1Le phénomène qui consiste à prendre pour souffre- douleur [1] un individu dans un groupe n’est pas nouveau. La littérature, au travers des romans dits « d’initiation », en fournit de nombreux exemples (Le Petit Chose d’Alphonse Daudet ou Les désarrois de l’élève Törless de Robert Musil, pour ne citer que ceux-là). Dans ces récits, la brisure de l’humiliation constitue le ressort de l’ambition ou de la créativité. Mais pour la première fois dans nos sociétés occidentales, ce phénomène se répand et concerne environ 15 % des enfants d’âge scolaire, soit un sur sept en Europe, Japon, Australie, Amérique du nord (Smith et al., 2002). Cet accroissement a mis en lumière les conséquences psychoaffectives du phénomène déjà repéré par les psychologues des pays d’Europe du nord dès les années 1970. Ces cliniciens se sont intéressés d’abord aux victimes, puis au devenir psychologique et social des agresseurs.
Le bullying : définition et statistiques
2Les pays du nord de l’Europe ont été les premiers à faire des recherches en raison des liens qu’entretient ce phénomène avec le suicide – dont le taux y est particulièrement élevé. P. Heinemann, psychiatre suédois, en 1973 puis D. Olweus, psychologue norvégien, dans les années 1990 ont effectué les premiers travaux. Ils ont imposé le mot « bullying », ou « school bullying » lorsque l’école est le cadre du harcèlement. Ce terme contient la racine bully issue du vieux néerlandais boele, dont le sens a évolué de « bien-aimé » à « camarade » pour signifier ensuite « fanfaron, bravache ». Cette étymologie est intéressante car elle met d’emblée l’accent sur la fragile distinction entre l’apostrophe bienveillante et l’insulte et sur la complexité des relations agresseur-agressé, ce qui fait toute l’ambiguïté de la situation et la difficulté de sa reconnaissance tant par les adultes que par les acteurs eux-mêmes. En France, ce phénomène est mal connu et se confond dans l’appellation très vague de « microviolence » (Debarbieux, 2008).
Le harcèlement entre élèves toucherait environ 6 % de la population scolarisée côté agresseurs et 9,5 % côté agressés – avec un petit nombre d’entre eux (entre 2 et 3 %) qui sont à la fois agressés et agresseurs. La définition a été donnée par Peter K. Smith : « une violence répétée (mais pas obligatoirement quotidienne) physique ou psychologique, perpétrée par un ou plusieurs élèves à l’encontre d’une victime qui ne peut se défendre car en position de faiblesse, l’agresseur agissant dans l’intention de nuire à sa victime » (2002). On distingue trois grands types de brimades : les brutalités physiques (coups, crachats, mèches de cheveux arrachées, le geste d’extorquer de l’argent de force), les violences verbales (injures, humiliations, mépris) et les exclusions et manipulations (rejet, mise en quarantaine, exclusion des groupes de jeu et de travail, rumeurs). Enfin il faut ajouter le cyberbullying qui se développe très rapidement. Il s’agit de l’utilisation des nouvelles technologies (téléphone portable et Internet) pour faire circuler sur la toile des images d’agression ou des textes sous des identités d’emprunt visant à déstabiliser la victime. Des cas de suicide ont été rapportés par la presse. Les enquêtes internationales montrent un taux plus important de harcèlement chez les enfants du primaire (5 à 15 %, contre 3 à 10 % chez les adolescents). Elles précisent cependant trois points. Le harcèlement est plutôt physique chez les plus jeunes et donc plus aisément identifiable. À l’adolescence, les insultes et humiliations sont plus fréquentes. Enfin, on note un pic de fréquence chez les garçons lors des transformations pubertaires (en lien avec l’accroissement de la force physique). Le sexe a une influence sur les modalités de harcèlement. Garçons et filles ne harcèlent pas de la même manière : les garçons ont fréquemment recours aux brimades physiques tandis que les filles font courir des rumeurs et isolent leurs victimes du groupe.
L’arrière-plan social
Crise de l’institution scolaire
3En France, la pathologie liée à l’école prend une place de plus en plus importante dans les consultations de pédopsychiatrie. À l’instar des grandes institutions, l’école traverse une grave crise dans laquelle s’entremêlent des aspects certes organisationnels, mais aussi et surtout politiques. De nombreuses questions se posent actuellement : quelle place pour l’école dans la cité ? L’école forme-t-elle aux métiers ou permet-elle d’accéder à une culture commune pour mieux vivre ensemble ? Les deux objectifs peuvent-ils cohabiter et comment ? Quelle est son influence dans la distribution des statuts sociaux ?
4Du point de vue clinique, crise institutionnelle et individualisme ont modifié la répartition des pathologies liées à l’école. En effet, l’école peut être tant l’objet que le lieu du conflit. Durant la deuxième moitié du xxe siècle, pédopsychiatres et psychologues se sont attachés à montrer que l’échec scolaire ou les difficultés d’apprentissage étaient liés au fait que l’enfant ne se départait pas de son malaise à la porte de l’école, ce qui le rendait indisponible pour les apprentissages. Le fonctionnement de l’école était rarement mis en cause pour expliquer ces pathologies. Aujourd’hui, les motifs de consultation portent de plus en plus sur l’inadéquation de l’école aux besoins des enfants, qu’il s’agisse de la non-prise en compte des adaptations nécessaires aux enfants dits « à besoins spécifiques » ou de la violence qui règne dans les établissements. L’école est, de plus, souvent considérée comme objet du conflit et le malaise de l’enfant comme le témoin d’un dysfonctionnement de l’institution. Ainsi pression scolaire d’un côté et crise de confiance de l’autre modifient-elles les relations des enfants au sein de leur groupe de pairs et avec les adultes, parents et enseignants. C’est sur ce terreau que se développe le harcèlement à l’école.
La cruauté, un lien social fondé sur l’exclusion
5Mais il faut ajouter un autre phénomène, en lien avec l’évolution de la société et la prévalence de l’apparence, via les vêtements ou le style relationnel. Chacun sait combien le look et les marques font partie de la panoplie de l’adolescent, mais on sait moins qu’il existe également un code relationnel. Il ne fait pas bon aujourd’hui être gentil et serviable, il convient pour être populaire de se montrer persifleur, ostensiblement critique, de faire de l’humour aux dépens des autres, bref de montrer qu’on n’est pas naïf et que l’on sait se défendre… pour ne pas être attaqué. Le phénomène est surtout repéré chez les filles. Ces means girls (vilaines filles) se constituent en petites bandes de « stars » régnant sur leurs suivantes subjugées (et protégées) ; elles font courir des rumeurs sur d’autres filles qui se trouvent ainsi exclues des relations avec les élèves. Être admise à leur table à la cantine est une insigne faveur. Sur le Net il existe de nombreux forums de discussion où il est question de « peste attitude ».
6L’école est donc infiltrée par tous les changements sociétaux, au premier chef par la montée de l’individualisme. Chacun sait que pour apprendre et réussir il faut être « bien dans sa tête », avoir une bonne estime de soi, un entourage familial sur lequel on peut s’appuyer et un réseau relationnel fourni. Priver un enfant ou un adolescent de ce réseau le déstabilise, l’exclut et surtout permet aux autres adolescents d’être intégrés dans un réseau jugé fiable, car ses adhérents possèdent tous les mêmes codes. Comment comprendre ces phénomènes ? Faut-il les envisager sous l’angle de l’individu ou du groupe ? De la vulnérabilité personnelle ou des effets de mode en lien avec l’évolution sociétale ? Si le premier point concerne plus le clinicien et le second le sociologue, il convient cependant de ne pas totalement dissocier les deux.
Les changements dans l’environnement sociétal ont une influence également sur les adultes qui travaillent à l’école. Les modifications dans l’attitude des élèves induisent en retour un changement de comportement chez les adultes. Certes, le phénomène de maltraitance d’un élève par un enseignant a toujours existé, mais il était peu dénoncé au motif du droit de l’adulte sur l’enfant. Actuellement, ce phénomène n’est plus du tout toléré. Il est intéressant de se pencher sur cette situation pour mieux en comprendre les raisons, mais aussi pour en dénoncer les effets délétères sur les enfants et adolescents qui ont été exposés. Dans un premier temps, nous évoquerons le harcèlement entre élèves et dans un deuxième le harcèlement d’un adulte à l’égard d’un enfant ou adolescent dans le cadre scolaire.
Conditions de survenue des harcèlements entre élèves
7Il ne faut pas nier l’existence de particularités tant du côté de la victime que de l’agresseur, mais il est essentiel de s’attacher aux conditions de survenue du harcèlement. Celui-ci apparaît en effet lorsqu’un enfant présente une différence avec le groupe – qu’il s’agisse d’un bon élève dans une classe faible et turbulente ou d’un jeune issu d’une autre région ou d’une autre culture. Mais il peut s’agir aussi d’adolescents ayant des traits de personnalité plus ou moins marqués : timidité excessive ou au contraire agitation et fanfaronnade. Certains jeunes handicapés (surtout quand le handicap est psychique) peuvent également être pris pour cibles. Parfois le simple décalage dans le développement psychoaffectif peut faciliter la survenue du harcèlement, par exemple chez un jeune adolescent qui continue à privilégier des jeux d’enfant alors que ses camarades cherchent a contrario à se démarquer de cette période d’enfance. Les agresseurs ont, plus souvent que la moyenne des adolescents, l’habitude d’utiliser leur force ou leur bagout. Ils ont un fort besoin de domination et veulent passer pour des « durs » aux yeux des autres. Harcelés et harceleurs ont néanmoins en commun une vulnérabilité importante au niveau de l’estime de soi. Ils ne se sentent pas à leur place dans le groupe et vivent difficilement leur différence, qu’elle soit celle du bon élève ou de celui qui est en retard au niveau des apprentissages.
8Au-delà de ces brèves caractéristiques il est important d’insister sur trois éléments qui vont transformer une banale situation d’intégration dans un groupe en harcèlement : l’incompréhension de la victime face au phénomène, l’isolement de la victime et la cécité des adultes. Les actions de prévention doivent porter sur ces trois axes.
9L’incompréhension de la situation est à l’origine de la répétition, elle-même responsable de la gravité des conséquences psychologiques. Alors qu’il faudrait immédiatement répondre à l’agression de manière adaptée, l’enfant ou l’adolescent semble déstabilisé, ce qui encourage son ou ses harceleurs. Enhardis par une victoire si facile, ces derniers recommencent, par jeu, par curiosité, éprouvant les limites de leur sadisme. Du côté de la victime, l’incapacité à percevoir les raisons du harcèlement empêche de répondre correctement. Plus l’incompréhension dure, moins harcelé et harceleur peuvent trouver des solutions. Le harcelé finit par se sentir coupable de ce qui lui arrive, le harceleur conforté dans son action puisqu’elle ne déclenche aucune hostilité.
L’isolement de la victime est un phénomène bien connu des éthologues. La victime devient une proie. Le rôle des spectateurs du harcèlement est décisif, la victime, isolée, n’attirant aucune empathie de la part des autres. Au mieux, le groupe se désintéresse de ce qui peut lui arriver et ne va donc pas chercher à alerter les adultes ; au pire, les autres élèves trouvent cela justifié compte tenu de l’attitude de la victime. Comment s’identifier en effet à celui qui inspire mépris et violences diverses ? Quant aux adultes, leur cécité tient à plusieurs facteurs. Les brimades entre enfants et adolescents ne datent pas d’aujourd’hui et certains continuent de penser qu’il faut bien apprendre la vie, se confronter aux autres, fût-ce vigoureusement. Ceux-là pensent aussi qu’intervenir stigmatiserait encore plus la victime en la désignant comme incapable de se défendre elle-même. Enfin, lorsqu’ils se décident à s’interposer parce que la situation est allée trop loin, les adultes ne voient que la partie émergée de la situation. En effet, la victime, devant la répétition du harcèlement, finit par adopter soit des comportements de fuite ou d’inhibition, soit des comportements agressifs de défense. Ces attitudes sont particulièrement repérables car sous-tendues par l’angoisse et la détresse, à la différence du harcèlement, plus dissimulé. Les victimes sont alors sanctionnées, voire considérées comme en partie responsables de ce qui leur arrive. Il n’est pas toujours facile pour les adultes, parents ou enseignants, de reconnaître une situation de harcèlement. Il est important de faire connaître ces phénomènes et de ne pas les considérer comme marginaux. Ils concernent la totalité des pays du monde, dès lors que la scolarité est obligatoire et qu’il existe une forte pression de réussite scolaire, celle-ci étant considérée comme la projection de la réussite sociale ultérieure.
On voit actuellement se développer dans les cours de récréation deux types de jeux dangereux dont certains sont utilisés comme moyen de harcèlement. Les jeux de privation d’oxygène ou de strangulation (jeu du foulard, du « rêve bleu », de la « tomate ») destinés à susciter des sensations fortes et les jeux d’agression tels que le « petit pont massacreur », où celui qui ne peut éviter de recevoir entre les jambes une canette vide est roué de coups par les autres. Le harcèlement apparaît lorsqu’on contraint l’enfant ou l’adolescent à participer à ces jeux sous la menace. Chaque année, une dizaine d’entre eux (entre 12 et 15 ans) décèdent après avoir participé à des jeux de non-oxygénation.
10Chez la victime, aucun signe n’est hélas spécifique. Les signes n’apparaissent en outre pas immédiatement après le début du harcèlement et ce qui est observé est la conséquence de l’angoisse vécue par les victimes. On pourra ainsi constater des troubles du sommeil ou de l’alimentation, un changement de caractère, l’apparition d’une irritabilité, une chute des résultats scolaires. Le comportement de l’adolescent se modifie soudainement : retards pour aller au collège, au lycée ou pour en revenir, absentéisme, changement d’habitudes de vie (refus de sortir, de se rendre à une activité sportive…). Le refus de se rendre dans l’établissement scolaire peut passer à tort pour une phobie scolaire. Les mensonges concernant la perte d’un vêtement ou d’affaires de classe se multiplient. Lorsque des vols intrafamiliaux apparaissent ou que l’adolescent se met à vendre certaines de ses affaires, il est alors plus aisé de penser au racket. Bien entendu, le harceleur ne se plaint jamais de ses actes, il est donc difficile pour les parents de se douter de quoi que ce soit – ce qui explique leur incrédulité lorsqu’ils sont convoqués par les enseignants. Chez les victimes, le harcèlement est à l’origine d’authentiques pathologies entraînant gestes suicidaires, dépression et troubles des conduites alimentaires. Mais surtout, le harcèlement fragilise durablement l’estime de soi, la capacité à faire confiance aux autres, le plaisir à être en groupe, et cela entrave la vie sociale et relationnelle. Même à l’âge adulte, cette tentation du repli sur soi ne disparaît pas toujours. Un travail psychothérapique est alors nécessaire pour dépasser ce traumatisme sévère. De la même manière, les harceleurs ne sont pas indemnes de difficultés ultérieures. Des études canadiennes (Robichaud, 2003) ont montré les difficultés d’intégration sociale et professionnelle que rencontraient ces jeunes parvenus à l’âge adulte. Ils développent en effet plus facilement des conduites antisociales et ont plus de démêlés avec la justice (Olweus, 1999).
Harcèlements d’un adulte sur un élève
11Cette situation témoigne presque toujours d’un échec de la relation d’enseignement, d’un sentiment d’incapacité du maître à exercer sa mission. Parce qu’il se sent tenu en échec par un élève qui semble résister aux apprentissages et le renvoie à son impuissance, l’enseignant s’en « prend » à lui. Il peut même, dans certains cas, désigner un élève à la vindicte des autres afin de recueillir leur assentiment sur la légitimité du harcèlement. Ainsi fédéré autour de la personne du maître, le groupe des élèves soutient l’attitude de l’enseignant et la valide.
12La relation éducative est traversée par de nombreux fantasmes : acquérir la possibilité d’échapper à la destruction, de s’immortaliser en créant un autre soi-même, de se transformer pour une renaissance, selon M. Postic (1994). Modeler, créer un être selon ses désirs est un fantasme courant chez les éducateurs. Que se passe- t-il si l’image que renvoie l’élève au maître n’est pas conforme à ses espérances ? Certains enseignants sont alors prompts à réagir agressivement. La situation éducative est nécessairement conflictuelle car l’enseignant est au centre de la situation intermédiaire entre enfant et monde extérieur, entre les pulsions de l’enfant et les exigences sociales. Il est un support sur lequel l’enfant projette ses conflits avec ses parents. L’enseignant, de son côté, revit avec l’enfant ses rapports infantiles avec l’autorité et peut alors se trouver prisonnier d’une situation où lui apparaissent des contradictions [2]. De ce fait, il existe toujours un risque de dérapage vers la violence. Violence de l’enseignant à l’égard des élèves mais parfois aussi des élèves à l’encontre de l’adulte. Quand un individu se sent attaqué dans sa fonction, mis en cause dans ses capacités, les phénomènes de projection se développent : « Je suis un maître compétent, mais cet élève me met en défaut, il doit être sanctionné pour cela. » Quant à l’élève, il peut penser ainsi : « Je ne suis pas plus bête qu’un autre, c’est mon enseignant qui ne sait pas expliquer, à cause de lui je vais rater mon année, il doit payer pour cela. » Ainsi, chacun rend l’autre responsable de son impuissance. Ce mécanisme est d’autant plus fort que l’élève a idéalisé le savoir et/ou que l’enseignant a de son côté idéalisé sa mission. La pression scolaire constitue bien souvent aussi le terreau sur lequel peut s’exercer le harcèlement d’un adulte sur un élève. L’exigence de réussite tant du côté de l’élève que de l’enseignant ne tolère alors aucun retard, aucune embûche. Mais d’autres mécanismes peuvent aussi être à l’origine du harcèlement d’un adulte à l’égard d’un élève. Certains enfants ou adolescents renvoient à l’enseignant des attitudes qui attaquent sa représentation de l’élève idéal. Il en est de même pour le maître qui peut « décevoir » l’élève et ainsi adopter une attitude de défi ou de provocation à l’égard de celui qui ne répond pas aux attentes. Le harcèlement enseignant-élève est l’image inversée de la figure du maître ou de l’élève idéal.
Les missions de prévention de l’adulte
13La société actuelle ne peut plus fermer les yeux sur le phénomène du harcèlement tant ses conséquences en terme de psychopathologie individuelle sont graves. Outre la privation de chances en termes de cursus scolaire, la fragilisation de la personnalité compromet sérieusement l’intégration sociale ultérieure. Il ne faut cependant pas diaboliser les attitudes violentes des enfants et des adolescents et considérer qu’ils n’ont plus de limites, plus de respect pour les autres. Leurs comportements reflètent très exactement leur éducation et l’attention que les adultes leur portent. Il ne suffit pas de valoriser la réussite individuelle, de développer les compétences personnelles, il faut aussi apprendre aux jeunes à vivre en groupe et à réguler la gêne, voire les manifestations d’angoisse, devant la différence. Les phénomènes de harcèlement apparaissent toujours lorsqu’il existe un conflit entre le groupe et l’individu. Or précisément le métier d’enseignant confronte les adultes à cette double mission : promouvoir chacun dans son originalité au sein d’un groupe. La formation des enseignants est à cet égard largement insuffisante, mais c’est surtout leur accompagnement tout au long de leur carrière qui fait défaut. Une fois qu’ils sont formés, l’expérience doit leur tenir lieu de boussole. Si quelques enseignants ont des profils de personnalité qui les rend particulièrement vulnérables, le plus souvent ce sont les conditions d’exercice de leur métier qui les mettent à mal. Ils n’ont pas l’habitude de parler de leur pratique devant des collègues, ni de demander de l’aide, ce qui serait pourtant utile en cas de conflit. Les phénomènes de harcèlement ont moins de chance de survenir quand les adultes sont formés à la gestion du groupe, qu’ils peuvent faire appel à d’autres adultes, évoquer leurs difficultés à faire travailler telle ou telle classe. Les relations parents-enseignants sont encore trop souvent marquées du sceau de la méfiance réciproque, ce qui prive les enfants de l’intervention rapide et efficace d’adultes unis, tenant un même discours. Les harcèlements à l’école apparaissent lorsque les adultes ne sont pas vigilants à l’institution du cadre scolaire et à ses règles. Les pays anglo-saxons ont développé des programmes de prévention de ces phénomènes basés sur le rappel de règles simples de vie en collectivité, en particulier la prohibition de la violence sous quelque forme que ce soit, ainsi que sur la reconnaissance des différences des chacun et la valorisation des talents individuels. Ces programmes diffèrent légèrement selon qu’il s’agit de l’école élémentaire ou du collège, mais sont articulés autour des quatre mêmes temps. Il s’agit d’abord de recueillir, à l’aide de questionnaires anonymes (pour les adolescents) ou de discussions collectives (pour les plus jeunes), les impressions des élèves sur ce qu’est pour eux une situation de harcèlement et sur l’ambiance générale de leur classe. Ensuite des séances vidéo de harcèlement sont projetées et discutées. Puis un travail en petit groupe permet, à l’aide de jeux de rôle, de ressentir les émotions de la victime, de l’agresseur mais aussi des élèves spectateurs du harcèlement. Enfin, un travail réunissant la totalité de la classe permet d’établir des règles de vie commune au groupe. Chaque élève signe alors le règlement ainsi établi. Environ vingt heures annuelles sont consacrées à ces actions qui sont donc étalées dans le temps. Il s’agit d’une action suivie tout au long de l’année. Nos pays latins n’ont pas la culture du « programme » de prévention. Il est cependant possible de s’en inspirer et de se pencher sur les actions susceptibles d’être mises en œuvre pour que ce phénomène soit enfin connu et traité.
Notes
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[1]
Précisons d’emblée la spécificité de ce terme par rapport à l’expression « bouc émissaire ». Le bouc émissaire, dans l’acception de Girard, a une fonction de fédération du groupe, ce que n’a pas le souffre-douleur. Entre élèves je pense que « souffre-douleur » est ainsi plus approprié. Il peut cependant arriver qu’un enseignant désigne à la vindicte un élève et fédère ainsi autour de lui le groupe contre l’élève en question, faisant de ce dernier un bouc émissaire.
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[2]
La résistance des enseignants au changement traduit leur angoisse devant la perspective d’avoir à remettre en cause des schèmes d’action qui leur ont donné toute satisfaction lorsqu’ils les ont mis en action dans la relation éducative.