CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour le médecin qui le découvrit au xixe siècle dans une baraque de foire, Elephant Man ne pouvait pas être doué d’émotions et d’intelligence. L’aspect de son visage était si peu humain qu’il ne pouvait être qu’un monstre au moral comme au physique. À cette époque, personne ne pouvait imaginer qu’une personnalité fine et sensible puisse habiter un corps difforme, et le corps médical alimentait cette idéologie. C’est la thèse que développe Darwin dans L’origine des espèces (1859): l’aspect physique des membres d’une population permet de les situer sur une échelle qui va des « inférieurs » aux « supérieurs ». L’idée qu’il existe des individus supérieurs et d’autres inférieurs s’est ainsi longtemps donnée pour scientifique. Du coup, le handicap physique visible était perçu comme le témoignage d’une immoralité. Le handicapé était jugé « anormal », autant physiquement que moralement, l’un et l’autre étant indissociables.

2Il est bien évident que cette idée n’aurait jamais été aussi facilement acceptée si elle n’avait pas correspondu à un désir, celui de nous sentir « normaux », aussi bien au physique qu’au psychique. Et il n’y a pas à chercher longtemps pour trouver l’origine de ce désir: au-delà de la normalité, il s’agit de la construction de l’estime de soi. Établir une équivalence implicite entre ces deux représentations (monstrueux/handicap) pourtant distinctes a permis longtemps de se rassurer, et le permet parfois encore. Le prix à payer est évidemment de renoncer à toute appréciation qualitative et de s’en tenir à une appréciation purement quantitative qui pense toutes les différences en termes « d’inférieur » ou de « supérieur ». Autrement dit, associer le physique et le moral est une bonne façon de nous rassurer sur ce que nous valons aussitôt que nous n’avons pas de handicap manifeste.

3Un intellectuel parisien auquel un journaliste demandait quelle opinion il avait de lui-même répondit: « Quand je me compare à ce que j’aimerais être, je me trouve nul. Mais quand je regarde ce que sont les autres, je me trouve exceptionnel. » Cet intellectuel avait raison d’envisager ces deux aspects, mais il avait tort de conclure en se comparant à ce qu’il croyait connaître des autres. Il aurait dû faire le contraire. Nous comparer aux autres est en général à notre avantage, car nous les choisissons pour cela. Il vaut bien mieux nous comparer à nos idéaux. Mais à condition d’accepter que ne pas être à leur hauteur ne signifie pas être nul.

Être imparfait, ce n’est pas être monstrueux, c’est être humain

4Nous n’avons que deux moyens à notre disposition pour construire notre estime de nous-mêmes. Le premier consiste à comparer ce que nous sommes avec ce nous aimerions être. L’estime de soi est alors liée à la possibilité de remplir nos objectifs. Mais la comparaison entre les deux est souvent douloureuse, c’est pourquoi nous avons plus souvent recours à un autre moyen. Nous construisons notre estime de nous-mêmes en mesurant ce que nous estimons être l’écart entre les autres et nous. C’est ainsi que nous nous félicitons d’être plus intelligents que ceux que nous jugeons idiots, et plus beaux que ceux que nous trouvons laids. Évidemment, ce n’est pas trop difficile, et nous comparer aux personnes handicapées – c’est-à-dire à ce que nous voyons d’elles – tourne facilement à notre avantage. Les handicapés physiques nous semblent être des enfants éternels condamnés à une définitive absence d’autonomie. C’est d’ailleurs probablement ce qui a si longtemps contribué à faire croire qu’ils n’avaient pas de sexualité! Quant aux handicapés mentaux, c’est pire encore. Ils ne seraient pas des enfants, mais des sortes de nourrissons permanents qui nous contraindraient à parler par gestes et mimiques.

5Évidemment, tout cela ne correspond pas à la réalité. Quand on regarde des dessins de psychotiques ou qu’on écoute parler des autistes, on découvre qu’ils n’ont pas une perception du monde réduite, mais différente de la nôtre. Tant que chacun aura à construire son estime de lui-même, nous serons confrontés au risque de penser qu’il y a des individus supérieurs et d’autres inférieurs. Et le risque est d’autant plus grand que le sentiment de supériorité est rarement éprouvé comme tel. Il est le plus souvent masqué par un autre: la pitié.

6La pitié consiste à percevoir les autres comme inférieurs à soi… et à les plaindre sincèrement. Elle évite la culpabilité qu’il y aurait à se sentir supérieur à quelqu’un que nous plaignons. En plus, elle fait du bien à ceux qui l’éprouvent. Ils se sentent généreux. Le problème est que ceux qui en sont l’objet se sentent à juste titre incompris. C’est le cas des enfants handicapés intégrés dans le système scolaire normal et qui remarquent souvent qu’ils sont punis moins sévèrement que les autres pour des fautes identiques. Certains s’en plaignent en disant que cette attitude de la part du corps enseignant les stigmatise. Ils vivent cette pitié comme une autre forme de marginalisation. Et ils ont raison.

7En fait, la pitié, tout comme le sentiment de supériorité, témoigne d’une vision quantitative. Chacun est « plus » ou « moins ». Contre ce risque, il faut apprendre à raisonner de façon qualitative. Chacun a des possibilités que l’autre n’a pas. Pour nous en rendre compte, il serait bien utile d’embaucher du personnel handicapé dans toutes les entreprises et les services. Nous nous apercevrions des différences! Mais cela suppose aussi que nous sachions nous-mêmes nous accepter tel que nous sommes. Pour voir la personne handicapée autrement, il nous faut accepter notre propre vulnérabilité. Handicapés ou non, nous sommes tous enfermés dans les limites de notre corps, et nous devons apprendre à vivre avec ses imperfections.

La faute et la pitié

8Au Moyen Âge, les malformations étaient considérées comme un châtiment envoyé par Dieu pour punir les hommes de leurs péchés (Stiker, 2006). Les personnes handicapées rachetaient non seulement leurs propres fautes, mais aussi celles de la communauté entière, ce qui n’était pas sans leur donner une certaine aura sacrée. Avec le développement de la science médicale et de l’individualisme au xviiie siècle, les mêmes malformations furent rapportées à la seule culpabilité des personnes handicapées elles-mêmes.

9Plus tard, lorsqu’il fut devenu difficile d’attribuer le handicap à une faute personnelle, la suspicion de culpabilité se déplaça sur les ascendants. Il n’y a pas si longtemps, les mères d’enfants psychotiques étaient encore accusées par une majorité du corps médical d’être responsables de la pathologie de leur progéniture.

10Aujourd’hui, sommes-nous vraiment libérés de cette tentation? Il semble que non, et la preuve en est une récente campagne de la prévention routière mettant en garde contre les excès de vitesse. Des panneaux installés le long des routes associaient le sigle symbolique du handicap – un personnage sur une chaise roulante – au texte suivant: « L’accident ne tue pas toujours. » L’infraction était ainsi liée à la représentation du handicap, avec le risque que l’association entre les deux fonctionne en sens inverse et que le handicap soit associé à l’infraction. La tentation guettait, face à ces panneaux, de se dire: « Finalement, les handicapés l’ont bien cherché. Moi, je vais être prudent parce que je ne veux pas devenir comme eux! »

11Pourtant, bien sûr, l’idée que le handicap soit lié à une faute heurte notre raison. Alors, nous nous la cachons. Ici, ce n’est plus la pitié qui nous sert de masque, mais la charité… Et c’est d’autant plus facile d’imaginer coupables les personnes en situation de handicap que les manifestations d’exclusion dont elles sont l’objet créent souvent chez elles une amertume qui peut passer pour de la culpabilité.

12L’exclusion sociale, scolaire et professionnelle des personnes handicapées n’est donc pas seulement scandaleuse. Elle les transforme en créatures bizarres qui deviennent le support de toutes nos angoisses mal assumées. À tel point que ce n’est pas le handicap qui crée la marginalité, mais la marginalisation des personnes handicapées qui constitue leur handicap. Elle est le terreau sur lequel poussent les fantasmes et les attitudes qui contribuent à entraver notre empathie à leur égard.

La haine du handicapé et le fantasme de sauvetage

13Il peut arriver que nous haïssions des personnes que nous aimons pourtant sincèrement. Ceci n’empêche pas cela! Mais souvent, la difficulté est de le reconnaître. Alors, pour éviter de ressentir cette haine, nous nous racontons une histoire. Nous ne sommes pas comme les autres, qui peuvent marginaliser les handicapés parce qu’ils les haïssent! Nous, nous sommes différents, nous allons les sauver!

14Cette attitude n’a pas que des aspects négatifs. Elle idéalise à la fois la capacité de la personne handicapée à surmonter ses difficultés et l’efficacité de notre aide. Cela rend optimiste et entreprenant, et c’est tant mieux! Malheureusement, cette attitude présente aussi deux risques.

15Le premier consiste à ne pas prendre le temps d’écouter le handicapé lui-même. Le second est plus grave. C’est la dévalorisation de tout ce qui a été fait ou se trouve fait par ailleurs pour lui. Cette attitude culmine dans l’indignation, et le « il n’y a qu’à ». « Il n’y a qu’à aménager les transports en commun et les ascenseurs, il n’y a qu’à créer des institutions spécialisées en plus grand nombre, il n’y a qu’à engager plus d’infirmières ou augmenter l’allocation pour personnes handicapées, etc. » Ces indignés permanents tentent en fait d’ignorer leur propre haine. Leurs gesticulations sont inefficaces. Ou plutôt ils en sont les seuls bénéficiaires car cela leur donne le sentiment d’être justes et bons. Le fantasme de réparation, tout comme la pitié et la charité, ne réconforte que celui qui l’éprouve.

Le désir de dépendance, son angoisse et ses masques

16Notre capacité d’empathie à l’égard des personnes handicapées rencontre enfin un dernier obstacle. Leur dépendance assumée! Or, nous sommes tous partagés par rapport à la dépendance. D’un côté, nous la désirons ardemment, mais d’un autre côté, nous nous l’interdisons, et pas seulement parce que nous vivons dans une culture qui exalte l’autonomie!

17Pour comprendre la raison profonde de cette fascination-aversion, ayons recours à une fable. Ce sont deux hommes, l’un très maigre et l’autre très gros, qui mangent ensemble. Le premier mange sans cesse tandis que le second ne mange rien. Au milieu du repas, le second dit au premier: « Mais pourquoi donc mangez-vous autant? Vous êtes déjà si gros. » Et celui-ci de répondre: « Vous savez, j’étais très maigre quand j’étais petit, et quand on a été très maigre étant petit, on le reste toujours dans sa tête. » Puis il ajoute: « Mais vous, vous êtes si maigre, et pourtant vous ne mangez pas. » Et l’homme maigre de répondre: « Vous savez, j’étais obèse quand j’étais petit, et quand on a été obèse petit, on reste toujours gros dans sa tête. »

18Cette histoire tient la clef de la raison pour laquelle nous sommes tous terrifiés par la dépendance: nous l’avons tant été petits que nous craignons tous de le redevenir… Quand nous étions bébé, nous dépendions en effet totalement d’une « tierce personne », que ce soit pour manger, nous déplacer, parler ou développer notre relation aux autres. Nous en avons d’abord profité, cherchant même parfois à prolonger un peu cette situation… Nous avons fait en sorte qu’on nous porte alors que nous savions marcher ou qu’on nous comprenne sans avoir à parler, alors que nous le pouvions.

19Au fur et à mesure que nous avons grandi, nous nous sommes arrangés pour continuer à profiter de cette douce dépendance à l’occasion de petites maladies. C’étaient autant d’occasions de régression! Puis la puberté est arrivée, avec son injonction « d’indépendance ». À tel point que pendant longtemps, « régresser » était jugé condamnable. Les adultes devaient toujours « progresser ». Voilà pourquoi la valorisation de l’indépendance n’est pas seulement un problème d’idéologie. C’est l’angoisse d’être réduit à un objet passif et manipulable à merci. Mais cette angoisse, comme souvent, cache un désir. C’est celui d’être délivré du fardeau de la liberté.

20Pour nous protéger contre l’angoisse que suscite notre désir de dépendance, nous sommes donc tentés d’exalter l’indépendance absolue. Et cela se traduit, dans nos relations avec les personnes handicapées, par le fait de présenter ceux qui parviennent à être indépendants « malgré tout » comme des héros. Le handicap n’est plus une difficulté de plus qui s’ajoute à toutes celles que chacun peut rencontrer dans sa vie. Il devient une richesse, une chance. « Sans mon handicap, je n’aurais jamais atteint un tel degré d’indépendance », dit alors la personne handicapée. Elle devient le héros d’une religion qu’il nous faut apprendre à contester, celle de l’indépendance.

21C’est cette religion que nous devons contester. Cessons d’ériger l’indépendance en valeur absolue. Le psychanalyste anglais Mikaël Balint l’a compris avant les autres (Balint, 1960). Il ne définissait pas la maturité par le fait d’être indépendant, mais par l’acceptation de notre dépendance à l’égard de ceux qui nous font du bien. Je propose aujourd’hui de faire un pas de plus: la maturité, c’est accepter non seulement d’être dépendant des autres humains, mais aussi de toutes les machines qui nous entourent et nous aideront de plus en plus à vivre.

22Les diverses prothèses qui permettent à certaines personnes handicapées de se déplacer, de se faire comprendre, ou de s’alimenter, nous montrent qu’il ne faut pas craindre d’être dépendant des machines. Mais cela nécessite que nous sachions reconnaître en chacun de nous le désir de dépendance qui nous habite. C’est pourquoi il nous faut sans cesse nous battre sur deux fronts: d’un côté, apprendre à reconnaître les angoisses suscitées par le handicap; et d’un autre, imaginer partout les équipements qui permettront aux handicapés de ne plus être marginalisés dans leur vie quotidienne.

23Car un regard différent sur le handicap fera, bien entendu, évoluer la place faite aux personnes handicapées. Mais l’inverse est tout aussi vrai: un aménagement de leurs conditions concrètes d’existence nous permettra de ne plus les réduire à leur handicap. Lorsqu’elles pourront sans trop de difficultés se déplacer, aimer et travailler, il y aura beaucoup moins de raisons de les prendre pour cibles de nos angoisses. Du coup, nous les craindrons moins, et le risque de les marginaliser sera réduit d’autant. Bref, la prise en compte de notre réalité psychique face aux personnes handicapées ne nous invite pas à nous détourner de leur réalité concrète, bien au contraire. Elle nous incite à nous en préoccuper plus encore. L’empathie à l’égard de ceux qui sont différents de nous se nourrit et se fabrique de ces deux côtés à la fois. Enfin, n’oublions pas que les personnes handicapées, par la manière dont elles interrogent notre rapport aux prothèses de toutes sortes, nous invitent à accepter notre propre vulnérabilité. Or, cela aussi fait partie de l’aptitude à l’empathie. Accepter l’idée que la souffrance ou l’anomalie que je ressens chez autrui ait été, ou puisse être présente dans une certaine mesure aussi chez moi, contribue grandement à établir avec lui une forme d’empathie. Mais que faut-il entendre par ce terme?

Suspicion ou réciprocité?

24L’empathie a deux formes: l’une est l’empathie cognitive, centrée sur la compréhension d’autrui, l’autre l’empathie relationnelle centrée sur la résonance émotionnelle avec lui. Ces deux formes d’empathie se construisent en plusieurs étapes successives, mais qui sont différentes dans les deux cas.

25Commençons par l’empathie cognitive. Elle passe par trois phases. La première correspond au moment où le bébé éprouve totalement ce que ressent son adulte de référence. Cette capacité apparaît très tôt et pourrait correspondre à un fonctionnement sans inhibition des neurones en miroir: le bébé accorde ses mimiques sur celles des adultes qui l’entourent et ressent les mêmes émotions qu’eux. Il apprend à se réjouir de ce qui réjouit ses parents, à craindre ce qu’ils craignent, et à s’attrister de ce qui les attriste. Il intériorise ainsi leurs codes émotionnels et, dans la mesure où ceux-ci sont généralement liés à leur culture de rattachement, l’enfant intériorise celle-ci. Cette attitude n’est pourtant pas encore de l’empathie proprement dite parce que la distinction entre soi et l’autre n’y est pas posée. C’est pourquoi elle est plutôt désignée comme préempathie, ou encore sympathie.

26Quoi qu’il en soit, cette phase dure très peu de temps. Le bébé se désolidarise bientôt des émotions de ses interlocuteurs et accède à la distinction entre lui et l’autre. Il devient capable d’avoir ses émotions à lui tout en percevant celles d’autrui. Il peut aussi éprouver les leurs sans se confondre avec eux. Cette capacité fait intervenir des facultés complexes organisées autour de l’aptitude à se reconnaître dans un miroir. Cette capacité que les humains acquièrent vers l’âge de deux ans est également partagée par les grands singes, mais absente chez les chiens et les chats.

27Dans un troisième temps, l’enfant devient capable de se mettre à la place de l’autre pour percevoir le monde comme lui. La construction de cette faculté, aux alentours de la quatrième année, fait actuellement l’objet de deux lectures différentes. L’une est plus axée sur les facultés analytiques, et l’autre sur les capacités intuitives. Nous avons vu qu’il s’agit de la « théorie de l’esprit » d’un côté et de la capacité de « simulation mentale de la subjectivité d’autrui » de l’autre. La première de ces deux approches met plutôt l’accent sur le moi conscient et sur le rôle actif qu’il prend dans l’activité psychologique qui mène à la perception empathique. Au contraire, la seconde insiste sur la possibilité de s’identifier à la subjectivité d’autrui, par une forme de « simulation » très proche dans sa logique de la simulation des mimiques ou des attitudes d’un interlocuteur. Mais compréhension ne veut pas dire participation, et dans les deux cas cette empathie peut être mise au service aussi bien de la compassion que de la domination.

28L’empathie relationnelle, elle, est d’une tout autre nature. Ses bases sont également posées dans la petite enfance, mais différemment. Dans un premier temps, le bébé est dans l’indistinction entre soi et l’autre. Son entourage s’efforce de répondre à ses attentes et il est dans l’illusion de créer le monde (Winnicott, 1971).

29Cette phase indispensable prend fin au moment où il découvre la différence entre l’autre et lui. Les contraintes éducatives deviennent notamment beaucoup plus pressantes au moment où il commence à marcher. Le voilà souvent puni sans qu’il en comprenne toujours la raison, c’est la fin du paradis terrestre! Il doit renoncer à trouver tout ce qu’il désire au moment où il le désire, autrement dit, à la pensée magique et au sentiment d’omnipotence. Cette étape est plus ou moins facile selon la façon dont le bébé a pu assouvir ses fantasmes d’omnipotence durant la phase précédente.

30Un troisième moment consiste à accepter les expériences fugitives de régression et de fusion qui accompagnent les moments empathiques. Cela suppose de ne pas se sentir menacé quand l’autre « entre en moi » et comprend mes émotions, voire mes besoins, mieux que je ne le fais moi-même. Certains adultes – surtout des hommes – ne supportent pas que leur conjoint leur dise une chose aussi simple que « tu dois avoir froid, mets ton gilet ». Ils vivent cette empathie à leur égard comme une intrusion insupportable! Ils craignent d’être pénétrés par l’intuition d’une mère manipulatrice sur le modèle de ce qu’ils ont ressenti – à tort ou à raison – dans leur petite enfance. Chez d’autres, cette angoisse d’une effraction leur fait craindre une attitude condescendante. Ils craignent moins d’être manipulés que méprisés. Comme si celui qui leur manifestait de la compréhension empathique était prêt à rajouter: « Tu vois, tu n’es même pas capable de savoir ce qui est bon pour toi – comme de mettre ton gilet pour éviter de t’enrhumer – Tu es vraiment nul! » Ces deux angoisses – celle de la manipulation et celle de la condescendance – peuvent se rejoindre dans l’inquiétude que le manipulateur trompe pour décevoir ensuite sadiquement. Celui qui est dans un tel état d’esprit ne peut évidemment pas courir le risque de l’empathie. L’empathie relationnelle suppose de reconnaître à l’autre la possibilité de se mettre à ma place de la même façon que je m’accorde le droit de me mettre à la sienne.

31Enfin, cette empathie réciproque est totale lorsque je reconnais à l’autre la possibilité de m’accompagner dans la découverte de moi-même. J’accepte qu’en ressentant ce que je ressens, il puisse m’en fournir une représentation qui modifie la perception que j’ai de moi, et, au-delà, de ma vie. Cette forme d’empathie peut être appelée « extimisante » dans la mesure où elle met en jeu le désir d’extimité (Tisseron, 2001). Celui-ci, rappelons-le, consiste à proposer à un public plus ou moins large certains fragments de soi jusque-là protégés du regard d’autrui (et donc gardés intimes) pour en faire reconnaître la valeur et les valider. Ce désir de validation par le regard d’autrui trouve son origine au début de la vie lorsque le bébé cherche une approbation de lui-même dans les yeux de sa mère. Il nous accompagne ensuite tout au long de la vie, et il trouve aujourd’hui dans les nouvelles technologies un support privilégié d’expression et de mise en scène (Tisseron, 2008). Dans tous les cas, il suppose que je reconnaisse à autrui le pouvoir de m’informer utilement sur des aspects de moi-même encore inconnus de moi. Il s’établit alors une boucle de rétroaction. Il ne s’agit plus seulement de s’identifier à l’autre, ni même de reconnaître à l’autre la capacité de s’identifier à soi en acceptant de lui ouvrir ses territoires intérieurs, mais de se découvrir à travers lui différent de ce que l’on croyait être et de se laisser transformer par cette découverte. L’empathie est donc bien plus qu’un partage des vécus. La façon dont chacun éprouve ce que l’autre ressent n’en constitue que le premier palier. Dans sa forme complète, elle fait intervenir non seulement les sentiments éprouvés « pour » l’autre et « avec » lui, mais aussi la conviction partagée d’une complémentarité. L’empathie complète est autant intimité que réserve, abandon que discrétion.

32On a longtemps pensé que le problème principal des personnes handicapées résidait dans la nature de leur handicap. Puis on s’est aperçu que la difficulté venait plutôt des diverses formes d’exclusion dont elles sont victimes, du fait de l’inadaptation de notre société à leurs difficultés. On découvre aujourd’hui que le regard que nous portons sur elles est un élément au moins aussi important du problème, et peut-être celui qui tient la clé des autres. Or le handicap est une sacrée épreuve pour l’empathie!

Notes

  • [1]
    Ce texte reprend des considérations développées dans S. Tisseron, L’empathie au cœur du jeu social, Paris, Albin Michel, 2010.
Français

Résumé

Voir une personne handicapée, c’est souvent voir son handicap avant toute autre chose. Et cela nous rend ambivalent: d’un côté, nous sommes désireux de lui venir en aide; mais d’un autre côté, il faut bien reconnaître que le handicap nous angoisse. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, le handicap questionne la façon dont nous construisons chacun notre estime de nous-mêmes. Ensuite, il interroge la culture de la culpabilité qui tend à associer à chaque malheur une faute. Enfin, il invite à relativiser la place de l’autonomie comme valeur absolue, et cette révision est pour beaucoup d’entre nous déchirante.

Mots-clés

  • handicap
  • empathie
  • estime de soi
  • extimité
  • culpabilit
  • indépendance

Bibliographie

  • Balint, M. 1960. Le médecin, son malade et la maladie, Paris, Payot, 2003.
  • Darwin, C. 1859. L’origine des espèces, Paris, Flammarion, 1999.
  • Stiker, H.-J. 2006. Les fables peintes du corps abimé. Les images de l’infirmité du xvie au xxe siècle, Paris, Cerf, coll. « Histoire ».
  • Tisseron, S. 2001. L’intimité surexposée, Paris, Hachette, 2003.
  • Tisseron, S. 2008. Virtuel, mon amour. Penser, aimer, souffrir à l’ère des nouvelles technologies, Paris, Albin Michel.
  • Tisseron, S. 2010. L’empathie au cœur du jeu social, Paris, Albin Michel.
  • Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1975.
Serge Tisseron
Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, docteur en psychologie, directeur de recherches à l’université Paris Ouest Nanterre.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/01/2012
https://doi.org/10.3917/ep.051.0059
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