CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La séparation de ses parents est généralement vécue comme un traumatisme par l’enfant, sauf si ce traumatisme a déjà été vécu dans une situation de violence familiale telle que cette séparation peut apparaître alors comme une délivrance. Dans la plupart des cas cependant, l’enfant ne s’attend pas à ne plus vivre avec ses deux parents, et l’annonce de la rupture pose brutalement pour lui la question de son nouvel espace de vie. S’ouvrent alors de multiples possibilités d’organisation de sa vie au sein des nouveaux espaces parentaux, que la situation concrète, le contexte social et les représentations parentales se chargent généralement de refermer rapidement, pour ne laisser apparaître comme viable que la seule possibilité mise en œuvre : généralement la vie dans l’espace maternel, agrémentée ou non – selon les circonstances et les positionnements – de séjours plus ou moins prolongés dans l’espace paternel ; mais ce peut être parfois cet espace paternel qui servira de lieu de vie, lorsque la mère ne peut (voire ne veut) prendre en charge l’enfant ; moins fréquemment encore ce sera chez un tiers (membre de la famille dans la plupart des cas), lorsque les deux parents sont dans l’incapacité de s’occuper de lui. Une autre solution existe toutefois, même si elle fut longtemps « clandestine » au regard de la loi, l’investissement par l’enfant des deux espaces parentaux comme lieux alternés de sa vie, et le passage périodique de l’un à l’autre, selon des modalités décidées en commun, et susceptibles d’évolution.

2Cette solution relativement nouvelle, bien que désormais reconnue par la loi de mars 2002, ne laisse pas d’interroger nos contemporains, focalisant sur elle un ensemble de questions relatives aux mutations en cours de l’ordre familial et de la vie privée. Ces interrogations s’expriment de préférence dans le rapport qui est établi dans beaucoup de discours entre ce qu’on pourrait appeler le bien-être psychique de l’enfant et les modalités présumées d’investissement de son espace de vie. Mon travail m’a amené à aborder tout à tour ces différentes situations de vie et le vécu qu’en manifestent parents et enfants, tant dans les situations banales d’une résidence unique chez un seul parent et des aides qui leur sont diversement apportées (Neyrand, Guillot, 1988), que dans les situations plus originales d’une résidence alternée alors non reconnue (Neyrand, Mekboul, 1993 ; Neyrand, 2004b), ou celles plus exacerbées d’une précarité maternelle s’exprimant tant au niveau économique que relationnel et social (Neyrand, Rossi, 2004).

3Plusieurs types de questions se retrouvent en fait agitées dans le discours polymorphe sur la résidence alternée et la référence récurrente à l’intérêt de l’enfant comme principe devant déterminer le rapport possible à son espace de vie. Un des principaux courants critiques à l’égard de l’alternance résidentielle postule ainsi que l’unité du lieu de vie serait nécessaire à son équilibre psychique en toutes circonstances et que, pour les jeunes enfants, le principe de précaution dicterait d’éviter toute circulation de ceux-ci entre plusieurs espaces, en d’autres termes demanderait à ce que l’enfant reste attaché à l’espace maternel.

4Je vais essayer d’aborder tout à tour chacune de ces questions, en les replaçant dans leur contexte historique et en pointant les diverses interprétations qui peuvent en être faites. Seront ainsi abordés : la question de l’organisation de la famille comme modèle privilégiant un certain type de rapports entre ses membres, ainsi que les difficiles transformations que ce modèle a subies tant au niveau de sa relation au système social qu’à celui des places familiales et des rapports parentaux ; le renouvellement des conceptions de l’enfant et de son rapport à l’espace familial et parental, au regard de la place prise par la notion d’intérêt de l’enfant comme organisatrice de l’ensemble des discours sur la parentalité ; le rapport de l’enfant à l’espace de vie comme enjeu d’interprétations sociopolitiques divergentes de la parentalité après séparation.

Les difficiles mutations d’un modèle familial naturaliste

5Comme l’explique très bien Thomas Laqueur, le grand projet des Lumières, pour ce qui concerne la représentation de la place des hommes et des femmes dans la société et la famille, consistait à « en finir avec des millénaires de cléricature et de philosophie pour mettre à leur place une histoire naturelle de l’homme » (Laqueur, 1992). Il s’agissait bien de remplacer la vision d’une continuité hiérarchisée des deux sexes comme émergeant l’un de l’autre selon un ordre voulu par Dieu, et une logique où le sexe féminin était représenté comme l’envers – secondarisé – de celui de l’homme, par la représentation d’une véritable différence des sexes où l’homme et la femme étaient incommensurables l’un à l’autre autant que complémentaires du fait de leur nature biologique différente et de leurs fonctions divergentes dans la reproduction. Les progrès de la médecine allaient permettre de soutenir cette vision nouvelle de l’ordre humain, en constituant celle-ci en discipline précurseuse des sciences humaines (Foucault, 1963). La sortie d’une vision théocratique du monde social autant que de la sphère familiale inscrivait ainsi la famille dans une représentation naturaliste de son nouvel ordre, la place de chaque sexe étant définie par la référence aux différences d’anatomie et de fonctions biologiques, débarrassées de toute légitimation par un ordre divin.

6Comme l’a exprimé avec force Jean-Jacques Rousseau (1992), le projet révolutionnaire de laïcisation du monde prenait appui sur sa naturalisation parallèle. Ainsi que le rappelle Sylvie Steinberg (2001) : « L’égalité entre les hommes et l’incommensurabilité fondamentale entre les hommes et les femmes apparaissent ainsi comme les deux versants complémentaires et contradictoires de la pensée naturaliste des Lumières. » Ce qui eut, entre autres, pour fonction de réancrer la domination sociale masculine non plus dans la religion mais dans la nature, avec l’aide active du discours médical, qui s’attacha à recoder la différence des sexes en deux univers opposés dépassant très largement les seules différences biologiques. « La femme n’est pas femme seulement par un endroit, mais par toutes les faces par lesquelles elle peut être envisagée », nous dit le Dr Pierre Roussel en 1775. Ce sur quoi surenchérit son disciple, le Dr Virey, en rappelant que : « L’existence de la femme n’est qu’une fraction de celle de l’homme. Elle ne vit pas pour elle-même, mais pour la multiplication de l’espèce, conjointement avec l’homme. Voilà le seul but que la Nature, la Société et la Morale avouent [1]. » Le renouvellement du programme d’assignation maternelle à l’enfant se trouve ainsi énoncé, justifiant pour longtemps l’éloignement des filles et des femmes de l’éducation, de la pensée, de la vie publique et a fortiori de la politique. La promotion d’un modèle familial basé sur la naturelle différence des sexes et leur complémentarité – jusqu’à désigner l’autre du couple comme sa moitié – se poursuivra jusqu’au milieu du xxe siècle, en s’étayant aussi bien sur la socialisation différentielle des enfants que sur l’affirmation de cette différence avec l’industrialisation (Donzelot, 1977 ; Joseph, Fritsch, 1977 ; Murard, Zylberman, 1976 ; Meyer, 1977)… L’espace enfantin est alors complètement conçu comme espace maternel, au moins jusqu’à l’entrée à l’école – elle aussi – maternelle, alors que l’homme est renvoyé à l’espace public et à la nécessité d’y tenir sa place. Deux psychanalystes vont parfaitement théoriser les implications psychiques d’une telle modélisation des rôles familiaux : Donald Winnicott du côté maternel (Winnocott, 1971), et Jacques Lacan du côté paternel [2].

7Mais le ver est déjà dans le fruit avec l’affirmation progressive de l’autonomisation des individus qui se concrétise dès la fin du xixe siècle, aussi bien du côté de la démocratisation de l’enseignement (lois Jules Ferry de 1880-1881) que de celui de l’urbanisation, la nucléarisation de la famille, et la montée d’une consommation individualiste de masse, alors que vont émerger, avec l’allongement des études et la tertiarisation de l’économie, l’émancipation des jeunes des contraintes matrimoniales, et l’émancipation des femmes des contraintes de la reproduction et de la tutelle paternelle et masculine.

8Les années 1968 inaugurent alors, dans un mouvement de rattrapage d’une évolution sociale qui résiste à s’affirmer, l’entrée dans une nouvelle ère familiale et de nouvelles valeurs relationnelles, éducatives et familiales. Les rapports parentaux s’y trouvent complètement redéfinis, et avec eux la position que chacun occupe dans l’espace familial. Avec la remise en cause des rapports traditionnels d’éducation, s’appuyant sur une autorité à la fois répressive et en dernière instance paternelle, se reformulent aussi bien les relations intra-familiales que le rapport à l’espace de vie. Le modèle nouveau est communicationnel et privilégie le dialogue parents-enfants et la mise en place d’une autorité partagée et consensuelle. Ce que traduit aussi bien le repositionnement de beaucoup de mères, qui ont désormais choisi de n’être « pas toutes » pour leur enfant et qui investissent un travail salarié, que celui de beaucoup de pères, qui se retrouvent dans une grande proximité à l’égard de leur bébé ou jeune enfant et n’hésitent plus à véritablement paterner, dans le style qui leur est propre (Le Camus, 1999).

9La complexité de ce remaniement réside sans doute dans le fait que chaque modèle n’a pas remplacé le précédent mais l’a en quelque sorte recouvert, s’y est superposé, et que se retrouvent à l’heure actuelle – et de façon différente selon les familles, les milieux et les situations –, sédimentés, les trois modèles d’organisation familiale : théocratique, naturaliste et démocratique. Ce qui n’a pas manqué d’occasionner des conflits à l’intérieur des couples, parfois jusqu’à la séparation, mais aussi à l’intérieur des individus, entre par exemple des références plus intellectualisées et d’autres plus archaïques, des habitus intériorisés et des valeurs acquises, des identifications inconscientes et des idéaux relationnels… La place de l’enfant dans l’espace familial est ainsi diversement vécue, venant parfois symboliser dans les désaccords parentaux sur la délimitation de cet espace la référence à des modèles familiaux divergents. L’endroit où doit coucher le bébé ou le jeune enfant en est un exemple parmi d’autres…

Le nouvel enfant est arrivé

10Une telle vision de l’évolution ne serait cependant pas complète si on omettait d’y inclure les énormes transformations qu’ont connues le regard porté sur l’enfance et le statut que celui-ci désormais occupe. En effet, la situation de l’enfant dans l’espace familial et la représentation que l’on en a tiennent non seulement aux évolutions des places de chacun et aux nouvelles attitudes parentales et sociales ; mais aussi à la façon dont sont désormais conçues l’enfance, sa signification sociale, son existence familiale. Or, deux ordres de facteurs ont profondément transformé cette signification : les modifications structurelles de la place de l’enfant dans la société et sa famille, en termes de nombre d’enfants dans la descendance, de calendrier des naissances, de socialisation… et l’évolution des connaissances savantes sur le bébé et le jeune enfant, ainsi que la façon dont ces connaissances ont été massivement médiatisées.

11Le déroulement de la procréation et la place de l’enfant se sont ainsi profondément modifiés, exprimant l’existence d’un autre rapport social à l’enfant et une autre conception de l’espace qu’il occupe. On pourrait presque dire que cet espace a crû en proportion inverse de la diminution du nombre des naissances. Alors même que le taux de fécondité en France, avec 1,8 enfant par femme, est parmi les plus élevés d’Europe, il serait insuffisant pour maintenir la taille de la population si l’on n’assistait en parallèle à un allongement considérable de la durée de vie. L’idéal désormais partagé par la majorité des individus est de deux enfants par couple, et de plus en plus de couples renoncent à aller au-delà de l’enfant unique. Désormais programmée beaucoup plus tardivement dans la vie du couple et dans celle des individus (la moyenne d’âge pour le premier enfant pour une femme frôlant les 30 ans), la venue de l’enfant y trouve une importance accrue tout autant qu’elle peut s’avérer plus difficile à assumer.

12Les bouleversements apportés par la naissance de l’enfant trouvent à s’exprimer exemplairement dans la définition de l’espace qu’il va désormais occuper au sein de la famille, jusqu’à parfois y tenir une place excessive. Dans un nombre croissant de familles se trouvent de ce fait remis en cause le fonctionnement conjugal antérieur et la sexualité du couple, pour une durée excédant largement la période postnatale. Ce qui n’est pas sans participer à l’accroissement constaté des séparations alors que l’enfant a un âge précoce. Sensibles aux risques de cette évolution, un certain nombre de médecins et cliniciens mettent en garde contre cette survalorisation, dont participe l’exhaussement médiatique de l’enfant, d’un espace enfantin venant phagocyter l’espace conjugal. Ainsi de cette gynécologue médicale interviewée lors de notre travail sur la prévention des troubles de la relation parentale précoce : « C’est important de reprendre une activité sexuelle pour que l’homme prenne sa place entre l’enfant et la mère, que la mère ne soit pas captée. J’induis le fait de ne pas garder l’enfant dans la chambre, car cela peut aider à réinvestir la sexualité. Un homme, ça permet à une femme de ne pas être folle d’angoisse. C’est symbolique qu’un aspect pratique comme le lieu où dort l’enfant couvre la question du rapport au conjoint, la défusion… comme s’il y avait une espèce de continuité du plan le plus pratique au plan le plus symbolique » (E. Laplane-Caillol, cité par G. Neyrand, 2004a).

13Ces propos identifient l’importance de la place accordée à l’espace enfantin dans le fonctionnement familial et viennent rappeler que celui-ci ne peut être pensé en soi mais comme expression d’un tissu relationnel particulier. On comprend que la définition d’un espace enfantin après la séparation conjugale puisse d’autant plus poser problème que la délimitation de cet espace a pu constituer le support même de la crise du couple.

14Ce rapport à l’espace en devient d’autant plus délicat à gérer qu’il est pris dans un réseau de significations où l’histoire personnelle des sujets ainsi que l’histoire de leurs relations se révèlent largement surdéterminées par l’état des connaissances sur le petit enfant et les relations parentales, c’est-à-dire par le contenu des discours scientifiques sur le sujet, et surtout par la façon dont ils sont médiatisés et diffusés dans le grand public [3] et influent sur les représentations sociales (Jodelet, 1989). De fait, notre image de l’enfance qui s’est progressivement constituée dans les dernières décennies du xxe siècle comprend plusieurs facettes. Ce qui a véritablement fait rupture avec les représentations antérieures s’applique en premier lieu au jeune enfant : au bébé encore considéré au milieu du xxe siècle comme un « tube digestif », c’est-à-dire un être essentiellement marqué par sa vie biologique et ses besoins physiques, a succédé l’image de « l’enfant sujet », image dont Françoise Dolto a sans doute constitué le meilleur diffuseur (Dolto, 1990). Le bébé dès lors reconnu comme un être d’affectivité et de relations a vu son image complétée par les travaux des psychologues sur l’apprentissage précoce et par la mise en évidence de ses capacités d’acquisition insoupçonnées jusqu’alors (Lécuyer, 1989). Mais la promotion de l’enfant sujet… puis du bébé performant s’est accompagnée de la mise en avant d’autres dimensions moins valorisantes, celle de l’enfant consommateur, soumis comme tel à la pression du marketing, et surtout celle de l’enfant à risque, que la figure du pédophile est venue brutalement exacerber en cette fin du xxe siècle. Si est reconnue à sa juste valeur l’importance du relationnel et de l’affectivité dans le développement de l’enfant, la sensibilité aux abus potentiels s’en trouve décuplée en ces temps d’« insécurité sociale » (Castel, 2003), jusqu’à amener à identifier comme potentiellement suspect tout adulte en contact avec lui (Gavarini, Petitot, 1998). Exacerbation du sentiment de vulnérabilité de l’enfance qui préside aussi bien à la nécessaire reconnaissance internationale des Droits de l’enfant (Renaut, 2002) qu’à l’entrée dans une « ère du soupçon », où s’exprime toute l’ambiguïté de la passion de l’enfant contemporaine.

15Comme le rappelle Laurence Gavarini (Gavarini, 2001), nous vivons une époque où la passion manifestée pour l’enfant se double d’une passion sacrificielle projetée sur l’enfant, dont l’image de l’enfant-victime est l’expression médiatique. Confrontés à la figure du mal absolu que représente le pédophile incestueux (Salas, 1998), tous les pères se voient ainsi potentiellement soupçonnés de pouvoir s’abandonner à la perversion. Fantasme qui étaye la dérive elle-même véritablement perverse de l’utilisation stratégique d’accusations injustifiées envers certains pères [4] pour couper l’enfant de tout accès à l’espace paternel et l’ancrer dans le seul espace maternel. Captation, dont la justice se fait parfois malgré elle la complice [5], qui témoigne aussi bien de l’ampleur des conflits et des souffrances vécues par le couple parental que de la force symbolique du rattachement de l’enfant à un espace, en l’occurrence l’espace maternel.

Une instrumentalisation sociale du rapport de l’enfant à l’espace parental

16Si, après la séparation, de nombreux parents arrivent à mettre en place une gestion harmonieuse de l’accès de l’enfant à ses deux parents, sur la base d’un accord de partage de son accès aux deux espaces parentaux, soit sous la forme d’une résidence alternée, soit sous la forme d’une résidence habituelle chez l’un, complétée d’un hébergement élargi chez l’autre, cela est loin d’être le cas de tous les parents, comme on le voit. La coparentalité, reconnue comme légitime dans son principe par notre système social et par la plupart des individus le composant, trouve dans les faits de nombreuses raisons de ne pas trouver d’application dans la partition des espaces de vie de l’enfant après séparation.

17Deux attitudes opposées, mais pas forcément symétriques, chez les parents qui se séparent, se rencontrent fréquemment : la tendance à l’accaparement ou la tendance à la mise à distance de l’espace de l’enfant par un parent. Fortement conditionnées par l’impact toujours présent des modèles familiaux antérieurs (théocratique ou naturaliste), qui positionnent asymétriquement les deux parents, par certains discours savants qui les légitiment, par les habitus de groupe (qui médiatisent le rapport aux différents modèles) et par les histoires individuelles, ces attitudes apparaissent pour l’une (l’accaparement) beaucoup plus souvent « maternelle », pour l’autre (la mise à distance) plus souvent « paternelle », même si elles peuvent se retrouver chez les deux sexes. En témoignent la tendance au retrait de la relation à l’enfant de nombreux pères après la séparation [6], et la tendance au repli sur l’enfant manifesté par de nombreuses mères, notamment lorsqu’elles sont en situation précaire (Neyrand, Rossi, 2004).

18Largement induits par l’histoire sociale de la famille et du divorce, et par les expériences familiales et personnelles qui les ont accompagnés, les choix de gestion de l’espace enfantin par les parents s’avèrent en grande part contraints. En témoignent ces pères dont les interviews expriment leur résignation à ne plus accéder que parcimonieusement à leurs enfants, autant que ces mères qui déplorent que leurs ex-conjoints se refusent à toute idée d’hébergement élargi ou de résidence alternée de leurs enfants (Neyrand, 2004b). Pour beaucoup de parents règne l’indécision, si ce n’est la confusion, sur ce qu’il est possible ou souhaitable de faire au sujet de leur enfant après la séparation, tiraillés qu’ils se retrouvent entre des attitudes et des discours divergents, si ce n’est contradictoires entre eux, qu’ils soient institutionnels, pragmatiques ou scientifiques.

19La référence à l’intérêt de l’enfant alors, loin d’éclairer le débat, l’obscurcit, tant elle est devenue la condition universelle de toute prise de position sur la question et que, fonctionnant comme sa justification, elle en devient son alibi (Théry, 1985). Soutenir, par exemple, qu’il est plus important pour un jeune enfant de vivre dans un seul espace avec un seul parent (en l’occurrence la mère pour les théoriciens de cette monoparentalisation [7]), au prétexte qu’il sera plus sécurisé par un environnement stable, est faire bien peu de cas du double lien parental et du double attachement sur lequel il s’étaye (Fivaz, Corboz, 2001), comme si le rapport à l’espace n’était pas médiatisé par le rapport aux personnes. Investir deux espaces pour un jeune enfant ne pose pas problème s’il s’y sent en sécurité avec une personne en laquelle il a confiance, alors que le maintenir dans un seul espace en le privant d’une relation fondamentale pour lui peut se révéler très perturbateur. La question est donc moins celle de l’espace que celle des liens et de leur impact psychique, et l’on ne peut définir de position a priori sur ce qu’il convient à l’enfant, à court et à plus long terme.

20Les difficultés rencontrées dans la définition du rapport de l’enfant aux espaces parentaux deviennent ainsi le révélateur des difficultés de notre système social, et de son nouveau référentiel imaginaire, les sciences humaines (Castoriadis, 1975 ; Foucault, 1966), à rendre compte et à accompagner les mutations sociales en cours. Elles expriment le caractère contradictoire, conflictuel et inorganisé de la tentative des acteurs sociaux à appliquer aux relations privées les idéaux paradoxaux de la démocratie, face aux résistances liées à l’attachement imaginaire de nombre de ces acteurs aux références antérieures, qu’elles soient théocratiques et sacralisent la maternité, ou naturalistes et assignent les parents aux seules prescriptions de rôles traditionnels.

Notes

  • [1]
    Dictionnaire des sciences médicales, 1812- 1822, cité par Y. Knibielher, C. Fouquet, p. 149.
  • [2]
    J. Lacan, « Le Complexe, facteur concret de la psychologie familiale », dans Encyclopédie française, tome VIII, La Vie mentale, 1938, réédité dans Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Paris, Navarin, 1984 ; Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
    Pour une mise en perspective socio-historique, voir mon travail sur l’évolution des savoirs, L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance, Paris, puf, 2000. Pour une mise en perspective de l’intérieur du discours analytique, voir M. Schneider, Généalogie du masculin, Paris, Aubier, 2000 ; Le paradigme féminin, Paris, Aubier, 2004 ; M. Tort, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, 2005.
  • [3]
    Voir notre analyse de l’évolution des savoirs sur la petite enfance et la parentalité et les conditions de leur médiatisation. G. Neyrand, L’enfant, la mère et la question du père, op. cit., notamment deuxième partie, chapitre III, « La reformulation médiatique », ainsi que les Annexes sur le discours des magazines.
  • [4]
    Alors que pour d’autres, ces accusations sont bien fondées.
  • [5]
    La difficulté à différencier les vraies des fausses accusations s’avère d’autant plus grande que bien souvent le juge n’a pas le temps ni les moyens suffisants pour aboutir à une certitude sur la question, comme le montrent un certain nombre d’affaires récentes. La question est d’autant plus délicate qu’elle pose en filigrane celle de la sexualité infantile et de la sensualité des pratiques de soin à l’enfant, dont le caractère éventuellement équivoque ne concernerait dans notre représentation sociale que les pères. Or, la volonté captatrice de certaines mères peut s’avérer véritablement incestuelle, comme le fait remarquer par exemple Caroline Eliacheff dans « Inceste maternel : l’amour en plus » (Libération, 26 juillet 2004) : « On ne recense en France que 10 % de pédophiles femmes parce qu’on se focalise sur l’acte sexuel, dont la trace peut valoir preuve en justice. Or l’inceste se définit par une autre caractéristique tout aussi importante : la formation d’un couple par exclusion du tiers. Une relation mère-fille (ou mère-fils) dont le père est exclu peut être qualifiée “d’inceste platonique”, selon l’expression de Nathalie Heinich. En littérature, Hervé Bazin appelle “maternite” ce basculement d’une jeune épouse en mère absorbée par sa maternité, délaissant son mari et sa propre identité d’épouse, et troquant la sexualité conjugale contre la sensualité maternelle. En psychanalyse, Winnicott l’appelle “préoccupation maternelle primaire”. À mesure que l’enfant grandit, l’inceste platonique prend la forme d’une emprise grandissante allant jusqu’à ce que la psychanalyste Alice Miller appelle “l’abus narcissique” : les dons de l’enfant sont exploités pour combler les aspirations insatisfaites ou refoulées d’une mère idéalement dévouée. Comme les filles deviennent rapidement parties prenantes de cette relation d’emprise, ce versant négatif de l’amour maternel est difficile à débusquer : comment et à qui se plaindre d’un excès d’amour ? »
  • [6]
    Que les enquêtes dites efse de l’ined ont bien montré, avec, en 1986, 54 % des pères qui ne voient plus ou rarement leurs enfants après la séparation, et, en 1994, 50 %. Si la tendance à la baisse du nombre de pères « en retrait » semble se confirmer, leur proportion demeure toujours importante.
  • [7]
    M. Berger, « Le droit d’hébergement du père concernant un bébé », Dialogue, n° 155, janvier 2002 ; voir ma réponse dans le numéro suivant : « De l’incapacité présumée du père à s’occuper du bébé. La question de la résidence alternée du jeune enfant », Dialogue, n° 156, 2002 ; ainsi que le bilan que j’ai réalisé sur cette question : « La résidence alternée, réponse à la reconfiguration de l’ordre familial. Les enjeux d’un débat », Recherches familiales, n° 2, 2005. En ligne

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  • Winnicott, D.W. 1971. L’enfant et sa famille. Les premières relations, Paris, Payot (Londres, 1957).
Gérard Neyrand
Sociologue, professeur à l’université Paul-Sabatier Toulouse3 et directeur du cimerss (Centre interdisciplinaire méditerranéen d’études et recherches en sciences sociales)
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2007
https://doi.org/10.3917/ep.033.0147
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