Introduction
1 Ce travail porte sur la rencontre avec des mineurs dits étrangers isolés en milieu carcéral. Il vise à rendre compte de l’impact de l’incarcération sur leur fonctionnement psychique, sur leur confrontation avec les autres mineurs et aux codes sociaux, et de la façon dont, à partir de ces confrontations, il est possible de situer le jeune dans les processus de filiation et d’affiliation qui le traversent. Ce travail se construit à travers des vignettes cliniques, des entretiens individuels au sein du quartier mineur d’une maison d’arrêt.
2 La réflexion menée s’appuie sur l’observation de situations de violences soit portées sur eux-mêmes telles que des scarifications, soit portées sur des pairs ; violences qui renvoient alors à des processus de survie. Cette même dimension de violence, parfois extrême, interroge sur les processus alors en cours et le lien avec la construction possible ou pas d’un récit, d’une identité narrative plus ou moins chaotique. Comment, à travers une lecture transculturelle, ces mouvements peuvent-ils être compris, accompagnés ?
3 Il apparaît que l’inscription ou non des jeunes dans un tel récit rend compte de leurs liens de filiation, plus ou moins construits dans une dynamique groupale, familiale. L’identification et l’affiliation au groupe de pairs dépendent de l’efficience de ces liens. En fonction de cette inscription, s’est posée pour chacun la question de la survie identitaire ; survie face à soi, à sa famille ; survie face aux pairs dans des modalités de défense propres ; survie enfin face aux institutions. Il est apparu que ces modes de survie dans les formes extrêmes passent par le corps (scarifications, hétéro-agressivité, toxico-dépendance).
La détention des mineurs : enjeux et impact de l’incarcération
4 D’emblée, la question du temps se pose sous la forme de ce temps carcéral, par définition temps de la contrainte et des privations, qui mêle à la fois de l’urgence et de l’attente interminable.
5 L’arrivée en détention soumet le jeune à un ensemble de codes, de contraintes, de privations qui diffèrent selon qu’il est primo-incarcéré ou récidiviste. De nombreux intervenants professionnels auprès des jeunes s’accordent à dire que l’incarcération correspond à un traumatisme psychique indéniable, du fait de la rupture brutale du lien social, familial et scolaire qu’elle entraîne. Il est question d’un véritable « choc carcéral » pour certains. Cela provoque d’ailleurs une plus grande incapacité à faire face au choc carcéral, voire une plus grande morbidité chez les adolescents détenus qui, dans leur milieu habituel, étaient bien insérés et bien entourés, que chez ceux qui étaient déjà exclus ou fortement stigmatisés. Très vite, un facteur va constituer un marqueur de cette vulnérabilité, mais peut aussi être un facteur de protection parmi d’autres : la qualité des liens familiaux et, a minima, extra-familiaux.
6 De nombreux sous-groupes composent le groupe des détenus : les délinquants, les criminels, les prévenus ou les condamnés, les primo-incarcérés, les récidivistes… Une sorte de hiérarchie se profile et s’impose à tous. Chacun de ces groupes semble ne pas subir le même impact de l’incarcération. Le type d’affaire judiciaire en définit une ; il est connu que les personnes incarcérées pour des crimes de mœurs, les « pointeurs », peuvent être en danger en prison comme en bas de cette échelle hiérarchique. L’inscription dans un réseau de pairs se reconnaissant comme « semblables », partageant les mêmes valeurs, la même trajectoire, voire le même quartier, apparaît comme un facteur facilitant l’intégration dans cet environnement hostile. Les jeunes appartenant à des groupes dévalués, fortement stigmatisés, n’ont pas ou presque pas de possibilité de se comparer de façon positive.
7 La situation des mineurs étrangers isolés peut s’apparenter à ce cas de figure dans la mesure où ils se retrouvent sans ressources, sans soutien, sans affiliation dans le sens de regroupement avec les jeunes « des cités » majorant alors l’effet de la stigmatisation. Cet effet peut s’opérer dans les relations avec les pairs, qui sont, eux, pour majorité, enfants de migrants (première ou deuxième génération). Il en est également question dans le rapport avec l’institution pénitentiaire, le personnel de l’administration pénitentiaire sous plusieurs formes parfois empreintes de méfiance, de suspicion. De manière souvent dichotomique, les mineurs sont définis comme « bons mineurs incarcérés » ou « mauvais mineurs incarcérés ». En milieu carcéral, les mineurs étrangers isolés sont identifiés par le nom qu’ils transmettent aux autorités, associé au suffixe xsd – x se disant.
Le statut de mineur isolé étranger (mie) en France
8 Selon les dernières estimations, les mineurs étrangers isolés pris en charge par les services français de l’aide à l’enfance seraient au nombre de 9 000 ; chiffre approximatif et en forte augmentation du fait d’une actualité brûlante. La disproportion de ces chiffres, notamment entre le nombre de mineurs pris en charge et ceux laissés livrés à eux-mêmes est d’autant plus inquiétante que ces derniers sont extrêmement influençables et vulnérables, ce qui fait d’eux des proies faciles, à la merci des proxénètes et des esclavagistes modernes.
9 Le terme de mineurs étrangers isolés est une dénomination utilisée en France. L’onu parle de mineur séparé, la Belgique de mineur non accompagné. Dans les textes de l’ase, il n’existe pas de terme spécifique pour définir ces jeunes, ils sont assujettis à des mineurs en danger, à l’enfance en danger. Ce terme de mineur étranger isolé (mei) est apparu après 2005.
10 L’approche typologique d’Etiemble en 2001 définit six types de parcours comme outils pour les éducateurs : les exilés, les mandatés pour les études ou le travail, les exploités, les fugueurs, les errants, les rejoignants et les aspirants : ceux qui ont rejoint la France sur une décision personnelle, politique, sensible aux discriminations vécues dans leur pays d’origine.
11 La délimitation des « missions » n’est pas si nette, loin de là. Il est fréquent d’avoir plusieurs profils associés et bien plus complexes. Dans tous les cas, il existe la notion d’une vulnérabilité dans la mesure où, au cours de la période de l’adolescence, il est question de négocier des changements internes en même temps que les changements extérieurs massifs ; ce qui peut être débordant et source de déséquilibre.
12 Beaucoup de jeunes qui fuient un endroit précaire, une situation traumatique ou violente n’ont pas accès à des papiers d’identité avec des dates exactes. Les pays d’accueil inondés par les mineurs s’arrangent parfois pour les vieillir. De même, les jeunes ont tendance à se rajeunir pour accéder au statut de mineurs protégés, par des faux papiers par exemple. La question se pose alors à l’administration de leur âge réel : a-t-il plus ou moins de 18 ans ? Elle est confrontée à la question de l’âge adulte selon le modèle, le référentiel culturel.
13 Dès sa prise en charge sur le territoire français, se déroule un processus administratif d’évaluation et de contrôle des documents d’identité auprès du jeune selon la circulaire Taubira du 31 mai 2015. Si le jeune ne donne pas son accord, son document ne peut pas être expertisé. Ce désaccord est un élément qui peut jouer en sa défaveur puisque cette réaction peut alimenter des doutes sur son identité. Une expertise médicale peut avoir lieu si un doute subsiste après l’évaluation et le contrôle des documents. L’ensemble de ces questionnements prend la forme d’un entretien, d’un interrogatoire circonstancié auprès du jeune dont l’avenir se joue alors. Cet interrogatoire n’est pas évident pour ces jeunes qui doivent livrer toute leur histoire à des personnes qui leur sont inconnues, notamment pour les jeunes qui ont des histoires compliquées, voire traumatiques. Ce phénomène est en miroir de ce que vit le jeune mineur isolé étranger, lui-même pris dans des identités multiples, qui sont toutes aussi vraies ou toutes aussi fausses les unes que les autres et dans lesquelles il se confusionne lui-même. Le parcours administratif du jeune devient alors difficile et intervient souvent après un parcours migratoire tout aussi difficile. En effet, le sujet défini par son altérité et son étrangeté est alors tenu de raconter son histoire et d’exposer ses dits motifs, conditions d’exil comme « épreuve de vérité » ; sans compter qu’il doit apporter les preuves de ses dires malgré son parcours parfois chaotique.
Présentation de trois vignettes cliniques en situation d’incarcération
14 Les entretiens pédopsychiatriques avec les jeunes adolescents détenus arrivants constituent un temps obligatoire parmi d’autres ; ces rencontres obligatoires, définies par le règlement du quartier mineur, sont les entretiens avec les éducateurs de la pjj (protection judiciaire de la jeunesse), avec les enseignants, avec le « médical » et comportent un examen somatique et psychiatrique ainsi que deux rencontres avec le psychologue. L’accent du côté du médical est porté sur le caractère confidentiel et indépendant de l’administration pénitentiaire afin de faciliter l’accès aux soins, à un espace de soutien et de réflexion en ce qui concerne les espaces dits « psy ». Ces rencontres se déroulent par ailleurs dans un même lieu pour soutenir cette différenciation.
15 Ce premier entretien pédopsychiatrique vise à évaluer la santé mentale du jeune arrivant, à dépister des éléments cliniques en faveur d’un choc carcéral, à assurer une continuité des soins préexistants et à garantir les mêmes chances qu’en milieu libre, ordinaire. Pour tous, ils en sont à raconter pour la énième fois leur parcours, l’ensemble des pérégrinations les ayant amenés en maison d’arrêt ; cette fois-ci, le récit est centré sur leur vécu. Il s’agit de situer le jeune dans son environnement habituel, ses liens avec les figures d’autorité parentale, son mode de vie, son référentiel social, culturel.
Emil
16 Emil est âgé de 16 ans. La rencontre avec lui se fait dans les tout premiers jours de son arrivée par transfert au qm (quartier des mineurs) car l’ensemble des professionnels signalent un mal-être important du fait de son isolement, de blessures au corps. Il est primo-incarcéré pour avoir refusé de se soumettre au prélèvement biologique pour identification de son empreinte génétique et aussi pour refus de se soumettre aux opérations de relèves signalétiques et vol. C’est un adolescent discret qui garde le regard baissé. Son visage est marqué par un rictus de douleur ; il apparaît à la fois anxieux et triste. Son arrivée fait suite à un transfert après l’agression d’un membre du personnel pénitentiaire. Le barrage de la langue est au premier plan. Les rencontres sont marquées par une impossibilité à raconter, à parler de sa famille, de son parcours. Son pays d’origine même reste un mystère tant son discours est changeant selon son interlocuteur. Il rejoint la Belgique et vit dans une communauté qui l’accueille et l’exploite à la fois. La violence est palpable dans ses propos et c’est pour la fuir qu’il arrive à Paris ; il résume cette expérience par cette phrase : « Trop de problèmes. » Sur le plan clinique, les éléments anxieux et dépressifs sont majeurs. Son parcours est empreint de multiples ruptures des liens familiaux. Il évoque le décès de son père, la maltraitance par sa belle-mère. Ses propos sont marqués d’une grande confusion dans le temps et dans l’espace rendant son discours hermétique tant il est discontinu. Il garde le silence également sur son voyage, les conditions de celui-ci, les moyens qu’il a pu utiliser. À ces moments où le discours est confus, voire impossible pour lui, un sentiment de doute peut traverser l’interlocuteur ; il s’agit de doute sur la véracité de ses propos, de son âge dans le souci de masquer à l’administration des informations. La collision du discours et de la fiche pénale amène à ce doute avec le risque de passer à côté du vécu traumatique du jeune comme un obstacle au récit.
17 La stratégie qu’il mettra en œuvre tout au long de son incarcération est celle du repli sur soi. Malgré son affectation en groupe, Emil reste isolé, refusant fréquemment de sortir de sa cellule, de parler à d’autres. Ainsi la tendance à l’isolement et la mise en place d’un traitement anxiolytique ont constitué un mode de survie pour lui. À l’évocation de son histoire familiale, il garde le silence ; un silence pesant, tant il est chargé d’une humeur triste. Il apparaît dans une incapacité à penser, comme sidéré à cette évocation, comme se protégeant d’un effondrement plus important encore. Il répond inlassablement à ces questions qu’il pourra en dire plus une fois sorti de prison. Il est alors question de nombreuses plaintes somatiques notamment autour du sommeil, mais aussi des difficultés à respirer. Il craint d’avoir un problème au cœur ou aux poumons. Il donne l’image d’un adolescent abîmé physiquement et « malade », à qui il est nécessaire d’apporter des soins presque de maternage, qu’il importe de restaurer dans son intégrité physique. La mise en place d’un traitement médicamenteux permettra des temps de passage et de lien avec une infirmière. Le plus souvent, il s’agit de la même infirmière qui soignera également les blessures au corps qu’il a pu s’infliger dans les moments de rapts anxieux majeurs. Il apparaît important de prendre en considération les paroles de ce jeune afin d’amorcer une accroche via le corps comme amorce d’un lien possible. Entendre cette plainte, y répondre, permet de prendre conscience de ce qui viendrait faire mission pour ce jeune en tant que professionnel : mission de traiter, mission de l’aider à gérer sa violence.
18 Là encore, la notion du temps apparaît comme altérée. Tout se conjugue au présent comme la survie se fait au présent, dans l’immédiat. Le passé douloureux est oublié, refoulé ; l’importance est alors de panser les plaies du jour. Le manque de repères passés, de sentiment de sécurité intériorisé et le fait de ne pas pouvoir se projeter dans l’avenir laissent supposer qu’avant cette incarcération, Emil a connu l’errance déjà dans son pays d’origine. Il nous fait penser à ces enfants dits des rues du Maghreb. L’agir sous la forme des scarifications et la toxico-dépendance semblent s’apparenter à des tentatives d’apaisement de l’angoisse liée à la fois au trauma et à la violence subie lors de son exil. Le recours aux substances psychoactives – psychotropes et cannabis – constitue sa modalité de survie en ce milieu hostile. Il est question de l’extérieur lorsqu’il se retrouve livré à lui-même, mais aussi des caractéristiques du milieu carcéral : imprévisibilité de la durée d’incarcération, incompréhension de celle-ci, sentiment d’injustice.
19 Sa sortie survient, comme souvent, de manière brutale, laissant peu de temps aux acteurs sociaux pour se coordonner. L’intervention de l’ase en relais et en urgence permet de garantir un suivi, une prise en charge dans son sens le plus littéral. D’abord placé en hôtel, il ira ensuite en foyer avant d’échapper à l’accompagnement ase. Le cadre strict et fermé de la structure est l’objet de plaintes continuelles de sa part, avant qu’il décide de refaire une incursion dans son univers d’errance. Cette fugue sera vécue comme un échec pour l’équipe du foyer et de l’ase. Pourtant un lien opérant a minima a pu se construire pour Emil ; lien avec cette première institution de l’ase qui semble constituer un repère important dans le temps. Il reviendra après cette incursion, à nouveau en Belgique, vers les mêmes accueillants et exploitants, semble-t-il aussi. Les aspirations d’Emil vont vers un lieu de type hôtel, lui permettant d’aller et venir à sa guise, de se rendre vers les lieux de squats parisiens pour rejoindre ses compatriotes. Il peut évoquer un « ami », représentant ses aspirations en termes d’intégration ; lui permettant surtout de partager le même vécu, du même de son ailleurs. Son désir de « liberté » est plus fort que les aspirations ayant motivé son voyage en Europe. L’objectif actuel est de lui permettre de reprendre une place, dans un lien intergénérationnel, d’enfant, d’adolescent, inconnu pour lui depuis trop de temps.
Mirko
20 Mirko est un jeune de 16 ans et demi. Il est arrivé suite à une altercation avec le personnel pénitentiaire dans une autre maison d’arrêt où il était incarcéré depuis quatre mois. Il s’agit d’une deuxième incarcération. La rencontre a été brève avec ce jeune du fait de la survenue d’un incident. Il a le contact assez facile et un regard vif, souriant fréquemment. L’usage de la langue française reste malaisé même s’il n’hésite pas à questionner. Les échanges avec lui ne permettent pas de se représenter son histoire de vie. Il vivait avec sa mère et ses quatre frères et sœurs. Son père est décédé depuis près de deux ans. Il s’agit du seul élément retrouvé auprès de tous les interlocuteurs comme point de rupture dans son parcours et comme point de départ dans l’errance. Le récit du voyage vers l’Europe n’est pas accessible ; il élude vite la question pour aborder celles qui le tracassent au quotidien. Il est vite apparu une incompréhension de sa part des codes sociaux des autres jeunes. Il parle des insultes lancées par d’autres jeunes, insultes inacceptables sur sa mère, son père. Il manifeste alors des difficultés à gérer ses émotions face à ces provocations, à en saisir même la dimension de provocation. Les premiers jours, il a pu se rapprocher d’un autre jeune, échanger avec lui dans sa langue maternelle. Ce lien lui permet un soutien, une écoute, un espace d’échange entre mêmes. Aussi, dès le début, les rapports avec ses pairs dans le groupe ont vite été conflictuels autour de propos dénigrant sa situation, d’insultes générant un sentiment d’humiliation contre lequel il finit par se défendre. La violence à l’égard du jeune provocateur a été remarquable : Mirko s’est saisi d’un concertina et a tenté de lacérer le provocateur. L’attaque s’est retournée contre lui et a provoqué des blessures, des déchirures profondes, d’autant plus profondes qu’elles reflètent sa détermination à ne rien lâcher – il tient fermement deux armes en main, à savoir le concertina et des bouts de verre. Cette violence physique se retrouvait ailleurs. En effet, il présente des blessures du corps qu’il s’infligeait, des scarifications aux bras. Ainsi, la récurrence de ces actes contre lui et contre les autres, l’impossible récit de son parcours, de son voyage et de sa vie de là-bas amène à penser un vécu psycho-traumatique plus ou moins précoce et non résolu. La répétition de tels actes de violence mêlant colère et tristesse pour une survie face aux autres est frappante chez Mirko. Dans l’après-coup de l’incident violent, Mirko apparaît démuni et abattu face à l’injustice et la maltraitance dont il a fait l’objet. Même si la violence semble faire partie prenante de son histoire, il montre et parle de l’ampleur de ses blessures et craint d’en rester handicapé, de ne plus pouvoir utiliser son bras. Les douleurs vives se mêlent à des sentiments plus dépressifs de douleur morale. Il exprime à plusieurs reprises son souhait de ne pas réintégrer le groupe et de ne pas rester dans cette maison d’arrêt. Malgré la médiation proposée par la pjj, Mirko maintient sa position et demande à être transféré dans une maison d’arrêt où il sait qu’il pourra retrouver des compatriotes, d’autres jeunes comme lui « mineurs étrangers isolés ». Là aussi, il semble pris dans la répétition d’une errance, de centre en centre, sans pouvoir élaborer quoi que ce soit. Il semble que seul l’agir, la fuite peut le protéger, le mettre à l’abri. Il semble être pris dans une dynamique de répétition de probables psycho-traumatismes déjà subis dans son passé.
Erin
21 Erin est un adolescent de 17 ans. Il est primo-incarcéré et il présente des troubles apparentés à un choc carcéral, à savoir des nausées, une perte d’appétit, des difficultés au sommeil, des palpitations. La rencontre est aisée car Erin a un contact facile, et il verbalise facilement également. Il s’exprime parfaitement en français et son discours est structuré. Il vit à Rennes depuis un an, en appartement seul sous la responsabilité et l’accompagnement de l’ase. Il raconte de manière chronologique ce qui a motivé son incarcération actuelle. Il se trouvait avec des amis en week-end à Paris, dans l’appartement d’une connaissance de ses amis. Les faits qui lui sont reprochés font état de violences et de viol qu’il n’a pas commis mais auxquels il a assisté. Dans ce récit des faits, il décrit un état de sidération face à la violence d’autrui, sidération l’empêchant d’agir ou de penser. Il exprime son incompréhension face à l’incarcération qui prévoit un mandat de dépôt d’une année. Ses questions portent sur la suite de cette affaire, sur la rupture par rapport à son accueil ase, sa scolarité à Rennes. Le premier temps des entretiens avec lui vise à atténuer les symptômes anxieux. Son récit de vie est plutôt bien construit faisant référence régulièrement aux figures d’autorité, soit l’autorité parentale de ses parents biologiques restés au pays, soit l’autorité de substitution de son oncle résidant à Rennes. Dans son pays d’origine, il raconte que les mois précédant son départ, il vivait avec sa mère et ses deux sœurs plus jeunes sur le terrain familial à proximité de la grand-mère maternelle dans une petite ville de province. Il décrit un père absent, qui a disparu sans qu’il sache où il résidait. Il n’avait plus de contact, ni de lien avec lui depuis plusieurs mois avant son voyage en France. Ses journées se déroulaient le plus souvent dehors, avec des jeunes plus âgés, souvent majeurs. Il a interrompu sa scolarité expliquant que l’école ne permet pas d’accéder à un avenir correct (perte d’espoir dans le système éducatif). Son entourage familial est alors essentiellement féminin, composé par sa grand-mère, sa mère et ses sœurs. Il dit vivre « comme dans un hôtel », faisant état d’une certaine critique par rapport à son comportement non conforme alors aux attentes parentales et à ses devoirs d’aîné de la famille. Il est déscolarisé depuis mars 2014, avant de construire un projet migratoire vers la France. Ses motivations au départ sont le manque d’argent, le manque de perspective via la scolarité dans son pays, l’absence de cadre ; il dit qu’il sortait beaucoup et qu’il était souvent repris par sa grand-mère et son oncle maternel. Ses attentes portent sur la formation professionnelle pour lui permettre un retour au pays avec « une situation ». Son projet migratoire a été bien pensé et s’est déroulé dans des conditions plutôt favorables. Il explique qu’il s’est appuyé sur l’expérience de connaissances qui lui ont indiqué une marche à suivre bien précise. Une fois arrivé en France, il s’est présenté à l’ase pour bénéficier du statut de mineur isolé étranger et être pris en charge en termes de logement, de moyens de subsistance et d’accès à la formation. Il a choisi l’environnement dans lequel il voulait vivre, à savoir Rennes, son oncle maternel y résidant. Il explique aussi que cette ville correspond plus à ce qu’il connaît en termes d’échelle de population, préférant vivre dans une ville de province semblable à sa ville d’origine. Il se soumet alors à l’autorité de l’école comme garant de l’accès et de la continuité de ses conditions de vie vis-à-vis de l’ase. Il fait aussi et surtout référence à des valeurs bien ancrées autour de la filiation (mère, oncle maternel, tante paternelle vivant en région parisienne). Il dira, lorsque l’on aborde la place de son oncle : « Je lui dois le respect […] je ne peux pas vivre avec mais je ne peux pas dire non. » Son incarcération fait d’ailleurs suite à son non-respect d’une interdiction posée par son oncle qui est désigné comme un « deuxième père ».
22 Les contacts avec son référent ase de Rennes permettent de mettre en place des liens téléphoniques avec sa famille, avec sa mère et son oncle. Petit à petit, il apparaît qu’Erin a un réseau de soutien familial assez présent : sa mère, un cousin, son oncle. La reprise des liens, des échanges (téléphone, courrier) avec sa mère et ses sœurs le rendent triste même s’ils permettent à Erin de continuer de se projeter dans l’avenir. Il demande alors un transfert en maison d’arrêt sur la région de Rennes. C’est dans ce contexte qu’il quitte le quartier des mineurs afin de se rapprocher des personnes-ressources pour lui. Ce transfert vise également à soutenir la demande de poursuite de l’accompagnement ase, dans la crainte qu’il ne soit interrompu au détriment de la mise en place d’un suivi pjj. Effectivement, il n’est pas rare que, dès qu’un jeune entre dans le circuit judiciaire, son statut change avec un relais acté entre ase et pjj, comme si leurs missions coïncidaient en tous points. Il apparaît évident et essentiel que l’un ne se substitue pas à l’autre mais que les deux institutions peuvent l’accompagner chacune dans un champ qui lui est spécifique ; comme un soutien indispensable afin d’éviter la rupture et la perte de repères.
Discussion
23 À travers les entretiens, l’accès au récit narratif et au système de filiation apparaît comme révélateur du fonctionnement psychologique de ces jeunes. La défaillance dans les processus d’adaptation sociale ainsi que l’expression de mécanismes de survie extrêmes peuvent être mises en lien avec un certain degré de « désaffiliation ». L’incarcération apparaît comme un point de rupture supplémentaire dans la réalisation de leur projet. Elle réactive un vécu traumatique qui se répète, à un âge de transformations qu’est l’adolescence, au travers d’un environnement hostile : précarité sociale, répression judiciaire, humiliation… Ce vécu traumatique fait alors écho à leur histoire personnelle non dite, empreinte de carences, de maltraitances, d’abandon.
24 Leurs aspirations se trouvent interrompues par le passage en maison d’arrêt. Dans ces conditions, comment soutenir une trajectoire en lien avec les attentes du jeune pour lui permettre de se développer le mieux possible ? Si le jeune a vécu dans l’errance dans son pays d’origine, les objectifs seront alors différents. Se pose aussi la question de la figure parentale internalisée et réelle, de sa place dans les représentations du jeune, mais aussi dans la réalité.
25 Pour ces jeunes désignés comme étrangers, venant d’ailleurs, l’inscription narrative, à la fois synchronique et diachronique, peut faire défaut, paraître confuse, discontinue dans le temps comme dans l’espace. Il s’agit de les aider à configurer leur histoire avec leur environnement, de les amener à prendre en compte le changement et à en être acteurs. Il est avant tout question de reconstruire avec eux leur projet migratoire, les moyens mis en œuvre, leurs attentes et aspirations vus depuis là-bas ; ainsi que leurs désillusions.
26 L’écart se creuse entre ce voyage idéalisé, cette construction de soi idéal et la réalité de leur accueil par les écueils mêmes de ce temps de parcours carcéral. En effet, ce voyage est nourri par la recherche d’un idéal du moi à travers une société elle-même idéalisée par les images issues de la parabole, par les récits de ceux qui, partis aussi, ont réussi. Il s’agit d’un idéal de liberté, d’abondance et de justice. Il est question pour ces jeunes d’une tentative de reconstruction identitaire et sociale, de retrouver une place dans la société à travers le travail et la réussite matérielle. À partir de ce projet individuel, souvent longtemps espéré, plus ou moins mûri, plus ou moins préparé, le jeune mesure le degré d’accomplissement, la distance entre le projet rêvé initial et celui réalisé. Il s’inscrit dans plusieurs processus ; celui du deuil d’un avant, celui de la dette autour d’une réussite vis-à-vis de sa famille, celui de la création de nouveaux repères d’attachement. De même, à travers ce périple, se trouvent activés des éléments issus de l’inconscient collectif, notamment pour ce qui concerne les jeunes issus du Maghreb. Il est question de traumatismes transgénérationnels passés sous silence par les générations antérieures, accueillies dans des conditions difficiles en France à travers une histoire coloniale refoulée.