1La question du secret en psychiatrie et en psychanalyse a une histoire. Elle commence dans les années 1970, avec les travaux de Nicolas Abraham et Maria Torok [1], puis continue avec ceux de Alain Mijolla [2], de Anne Ancelin Schützenberger [3] et de Claude Nachin [4]. Ces travaux, inséparables de la question qu’on appelle improprement celle de la « transmission » – parce que rien ne se « transmet » au sens habituel du terme dans la vie psychique –, sont d’abord très mal reçus car ils bouleversent les habitudes analytiques. En 1985, j’essaye de montrer le pouvoir heuristique de l’approche de Nicolas Abraham et Maria Torok en l’appliquant aux Aventures de Tintin [5]. Pour cela, je montre, à partir de la seule lecture des albums disponibles, que ces aventures s’organisent de façon souterraine autour de la souffrance d’un garçon non reconnu par son père. Puis, en m’appuyant sur de nombreux indices présents dans l’œuvre, je fais l’hypothèse que ce secret est celui d’un ascendant de Hergé : le créateur aurait cherché à l’objectiver, à s’en libérer, et à réconcilier imaginairement entre eux ses ascendants. Par chance, cette hypothèse sur l’inconscient des Aventures de Tintin est confirmée deux ans plus tard par les biographes de Hergé : le secret familial dont j’ai fait l’hypothèse à partir de la seule lecture des albums est bien une réalité ! Dès 1990, avec Tintin et les secrets de famille, de nombreux repères sont alors posés, puis précisés dans Secrets de famille, mode d’emploi : « bons » et « mauvais » secrets ; rôle des formes non verbales de la symbolisation qui déterminent ce que j’appelle « les suintements du secret » ; importance des constructions psychiques de l’enfant confronté à un porteur de secret – dont il est à la fois victime et complice – pour comprendre ce que je nomme les « ricochets » d’un secret à travers les générations ; mise au jour de la souffrance de honte comme affect et trauma privilégié du secret ; nécessité de définir le secret pathogène comme un fait psychique et de l’écrire avec un « S » majuscule pour le distinguer des secrets relationnels au sens courant du terme ; enfin, analyse des rapports complexes de l’enfant victime d’un secret parental et de son œuvre lorsqu’il s’agit du créateur d’une narration comme Hergé.
2Afin que le lecteur ait une idée de cette histoire, j’ai décidé de reproduire ici le texte d’une conférence que j’ai prononcée à Caen en 1997, c’est-à-dire il y a onze ans. Il reste à mon avis d’actualité et constitue en même temps un témoignage historique.
Le droit au secret
3La possibilité de garder un secret est essentielle à la fois sur le plan de la vie psychique individuelle et sur le plan de la vie sociale.
4Tout d’abord, chacun ne se construit que sur la possibilité du secret. La découverte qu’on peut mentir est essentielle à l’enfant. Il découvre que ses parents ne peuvent pas lire dans ses pensées alors qu’il croyait jusque-là cela possible. Il conçoit la possibilité d’avoir une vie psychique à lui [6].
5Le secret est également fondateur de l’existence sociale et du lien avec les autres. La distinction que les sociétés démocratiques occidentales établissent entre l’espace intime et privé d’une part, et l’espace public d’autre part, est essentielle à la liberté de chacun. D’ailleurs, la preuve en est que les gouvernements totalitaires rêvent toujours d’établir un contrôle sur la vie intime de leurs ressortissants…
6À quel moment passe-t-on alors des secrets structurants et positifs aux secrets déstructurants et malsains ? La langue française nous guide sur la compréhension de ce passage. On parle de « garder un secret », mais aussi « d’être mis dans le secret ». Dans le premier cas, c’est plutôt agréable. Dans le second, c’est parfois très angoissant. La langue française parle aussi de « tenir au secret » et de « mettre au secret ». Il s’agit de garder quelqu’un secrètement de telle façon que tout est fait pour qu’on oublie son existence. On ne met guère de personnes au secret dans nos démocraties. En revanche, il y a parfois des parties de nous-mêmes qui sont mises au secret au fond de nous.
7De façon générale le secret cesse d’être structurant et devient déstructurant au moment où nous cessons de le « garder » pour nous sentir « gardés » par lui. Nous ne sommes plus son gardien, mais son prisonnier… Certains se disent même « travaillés », voire « torturés » par le secret. Ils ressentent des troubles digestifs, des maux de tête, des angoisses ou des insomnies qu’ils mettent en relation avec le secret qui les tourmente. Mais il arrive aussi qu’un secret nous travaille à notre insu et que nous éprouvions ces diverses manifestations pénibles sans les mettre en relation avec lui. Et puis il arrive encore que le secret qui nous travaille ne soit pas le nôtre. On peut en effet être travaillé par le secret d’un proche : sentir que quelqu’un que nous aimons nous cache quelque chose peut nous préoccuper gravement. Nous sommes alors préoccupés par ce secret qui n’est pas le nôtre comme s’il s’agissait d’un secret personnel.
8En pratique, comment distinguer entre les « bons » et les « mauvais » secrets ? Soyons simples : les bons secrets nous rendent heureux, disponibles aux autres et au monde. Au contraire, les mauvais secrets nous rendent malheureux. Et c’est ce malheur qui est la clé des ricochets qu’ils peuvent faire sur nos proches.
Quand le secret devient pathogène
9Le secret pathogène est à la fois quelque chose qui n’est pas dit et dont il est souvent interdit de connaître l’existence. Il est secret relativement à son contenu, mais aussi à son existence. Ce secret n’a donc rien à voir avec l’intimité, car le droit à l’intimité se revendique et ne se cache pas. Cette définition exclut notamment de la sphère des secrets la vie sexuelle des parents : il n’est pas interdit aux enfants de savoir que leurs parents ont des moments d’intimité dont ils sont exclus, bien au contraire. Le savoir permet même à l’enfant d’accéder plus vite à la reconnaissance de sa propre intimité.
10Le secret est également à distinguer du tabou, qui évoque une interdiction religieuse ritualisée et partagée par un groupe, ainsi que du mystère, auquel il est demandé à chacun d’adhérer sans chercher à comprendre. Quand il y a secret, quelqu’un sait, ou savait, et s’est tu ou se tait…
11Mais pourquoi ce silence ? En fait, la raison principale est la souffrance du porteur de secret. La grande majorité des secrets sont organisés à partir de traumatismes mal surmontés, qu’ils soient privés comme un deuil, ou collectifs comme une guerre ou une catastrophe naturelle. La première victime du secret est bien souvent son porteur lui-même : avant de souffrir parce qu’il garde un secret, il garde son secret parce qu’il souffre.
12Parfois, celui qui garde un secret ne peut même pas s’en parler à lui-même. Un exemple extrême en a été donné par les déportés. Lorsqu’ils ont été questionnés par leurs enfants sur les camps, certains ont nié avoir vécu les horreurs qu’ils avaient pourtant bien subies. La raison était qu’ils n’avaient survécu qu’au prix de retrancher de leur conscience les sensations, les émotions et les états du corps extrêmes qu’ils avaient vécus. Ils les avaient enfermés dans une partie d’eux-mêmes dont ils avaient en quelque sorte jeté la clef pour se protéger du risque de s’y confronter à nouveau. Chez ces déportés, le secret relevait donc d’un clivage partiel d’une expérience particulièrement pénible. De tels clivages sont beaucoup plus fréquents qu’on ne le pense. Ils sont la clé du secret pathogène.
Le secret pathogène divise celui qui le garde
13On voit donc qu’un secret pathogène n’est pas forcément quelque chose qui est caché volontairement. Il peut s’agir aussi d’un événement qu’une personne vit ou a vécu, mais qu’elle cherche à oublier parce qu’il est douloureux. C’est pourquoi le « non-dit » n’est qu’une autre façon de désigner le même drame. Dans tous les cas, l’important est que quelqu’un porte une souffrance cachée, et que d’autres, autour de lui, aient l’impression d’être condamnés à essayer de deviner de quoi il s’agit… en faisant souvent comme s’ils n’avaient rien vu !
14En fait, le drame du secret est de diviser son porteur en deux, entre une partie de lui qui voudrait parler pour se soulager, et une autre qui craint de le faire, ou se l’interdit. Il montre aussi qu’il n’y a pas de bon et de mauvais secret en soi : tout est affaire de circonstance. Il montre enfin que le secret pathogène ne se définit pas seulement en termes de communication et de relation. Il est d’abord une forme d’organisation psychique, parfois partiellement consciente, mais d’autres fois totalement inconsciente, caractérisée par le fait que la personnalité de son porteur est coupée en deux, autrement dit clivée. Cette distinction est essentielle. C’est pourquoi j’ai proposé d’écrire le secret comme fait psychique écrit avec un « S » majuscule afin de le distinguer de tous les secrets relationnels écrits avec un « s » minuscule.
Les secrets relationnels et le secret psychique : le clivage
15Quand un parent est porteur d’un secret, l’enfant apprend lui-même à fonctionner avec un psychisme divisé : d’un côté, il est obligé d’apprendre à repérer l’existence du secret de manière à ne pas courir le risque de confronter son interlocuteur à ce qu’il veut ignorer. Mais de l’autre, il est obligé de faire comme si ce secret n’existait pas. Un tel clivage a des effets immédiats sur les capacités de dissimulation. L’enfant, par exemple, apprend à cacher ses sentiments et ses pensées. Parfois, ce repli favorise l’investissement dans des activités intellectuelles, mais d’autres fois, l’enfant perd toute confiance en lui-même et en l’autre.
16Résumons-nous. Le secret provoque des perturbations de la communication de celui qui en est affecté. Ces perturbations, et les efforts faits par l’entourage pour s’en accommoder, déterminent des conduites qui, à leur tour, perturbent les communications de cet entourage, et ainsi de proche en proche, et, dans une famille, sur plusieurs générations.
17Signalons encore que les troubles liés à un Secret ne disparaissent pas forcément avec la divulgation de celui-ci. Les clivages et les dénis précoces que l’enfant a mis en place au cours d’expériences relationnelles avec des parents eux-mêmes clivés sous l’effet d’un Secret subsistent après la révélation de celui-ci. Celui qui a grandi avec un parent – ou un patron – coupé en deux, et a su s’en accommoder, a toujours fini par se couper en deux lui-même !
Suintements et feintise
18Essayons de mieux comprendre ce qui se passe entre un porteur de Secret et ses proches. Pour cela, prenons une comparaison. Notre système psychique fonctionne un peu comme notre tube digestif. Pour assimiler les aliments que nous ingérons, nous devons les décomposer en éléments et utiliser ceux-ci comme matériaux de base pour de nouvelles synthèses. De la même manière, pour assimiler nos expériences du monde, nous devons les décomposer en éléments et associer ceux-ci à nos expériences précédentes de façon à réaliser de nouvelles constructions. Ce processus a besoin d’être accompagné par un tiers. Quelqu’un qui ne trouve personne pour partager ses expériences est gravement gêné dans leur assimilation.
19Lorsque ce processus ne peut pas être mené à bien, nous remédions à la difficulté en mettant en quelque sorte « de côté » ce que nous éprouvons, ressentons et imaginons, dans une sorte de « placard ». On dit qu’il y a « inclusion psychique [7] ». Cela survient chaque fois que la situation est trop violente ou trop brutale – par exemple une catastrophe – ou parce que l’environnement ne remplit pas son rôle.
20Mais une expérience du monde qui ne peut pas être symbolisée avec des mots l’est toujours autrement, par des images, des attitudes ou des gestes. Des mimiques ou des comportements en témoignent, et entrent parfois en contradiction avec les mots prononcés, de façon parfois totalement déplacée par rapport à la situation. Ce sont les « suintements » du secret [8]. C’est pourquoi celui à qui on cache quelque chose le pressent toujours. La raison en est que les événements qui ne sont pas mis en mots ont toujours été partiellement symbolisés sous la forme de gestes et d’attitudes, et parfois aussi d’images montrées ou racontées en famille ou en institution.
21Par exemple, une mère qui regarde son enfant en souriant cesse soudain de sourire et s’assombrit, ou bien un père qui tient son enfant sur ses genoux en regardant la télévision se raidit soudain et écarte l’enfant de lui. De tels changements brutaux d’attitude, de mimique, de comportement ou d’intonation ont toujours une cause précise. Par exemple, cette mère a cru soudain voir dans le regard de son enfant, ou même dans la seule forme de son visage, quelque chose qui lui a rappelé le visage de son propre frère à un moment où elle a eu très peur de lui. Et ce père qui regardait tranquillement la télévision avec son fils a soudain été bouleversé parce qu’un mot ou une image a réveillé un souvenir désagréable de son histoire passée.
22Une personne confrontée à de tels suintements de la part d’un proche vit une situation étrange. L’expression qui la désigne le mieux est peut-être l’ancien mot de « feintise ». Ce terme du xiie siècle, tombé en désuétude aujourd’hui, désignait le trouble qui s’empare de quelqu’un quand il reçoit de son environnement des messages contradictoires qu’il ne peut pas rapporter à un système de croyance unique. Tel est le problème d’un enfant confronté à un secret : il ne sait pas quel statut attribuer à ce qu’il perçoit. Cette façon de considérer le secret permet de comprendre qu’une personne – notamment un parent – puisse en perturber une autre – notamment un enfant – sans le vouloir ni même parfois s’en rendre compte. Il suffit qu’elle soit porteuse d’un Secret qui divise son propre psychisme [9].
Les histoires qu’on se raconte à soi-même
23Jusqu’à maintenant, le lecteur a peut-être l’impression que, entre le porteur de Secret et ses proches, c’est le premier qui détermine tout. Mais ce n’est pas du tout le cas. Car, pour ceux qui sont confrontés à un porteur de Secret, l’important ne réside jamais dans celui-ci – il est le plus souvent impossible à connaître – mais dans l’idée qu’ils s’en font, et les choix qui en découlent. En effet, celui qui pressent un Secret tente toujours de le comprendre. Il peut alors s’engager dans quatre directions.
24Tout d’abord, il peut penser qu’il est lui-même le responsable du problème qu’il pressent. Il se sent coupable… Parfois, il s’engage alors dans des attitudes de réparation. Il tente de soulager la souffrance, réelle ou supposée, des autres. Mais comme c’est toujours sous l’effet d’une culpabilité ancienne, c’est d’une manière qui risque de se révéler constamment frustrante : le dévouement ne réduit jamais la culpabilité, puisque celle-ci trouve son origine dans une situation maintenant hors de portée.
25Il arrive aussi que celui qui se sent ainsi coupable sous l’effet du Secret d’un autre projette cette culpabilité sur quelqu’un d’autre. Il se dit que ce n’est pas lui qui est coupable du problème qu’il pressent, mais un ennemi de la famille ou du groupe dont celle-ci fait partie. Il peut en résulter, selon les milieux sociaux et les circonstances, une haine pour une autre famille, pour les « patrons » ou pour certaines catégories « d’étrangers ». C’est ainsi que les institutions qui veulent dominer fabriquent le secret comme autant de moyens de diviser.
26D’autres fois, les personnes tenues dans l’ignorance de ce qu’on leur cache se mettent à imaginer le pire… Et ce « pire » est finalement plus destructeur pour eux que ne l’aurait été la confidence du secret. Ils se persuadent que leurs employeurs, leurs gouvernants ou leurs parents sont coupables de quelque acte terrible et honteux qu’ils voudraient lui cacher.
27D’autres encore perdent confiance dans leurs propres capacités, notamment lorsqu’ils sont confrontés à des supérieurs – ou à des parents – qui nient l’existence d’un secret et leur disent que les choses ne sont pas telles qu’ils les ont vues, entendues ou pressenties. Ces personnes ont l’impression de ne plus pouvoir faire confiance dans leurs capacités à comprendre le monde, et il peut en résulter de nombreux troubles, notamment dans le domaine professionnel. Ils peuvent aussi devenir des adultes obéissants, voire serviles, parce qu’ils pensent que l’autorité a toujours raison. Une conséquence peut en être l’hyperconformisme.
28Enfin, ceux qui grandissent ou évoluent dans un milieu à secret deviennent souvent à leur tour des créateurs de nouvelles situations de secrets ! Comme ils ne peuvent pas maîtriser les secrets dont ils sont victimes, ils tentent d’en créer d’autres qu’ils puissent contrôler ! Mais leurs proches et notamment leurs enfants, risquent bien d’en être gravement perturbés à leur tour.
Le secret dans les institutions soignantes
29Pour l’individu et les familles, le secret peut être la meilleure ou la pire des choses. Et cette affirmation est vraie aussi pour les institutions soignantes.
30Tout d’abord, le secret partagé constitue la base d’un soutien mutuel. Les institutions soignantes confrontent en effet leur personnel à des situations souvent très difficiles dont ils peuvent difficilement parler à des tiers extérieurs : quand on réalise le soutien psychologique d’enfants cancéreux, comment parler de cela à sa femme et à ses enfants le soir en rentrant à la maison ? C’est pourquoi la mise en place de la « bientraitance » en institution doit prévoir des réunions d’équipe dans lesquelles les secrets puissent être partagés.
31Mais cette situation contient un risque, celui que les échanges tournent à une surenchère où chacun a envie de montrer qu’il en sait un peu plus que les autres sur les usagers de l’institution. C’est pourquoi, pour éviter ce risque, les réunions d’échanges de pratiques devraient toujours être animées par un tiers extérieur à l’institution.
32Un second aspect du secret en institution concerne la possibilité pour les soignants d’avoir leurs propres espaces indépendants des espaces des usagers. Certaines institutions se posent la question d’associer les patients aux réunions d’équipe à leur sujet. C’est à mon avis un très mauvais choix car les usagers des institutions psychiatriques ont souvent justement de la difficulté à construire une représentation de leur espace intime opposé à l’espace public. C’est en organisant des réunions réservées au personnel que ces patients peuvent apprendre peu à peu à organiser leur espace mental sur le modèle de l’espace des réunions, et intérioriser l’idée qu’ils ont, eux aussi, un espace intime fermé aux soignants. Car contrairement à ce que les institutions soignantes ont longtemps pratiqué, ce droit à un espace intime inconnu des soignants est essentiel au mieux-être des usagers des institutions.
33Un troisième problème est celui du secret qu’on nous confie sans nous demander notre avis ! Personnellement je dis toujours à ceux qui me proposent de me confier un secret que je ne leur promets pas de le garder, et qu’une fois qu’ils me l’auront confié, le secret sera un peu le mien. Du coup, je le gérerai à ma façon ! Nous n’avons pas à nous sentir otages d’un secret dont nous nous serions bien passés.
34Un autre problème grave aujourd’hui concerne les informations communiquées aux soignants sur des patients alors qu’il est impossible de savoir si ceux-ci sont informés ou non des mêmes éléments. Le thérapeute sait alors des choses dont il ne sait pas si le patient les connaît ou pas. Il est bien évident qu’une telle situation a un potentiel pathogène et qu’il vaut mieux la lever en évoquant auprès du patient ce qu’on sait déjà de lui.
35Un cas encore pire est celui où nous recevons un patient accompagné d’une lettre, d’un appel téléphonique ou d’un document informatique qui nous apportent des informations que le patient est censé ignorer. Il peut s’agir d’une maladie somatique, des conditions de sa naissance, ou encore du fait que la famille que nous allons recevoir est le lieu d’une infidélité conjugale inconnue de celui qui la subit. Il est bien évident qu’une telle situation exclut la possibilité d’une prise en charge thérapeutique. On ne peut pas suivre un patient en sachant de lui des choses qu’il ignore lui-même car nous le mettrions exactement dans la même situation que celle où il est confronté dans sa vie personnelle : pressentir qu’on lui cache quelque chose sans jamais savoir si cette intuition est de l’ordre de son fantasme ou de la réalité.
36Pour conclure, quelle que soit la nature du secret, celui à qui il est évoqué ne passe pas d’un état antérieur où il en ignorait tout à un état où il en connaît tout. Mais il passe d’un état où il le pressentait sans s’accorder le droit de croire à ce qu’il imaginait, à une situation dans laquelle il peut enfin savoir ce qui relève de ses constructions personnelles – autrement dit ses fantasmes – et ce qui relève de la vérité objective. C’est pourquoi il vaut mieux utiliser le mot de « confirmation » plutôt que celui de « révélation ».
37Enfin, permettre à quelqu’un d’avoir accès à la vérité qu’il pressent ne le libère pas de ses chaînes : quiconque a construit sa personnalité en relation avec un secret reste marqué par cette construction. Mais évoquer avec quelqu’un un secret qui l’a marqué lui permet de se construire enfin sur des bases solides. Ce n’est pas tout, mais c’est déjà considérable !
Notes
-
[1]
Nicolas Abraham et Maria Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1978.
-
[2]
Alain de Mijolla, Les visiteurs du Moi, Paris, Belles Lettres, 1981.
-
[3]
Anne Ancelin Schützenberger, Aïe, mes aïeux, Paris, La Méridienne, 1993.
-
[4]
Claude Nachin, Le deuil d’amour, Paris, Éditions universitaires, 1989.
-
[5]
Serge Tisseron, Tintin chez le psychanalyste, Paris, Aubier, 1985.
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[6]
On ne peut d’ailleurs que regretter la tendance qu’ont certains parents d’entraver ce développement normal en essayant de faire croire le plus longtemps possible à leurs enfants qu’ils devinent leurs pensées.
-
[7]
N. Abraham, M. Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1978.
-
[8]
S. Tisseron, Secrets de famille, mode d’emploi, op. cit.
-
[9]
Les mots de suintement, de feintise et de Secret renvoient donc à la même chose, mais de trois points de vue différents. Les suintements du Secret sont ce qu’un observateur extérieur peut constater : c’est le point de vue objectif. La feintise est ce qu’éprouve l’entourage proche. Enfin, le Secret consiste dans le clivage du porteur de secret, et aussi dans le clivage, différent, que son entourage installe à son contact.