1Depuis une dizaine d’années, il est devenu courant d’interpréter les usages problématiques d’Internet en termes d’addiction, et de tenter de leur appliquer les critères qui définissent les situations de dépendance à des substances toxiques. Mais ce choix apparaît de plus en plus discutable, notamment parce qu’il n’existe pas de syndrome de sevrage. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de problèmes liés aux usages excessifs d’Internet et des jeux vidéo. Mais, à partir de là, tout le problème est de faire la différence entre les usages excessifs qui relèvent de la passion enthousiaste qui enrichit la vie, et les usages véritablement pathologiques qui l’appauvrissent et l’amputent. Nous allons voir que la distinction établie dans les années 1960 par Winnicott entre rêvasser, rêver et imaginer, permet de progresser sur ce chemin et de construire une grille d’interprétation des usages d’Internet qui nous affranchit d’une interprétation en termes d’addiction.
Rêvasser, rêver, imaginer
2Dans un texte célèbre, Winnicott parle de ce qu’il appelle en anglais fantasmatisation comme d’une activité mentale pathologique (1971). Son traducteur, Jean-Bertrand Pontalis, propose de rendre ce mot par « rêvasserie ». Il aurait pu aussi le traduire par « fantasmagories » ou « chimères », mais le mot de « rêvasserie » présente l’avantage d’être aussitôt compris comme une forme de parasitage de la vie psychique, ce qu’elle est en effet.
3Maria Torok (1959) a complété son approche en opposant le « fantasme d’anticipation » et le « fantasme d’accomplissement magique ». Le premier est une forme d’appel à une élaboration en devenir : un affect est provisoirement associé à une représentation qui ne lui convient pas, mais le fait de pouvoir évoquer cet affect lui donne une première forme communicable et permet d’envisager de l’associer ultérieurement à la représentation adéquate. Le fantasme d’anticipation, comme le rêve, peut être interprété, et il peut même, de ce point de vue, être considéré comme une sorte de petit rêve éveillé. Il arrive d’ailleurs que le souvenir d’un rêve s’impose dans la vie diurne avec le caractère intrusif et décalé qui caractérise le fantasme, de telle façon qu’il est parfois difficile de savoir s’il s’agit bien du souvenir d’un rêve ou de la production d’un fantasme qui prend appui sur un reste nocturne. Nous pensons alors : « Est-ce que je l’ai rêvé ou imaginé ? »
4Le fantasme d’accomplissement magique, au contraire, signe un non-accomplissement. Il fait écran à un traumatisme que non seulement le sujet n’approche pas à travers son fantasme, mais qu’il fuit même, dans une activité de fantasmatisation compulsive. Des personnalités blessées tentent en effet de trouver refuge dans des sortes de rêveries éveillées qui ne sont pas à proprement parler des rêveries, car elles n’entretiennent aucun rapport ni avec le monde concret, ni avec celui du traumatisme par rapport auquel elles tentent de faire diversion. En fait, elles s’emploient à satisfaire un désir de toute-puissance irréaliste pour faire écran à une réalité amère que le sujet a renoncé à accueillir dans sa vie psychique, autrement dit qu’il a renoncé à introjecter.
Rêvasser
5Dans la rêvasserie, tout est facile et on y accomplit des choses extraordinaires, mais tout s’y passe en pensée, sans relation avec la vie réelle. La rêvasserie prend du temps, de l’énergie ; chez certaines personnes, elle prend même le pas sur tout le reste. Dès qu’elles le peuvent, elles se réfugient dans un monde intérieur fantastique. Du coup, elles sont moins disponibles pour la vie réelle. La rêvasserie devient un refuge. Elle s’apparente au fantasme d’accomplissement dont parle Maria Torok : elles tentent de passer l’éponge sur une souffrance impossible à symboliser complètement. Le problème est que cette tâche n’est jamais terminée. Inutile de dire que de telles productions psychiques sont ininterprétables. La seule façon de travailler avec ces patients est de les inviter à parler de choses concrètes, de leur existence réelle, de façon à leur permettre de commencer à construire de vraies rêveries à leur sujet.
Rêver
6À la différence des « rêvasseries », les rêveries sont des constructions mentales à l’édification desquelles le sujet participe activement. Il met en scène des scénarios qui impliquent les différentes personnes constituant son entourage, derrière lesquelles se cachent les figures psychiques intériorisées constituées au cours de son histoire infantile. Comme dans le rêve, le désir y a une place motrice : il organise les représentations de manière à permettre une satisfaction de désir. Le rêve crée toujours du nouveau à partir des désirs mobilisés la journée, et la rêverie aussi. Elle a d’autant plus de chances de se trouver liée à la réalité que l’on est capable de l’interrompre et d’en prendre conscience.
7La rêverie s’apparente au fantasme d’élaboration tel que le définit Maria Torok. Elle tente de cerner un contenu traumatique en souffrance d’élaboration. Et lorsqu’elle s’ouvre sur l’imagination, cette élaboration est mise au service de la transformation de la réalité.
Imaginer
8L’imagination est centrée sur la transformation de la vie réelle. C’est le cas lorsqu’on imagine un dialogue fictif avec quelqu’un afin de préparer – et souvent même de découvrir – ce que l’on souhaite lui dire. L’imagination est une orientation volontaire de l’esprit en vue de résoudre un problème ou d’anticiper un événement redouté ou désiré. L’imagination anticipe des transformations que le sujet se fixe pour but de réaliser. C’est une forme de pensée visuelle tournée vers le futur. Elle y projette le sujet en lui faisant constituer des projets dans une perspective de bonheur à venir.
Trois réponses possibles à une même situation
9Prenons un exemple qui résume ces trois situations. Dans la même école, trois élèves sont en butte aux mêmes frustrations. Le premier s’imagine en fils de prince couronné en grande pompe : il « rêvasse ». Le second imagine qu’il est très bon en français et qu’il séduit la prof qui est jeune et jolie : il met en scène un accomplissement de désir, on peut dire qu’il rêve bien qu’il soit parfaitement éveillé. Quant au troisième, celui qui utilise les ressources de l’imagination, il se demande concrètement comment devenir enseignant pour faire évoluer les méthodes utilisées !
Deux formes d’interactions
10Envisageons maintenant les diverses façons de jouer en ayant à l’esprit la même grille : la rêvasserie qui entretient un lien privilégié avec la toute-puissance infantile ; la rêverie nourrie par la mise en scène des divers désirs du sujet, mais sans projet de faire évoluer le monde ; et enfin l’imagination tournée vers la transformation de celui-ci. Nous avons un outil simple pour distinguer ces trois façons d’utiliser les espaces virtuels : le type d’interactions qui y est développé.
Les interactions sensorielles et motrices
11Piaget (1946) définissait l’intelligence sensorimotrice comme une forme d’intelligence qui se détermine en présence de l’objet, de la situation et des personnes, et dont l’instrument privilégié est la perception. Pour lui, elle visait la réussite bien plus que la vérité. Or, c’est exactement ce qui se passe dans les interactions sensorimotrices mobilisées par les jeux vidéo. Le joueur surveille l’apparition de certains objets sur son écran afin de les faire disparaître, de s’en emparer ou de les classer. Les sensations extrêmes sont au premier plan et les réponses motrices sont stéréotypées. Les émotions mises en jeu font une grande place au stress : il s’agit d’émotions primaires comme l’angoisse, la peur, la colère, le dégoût… À l’inverse, la préoccupation narrative est peu présente. La violence y est surtout narcissique dans la mesure où le but est d’abattre le plus grand nombre possible de créatures interchangeables. Cette manière de jouer évoque le yo-yo ou, lorsque le joueur joue en équipe, le baby-foot. De la même façon qu’une partie de baby-foot n’a pas d’autre signification que celle de s’exciter un moment ensemble, le jeu sensorimoteur est lui aussi dénué de toute autre signification. Le problème commence lorsque le joueur ne joue plus que de cette façon.
Les interactions narratives
12Dans cette seconde façon de jouer, les sensations ont un rôle moins important et la réponse motrice est moins impérieuse : le joueur réfléchit avant d’agir. Pendant longtemps, cette façon de jouer n’existait pas du fait des limites que la technologie numérique imposait aux jeux. Il n’est donc pas étonnant que le jeu sensorimoteur corresponde à l’image qu’un grand nombre de non-joueurs – et notamment de parents – se font des jeux vidéo. Elle prend pourtant de plus en plus d’importance du fait qu’un nombre croissant de jeux encourage l’identification et l’empathie : le joueur est invité à « avoir des sentiments pour », et avec les créatures numériques qui l’incarnent à l’écran, lui et les autres joueurs. Les angoisses mises en jeu peuvent même être qualifiées d’œdipiennes dans la mesure où elles engagent une rivalité et une initiation : il s’agit d’abattre un ennemi puissant pour prendre sa place. De la même façon que le modèle des interactions sensorielles et motrices est celui du traditionnel baby-foot, le modèle des interactions narratives est celui des « livres dont vous êtes le héros ».
Du jeu normal au jeu pathologique : la dyade numérique
13Quand les deux formes d’interactions sont présentes, ces jeux stimulent de nombreuses capacités et peuvent constituer un puissant support pour la vie sociale et imaginative. Ils développent l’intelligence visuelle, mettent en scène toutes les formes d’angoisse en invitant le joueur à se projeter dans des comportements adultes de manière ludique, l’invitent à anticiper des épreuves qu’il n’a pas vécues, mais qu’il imagine comme possibles, et lui apprennent à gérer les contacts sociaux et à explorer divers registres identitaires (Tisseron, 2008b). À l’inverse, quand le joueur s’enferme dans des interactions exclusivement sensorimotrices, son monde s’appauvrit de plus en plus.
14Ce passage correspond pratiquement toujours au désir de réduire une souffrance. Le joueur ne joue plus pour trouver du plaisir, mais pour réduire un déplaisir. Le jeu devient l’équivalent d’une potion d’oubli, conforme à la mythologie développée dans le film Avalon de Mamoru Oshii [1]. Dans ce film, le vœu le plus cher des joueurs passionnés est d’entrer dans le cœur du programme informatique réduit à l’état d’un pantin inerte dont des infirmières s’occupent dans une clinique spécialisée, et d’y être intégrés comme un composant à part entière : un choix qui se paie évidemment de la perte de leur corps.
15Lorsque le jeu devient une activité mentale compulsive et dissociée, il commence par faire oublier le corps, puis appauvrit tellement la vie que le joueur perd tout goût à celle-ci. Ainsi, un joueur excessif me déclarait : « J’ai commencé à jouer pour oublier une déception sentimentale, mais après j’ai oublié aussi tout le reste. » L’idée de sa propre vie comme une narration à construire est perdue.
16Cette fuite peut trouver son origine dans une réalité objective particulièrement difficile (par exemple un échec dans la vie personnelle ou familiale, un deuil, un harcèlement scolaire…), mais aussi s’enraciner dans des désordres psychiques personnels comme une dépression, une phobie sociale ou encore une angoisse de séparation dramatique. Il s’agit alors bien souvent de sujets souffrant de pathologies de l’attachement. Mais il peut s’agir aussi d’une banale tentative d’échapper aux angoisses de l’adolescence. Les stéréotypies motrices sont en effet très efficaces pour fuir les pensées obsédantes et apaiser les angoisses. Elles accaparent l’esprit au point de ne laisser de place pour rien d’autre. Les espaces vidéo ludiques sont tout particulièrement propices à cette utilisation. On peut jouer seul, sans se préoccuper d’aucun autre interlocuteur. Dans de telles situations, tout se passe comme si le joueur tentait d’établir avec sa console ou son ordinateur une relation privilégiée qui reproduise certaines caractéristiques des premières relations qu’un bébé établit avec son environnement. C’est cette situation à laquelle j’ai donné le nom de dyade numérique (Tisseron, 2006). Sa visée est toujours réparatrice, mais ses conséquences sont parfois désastreuses.
Les quatre pôles de la « dyade numérique »
17Le mot de « dyade » évoque la relation à un partenaire privilégié censé incarner le monde, sur le modèle de celle qu’un nouveau-né établit avec son environnement maternel primaire. La dyade numérique peut être provisoire. J’ai par exemple connu un jeune homme qui s’est mis à jouer sans s’arrêter à World of Warcraft après que son amie l’a quitté. Cet épisode a duré trois mois, puis il a progressivement repris l’ensemble de ses activités et ne joue pratiquement plus. À une autre époque, ce garçon aurait peut-être essayé d’oublier ce départ en se mettant à boire, ou à fumer. Le problème est que ces substances sont addictogènes, et il aurait eu certainement beaucoup de difficulté à arrêter : il lui aurait fallu un véritable sevrage. Le jeu vidéo, lui, n’en nécessite aucun – c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles on ne parle pas d’addiction à son sujet. Mais il arrive aussi que la dyade numérique s’installe durablement. C’est la différence entre « jouer pour oublier un traumatisme » et « finir par tout oublier en jouant ». Cette évolution pathologique dépend de facteurs individuels et de la qualité de l’aide apportée par l’environnement.
18Selon le joueur et le moment, la construction de cette dyade numérique peut privilégier quatre domaines : la sécurisation de l’attachement ; l’adéquation du régime d’excitations aux attentes du joueur ; la création d’un espace d’accordage multisensoriel ; ou encore la construction d’une représentation idéalisée de soi et de son interlocuteur privilégié
Rechercher un attachement sécurisé
19Dans les premiers mois de la vie, le nouveau-né éprouve l’illusion de contrôler le monde environnant. Cette expérience fondatrice dure normalement peu et elle est suivie par une autre tout aussi importante : accepter de renoncer à l’illusion de toute-puissance. C’est la base de sa sécurité psychique (Bowlby, 1969-1980). À défaut d’avoir vécu une telle expérience fondatrice, il en résulte de l’insécurité et la peur de l’abandon. Les espaces virtuels peuvent alors être mis à contribution pour tenter d’échapper à l’angoisse. L’activité de jeu devient compulsive et stéréotypée et n’a plus d’autre but.
Devenir maître des excitations
20Les adolescents qui ne peuvent ni contenir ni gérer leurs émotions les remplacent par des sensations. Les sensations, en effet, sont toujours éprouvées et elles peuvent en outre être maîtrisées. L’adolescent qui est dans cette situation cherche alors à vivre des sensations de plus en plus extrêmes. Il règle le niveau de difficultés de son jeu de façon à être à la limite de ce qu’il peut supporter, mais pourtant toujours maître de la situation.
Expérimenter un accordage affectif satisfaisant
21L’enfant trouve normalement chez les adultes qui l’entourent un miroir de ses attitudes et de ses comportements. Daniel Stern (1989) a décrit cette situation sous le nom d’accordage affectif. Celui qui n’a pas trouvé dans son environnement précoce un accordage affectif suffisant peut tenter, à l’adolescence, de le construire par ordinateur interposé. Il se tourne alors vers celui-ci comme vers un espace qui lui procure un miroir de ses gestes, mais aussi de ses pensées et de ses émotions. Il y cherche un miroir d’approbation. Il appuie par exemple de façon répétitive sur une touche, et le personnage qu’il anime bondit en rythme, ou bien il actionne avec une arme virtuelle de telle façon que le « bam-bam » des coups de feu correspond au rythme du mouvement de son doigt ou de sa main.
Incarner l’idéal
22L’enfant reçoit des adultes des réponses qui lui permettent de se construire une estime de soi. Mais lorsque l’environnement précoce n’a pas joué ce rôle, l’enfant reste fixé à des formes inadaptées du narcissisme. À l’adolescence, il peut tenter de dépasser ce dysfonctionnement en s’appuyant sur l’interactivité des espaces virtuels. Il donne alors forme à une figure qui correspond à ce que Kohut appelle un « Soi grandiose idéalisé » (1971). Il se fabrique un avatar qui possède des armes et des vêtements exceptionnels qui le font remarquer et admirer. Et le fossé se creuse progressivement entre la représentation de ses propres capacités dans le réel et cette image idéalisée de lui dans le virtuel.
Qui soigner ?
La rêvasserie assistée par ordinateur
23La rêvasserie n’a pas attendu les technologies numériques pour exister, mais elle trouve un support exceptionnel dans les espaces virtuels et les jeux vidéo. Nous avons vu qu’elle constitue en réalité une organisation défensive contre le risque d’être confronté à la représentation d’une situation traumatique encore impossible à élaborer. Le sujet s’y fabrique un espace de toute-puissance fantasmatique sans aucun lien avec la réalité et dans lequel tout est possible. C’est exactement ce qui se passe quand un joueur fuit une réalité problématique – interne ou externe – pour se réfugier dans un espace virtuel centré sur la satisfaction de ses désirs d’emprise et de toute-puissance. Alors que cet espace virtuel est uniquement psychique dans le cas de la rêvasserie telle que la définit Winnicott, elle s’appuie sur les espaces virtuels des écrans dans le cas de la rêvasserie assistée par ordinateur. On peut alors considérer qu’une véritable homothétie s’établit entre les espaces virtuels numériques et le rapport du joueur à des objets internes virtuels coupés de tout lien à des objets concrets réels. Le va-et-vient entre l’investissement de l’objet actuel et l’investissement de l’objet virtuel est rompu.
24Les joueurs qui sont dans cette situation ne veulent rien savoir de la réalité des autres joueurs. Si le mot d’addiction est adapté à certaines formes de jeu pathologiques, c’est à celle-ci qu’il correspond le mieux. Le joueur est prisonnier de son jeu, il le subit plus qu’il ne l’agit. Mais en même temps, il est difficile de dire qu’il s’agisse d’addiction car il n’y a pas d’état de manque ni de syndrome de sevrage. Si le sujet se trouve dans l’obligation d’accomplir des tâches précises, et encore plus quand ces tâches sont valorisantes, il se détourne rapidement de son jeu. Ce qui est vrai de la rêvasserie sans ordinateur l’est aussi de la rêvasserie assistée par ordinateur. Et comme il y a toujours eu peu de personnes engagées dans des rêvasseries sans fin, il n’est pas étonnant qu’il y en ait peu qui s’adonnent à la rêvasserie assistée par ordinateur, que certains auteurs ont confondu avec une addiction.
25Les deux premières formes de dyade numérique que nous avons identifiées comme tentatives de fuir un déplaisir dans le jeu correspondent exactement à cette situation. C’est le cas du joueur qui lutte contre une angoisse de séparation qui le laisse impuissant, vulnérable et désarmé ; et aussi de celui qui se sent menacé par une situation trop – ou pas assez – excitante par rapport à ses attentes. Dans les deux cas, la réalité est vécue essentiellement comme porteuse de menaces. C’est pourquoi le joueur qui est dans cet état d’esprit n’utilise pas les situations et les propositions des autres joueurs en les intégrant dans sa réalité. Au contraire, il a pour principal souci de ramener ces propositions aux espaces numériques, de manière à leur dénier tout lien avec la réalité. Tout ce qui lui rappelle que cette réalité existe – et notamment que les divers avatars auxquels son propre avatar se confronte sont mus par des joueurs réels – l’angoisse au plus haut point.
26Le joueur qui est dans cette situation préfère les jeux qui se déroulent dans un monde moyenâgeux fantaisiste, comme World of Warcraft, à ceux qui sont susceptibles de susciter des projections liées à des désirs réels de sa vie quotidienne, comme les Sims. À la limite, le joueur fuit les contacts autant dans les mondes virtuels que dans les mondes réels et se complaît à des performances répétitives dans un monde factice.
27Celui qui s’abandonne à cette façon de jouer est donc dissocié à la fois de sa vie sociale concrète et de son imagination. Il a l’illusion que sa vie est toujours pleine, mais se cache la vacuité de son monde réel en développant un jeu compulsif qui tient sa pensée à l’écart. Mais, encore une fois, un état d’esprit semblable peut aussi se trouver chez des gens qui ne jouent pas aux jeux vidéo. Ils ont parfois d’autres pratiques ludiques, comme les mots croisés ou des parties de carte en solitaire. Et parfois ils n’ont aucune pratique de jeu : ils se contentent de rêvasser une grande partie de leur temps. On n’a jamais parlé d’addiction pour ces personnes, alors pourquoi le faire pour les joueurs de jeux vidéo ? Le problème est que tôt ou tard, elles sentent que les gens qui attendent quelque chose d’elles sont déçus. Le risque est qu’elles finissent par se décevoir elles-mêmes. La honte est parfois au rendez-vous, qui peut les amener à rétrécir encore plus leur univers sur leurs jeux ou leurs rêvasseries, dans un cercle vicieux sans fin.
28Lorsque ces personnes sont suivies en thérapie, le thérapeute doit se garder d’interpréter quoi que ce soit. Le jeu compulsif et stéréotypé ne s’interprète pas. En revanche, il se soigne. La forme de thérapie la plus adaptée à ces joueurs est la création d’un groupe associant plusieurs joueurs et deux ou trois intervenants adultes : animateur, éducateur, psychologue ou psychiatre. Le but est de redonner au rêvasseur compulsif le goût du jeu partagé et du lien vivant.
La rêverie assistée par ordinateur
29La rêverie trouve elle aussi un support et un équivalent dans la pratique des mondes numériques. Rappelons qu’elle se caractérise par le fait d’être en lien avec la réalité, mais sans projet de transformation du monde. Elle met en scène des scénarios de désirs où l’environnement réel est figuré, mais sans que le rêveur cherche à leur donner un début de réalisation dans sa vie concrète. Les performances exceptionnelles rendues possibles par les espaces virtuels permettent, selon les cas, de prendre la place d’un rival symbolique, de séduire une figure maternelle ou paternelle, d’agresser un personnage en situation fraternelle, de lui venir en aide, etc. Cette façon de jouer peut retrancher provisoirement le joueur de la vie sociale, mais, à la différence de la précédente, elle ne le retranche pas de sa vie psychique. Et elle peut même constituer pour lui une façon de se familiariser avec celle-ci, d’en renforcer certains aspects et d’y prendre solidement pied pour dépasser certaines difficultés, notamment sortir de l’adolescence.
30Cette façon de jouer est parfois aussi envahissante que la rêvasserie assistée par ordinateur, et pourtant il existe entre les deux une différence essentielle. Les désirs du joueur y sont mis en scène. Il est engagé non plus dans une relation virtuelle et virtualisante au monde, mais dans une relation d’objet virtuel à fin narcissique telle que Freud l’a étudiée. Ce n’est plus le désir de toute-puissance qui est au premier plan, mais la possibilité de réaliser dans l’imaginaire des désirs qui trouvent leur origine dans des situations de la réalité.
31Cette situation correspond précisément aux troisième et quatrième formes de dyade numérique que nous avons identifiées : la construction d’un accordage multisensoriel et l’édification d’un soi grandiose idéalisé. Il ne s’agit plus seulement, comme dans les deux premières formes de dyade numérique, de développer des rêveries de toute-puissance ; il s’agit de s’engager dans l’exploration de ses rêveries personnelles, même si elles sont sans lien avec la réalité quotidienne concrète du joueur. Sa façon de jouer organise le jeu en un territoire de significations dans lequel ses enjeux symboliques personnels sont au premier plan. C’est pourquoi, alors que le jeu compulsif ne s’interprète pas, cette forme de jeu peut, dans un lien thérapeutique, être interprétée.
32C’est probablement parmi ceux qui jouent de cette façon qu’on trouve les joueurs dits « problématiques », qui ne présentent que quelques signes de la série définissant une dépendance. Ces joueurs peuvent bénéficier d’une thérapie individuelle, mais cela suppose que le thérapeute connaisse suffisamment les jeux vidéo pour les accompagner à la rencontre des significations personnelles qu’ils y créent, sans confondre celles-ci avec les significations imposées par les algorithmes du jeu, qui sont indépendantes de la volonté du joueur. Le moyen pour y parvenir est de les inviter à construire explicitement la narration qu’ils mettent en scène dans leur jeu. Autrement dit, il s’agit de les inviter à devenir le maître narrateur de leurs identités successives. Cela doit évidemment se faire avec empathie. Et pour cette raison, les thérapeutes qui ont les jeux vidéo en horreur doivent s’abstenir de suivre de tels patients. L’élaboration psychique autour des difficultés et des déceptions rencontrées dans le jeu est destinée à favoriser, dans un second temps – mais dans un second temps seulement – l’abord des difficultés personnelles qui ont pu être à l’origine d’un refuge dans le jeu. Inviter un joueur à raconter ses plaisirs et ses déplaisirs dans son jeu a pour seul objectif de le rapprocher du moment où il pourra aborder sans angoisse excessive les situations angoissantes de sa vie réelle.
La rencontre avec la réalité
33Enfin, le joueur peut utiliser les mondes virtuels comme des espaces potentiels au sens où en parle Winnicott (1970). Son jeu devient un espace qui témoigne à la fois des enjeux de sa vie psychique intime, et de ses préoccupations sociales à travers les rencontres qu’il y fait. C’est le cas du joueur qui joue avec des partenaires qu’il connaît, et qu’il retrouve régulièrement dans sa vie concrète. Comme dans le cas précédent, les enjeux symboliques sont très importants dans sa façon de jouer, mais ses liens dans la réalité le sont aussi. Certains de ces joueurs peuvent être considérés comme « excessifs » selon les critères classiques, mais ils ont une excellente socialisation [2] et enrichissent leur vie par le jeu, à la différence des joueurs pathologiques qui appauvrissent la leur par l’isolement et la désocialisation. Ils n’ont pas besoin d’être suivis en thérapie, et d’ailleurs, quand ce sont des adolescents, ils s’écartent le plus souvent eux-mêmes du jeu à partir du moment où ils s’insèrent dans des réseaux qui poursuivent des objectifs réels, notamment des réseaux professionnels. Ces adolescents représentent pourtant la majeure partie des demandes de consultation, car ils sont amenés par des parents inquiets par le récent battage, voire tapage, médiatique fait autour de l’existence d’une « addiction aux jeux vidéo ». Ces consultations ne sont pas pour autant inutiles : elles permettent d’éclairer les parents sur ce que sont ces jeux, de les rassurer, et de mettre en place avec eux, et avec leur enfant, les cadres qui le protégeront d’une évolution vers le jeu problématique. Car les adolescents sont fragiles. Aucun d’entre eux n’est à l’abri d’une difficulté qui le fasse basculer d’un jeu créatif et socialisant à un repli sur des rêveries narcissiques réconfortantes, voire vers un jeu compulsif et stéréotypé clivé à la fois de sa vie psychique personnelle et de sa vie relationnelle.