1Les assistantes maternelles à titre permanent – employées par l’ase – exercent un métier difficile qui comporte des astreintes bien spécifiques, en raison des statuts des enfants qui leur sont confiés : obligations liées aux soins qu’elles doivent prodiguer à l’enfant, et obligations qui découlent du contrat qui les lie au service qui les emploie (travail avec leurs partenaires institutionnels, réunions, échanges divers, etc.) De plus, ce métier a la particularité d’être exercé au sein du domicile familial : la famille tout entière est donc impliquée.
2Accueillir un enfant pour la première fois est, pour une famille, une expérience inaugurale, qui fait date pour toutes les parties engagées dans cette aventure : l’enfant, ses parents, l’assistante maternelle et sa famille. Pour l’assistante maternelle, l’arrivée d’un enfant à son domicile concrétise son ancrage professionnel, jusque-là resté virtuel [2], tandis qu’elle la confronte d’emblée aux effets inattendus de la rencontre avec cet enfant dont elle doit prendre soin. Dans le cadre d’entretiens cliniques ou de formation [3], notre attention a été attirée, en les écoutant parler, par la façon dont elles se sont saisies de l’offre d’évoquer leurs souvenirs, leurs ressentis liés à ce premier accueil. Même bref et/ou fort ancien, il revêt, dans chaque cas, un caractère d’exception.
3Au-delà de la donne propre à chaque situation, de la personnalité et de l’histoire de chacun des protagonistes, nous avons pu identifier, dans la chronologie du premier placement et de son démarrage, des moments-clés, temps de vacillation subjective plus ou moins conscients, que chaque assistante maternelle et les membres de sa famille peuvent traverser. Il s’agissait alors de tirer un enseignement de cette richesse d’expériences vécues par elle et sa famille, avec l’étonnement et la fraîcheur de la première fois.
4De ce particulier, nous pouvons dégager une structure et chaque cas peut alors être considéré comme un cas d’école et avoir valeur paradigmatique (Houzel, 1999). Il suffit d’en repérer la trame pour nous rendre attentifs à ce qui se joue là, dans ces temps chronologiques et logiques, pour l’assistante maternelle et également pour l’enfant accueilli. Dans cet article, nous nous situerons du point de vue de l’assistante maternelle.
Premier temps de vacillation : la réalité de l’enfant
5Avant son arrivée dans une famille d’accueil, l’enfant est précédé par l’aura de son histoire : délaissement, violence, carences graves, inceste… Du fait de son placement, il amène sa famille en cortège dans le privé de son lieu d’accueil, que ce soit physiquement ou au travers de paroles quelquefois les plus crues [4]. Les coordonnées sociales de cette histoire font déjà rencontre puis souche dans l’imaginaire de chacun. Leur incarnation en un enfant concret, la confrontation avec des parents, bien réels eux aussi, mettent en acte le décalage entre l’imaginaire – le projet d’accueil tel que l’assistante maternelle et sa famille l’avaient envisagé – et la réalité.
6Ce décalage, Mme M. en a fait très tôt l’expérience avec le placement d’Émilie. Assez rapidement, Mme M. fait part de sa déception et de son désarroi. Cette petite fille de 3 ans, intelligente, lui paraît n’avoir pas du tout évolué en quelques semaines d’accueil. Elle souligne particulièrement son indifférence (ou sa résistance) à ses tentatives pour l’ouvrir à un univers culturel et éducatif qu’elle juge pourtant à sa portée : jeux créatifs, éveil musical, découverte des livres, autant de domaines jusqu’alors totalement étrangers à Émilie et à son milieu d’origine. Dans son projet, Mme M. avait imaginé que cette enfant, peu stimulée avant son placement, serait en appétence de tout cela et donc réceptive. Mme M. se voyait bien être l’agent de la « réparation » et de la transformation d’Émilie. Mais la résistance inattendue de la fillette aux trésors d’ingéniosité déployés pour la faire progresser prive Mme M. du plaisir de ce don et met à mal sa représentation de sa fonction et la dimension éducative qu’elle lui conférait.
7Chez une autre assistante maternelle, Mme L., l’évocation d’une semblable frustration a fait émerger un souvenir déterminant dans son désir de s’engager dans ce « métier » : elle avait constaté l’épanouissement rapide et spectaculaire de trois enfants confiés par l’ase à une amie et c’est ce qui l’avait amenée à énoncer son projet sous la forme de : « C’est ça que je veux faire. » Mais, c’est seulement dans l’après-coup et sous le signe d’un certain désenchantement (qu’on pourrait formaliser en « finalement, ce n’est pas ça ») que Mme L. a saisi toute l’importance de cette figure maternelle qui a organisé et soutenu sa demande.
8Le démarrage d’un placement peut donc être déjà marqué, chez l’assistante maternelle, par la perte d’une représentation valorisante de soi qui met à mal le narcissisme du sujet : il amène un retour sur sa motivation et le projet conscient tel qu’il a été présenté par elle au moment de la demande. Ce retour peut être l’amorce d’un réaménagement et d’un « lâcher prise » porteur d’une dynamique, ou au contraire, l’ancrage dans la nostalgie d’un autre placement qui serait plus conforme à l’attente. Dans ce premier temps de placement, le lien à l’enfant commence à se construire, marqué déjà du fait qu’il donne ou refuse à l’assistante maternelle le plaisir de ce début de création. Ce temps est un moment fécond, riche de surgissement de représentations, et propice à une offre d’écoute.
9Les assistantes maternelles à titre permanent exercent, et c’est leur singularité, un « métier » qui se déroule au sein de la sphère privée. Du fait du placement, l’enfant partage, avec sa famille d’accueil, des moments de joie, de tristesse, des manifestations d’affection, des échanges langagiers… Sa présence dans l’intimité du « domus » l’amène à partager avec elle les petits riens du quotidien : les habitudes très personnelles et propres à chaque famille concernant la table, la nourriture, le linge.
10C’est cette expérience que M. et Mme V., parents de deux enfants de 6 et 8 ans, ont faite en accueillant Sonia. Peu après le début du placement, cette petite fille de 4 ans n’avait de cesse de faire intrusion, d’imprimer sa marque sur ce qui était propre, intact ou très privé : le linge fraîchement lavé était taché, le plat joliment dressé portait l’empreinte d’une petite main sale, la chambre était fouillée et dégradée. Autant de sites portant désormais la marque de Sonia mais sous la forme d’une souillure qui provoquait le dégoût de la famille entière. Cette famille, comme en proie à un charme maléfique, était plongée dans le malaise. Avec l’arrivée de l’enfant, la famille V. a été confrontée à la différence infinie des habitudes du corps, des manières, celles de la propreté entre autres, et de leurs subversions possibles.
11« S’infiltrer dans les plis profonds du linge », telle est la voie que J.-C. Kaufmann (1995) a tracé pour approcher la trame conjugale. On pourrait également suivre cette « piste du linge » dans le placement familial. L’arrivée d’un enfant dans une famille entraîne un brassage du linge. Le trousseau de l’enfant, le va-et-vient de la petite valise lors des retours de week-end, transportant avec elle l’odeur particulière de chaque maison, font lien entre les deux familles de l’enfant. Que son linge soit lavé ou non avec celui de la famille, que ce soit d’emblée ou ultérieurement, ces façons de faire situent le partage des intimités respectives, reflet du désir de la famille, et de sa capacité à accueillir l’autre et ses différences. Quand bien même le comportement de Sonia pouvait en dire long sur sa quête, et peut-être sur le symptôme qui s’actualisait là, son maintien dans la famille V. s’est avéré impossible. Sonia, par son comportement, a certainement touché un point archaïque de l’organisation psychique de l’assistante maternelle : celui du propre et du sale, c’est-à-dire un registre lié à l’analité. En l’interpellant dans ce registre-là, l’enfant l’a confrontée à un éprouvé insurmontable.
12Cette famille, en rencontrant l’intime de l’autre et l’incontournable altérité de cet enfant jusqu’au ravage, a été renvoyée à ses propres limites, marquées par la souffrance de leurs enfants. Sonia a fait effraction dans la culture familiale : elle a permis aussi à la famille V. de prendre conscience des valeurs réglant l’ordonnance de leur maison et a révélé toute l’importance qu’ils y accordaient. Ainsi, peu de temps après son arrivée, l’enfant placé peut être le révélateur de ce à quoi l’on tient, qui pouvait jusqu’alors être banalisé ou insu, et qui participe de l’identité de cette famille-là. Dans l’accomplissement de son « métier », l’assistante maternelle engage son conjoint, ses enfants, ce qui suppose pour chacun des remaniements de son organisation psychique.
13Dès les premiers temps d’un placement, d’autres familles font, au contraire, la découverte d’une familiarité immédiate qui, si elle est plus facile à vivre, n’en est pas moins étonnante et même étrange. C’est une première confrontation à du pareil/pas pareil, thématique récurrente dans le placement et dont on va suivre les multiples déclinaisons.
14Un premier placement, dans ses débuts, délimite en creux un champ qui oblige à une circulation de pensée entre du familier/non familier et toute l’économie psychique qui peut en découler. Il amène l’assistante maternelle à faire un premier pas dans une opération symbolique. Dans le jeu de ces signifiants, elle apportera ses trouvailles propres, écho de ce que fait émerger en elle la rencontre avec l’enfant. C’est en effet la première fois que l’histoire d’un enfant, dans ses coordonnées signifiantes, vient rencontrer celle de l’assistante maternelle.
Deuxième temps de vacillation : les effets de rencontre
15Le placement familial, dans son projet social, fait appel à la famille comme lieu de socialisation, de transmission des valeurs, d’éducation. Il demande à la mère de famille, assistante maternelle de son état, qu’elle mette ses compétences maternelles au service d’un enfant dont elle n’est pas la mère. Or l’effet famille ne se limite pas à ce type de transmission. Tout comme dans sa propre famille, l’enfant se confronte, là, aux coordonnées du généalogique et du sexuel telles qu’elles se sont organisées pour les accueillants et à leur nouage. Partageant avec la famille conjugale (Lacan, 1938) son quotidien, l’enfant est témoin des relations des parents entre eux et avec leurs propres enfants (manifestations de tendresse, compliments, réprimandes…). Ces modulations de la relation font écho aux façons de dire et de faire dans sa famille.
16Mais ces enfants ne sont pas qu’observateurs : ils demandent, refusent, quelquefois avec violence, requièrent de l’attention, se dérobent à ce que l’on veut pour eux, ce qui ne laisse pas indifférents les enfants du couple d’accueil. Ceux-ci ressentent bien que l‘accueil d’enfant n’est pas un « métier » comme un autre. Ils peuvent passer, ainsi, du registre de l’attente impatiente d’un copain à la jalousie à l’égard de cet autre exigeant et captatif qui mobilise leurs parents et principalement leur mère.
17L’enfant accueilli, lui, est pris dans une configuration œdipienne qui, certes, lui préexiste, mais dans laquelle son arrivée va faire que se joue et se rejoue sa place, et celle des autres. L’économie conjugale du couple d’accueil, la place que la femme donnera à son partenaire, le fait qu’elle sera ou pas toute dévouée à l’enfant, tout cela va participer de la structuration psychique de l’enfant. Quel que soit son lien à ses parents de naissance, celui-ci revisitera là son propre site œdipien et appellera l’Autre à jouer un rôle dans son roman familial. Ainsi, la famille d’accueil pourra être, pour lui, source d’identifications et cet enfant se construira peut-être dans une affiliation (Lesourd, 1999) à cette famille-là, en dépit de sa filiation d’origine et de son appartenance à sa lignée. En effet, l’évolution de la situation familiale des enfants placés peut notamment amener une famille à se projeter avec eux dans un avenir à long terme ; ils devront donc vivre avec eux tous les stades qui les mèneront jusqu’à l’âge adulte, ce qui change considérablement la donne de départ pour eux-mêmes et leurs enfants.
18Avec le placement familial, l’assistante maternelle pensait exercer un métier alors que c’est en tant que mère et femme qu’elle s’y trouve engagée. Elle ne peut le découvrir que lorsque l’enfant est là, dans cette relation individualisée et exclusive qui s’instaure entre eux, marquée par la régularité des soins qu’elle lui apporte.
19Le contexte même du placement est en effet radicalement différent des soins partagés dans une prise en charge institutionnelle, même la plus soucieuse. Les parents des enfants placés ne s’y trompent d’ailleurs pas : ils pointent bien la différence entre établissement et famille d’accueil, lorsqu’ils soulignent que leur enfant, marqué par l’empreinte de cette famille, risque de devenir étranger à sa lignée. « Vous n’allez pas en faire une intello », dit une mère inquiète à l’assistante maternelle.
20L’enfant est face à une « construction homogène et permanente du monde qui lui est sans cesse rappelée […] marquée du sceau de la stabilité de la répétition » (Cebula, 1997). Au travers des soins prodigués à l’enfant, que l’assistante maternelle s’éprouve comme « mauvaise mère » (le renvoi en miroir d’une image de mauvais parent n’est évidemment pas sans effet) ou au contraire qu’elle soit comblée par un « enfant merveilleux » et alors « bonne mère », elle engage dans la relation tous les registres du pulsionnel attachés à la sphère maternelle.
21C’est ce que découvre Mme S., mère de deux enfants, en accueillant Coralie, 13 mois, placée par l’ase. Avec cette petite fille, Mme S. prend conscience, très rapidement, et non sans surprise, que Coralie demande à être portée par elle, blottie contre elle ; c’est son odeur que l’enfant réclame pour se calmer lors de terreurs nocturnes récurrentes qui risquent de réveiller toute la famille. Coralie a besoin de ce corps à corps et Mme S. s’y abandonne à son corps défendant (pendant cette période, Mme S. a perdu sept kilos rebelles auparavant à tout régime). Le souhait d’accueillir un enfant pour « pouponner, câliner » s’est réalisé au-delà même de ce qu’elle imaginait. Par la suite, Coralie viendra rejoindre régulièrement le lit conjugal, si discrètement qu’elle y finit sa nuit. Si la demande insistante de l’enfant bouleverse tant Mme S., c’est aussi qu’elle fait écho, mais de façon inversée, avec ce qui s’était passé pour ses propres enfants. Lorsqu’ils étaient petits, c’était elle qui prenait l’initiative de les « garder contre elle » non sans culpabilité. Et voici que Coralie devance (ou entend) son désir et insiste avec une détermination qui a raison de sa vigilance. La culpabilité de Mme S se joue là, aussi bien à l’égard de la mère de l’enfant dont elle usurperait ainsi la place dans cette intimité physique (elle se conduit en mère), qu’à l’égard du service qui l’emploie puisque, alors, elle a le sentiment de ne pas être une bonne professionnelle. Nous y reviendrons.
22On peut en effet éprouver toute l’étrangeté de se sentir si proche d’un enfant que l’on n’a pas mis au monde, que l’on ne connaît pas, né de parents qui restent, eux, tellement étrangers. Cette familiarité s’exprime souvent sous la forme : « C’est comme s’il avait toujours été là, c’est comme s’il était à nous. » On peut repérer là un premier temps logique du « ne rien vouloir savoir », du refoulement d’une origine autre de l’enfant, occultant un fantasme de rapt. On constate souvent, par la suite, que, plus cette origine autre aura été refoulée, plus elle resurgira avec fracas, notamment à l’adolescence. C’est un autre versant du familier et du non-familier, modulé en terme de heimlich/unheimlich : c’est cet enfant que l’on croyait si bien connaître qui nous devient tout à coup étranger.
23Avec Coralie, Mme S. s’imaginait faire « comme une mère », être aimante, mais raisonnable, savoir gérer ses émotions, ne pas se laisser déborder, or elle se découvre en proie à la folie nécessaire des mères dont parle Winnicott. Mais s’éprouver comme une mère sans être la mère fait vaciller quelque peu ses certitudes antérieures. Qu’est-ce qu’être assistante maternelle ? Qui est la vraie mère ? À qui ressemble cet enfant ? On pourrait dire que tous les protagonistes d’un placement familial (l’assistante maternelle et sa famille, l’enfant et ses parents ainsi que les partenaires institutionnels) se trouvent confrontés, qu’ils le veuillent ou non, à cette même question : qu’est-ce qu’une mère ?
24Comme d’autres, Mme S. souligne que ce lien est paradoxal, contraire au bon sens : « C’est pas normal : un enfant arrive, on ne le connaît pas et il nous saute dans les bras, et c’est à nous qu’il adresse son amour. » C’est bien dans ce registre que Mme G. nous fait part de son trouble lorsqu’elle constate que Kévin garde précieusement dans sa poche un mouchoir qui « sent sa Tatie » pour affronter sa première rentrée scolaire.
25La précarité de cet accueil ne lui enlève rien de sa force ; ce que Mme S. résume très bien par le balancement de la formule : « […] On a une épée de Damoclès sur la tête, mais on est les piliers. » Dans ce temps où l’enfant s’offre à être l’objet de l’Autre, c’est l’assistante maternelle qui soutient l’édifice, grâce à cet ancrage qui en est le pilier comme le dit fort à propos Mme S. Car l’éloignement du danger réel dans lequel se trouvait l’enfant ne suffit pas à l’instituer comme sujet. C’est l’ancrage affectif qui va lui permettre de faire bord à l’irruption de ce réel inassimilable, celui des événements qui l’ont mené jusqu’à la mesure de placement. En quête d’un intérêt particularisé, il peut trouver auprès de son assistante maternelle, au-delà des gestes du maternage, une modalité du soin marquée du sceau de son désir et de ses vicissitudes.
26Lors des placements précoces, le bébé, en proie à l’Hilflosigkeit, cherchera cet Autre primordial et y forgera son rapport au réel au travers de la médiation du fantasme de l’assistante maternelle en place de mère. Tout comme la mère, elle transformera le besoin de l’enfant en demande et déterminera si c’est la faim, le sommeil ou les bras qui vont l’apaiser. Ainsi, il suce aussi bien le sein que l’amour ou la haine, comme le rappelle largement Lacan tout au long de son œuvre, et cela vaut, même si les nourrices d’antan sont devenues assistantes maternelles.
27À partir des signifiants parentaux qui ont présidé à sa naissance, et du fait du désir dans lequel il va être pris, s’ajouteront d’autres signifiants qui tricoteront également la cotte de maille de sa subjectivité (Pesenti-Irrmann, 1998) ; ces derniers seront à nouveau l’occasion pour lui de bonnes et de mauvaises rencontres.
28Écoutons encore Mme S. : « Le lien est là parce que Coralie nous fait vivre des trucs. » Ces trucs, que Mme S. ne peut nommer autrement, font surgir chez elle notamment de la colère, dans des situations de non-reconnaissance pour ce qu’elle fait, pour ce qu’elle est. Cette colère qui surgit de façon inattendue s’exprime selon les modalités archaïques d’une colère d’enfant [5]. Dans ces moments, l’énonciation si particulière de Mme S. vient signer une profonde ambivalence, vestige d’un conflit intérieur ancien dont la blessure est encore vive. Il s’agissait finalement pour cette assistante maternelle, dans un mouvement d’identification à Coralie, d’être reconnue, elle aussi, comme une enfant qui a souffert. Et ceci a certainement eu sa part dans les motivations inconscientes ayant organisé sa demande d’accueil. À l’origine de ce type de demande, il y a un défi à relever : être la mère capable d’empathie dont l’enfant (lequel ?) a manqué, être celle qui va transformer des enfants malingres et peu avenants en de beaux enfants sains… La représentation de la fonction d’assistante maternelle et les différents contacts avec les travailleurs sociaux peuvent lui faire penser que c’est ce que l’on attend d’elle ; et, pour certaines, c’est ça qui a fait accroche pour que le désir se formule au travers de la demande d’accueil.
29On peut avancer que l’enfant placé vient révéler, ici, la place de la mère d’accueil en tant qu’enfant dans sa propre famille, plus radicalement que ses propres enfants. Le lien à Coralie se construit dans une intrication profonde à l’histoire de Mme S. Ce lien est du ressort de l’intime, « […] jardin secret et l’inconnu de soi sur soi », selon S. Tisseron (2001).
30C’est l’« extime » évoqué par Lacan (1963-1964) : « Ce qui se produit au joint le plus intime de la vie du sujet […], ce qui est le plus prochain tout en nous étant extérieur. » Cette « extimité », dont l’enfant est porteur, va lui conférer une place particulière, insue et très secrète pour l’assistante maternelle ; c’est ce que cet enfant, cet « étranger », vient révéler. Il vient suturer une blessure, combler un manque, qu’aucun de ses propres enfants n’a été en mesure de combler : pour Mme S., Coralie est une enfant d’élection. Il est là en place de bien autre chose que elle-même, et, pour en parler, les mots peuvent manquer : « … Kévin… c’est… c’est… je sais pas comment dire… c’est trop… », confie Mme G. Kévin a ce « je ne sais quoi » d’indicible et d’ineffable. On se trouve là dans le champ de l’inquiétante étrangeté vécue, dont parle Freud, et qui se constitue lorsque les complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression. Ainsi, l’enfant accueilli, de familier, heimlich, peut devenir unheimlich par les affects suscités et être le déclencheur d’une opération mystérieuse qui amène un sujet à toucher du doigt, non sans angoisse, sa propre souffrance, par l’irruption de cet « hôte inconnu qui apparaît de façon inopinée » et qui révèle ce qui est enfoui en soi.
Troisième temps de vacillation : être professionnelle
31C’est l’arrivée de l’enfant qui leur est confié qui situe, in concreto, les assistantes maternelles comme membres de l’institution : leur contrat de travail, leur feuille de paye, leur salaire en sont les premiers paramètres tangibles. Mais, contrairement aux autres professionnels de cette même institution, il s’agit, pour elles, d’une institution sans murs, du fait qu’elles exercent leur activité à domicile. Les quelques réunions auxquelles elles sont conviées se déroulant intra muros ne suffisent pas à elles seules à ce qu’elles soient au vif de la vie institutionnelle, témoins de sa dynamique, de ses conflits, de ses frémissements ; de tout cela, elles ne perçoivent qu’un écho déformé et lointain.
32Cette institution leur est d’ailleurs bien opaque dans son montage même, qu’il soit hiérarchique ou fonctionnel. Destinées pourtant à s’inscrire dans les missions du service employeur, elles sont loin de ses grandes orientations ; elles en identifient mal les rouages et les organes décisionnels. Ils sont désignés souvent, comme le fait Mme S., par « on » ou « ils » : « On nous file des gosses sans formation aucune… » ; « Ma mère m’a dit : ils te la prendront. » C’est dans la solitude quotidienne liée à leur dispersion géographique, à leur isolement, qu’elles mesurent leur responsabilité à l’égard de l’enfant et, par ailleurs, sont amenées à prendre des décisions sans pouvoir forcément en référer à une instance qui leur apporterait un éclairage et un soutien.
33Deux figures de professionnels se dégagent d’un fond institutionnel indifférencié. La plus immédiate est celle du travailleur social, identifié comme un lieu fort de décision et de pouvoir. Il est, le plus souvent, leur seul interlocuteur régulier. Ses visites peuvent être vécues comme le regard inquisiteur de cette institution sans bord ni limite, dont il est l’émissaire [6] et qui envahit le domaine privé de la famille. Certains travailleurs sociaux disent leur malaise à ce sujet et ont le souci de circonscrire rigoureusement les lieux de la maison dont ils s’autorisent l’accès. Malgré toutes ces précautions, on peut comprendre que ce professionnel soit l’objet d’investissements paradoxaux et pris dans un jeu transférentiel bien particulier du fait du couplage avec « son assistante maternelle », ce que celle-ci reprend à son compte en disant « mon éducateur ».
34Tour à tour supérieur hiérarchique, confidente (s’il s’agit d’une femme), soutien, il cristallise les multiples visages de l’institution et de sa toute-puissance, usant à sa guise de sa libéralité, lorsqu’il « donne » des enfants, et de son pouvoir castrateur en les refusant. À la solitude de l’assistante maternelle, répond, en miroir, celle du travailleur social, tantôt dans la toute-puissance, tantôt dans l’impuissance, car, comme elle, il est au cœur de l’événementiel et de ses rebondissements incontrôlables. De plus, il est souvent seul porteur de la « voix étrange » de l’institution, voix unique ou voix discordantes, si plusieurs d’entre eux interviennent simultanément ou successivement dans la même famille d’accueil. Les assistantes maternelles font, lors du premier accueil, l’expérience, souvent amère, de cette cacophonie où des positions subjectives s’expriment sous couvert de la fonction. Si l’intervenant social se dérobe comme sujet de sa parole, véhiculant un discours institutionnel préformaté, il ne pourra en retour être destinataire de paroles vraies.
35Un autre professionnel, le psychologue, est aussi une figure très investie, comme en témoignent les propos des assistantes maternelles lors des groupes de parole ou des formations. Ce métier peut être dans un premier temps fortement positivé, précédé d’une aura d’omniscience. Écoutons Mme D. : « Je comptais sur la psychologue pour qu’elle me dise ce qui ne va pas […] » ; elle en attendait compréhension et aide pour ce qu’elle mettait en jeu d’elle-même dans son lien à la petite fille qu’on lui avait confiée. À la propension de l’éducatrice à trop conseiller, elle oppose le silence de la psychologue « qui ne dit rien mais qui n’en pense pas moins », et devant laquelle il faut néanmoins s’expliquer. Suite à une remarque de cette psychologue, elle s’est d’ailleurs sentie jugée. L’intervention d’une autre psychologue, qu’elle estime finalement peu compétente, lors d’un groupe de parole, l’a déstabilisée et déconsidérée, dit-elle, devant ses collègues.
36Dans ce premier accueil, Mme D. nous livre un trajet pour le moins radical qui l’a menée de la représentation idéalisée d’une profession à une remise en cause de la compétence de ces professionnels, jusqu’à en supposer l’imposture ; car elle est prête maintenant à adhérer à l’opinion de son mari : « Les psychologues, ce sont des charlatans. » Cependant, les troubles du comportement de Nadia ne cédant pas, « on » lui demande d’aller consulter, et malgré son opinion maintenant très péjorative de la profession, elle ne peut s’y dérober. C’est toute la question du suivi thérapeutique des enfants placés, où le contexte fait que l’enfant vient consulter avec une demande qui n’est pas forcément formulée par la famille d’accueil. Mais on ne peut présager de la surprise, et peut-être ce rendez-vous aura-t-il pour Mme D. un effet de rencontre, ce qui lui permettra de trouver quelqu’un à qui adresser sa question.
37Il ne s’agit pas bien sûr ici de prendre au pied de la lettre les plaintes des assistantes maternelles (même si l’institution ase peut être l’occasion de bien mauvaises rencontres…), pas plus que de considérer les propos de Mme D. comme représentatifs d’un ensemble. Elle ne représente qu’elle-même ; mais il importe de s’arrêter à ce témoignage exemplaire d’un trajet, qui, de désillusion en désillusion, a fait choir des figures idéalisées ayant eu leur place dans les motivations à s’engager dans le « métier » d’assistante maternelle.
38Une autre rencontre attendue est celle avec leurs alter ego, assistantes maternelles comme elles. Mme S., par exemple, en espérait le partage d’expériences communes, de questions propices au dégagement d’une identité professionnelle qui les rassemble. Or, elle se plaint du manque d’échanges véritables, du décalage entre elle-même et ses collègues. Curieusement pourtant, ce qu’elles évoquent présente d’étranges similitudes avec ses propres préoccupations. Ainsi, ses collègues se plaignent beaucoup des parents, du service ; elles « mentent », selon elles, à leurs interlocuteurs pour ne pas avoir d’ennuis… On la sent déstabilisée par ce que certaines d’entre elles revendiquent avec une certaine jouissance : le plaisir de leur relation maternelle avec l’enfant accueilli, le droit de se laisser appeler « maman ».
39Mme S. explose : « Qu’elles se mettent des limites pour redevenir professionnelles ! » C’est comme si elles renvoyaient à Mme S. une image déformée d’elle-même, intolérable, parce qu’elles exposent tous les possibles de la transgression d’un interdit : se prendre pour la mère des enfants confiés. À cela, Mme S. ne peut opposer que des formules incantatoires : « faire son boulot », « être une bonne professionnelle », qui n’ont évidemment pas l’effet pacifiant escompté.
40Mais le groupe permet quelquefois l’émergence d’une idée forte et fédératrice. Alors qu’elles aspirent à être des professionnelles « à part entière », elles font très rapidement le constat – et ce n’est pas la moindre de leur déception – que leur parole n’a pas la même valeur de « vérité » et donc le même impact que celle des autres membres de l’institution. Là où ceux-ci se représentent eux-mêmes, la parole de l’assistante maternelle, pour avoir quelque consistance, doit être portée par le discours de professionnels patentés. Sa parole est en effet supposée être non conforme à la réalité des faits car par trop entachée d’affects non maîtrisés. Les autres professionnels ne sont évidemment pas moins en proie à leur inconscient que les assistantes maternelles avec lesquelles ils travaillent ; s’ils n’ont pas la même place, ils ne sont pas pour autant dédouanés d’avoir à intégrer, à leur champ professionnel, une interrogation sur leur désir. Pour sortir de la « mêlée incestueuse » de l’institution, la différenciation des places doit s’opérer : chacun fait valoir la sienne, non assimilable à celle des autres.
41Le processus de professionnalisation des assistantes maternelles ne distingue pas assez cette place particulière auprès de l’enfant placé qu’aucun autre professionnel n’est en situation d’occuper ; il tend, au contraire, par stratégie politique, à estomper les différences pour en faire un métier comme un autre. Dans le désir d’être reconnues en tant que professionnelles, celles-ci ne peuvent faire valoir que leur place auprès de l’enfant s’ancre d’abord dans le registre du maternel. L’enjeu professionnel occulte la vérité du ressenti de l’assistante maternelle tout comme il vient masquer l’expression des motivations inconscientes à s’engager dans cette profession.
En conclusion
42S’il fallait trouver aux assistantes maternelles un dieu tutélaire, ce pourrait être le dieu romain Janus, celui qui préside à toute espèce de passage d’un état à un autre. Ses deux visages évoquent le présent comme transition entre passé et futur. Ceci correspond bien à la fonction des assistantes maternelles qui accueillent un enfant ayant déjà un vécu et dont l’avenir est situé, en principe, dans un ailleurs. On pourrait ajouter que les deux visages de Janus se déclinent aussi pour les assistantes maternelles autour des deux pôles constitutifs de leur fonction : une dimension professionnelle (statut, salaire, rapports avec l’institution) et la dimension maternelle dont nous avons vu la complexité. Mais, aux raisons précédemment évoquées pour les placer sous la protection de Janus, s’en ajoute une autre. C’est que le visage de ce dieu est fonction du point d’où on le regarde : « Son aspect inclut la position de celui qui observe » (Miller, 1992). Les assistantes maternelles, à l’instar de Janus, sont tributaires du regard d’autrui et des énoncés les concernant proférés par l’institution. Leur personnalité, leurs compétences sont présentées sous de multiples facettes et varient en fonction de l’interprétation des intervenants.
43Nous avons souligné que les énoncés institutionnels font valoir, d’abord, la dimension professionnelle référée au statut, et si le lien à l’enfant, les affects ont leur place, c’est malgré tout, au prix d’être raisonnés, canalisés. Cet éprouvé, si discordant, est alors condamné à rester clandestin, et pourtant il est déterminant dans le maillage du lien et la construction psychique de l’enfant. L’institution s’emploie à le dénier, elle y engage sa crédibilité à l’égard des parents et des services extérieurs…
44Sur cette scène, par stratégie, les assistantes maternelles s’avancent donc masquées et doivent s’accommoder de cette position infantile ; elles y jouent la poursuite de leur activité professionnelle. Mais, dans la sphère privée où elles sont en prise avec ce monde obscur, enclos au plus profond d’elles-mêmes, elles peuvent régner en maître dans le gouvernement de l’enfant, pour peu que leurs maris n’interviennent pas dans ce qu’ils considèrent être le travail de leur femme.
45L’attention portée plus précisément aux moments de vacillation subjective occasionnés par le premier accueil nous a amenées à en saisir toute l’importance pour la suite du placement. Il s’agit d’offrir un accueil inconditionnel à une parole qui risque de rester en souffrance, de s’en faire ainsi les « passeurs » pour que quelque chose de cette confusion où se trouvent les assistantes maternelles puisse s’articuler sur la scène institutionnelle.
Notes
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[*]
Cet article a été rédigé avant la parution de la loi du 27 juin 2006 qui donne aux assistantes maternelles permanentes le nom d’assistantes familiales.
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[1]
Aide sociale à l’enfance.
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[2]
L’assistante maternelle n’est effectivement embauchée, et donc salariée, que lorsque l’enfant est là.
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[3]
Formation initiale ou continue et recherche.
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[4]
Les effets particuliers de la rencontre entre les parents et l’assistante maternelle ne seront pas développés ici.
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[5]
Lacan nous indique que cet affect, la colère, est lié à une déception, à l’échec d’une corrélation attendue entre un ordre symbolique et la réponse du réel.
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[6]
Rappelons que l’émissaire est aussi celui qui est chargé d’une mission secrète.