1 John Bowlby élabore, dans les années 1960, la « théorie de l’attachement » à partir de ses travaux sur les effets des séparations parent-enfant et de la carence de soins maternels. Cette théorie a ouvert de nouvelles perspectives pour l’étude du développement de l’enfant. En effet, Bowlby et ses élèves insistent sur l’importance de la réalité des premiers liens interpersonnels, plus particulièrement entre une mère et son enfant. L’enfant manifeste un ensemble de comportements visant à se rapprocher de cette figure d’attachement qui constituera alors la base à partir de laquelle il pourra explorer en toute sécurité le monde qui l’entoure. Plusieurs procédés expérimentaux, tels que la Strange situation (situation standardisée étudiant la réaction à la séparation), ont permis d’explorer la qualité du lien d’attachement.
2 À partir de travaux d’éthologues, Jude Cassidy (Cassidy, 1999) remarque que les primates élevés par leur mère mais sans relation avec leurs pairs présentaient plus de difficultés, aussi bien pour nouer des liens sociaux que pour devenir des parents. Or, les singes vivant en compagnie des autres risquent moins d’être tués par des prédateurs. Cassidy en déduit que l’activation du système de sociabilité promeut la survie. Elle l’étend au fait que les hommes, eux aussi, ont compris l’intérêt de s’associer avec d’autres pour survivre. Précisons que l’attachement n’est pas l’amitié. Le système d’attachement peut, en fait, être intégré dans un champ plus vaste de systèmes motivationnels incluant aussi le système exploratoire, le système affiliatif qui nous intéressera tout particulièrement, le système peur-angoisse, le système de caregiving, voire l’intersubjectivité. En revanche, sur les plans théorique comme empirique, il est évident que la qualité de l’attachement favorise la constitution de liens d’amitiés à la fois plus solides, plus souples.
3 Nous montrerons comment les concepts de la théorie de l’attachement permettent une meilleure compréhension des motivations des liens d’amitié. Il existe peu d’études spécifiques aux relations entre la théorie de l’attachement et les liens d’amitié dans l’enfance. Nous tenterons d’en faire une revue exhaustive.
L’attachement, une théorie des relations interpersonnelles
4 La théorie développée par John Bowlby repose sur la reconnaissance de l’importance, pour chacun, d’avoir une relation précoce continue avec sa mère (l’emploi du terme de « mère » est entendu dans les travaux sur l’attachement comme un terme générique signifiant la principale figure d’attachement prenant soin de l’enfant, dans la plupart des cas, la mère) : c’est à partir de cette relation que va s’établir la relation d’attachement (Guedeney, 2002). Cette théorie s’appuie sur une base biologique. Les bébés ont des comportements qui semblent de nature innée tels que le sourire, les vocalisations, le fait de s’accrocher à un adulte, les pleurs (ces derniers, vécus par le donneur de soins comme désagréables, l’incitent à tenter d’y mettre fin), et, plus tard, la marche à quatre pattes. Ces comportements du bébé ont pour but de favoriser la proximité avec sa figure d’attachement (figure de soutien, à la fois protectrice, accessible et disponible). Ce système est particulièrement activé lorsque l’enfant perçoit un danger ou est confronté à une expérience de vie stressante. Cette proximité physique offre au jeune enfant un sentiment de sécurité à partir duquel l’exploration du monde est possible. C’est le concept de base de sécurité décrit par Mary Ainsworth (Cassidy, 1999 ; Guedeney, 2002 ; Fonagy, 2004). L’enfant peut alors mettre en veille son système d’attachement dont nous décrirons les caractéristiques mises en perspective avec les autres systèmes motivationnels.
5 Par ailleurs, le nombre potentiel de figures d’attachement n’est pas sans limites, et il existe une hiérarchisation de ces figures d’attachement. Notons aussi que, selon les circonstances, la mère n’est pas seulement une figure d’attachement mais aussi un partenaire de jeu, une éducatrice.
Les différentes modalités d’attachement
6 Il existe différentes modalités d’attachement selon les expériences précoces vécues par l’enfant lors d’interactions avec ses proches, évaluables avec le dispositif expérimental de la Strange situation développée par Mary Ainsworth.
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Les trois formes principales d’attachement (corrélées de façon significative à la qualité des soins maternels) ont été décrites à partir de cette situation standardisée d’épisodes de séparation et de retrouvailles avec la mère auprès d’enfants de 12 mois :
- « l’attachement de type sécure » : l’enfant a une bonne estime de soi et la capacité à faire appel à autrui lorsqu’il en a besoin ainsi qu’une bonne capacité d’exploration. L’enfant manifeste une forme de protestation lors des séparations et accueille sa mère avec plaisir, à son retour ;
- « l’attachement de type insécure évitant » : l’enfant ne fait pas appel à autrui au fur et à mesure que son stress augmente. Il a tendance à masquer sa détresse émotionnelle ou à se sentir invulnérable et à considérer que l’on ne peut pas faire confiance aux autres. Il essaye de garder le contrôle, dans les situations de détresse, en diminuant l’activité du système d’attachement et en réduisant ses signaux de détresse en direction des parents lors des retrouvailles ;
- « l’attachement de type insécure ambivalent ou résistant » : l’enfant active son système d’attachement et amplifie les signaux de détresse. Il manifeste de l’angoisse lors de la séparation, un mélange de recherche de contact, de rejet coléreux, et des difficultés à être réconforté lors des retrouvailles.
8 Plus tard, vers 3-4 ans, un des indices cliniques d’une sécurité d’attachement est la capacité chez l’enfant de négocier des conflits en s’appuyant sur le « partenariat corrigé quant au but » : l’enfant tient compte des motivations de sa figure d’attachement et peut donc adapter ses stratégies afin d’atteindre un but commun.
Le rôle des systèmes motivationnels
9 John Bowlby, s’appuyant sur les travaux d’éthologues (Cassidy, 1999), décrit l’attachement comme un système motivationnel parmi d’autres. Un système de motivation est inné, primaire, essentiel à la survie de l’espèce, de qualité péremptoire, activable ou non. Ces différents systèmes sont activés et hiérarchisés selon les situations rencontrées (Fonagy, 2004).
10 Dans ce cadre-là, le système motivationnel d’attachement n’est pas directement impliqué dans la constitution des liens d’amitié ; il faut plutôt regarder du côté du système affiliatif. Bowlby, bien qu’ayant très peu travaillé dessus, insistait sur le fait que ce système (dénommé aussi système de sociabilité) diffère clairement du système d’attachement. Un bon exemple de ce qui les distingue : un enfant peut quotidiennement développer des comportements favorisant la proximité envers un ami et se sentir à l’aise en présence de cet ami (particulièrement dans le contexte scolaire, en l’absence des parents) sans que cette relation constitue un lien d’attachement. La preuve en est que la perte d’un ami n’aura habituellement pas les effets dévastateurs sur l’enfant que représente la perte d’une véritable figure d’attachement (Hazan, 1999).
Le système d’attachement
11 Il a pour objectif d’établir la proximité physique avec la figure d’attachement. C’est un système de comportements, spécifiques à l’espèce, aboutissant à certains résultats prévisibles comme la motivation inhérente (c’est-à-dire que les enfants s’attachent à leurs parents, que ceux-ci remplissent ou non leurs tâches.) Le système d’attachement, comme tous les autres systèmes, est contextuel ; il est permanent et stable, persiste tout au long du développement de l’enfant au sein d’un environnement plus ou moins fixe (Sroufe, 1977). C’est un système motivationnel capable de contrôler et de réguler, par un ensemble d’activateurs et d’extincteurs, les moyens pour arriver au but. Plus tard, Bowlby reviendra sur le concept d’activation/extinction du système d’attachement : il ne serait pas allumé ou éteint, mais plutôt en veille permanente et activé, de façon plus ou moins intense, selon les situations.
Le système d’intersubjectivité
12 On ne peut décrire la relation entre attachement et liens d’amitié sans évoquer ce système qui a été développé par Stern (2004). C’est un autre système motivationnel, présent dès la naissance, distinct et complémentaire du système d’attachement – bien qu’ils puissent se renforcer et se compléter – et tout aussi fondamental. Les deux systèmes, s’ils sont très liés, demeurent indépendants.
13 « Les autres ne sont pas seulement un autre objet mais ils sont immédiatement reconnus comme un genre d’objet spécial, un objet comme nous, c’est-à-dire un sujet disponible pour partager des états internes […] Nous analysons naturellement le comportement de l’autre en termes d’états internes que nous sommes capables de saisir, ressentir, auxquels nous pouvons participer, et que nous pouvons donc partager » (Stern, 2004). Complémentaire d’autres systèmes tels l’attachement, la sociabilité, l’attirance sexuelle, l’amour, il contribue à la formation de groupes (familles, tribus, sociétés) et à la cohésion de ces groupes dont dépend la survie de l’espèce humaine.
Le système affiliatif ou de sociabilité
14 Ce système correspond à l’ensemble des manifestations de camaraderie et de bonne volonté (friendliness, goodwill) caractéristiques du désir de partager la compagnie des autres : en quelque sorte la motivation de l’enfant à s’engager socialement avec les autres (Cassidy, 1999). Emde, lui, utilise le terme du « faire-ensemble ». Pour Cassidy, qui s’appuie sur divers auteurs, si les individus passent tant de temps et déploient autant d’énergie à nouer des relations avec leurs pairs, c’est que le système affiliatif est important pour pouvoir s’adapter et se développer harmonieusement. Cette motivation sociale, évidente dès la naissance, se développe considérablement à partir de l’âge de 2 mois. Plus ou moins superposable au système du compagnonnage et de la collaboration de Trevarthen (2003), ce système participe à la construction de la moralité et de la sociabilité.
15 Selon ces considérations, il est probable que le système affiliatif est activé lorsque le système d’attachement ne l’est pas. Bowlby écrit ainsi dans Attachement et perte (Bowlby, 1978) : « Un enfant recherche un compagnon de jeu quand il est en de bonnes dispositions et confiant quant à sa figure d’attachement ; quand le compagnon de jeu est trouvé, l’enfant veut s’engager en une interaction de jeu avec lui. Les rôles de la figure d’attachement et du compagnon de jeu sont distincts » (Bowlby, 1978 ; Fonagy, 2004). Un exemple clinique, comme l’angoisse de l’étranger qui se manifeste chez les enfants vers le 7e mois en présence d’un adulte inconnu, peut être revu à la lumière de ces systèmes motivationnels. Cette angoise résulterait de l’activation du système d’attachement ; si elle n’existe pas à la vue d’un autre enfant, c’est que le système alors activé est le système affiliatif.
16 Ainsi, si le système affiliatif consiste à être en relation avec les autres pour partager des émotions positives dans une réciprocité, le système d’attachement consiste, lui, à rechercher la proximité d’une figure d’attachement pour obtenir du réconfort. Les relations d’attachement sont asymétriques, basées sur la dépendance de l’enfant envers l’adulte responsable de lui. À la lumière des travaux de Stern (2004) et Trevarthen (2003), l’activation (plus tardive) du système affiliatif pourrait résulter de la mise en jeu précoce (dès les premiers jours de vie) de l’intersubjectivité en synergie avec le système d’attachement.
De l’attachement à la question des liens d’amitié
De nombreuses études sur le sujet
17 Elles ont toutes confirmé le lien entre la qualité de l’attachement parent-enfant et celle des relations avec les pairs. Ainsi, les études longitudinales américaines dans le Minnesota et allemandes à Bielefeld et Reckensbourg (Berlin, 1999 ; Grossmann, 2005) confirment le fait que la qualité de l’attachement à 18 mois (évaluée avec la Strange situation ) prédit la compétence à établir des relations amicales proches vers 10 ans. Ces études ont montré la capacité prédictive de l’attachement dit « sécure », en termes de relation avec les pairs, d’aisance sociale, de stabilité de l’attention, d’affect positif, de curiosité, de capacité d’exploration, de capacité de résilience et d’empathie. Notons aussi qu’une dyade d’amis sécure montre plus d’affects positifs durant le jeu qu’une dyade « mixte » sécure-insécure (Berlin, 1999).
18 On peut conclure de ces études que les types d’attachement parent-enfant influencent non seulement la qualité mais aussi la quantité des relations amicales. Ainsi, pour la cohorte d’enfants allemands « évitants », la contradiction entre leur revendication d’avoir beaucoup d’amis et leur incapacité à les nommer pourrait refléter une exclusion défensive des pensées douloureuses à propos du manque d’amis.
Le rôle du caregiver dans l’établissement de relations d’amitié
19 Le système de caregiving consiste en l’ensemble des comportements des parents pour se rapprocher de l’enfant et le réconforter quand ils s’aperçoivent que l’enfant est stressé. Deux dimensions du caregiving sont particulièrement importantes : la sensibilité (sensitivity), qui est la capacité à percevoir et interpréter correctement les signaux émis par l’enfant et aussi la capacité à répondre rapidement de manière adéquate (responsiveness). Selon Booth-Laforce et coll. (2005), c’est à travers l’expérience d’une relation avec un caregiver sensible et répondant à la demande que l’enfant apprend aussi la réciprocité dans les interactions, une orientation prosociale/empathique, et un ensemble de compétences sociales spécifiques qui peuvent être utilisées au-delà des relations familiales. L’enfant sécure peut utiliser le caregiver comme base de sécurité pour explorer, ceci incluant l’exploration des relations avec les pairs. De telles explorations permettent à l’enfant d’être capable de développer des capacités d’interagir et par exemple de jouer avec ses pairs. Ainsi, l’enfant qui a des caregivers de bonne qualité peut former des attentes positives des relations et peut, par la suite, développer les compétences nécessaires pour s’intégrer, de façon adaptée, dans son environnement social.
Les mécanismes en jeu dans les liens entre attachement et amitié
20 L’étude de Contreras et coll. (Contreras, 2000) se propose de tester le rôle de médiateur de la régulation émotionnelle entre l’attachement mère-enfant et les relations avec les pairs dans l’enfance. La théorie de l’attachement postule que deux mécanismes médiatisent les liens entre l’attachement et les relations avec les pairs.
21 Les modèles internes opérants correspondent aux modèles mentaux que l’enfant se construit en intériorisant les interactions auxquelles il participe. À partir des échanges avec son entourage familial, il développe des modèles de relations qui, une fois mis en place, l’aident à comprendre et interpréter les réactions de ses proches. Ainsi, il applique ces modèles internes opérants constitués aux nouvelles situations sociales qu’il rencontre.
22 Les styles de régulation émotionnelle permettent aux enfants qui n’ont pas à s’inquiéter de leur sécurité d’avoir l’esprit plus libre pour tenter de résoudre les problèmes qui s’offrent à eux. Aussi développent-ils des capacités représentationnelles élaborées qui les aident à faire face aux difficultés. Ce sont des stratégies et des comportements permettant de moduler l’émergence émotionnelle. La régulation émotionnelle est une des fonctions du système d’attachement pour laquelle les enfants « sécures » sont capables d’utiliser les parents de façon effective pour les aider à réguler leurs émotions (Guedeney, 2002).
23 Ainsi, les patterns de régulation émotionnelle qui opèrent dans le cadre de la dyade parent-enfant seraient internalisés et, en retour, développés dans d’autres contextes interpersonnels en l’absence du parent. Les jeunes enfants « sécures » peuvent utiliser des affects positifs pour initier, répondre à et maintenir une interaction avec leurs pairs, et développer moins d’affect négatif que les enfants « insécures ».
24 Cette étude avait pour objectif de confirmer le modèle selon lequel la sécurité de l’attachement est reliée au développement de compétences dans la régulation des émotions de l’enfant et faciliterait donc les interactions avec les pairs. Les résultats de cette réflexion ne permettent pas de conclure sur la prééminence de la régulation émotionnelle. Ce n’est probablement qu’un parmi d’autres médiateurs impliqués dans l’association attachement-relation avec les pairs.
25 Mais si l’amitié n’est pas l’attachement, lorsque cet attachement est « sécure », l’enfant a plus de facilités pour établir des liens. Théoriquement évidente, cette relation entre attachement et qualité des relations sociales est vérifiée par les études longitudinales. En effet, la sécurité de l’attachement favorise l’exploration, les capacités de régulation émotionnelle, et de partage des affects, les compétences à négocier des désaccords en s’appuyant sur le partenariat corrigé quant au but, toutes ces dimensions étant impliquées dans l’élaboration des liens d’amitié. En revanche, un attachement « sécure » n’est une condition ni nécessaire ni suffisante pour la constitution de relations d’amitié de qualité. Il semble donc plus judicieux de considérer les différentes catégories d’attachement comme des facteurs de vulnérabilité ou de protection (selon qu’elles soient « sécure » ou « insécure »).
26 Le système d’attachement et le système affiliatif sont donc bien distincts. Et, très probablement, le deuxième est activé quand le premier est en veille. Peu d’études existent encore sur ce sujet et les mécanismes selon lesquels attachement et amitié sont liés restent encore à décrire.