CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dès sa naissance, l’enfant a besoin que les adultes prenant soin de lui sachent identifier ses attentes, donner du sens à ce qu’il manifeste et valoriser ses manifestations émotionnelles ou verbales adaptées aux situations qu’il rencontre. C’est la condition pour qu’il croie dans la valeur des représentations personnelles qu’il se construit. Et cela ne s’arrête pas avec l’enfance. Toute la vie, nous cherchons un interlocuteur qui nous écoute et nous comprenne. La plus sûre façon de penser que nous l’avons trouvé est le fait qu’il semble partager nos émotions d’une façon visible sur son visage. La preuve en est l’importance que prennent pour chacun d’entre nous les hochements de tête de nos interlocuteurs lorsque nous leur parlons de quelque chose d’important. C’est que nous avons besoin, pour trouver le courage d’explorer des aspects de nous-mêmes douloureux, de nous sentir accompagnés et soutenus. Or c’est dans l’enfance que survient l’assurance de pouvoir trouver un tel interlocuteur.

2En pratique, cela passe par le fait que l’entourage de l’enfant est capable se réjouir avec lui de ce qui lui fait plaisir et de s’attrister avec lui de ce qui le peine. C’est ce que font spontanément la plupart des parents. Ils savent percevoir la signification des manifestations émotionnelles de leur jeune enfant et y réagir de façon adaptée. Quand il rit, ils l’accompagnent de leur sourire, et quand il est inquiet, ils savent le prendre dans leurs bras et le serrer contre eux. Ces interrelations rassurantes engagent l’enfant vers une confiance dans le monde et en lui-même équilibrée et saine. Il apprend à faire confiance à sa compréhension du monde et à croire que les autres peuvent l’aider à se comprendre lui-même. Il intériorise la possibilité de se rassurer et, plus tard, de rassurer les autres. C’est un peu comme s’il se disait : « Finalement, je n’ai que des avantages à montrer mes émotions à mes proches : ils me répondent avec les leurs, et nous passons d’excellents moments ensemble ! ». Il ne s’en rend pas compte, mais il est déjà pleinement engagé dans le processus d’appropriation subjective du monde.

3Malheureusement, certains parents répondent à l’angoisse de leur enfant par une inflation d’angoisse. D’autres font comme s’ils ne voyaient rien, ou comme si cela n’avait pas d’importance. Ils y répondent à côté, brouillent les repères de l’enfant, tentent de lui en faire adopter d’autres. Dans tous ces cas, l’enfant apprend à cacher ses émotions à ses proches, et, pour mieux y parvenir, se les cache aussi souvent à lui-même. Il se convainc qu’il « est nul », autrement dit qu’il est incapable de construire des représentations personnelles valides du monde ; ou, pire encore, il imagine que son interlocuteur a des intentions sadiques à son égard.

De l’empathie à l’intersubjectivité

4On comprend que de tels patients, adultes ou enfants, lorsqu’ils viennent en thérapie, soient particulièrement attentifs aux marques de compréhension de leur thérapeute. D’ailleurs, en début de traitement, ils accordent moins d’importance au fait de comprendre que de se savoir compris. Il leur faut d’abord prendre confiance dans la valeur de leurs expériences émotionnelles et de leurs productions psychiques pour accéder, ensuite, au plaisir de les partager. Et, pour y parvenir, il est essentiel qu’ils rencontrent un thérapeute qui leur montre ses émotions. C’est ce qui leur permet de faire des expériences différentes de celles vécues dans leur petite enfance : ces expériences seront à l’origine d’une façon différente d’envisager le monde et de s’envisager eux-mêmes. Leurs préoccupations authentiques et légitimes n’avaient pas été prises en compte dans leur petite enfance et ils en avaient déduit qu’elles n’étaient pas si légitimes que ça. Ils avaient pris l’habitude d’avoir chaud ou froid sans oser s’en plaindre, de ne jamais être certain qu’on les écoute, de renoncer à savoir s’ils avaient bien été compris, et finalement de faire ce qu’on leur demandait sans se poser de questions. En reconnaissant toutes ces préoccupations comme légitimes, le thérapeute leur rend le contentement, tari précocement chez eux, qu’on éprouve normalement à être soi-même. Une telle attitude porte un nom : l’empathie. Et la relation qui en résulte est ce qu’on appelle une relation intersubjective.

5Pour mieux l’appréhender, il faut nous représenter l’empathie comme une construction complexe constituée de trois étages superposés : en bas, l’empathie directe qui apparaît aux premiers temps du développement de l’enfant, avec ses deux composantes émotionnelle et cognitive ; au milieu, l’empathie réciproque ; et au sommet l’empathie à la fois réciproque et mutuelle, qui correspond à ce qu’on appelle aussi l’intersubjectivité. Après avoir d’abord donné à cette construction la forme d’une pyramide (2010), nous avons finalement opté pour celle d’un bateau afin de souligner son caractère de processus toujours dynamique [1].

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L’empathie directe (ou identification empathique)

6En bas se trouve donc la quille, partagée par tous les bateaux : c’est l’empathie directe qu’on trouve chez tous les êtres humains, mais aussi chez certains animaux, notamment les singes supérieurs. Elle se définit comme la capacité de changer de point de vue sans s’y perdre. Elle a deux composantes : l’une consiste à s’imaginer ce qu’on pourrait éprouver à la place de l’autre, à le ressentir partiellement (empathie émotionnelle) ; l’autre consiste à s’imaginer ce qu’on penserait si on était à la place de l’autre (empathie cognitive). La première amène par exemple un singe bonobo à cesser de se nourrir en appuyant sur un levier s’il découvre qu’un congénère placé dans une autre cage à côté de la sienne reçoit une décharge électrique à chaque fois qu’il appuie sur le levier. La seconde lui permet de faire semblant d’aller chercher des bananes là où il n’y en a pas pour entraîner ses congénères sur une fausse piste afin de garder sa découverte pour lui tout seul.

7Les bases de cette capacité sont neurophysiologiques : elle est toujours assurée chez les humains, sauf en cas de trouble mental autistique. L’empathie émotionnelle (parfois appelée intelligence émotionnelle) apparaît au cours de la première année de la vie, plus ou moins précocement selon les auteurs, lorsque le bébé commence à faire la distinction entre soi et l’autre. Elle permet d’identifier les émotions ressenties par un interlocuteur et les siennes propres, et d’y réagir de façon appropriée. Quant à l’empathie cognitive, elle apparaît aux alentours de quatre ans et demi : c’est ce qu’on appelle plus couramment la théorie de l’esprit.

8En principe, les deux sont liées et constituent ensemble la capacité d’identification. Lorsque nous comprenons le point de vue de l’autre en nous identifiant à lui, nous ressentons en même temps ce qu’il ressent. Ce lien serait toutefois inexistant (ou rompu ?) chez les personnes qu’on appelle « psychopathes » : ces dernières auraient la capacité d’utiliser leur compréhension d’autrui pour le manipuler ou l’exploiter sans en être affectées.

9Mais, de façon générale, la capacité d’identification, dans sa double composante émotionnelle et cognitive, ne nécessite pas de reconnaître à l’autre la qualité d’être humain. La preuve en est qu’on peut s’identifier à un héros de dessin animé ou de roman. L’empathie directe peut tout autant être mise au service de la réciprocité que de l’emprise. Dans le premier cas, elle suscite l’entraide et la solidarité ; dans le second, elle entretient des formes parfois très subtiles de manipulation des esprits et des consciences. En outre, à partir de l’âge de sept ans, l’enfant a la possibilité d’inhiber son empathie pour autrui. Le problème principal de l’empathie n’est pas celui de son développement, mais des raisons sociales qui amènent chacun à pouvoir l’inhiber.

L’empathie réciproque

10Pour prendre en compte la complexité des relations humaines, il nous faut faire intervenir une autre dimension. Nous choisissons de l’appeler « empathie réciproque » car elle nous paraît exactement complémentaire de l’identification empathique, la réciprocité en plus. Cette construction n’est pas nécessaire au navire empathie, qui peut flotter sans elle, mais elle souligne que le navire est habité par des êtres humains. Elle relève donc d’un choix moral. Cette empathie-là ajoute à la possibilité d’avoir une représentation du monde intérieur de l’autre, le désir d’une reconnaissance mutuelle et l’acceptation du fait que passer par l’autre est la meilleure – et la seule ? – façon de se connaître soi-même. Non seulement je m’identifie à l’autre, mais je lui accorde le droit de s’identifier à moi, autrement dit de se mettre à ma place et, ainsi, d’avoir accès à ma réalité psychique, de comprendre ce que je comprends et de ressentir ce que je ressens. Nous acceptons de percevoir les autres hommes comme pourvus de sensibilité au même titre que nous et non pas comme de simples choses. Cette reconnaissance permet, comme l’a montré Emmanuel Levinas (2004), de concilier asymétrie et réciprocité en renvoyant à l’expérience du miroir. Elle implique un contact direct ainsi que tous les gestes expressifs – sourire, regard croisé, expressions faciales – par lesquels j’atteste accepter de faire de l’autre un partenaire d’interactions émotionnelles et motrices. Inversement, l’absence de cette médiation expressive revient à nier l’existence de l’autre.

11Cette reconnaissance réciproque a trois composantes complémentaires : reconnaître à l’autre la possibilité de s’estimer lui-même comme je le fais pour moi (c’est la composante du narcissisme) ; lui reconnaître la possibilité d’aimer et d’être aimé (c’est la composante des relations d’objet) ; lui reconnaître la qualité de sujet de droit (c’est la composante de la relation au groupe) [2].

L’empathie réciproque et mutuelle, ou intersubjectivité

12Enfin, au-dessus se trouve la cheminée du navire, qui indique aux enfants que le navire a une source d’énergie propre et peut avancer : l’empathie est une force qui pousse au lien, c’est-à-dire à la relation intersubjective. Ce désir de validation par le regard d’autrui trouve son origine au début de la vie, lorsque le bébé cherche une approbation de lui-même dans les yeux de sa mère. Il nous accompagne ensuite tout au long de la vie, et trouve aujourd’hui dans les nouvelles technologies un support privilégié d’expression et de mise en scène (Tisseron, 2008). Dans tous les cas, ce désir suppose que je reconnaisse à autrui le pouvoir de m’informer utilement sur des aspects de moi-même encore inconnus. Il ne s’agit plus seulement de s’identifier à l’autre, ni même de reconnaître à l’autre la capacité de s’identifier à soi en acceptant de lui ouvrir ses territoires intérieurs, mais de se découvrir à travers lui différent de ce que l’on croyait être et de se laisser transformer par cette découverte.

13Cette empathie n’est plus seulement réciproque. Elle est aussi mutuelle : chacun apporte ce qu’il possède et profite de ce que les autres apportent à la mesure de ses besoins : elle n’est donc pas forcément symétrique. Le regard n’y est plus nécessaire, mais il a toujours été nécessaire au temps précédent puisqu’il faut que l’empathie comme reconnaissance réciproque ait été posée. Alors les ressemblances importent plus que les différences et les parcours de vie différents de deux interlocuteurs sont une source d’enrichissement pour chacun.

En conclusion

14Le mot d’empathie désigne donc ce que nous essayons de faire, en tant que thérapeute, pour rendre à ces personnes le goût de l’échange vivant et leur permettre une existence plus facile. Ils s’y trouvent aidés dans les domaines qui ont été les moins explorés par Freud et qui sont devenus la cause principale de souffrance psychique : la construction d’une estime de soi adaptée permettant un attachement confiant au monde, et l’élaboration des traumatismes auxquels ils ont été confrontés. Pourtant, reconnaissons-le : il est impossible de compenser totalement auprès de tels patients ce qui leur a cruellement manqué dans leur petite enfance. La thérapie ne peut tout réparer, pas plus que la famille ou l’environnement. Au mieux, ils se stabilisent et s’insèrent. Du point de vue d’une « guérison » possible, c’est peu, mais pour la vie, c’est déjà beaucoup !

15Quant au thérapeute, souhaitons-lui de trouver dans ce cheminement partagé une issue nouvelle aux conflits psychiques restés en suspens dans son analyse. Leur travail commun confortera alors patient et thérapeute dans le fait qu’il existe chez l’être humain d’autres forces que l’exaltation de soi et la recherche du pouvoir. Le désir de penser ensemble, de rêver ensemble, d’imaginer ensemble et de comprendre ensemble, vaut comme autant de façons de se réconcilier aussi bien avec les autres qu’avec soi-même parce qu’on y reconnaît l’autre autant que l’on est reconnu par lui.

16Bien sûr, cela ne correspond pas forcément à l’image que le patient se faisait d’un psychanalyste, mais il s’en console vite en découvrant le plaisir qu’il prend à partager avec lui…

Notes

  • [1]
    D’autres choix sémantiques sont possibles. Le plus courant consiste à penser l’ensemble de ces étages sous le mot compassion, pris non plus au sens qu’il a dans la tradition chrétienne, mais au sens qu’il a dans la tradition bouddhiste : l’être humain y est considéré comme en souffrance permanente par rapport à son désir d’un bonheur toujours impossible. Le mot compassion ne désigne plus alors la miséricorde et la pitié, mais l’humanité et la sensibilité, et il recouvre la plupart des phénomènes que nous regroupons ici sous le terme d’empathie. Empathie désigne alors uniquement la composante émotionnelle de l’empathie directe, et toutes les autres composantes que nous désignons comme diverses formes d’empathie sont subsumées sous le mot compassion (c’est-à-dire la composante cognitive de l’empathie directe, l’empathie réciproque et l’empathie à la fois réciproque et mutuelle).
  • [2]
    Cette distinction calée sur les catégories de la psychanalyse rejoint ce que le philosophe Axel Honneth (2005) appelle la « reconnaissance ». Elle fait intervenir pour lui aussi trois dimensions : la reconnaissance amoureuse, la reconnaissance juridique et la reconnaissance culturelle. La reconnaissance amoureuse fait intervenir l’amour au sens de rapports interpersonnels de proximité (liens familiaux, amicaux, amoureux). La reconnaissance juridique passe par le vecteur du contrat juridique conçu comme réciprocité entre les droits et les devoirs de chacun. Enfin, la reconnaissance culturelle est liée à la prestation ou la contribution qu’apportent les différents sujets qui composent la communauté à ses valeurs.
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Certains patients sont très attentifs aux marques d’empathie de leur thérapeute. Mais que signifie ce mot ? L’empathie n’est ni la sympathie, ni l’identification, et comporte trois étages : le premier étage est l’empathie directe qui a des bases expérimentales et neurologiques, avec ses deux composantes, émotionnelle (pouvoir comprendre les émotions d’autrui) et cognitive (se représenter les états mentaux d’autrui). Le second étage est l’empathie réciproque. Elle consiste à accepter que l’autre se mette à notre place : qu’il ait le droit de s’estimer comme moi-même, le droit d’aimer et d’être aimé comme moi-même, et les mêmes droits sociaux. Le troisième étage est l’empathie réciproque et mutuelle, appelée encore intersubjectivité, par laquelle on reconnaît à autrui la capacité de nous informer sur nous-même. Le principal ennemi de l’empathie est le désir d’emprise.

Mots-clés

  • empathie
  • empathie directe
  • empathie réciproque
  • intersubjectivité
  • souffrance
  • thérapie
  • partage

Bibliographie

  • Abraham, N. ; Torok, M. 1978. « Le “touchant-touché introjectif” », dans L’écorce et le noyau, Paris, Aubier Flammarion.
  • Anzieu, D. 1979. « La démarche de l’analyse transitionnelle en psychanalyse individuelle », dans Psychanalyse des limites, Paris, Dunod, 2007.
  • Berthoz, A. ; Jorland, G. 2004. L’empathie, Paris, Odile Jacob.
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  • De Waal, F. 2010. L’âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire, Paris, Les liens qui libèrent.
  • Ehrenberg, A. 2004. « Les changements de la relation normal-pathologique. À propos de la souffrance psychique et de la santé mentale », Esprit, n° 304, p. 130-155.
  • Ferenczi, S. 1982. Œuvres complètes, Paris, Payot.
  • Honneth, A. 2005. La réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007.
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  • Tisseron, S. 1992. La honte, psychanalyse d’un lien social, Paris, Dunod.
  • Tisseron, S. 2010. L’empathie, au cœur du jeu social, Paris, Albin Michel.
  • Tisseron, S. 2013. Fragments d’une psychanalyse empathique, Paris, Albin Michel.
  • En ligneTrevarthen, C. ; Aitken, K. J. 2003. « Intersubjectivité chez le nourrisson : recherche, théorie et application clinique », Devenir, n° 4, vol. 15, p. 309-428.
Serge Tisseron
Serge Tisseron, psychiatre, psychologue et psychanalyste, chercheur hdr associé à l’université Paris-VII-Denis Diderot. Blog : http://www.sergetisseron.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/12/2014
https://doi.org/10.3917/ep.062.0067
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