste, qui grouillait de monde : Alassane refusa d’y monter. Les passeurs le frappèrent alors jusqu’à ce qu’il accepte de monter. Il avait des dents et des doigts cassés, un bras blessé : la traversée fut une lente agonie semi-consciente qui aboutit dans un hôpital italien. Une fois sorti, il fut placé dans un foyer d’urgence où il fut agressé sexuellement par deux autres jeunes. Alassane reprit donc la fuite, avec pour seul objectif un rêve d’enfant : vivre à Paris. Arrivé en décembre à Paris, il fut confronté à un hiver qu’il ne connaissait pas et fut placé dans un hôtel où il s’enfonça dans la tristesse et la volonté de mourir : il fut hospitalisé par la suite dans un hôpital psychiatrique. Puis intégra une famille d’accueil avec qui les relations furent très tendues…

30 À plusieurs reprises, Alassane a eu l’impression de ne plus être un homme (comme dans le coffre de la voiture au Niger), puis de n’« être pas vivant » (dans la prison en Libye, dans le bateau traversant la mer, dans la chambre d’hôtel). Les jours passés dans la cage sont restés gravés dans un temps immuable, un temps mort où son corps était détaché de toute volonté, de tout élan vital, de toute émotion, mais où les perceptions physiques saturaient tout son espace psychique, avec une acuité telle qu’elles continuent à faire écho près d’un an et demi plus tard. Cette distension d’un temps subi, cuisant, perçu dans sa chair avec une sensation de perpétuité, sans issue possible, lui a donné l’impression de faire un interminable deuil de lui-même, et sa conscience de lui-même, son être-au-monde, avait perdu tout contour : il disait avoir le sentiment que la pensée s’était tue. Lorsque nous lui avons demandé quand il s’était enfin remis à vivre à nouveau, il nous a répondu : « Quand je suis arrivé à Paris, je me suis dit : “Non je suis encore vivant et je dois me battre”. » S’empressant ensuite de répéter : « Mais dans ma tête, j’étais toujours là-bas. » La réalité externe continuait à être décodée à la lumière de ses expériences traumatiques, puisque celles-ci avaient continué une fois arrivé en Europe (l’agression au foyer en Italie). Ainsi, nous avons pu décoder ensemble pourquoi Alassane, lorsqu’il fut hébergé par sa première famille d’accueil en région parisienne, se sentait pris d’un tel sentiment d’insécurité : il demandait avec insistance à quitter cette famille dont il se méfiait. Une famille « africaine d’Algérie », nous dit Alassane : à la lumière de son récit, nous avons pu comprendre qu’il assimilait cette famille aux agresseurs, puisqu’en Libye « les gens qui peuvent tuer, faire mal, en fait, sont les Arabes ». Alassane a ensuite eu la possibilité d’aller dans une famille relais, où il a pu montrer qu’il lui était possible de ne pas être en conflit, et que la cause de ses difficultés était à rechercher dans une représentation traumatique liée à des reviviscences complexes.

31 Lorsqu’enfin nous avons pu lui demander à quel moment sa « tête [était] revenue », il a parlé de sa solitude, de ce sentiment d’être perdu dans un entre-deux qu’il ne décodait pas. Une situation qui a cessé avec la rencontre avec son éducatrice, suite à la famille d’accueil, lors de son retour à l’hôtel faute de mieux. Celle-ci lui « explique bien comment ça se passe ». Alassane nous décrivit ensuite leur rencontre : « Elle a dit non, tu me fais confiance ou pas. Je te fais confiance, mais j’ai peur […] elle m’a touché. » L’éducatrice a pu être perçue comme un adulte qui l’a autorisé pour la première fois à se poser, à comprendre, et qui a mis une nouvelle trame dans son parcours, en l’inscrivant dans un nouveau système d’appartenance, où elle faisait office d’adulte référent, d’affiliation alternative. Selon les mots d’Alassane : « Je me suis retrouvé avec elle, directement. [J’étais] un homme vivant. »

32 Les deux autres images montraient un présent dans lequel Alassane voulait étudier, et un futur où il souhaitait négocier avec son rêve d’enfant de devenir policier « pour aider les gens, protéger les citoyens, arrêter le suspect, être quelqu’un ». Avec son éducatrice, ils ont pu s’accorder sur la possibilité de viser un contrat d’apprentissage d’agent de sécurité.

33 Lors d’une de nos dernières consultations, à l’entre-deux tours de la campagne présidentielle, Alassane nous a spontanément parlé de son inquiétude actuelle. Il craignait, après avoir vu le débat télévisé, que la candidate d’extrême droite ne soit élue et ne l’empêche d’accéder à son contrat d’apprentissage, à un permis de séjour, à un contrat jeune majeur (pour continuer à être pris en charge après ses 18 ans le temps de sa formation). Lorsque nous lui avons demandé comment il arrivait à rendre compte de cette inquiétude, il nous a dit écouter une chanson de rap de Black M, Je suis chez moi. En partageant cette chanson avec nous, il nous apportait spontanément un objet porteur de ses émotions du moment, comme nous le lui avons autorisé tout au long du suivi, et il nous permit de l’écouter pour comprendre sa peur et sa manière de se l’entendre dire différemment. Le refrain de la chanson disait : « Je suis français / Ils veulent pas que Marianne soit ma fiancée / Peut-être parce qu’ils me trouvent trop foncé / Laisse-moi juste l’inviter à danser / J’vais l’ambiancer / Je suis français. »

34 Ménager un espace possible à l’élaboration d’une prise en charge autour d’un trauma complexe comme celui des mineurs isolés revient avant tout à établir une ponctuation qui suive la temporalité psychique du jeune, tout en préservant ses mécanismes de défense et une incapacité à dire. Il s’agit alors de co-construire avec le jeune et son éducateur des manières de dessiner des contours à ce qui ne s’exprime pas, en passant par des supports possibles, des vecteurs de créativité qui puissent agir indirectement sur les capacités d’élaboration du jeune, tout en lui laissant la possibilité de ne pas s’exposer. La dynamique de la prise en charge, le maillage des interactions entre les intervenants et le jeune, ainsi que les révélateurs de sens employés, permettent de réactiver une pulsion de vie désincarcérée de la rémanence incapacitante du trauma, afin de l’arrimer à d’autres chemins, désormais possibles, loin de la violence et du deuil.

Français

Les mineurs isolés étrangers sont une catégorie de jeunes de plus en plus rencontrée par les intervenants de la protection de l’enfance. Un certain nombre d’entre eux souffrent de pathologies post-traumatiques complexes, et nécessitent une prise en charge spécifique. Dans le cadre du dispositif transculturel Natmie de la Maison de Solenn, ces patients s’inscrivent dans un processus de soin qui tient compte d’une temporalité psychique différente de leur réalité externe, de leur incapacité à dire, et de la nécessité de les protéger de la redite du trauma. À travers un exemple clinique, nous analysons les différentes étapes d’une telle prise en charge, les objets de médiation et de support élaboratif utilisés, et la place accordée à l’éducateur référent lors du suivi.

Mots-clés

  • Traumatisme psychique
  • mineur isolé étranger
  • adolescent
  • culture
  • identité
  • protection sociale de l’enfance

Bibliographie

  • Caillé, P. ; Rey, Y. 2004.Les objets flottants. Méthodes d’entretiens systémiques, Paris, Éditions Fabert, 2014.
  • Chandler, M.J. 2001. « The time of our lives : self-continuity in native and non-native youth », Adv Child Dev Behav., n° 28, p. 175-221.
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Sevan Minassian
Pédosychiatre, ap-hp, Hôpital Avicenne, Service de psychopathologie de l’enfant, de l’adolescent, psychiatrie générale et addictologie, université Paris 13 Sorbonne Paris Cité, e 4403 (utrpp)
sevan.minassian@aphp.fr
Fatima Touhami
Psychologue clinicienne, Maison de Solenn, mda Cochin, ap-hp, université Paris Descartes, cesp, Inserm u 1178
fatima.fz.2016@gmail.com
Rahmeth Radjack
Pédopsychiatre, Maison de Solenn, mda Cochin, ap-hp, université Paris Descartes, Paris
rahmeth.radjack@aphp.fr
Thierry Baubet
Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, Inserm u 1178, ap-hp, Hôpital Avicenne, Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, Bobigny
thierry.baubet@aphp.fr
Marie-Rose Moro
Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, université de Paris-Descartes, chef de service de la Maison de Solenn, mda Cochin, ap-hp; chercheuse au pcppea 4056, Sorbonne Paris Cité, Institut de Psychologie et cesp, Inserm
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/08/2017
https://doi.org/10.3917/ep.074.0115
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