1 Qu’est-ce qu’un parent ? Apparemment cette question ne demande pas à être posée. Chacun sait qu’un parent c’est quelqu’un qui a permis à un enfant, de naître, par un processus judicieusement appelé reproduction. Il s’agit de se re-produire, de se produire soi-même à nouveau en engageant une part déléguée de son être dans ce processus. La science nous enseigne qu’il s’agit là de gènes (X et Y) et de gamètes (spermatozoïdes, et ovule), mais chacun sait depuis longtemps que pour cela il s’est posé un acte comme disent les psy, un acte sexuel, et qui a été concepteur. Se retrouver parents serait le résultat de cet acte et il n’y aurait pas à y revenir, si ce n’est à différencier deux positions particulières liées au partage anatomique des sexes, à cette fameuse différence-des-sexes que certains écrivent d’un seul trait, pour souligner sans doute son caractère fondamental et que quelque part il demeure que l’anatomie c’est le destin.
2 Non seulement cette différence constitue le support d’une distinction fondamentale entre parents, souvent pensée en termes d’opposition, mais produit cette deuxième distinction fondamentale qu’est celle des générations, l’une engendrant l’autre en s’y articulant. En jeu donc l’ordre de la sexuation et celui de la génération. Finalement, cela fait beaucoup de responsabilité à porter par les parents, et je n’ai pas encore parlé de la dimension sociale de la chose.
3 Le père-la mère relié par un trait : l’enfant, car sans enfant il n’y a ni père, ni mère, seulement un homme et une femme. Mais pourquoi alors parler de parents, quand se trouvent reliés par une distinction qui se veut radicale de leurs fonctions, deux êtres sexuellement différenciés pour produire un enfant ? C’est qu’aujourd’hui au sein de cette différence-là se débat une question, évoquée par le titre de mon dernier ouvrage, L’enfant, la mère et la question du père, et qu’il est d’autant plus nécessaire de pointer ce qui est commun dans ces deux positions sexuées de mère et père pour pouvoir en dégager ce qui reste spécifique. Être parents donc, c’est ce que vient redoubler maintenant la parentalité, cette neutralisation de la sexuation des père et mère.
4 Mais avant d’aborder ce qu’il en est de cette parentalité, finissons d’expliciter la question des parents, qui déjà ne paraît plus si simple, si évidente. Les parents nous dit le Petit Robert, ce petit qui sait déjà beaucoup de choses, ce sont le père et la mère, ce qui, convenons-en ne nous éclaire guère, mais ajoute-t-il : « par analogie : parents adoptifs — parents spirituels : le parrain et la marraine. » Ainsi, parmi les parents certains sont adoptifs, d’autres spirituels. Il ajoute alors parents légitimes et parents naturels, autre distinction opposant la nature à la culture à travers la notion de légitimité. Ça se complique vraiment, mais le dictionnaire réintroduit une référence biologique en ajoutant une définition complémentaire : être vivant par rapport à l’être qu’il a engendré. On retombe sur nos pieds, il s’agit bien d’une position biologiquement déterminée par l’engendrement d’un autre (petit) être, son petit comme on l’appelle d’ailleurs parfois. Mais entre temps il nous a été dit que les parents pouvaient être adoptifs ou spirituels, c’est-à-dire non biologiques, mais aussi légitimes ou naturels, c’est-à-dire définis par rapport à une opération sociale d’enregistrement à côté ou en dehors du rapport biologique. Et parentalité ? Le mot n’est pas dans le dictionnaire ! Il peut donc attendre encore qu’on en parle.
5 Finalement trois définitions de parents s’affrontent : par la biologie, l’engendrement ; par la société, l’enregistrement ; par la relation, l’adoption. En étudiant pendant deux ans l’évolution des savoirs sur la parentalité et la petite enfance sur ce dernier demi-siècle, j’étais arrivé à la même conclusion. J’aurais dû consulter le dictionnaire plus tôt ! Je ne vais pas reprendre ici cette analyse, mais seulement en dégager certains enseignements, qui du même coup pourront nous éclairer sur cette question de la parentalité.
L’institution des parents
6 De fait, toute mère et a fortiori tout père (lui qui est toujours quelque peu soupçonné de ne pas l’être vraiment, c’est-à-dire biologiquement) sont socialement institués comme tels. Cela a longtemps été le sens du mariage que de désigner comme futur père de ses enfants le mari d’une femme… On sait que cette institution des parents, qui passe maintenant seulement par la reconnaissance de l’enfant, constitue la condition du lien social (Neyrand, 1998) par l’interdiction de l’inceste qu’elle met en œuvre et la mise en place de la chaîne généalogique qu’elle permet. Chaque sexe s’y trouve convoqué différemment au titre d’une fonction qui lui serait propre et que les évolutions sociales interrogent actuellement. Ne nous y arrêtons pas, mais rappelons quand même que c’est avec la complexification de la division du travail social chère à Durkheim (1895) que l’assignation des mères aux soins et à l’élevage des jeunes enfants s’est véritablement affirmée, avant d’être théorisée (Winnicott, 1957), et que par contrecoup la dimension symbolique de la fonction du père en fut privilégiée (Legendre, 1986). La parentalisation sociale constitue ainsi un processus fondateur de l’état même de parent qui justifie que des parentés non biologiques soient dûment enregistrées comme telles, exemplairement de l’adoption.
7 Mais l’exemple de l’adoption justement, en introduisant de l’électif, du choix, dans la parentalisation met particulièrement en relief non seulement qu’il s’agit d’un processus mais que celui-ci s’enracine dans le relationnel.
Primat du relationnel et processus réciproques d’adoption
8 Et c’est dans cette troisième dimension du parental que va s’enraciner la parentalité alors que l’enregistrement socio-juridique en constituerait plutôt le feuillage. En effet, l’un des principaux apports des théories psychologiques contemporaines a été d’insister sur le fait que l’adoption était un processus psychique qui, loin de ne concerner que les parents non biologiques, concernaient tous les parents et leurs enfants. Et que si ce choix mutuel n’était pas effectué la réalité de la position parentale n’existait pas, même si la parenté biologique et/ou sociale était établie. Qu’au-delà de la parentalisation sociale, c’est-à-dire l’inscription de la parenté au vu de tous, existait une parentalisation psychologique fondamentale, celle qui attachait psychiquement les parents et l’enfant, qui constituait la chair du lien familial. C’est cela que soulignent Lamour et Barraco (1998) quand elles énoncent : « La parentalisation est l’influence positive […] exercée par une personne […] sur le sentiment qu’a un adulte […] d’être parent. Elle fait donc référence au vécu de l’“identité parentale” et aussi au sentiment de compétence. La paternalisation est la parentalisation appliquée au père, la maternalisation à la mère. »
9 On comprend alors qu’arrivés à ce stade de déconstruction analytique de la situation de parent induite par les évolutions sociales de la famille, soit apparu le besoin de désigner cette dynamique parentale par ce terme de parentalité. Terme qui, en explicitant la dynamique constitutive de la situation de parent, la différenciait de l’état de parenté en mettant en évidence que la dimension première du parental c’est l’affiliation réciproque, psychologique et sociale, de l’enfant et ses parents. Bien qu’au départ le terme de parentalité soit la traduction du terme anglais de parenthood utilisé par Benedekt (1959) à la fin des années 1950, son acception dépasse sans doute aujourd’hui l’extension alors proposée de préoccupation parentale, puisqu’elle désigne aussi bien ce qui serait l’art d’être parent que ses attributs sociaux.
10 À la « couvade » paternelle ou à la « préoccupation maternelle primaire » de l’après-naissance correspond un positionnement social des parents comme tel, dont le droit assure l’enregistrement. Les pratiques familiales de soin, d’éducation, de socialisation découlent de ce positionnement imaginaire et social comme parents, de cette affiliation à l’enfant que sous-tend son adoption comme tel.
La parentalité et la différence des sexes
11 On se situe donc dans un processus général, valable pour les deux sexes, qui insiste sur l’idée d’un devenir parents, d’un au-delà de l’état de parents, de cet être parents défini par l’engendrement. Ce devenir parents commun aux deux sexes présente de surcroît des particularités propres à chacun d’entre eux, identifiés par les termes de paternalisation et maternalisation proposés. Ce qui signifie qu’il faut différencier le fait de devenir parent de celui de devenir père ou mère ; qu’au-delà de la nécessaire distinction de la position sexuée de la mère et du père, qui par une pratique de la sexualité ont généré un enfant, on retrouve une position parentale neutralisée du point de vue de la sexuation et qui a à voir avec l’expérience partagée par les deux sexes de l’humanité et s’applique à ce qui dans la prise en charge de l’enfant reste indifférenciée. Ce qui fait que tout enfant peut être élevé par sa mère, mais aussi par son père, ou par toute autre personne faisant office d’éducateur sans nécessaire distinction de sexe… ni de race, ni d’âge, ni de milieu social. Au-delà de la référence à la sexualité fondatrice et aux identifications de genre sexuel, il y a dans la survie de l’enfant du parental neutre engagé. Le langage ne s’y est pas trompé qui a utilisé un mot réunissant pour cela père et mère en neutralisant leur sexuation, le mot parents.
12 Cela veut bien dire que les parents (notamment en tant que supports d’une fonction parentale d’étayage de l’enfant) n’ont pas de sexe, à la différence de la mère et du père. Autrement dit que, s’il faut bien une mère et un père pour faire un enfant par le biais d’une relation sexuelle, il n’est pas besoin de sexe pour faire un parent ; ou plutôt, chaque personne étant sexuée, que la sexuation est secondaire par rapport à la parentalité, que l’on peut être un parent quel que soit son sexe (et a fortiori ses choix sexuels). Dit encore autrement, que dans un couple classique, on est à la fois mère et parent, et père et parent ; que la parentalité comprend du (parental) maternel, du parental neutre, et du (parental) paternel. Caractéristique que les mutations sociales de notre époque nous permettent de mieux saisir en restreignant les parts sexuées du parental au bénéfice du parental neutre. Car, comme le dit François de Singly : « Il n’y a aucun fatalisme pour que toutes les activités dans une société considérée soient codées selon une dimension sexuelle, pour qu’elles renvoient nécessairement à du “masculin” ou à du “féminin” ». Ce qui a pour conséquence que « la construction d’une nouvelle paternité dans les sociétés contemporaines […] se fait et se fera sur du “parental neutre” (correspondant au “professionnel neutre”) qui ne renvoie ni à un masculin, ni à un féminin traditionnels » (de Singly, 1993, p. 47-48). C’est en élargissant la part de ce qui, dans la parentalité, peut être sexuellement neutralisé que les évolutions sociales nous invitent à repréciser la spécificité de ce qui reste et restera sexué.
Désynchronisation de l’imaginaire parental et de la symbolique sociale
13 On entrevoit les implications d’une telle approche quant à la paternalité, la beau-parentalité et l’homoparentalité, car cette analyse rend compte de ce que l’on peut être parent sans avoir enfanté, mais elle indique aussi la possibilité d’un décalage entre l’investissement imaginaire de la parentalité et la reconnaissance sociale du droit à occuper cette place.
14 Un exemple de décalage est donné dans la non-reconnaissance d’une place de substitut parental à des « faisant fonction de » à la place de parents défaillants comme, par exemple, avec la famille d’accueil dont on peut dire qu’elle constitue un substitut familial mais non parental (Neyrand, Pitrou, 1997), ou avec les compagnons homosexuels de parents (Le Gall, 2001), ou avec les beaux-parents (Cadollet, 2000).
15 Cette évolution cadre avec le principe devenu dominant du maintien des liens de l’enfant avec ses deux parents d’origine au nom de l’intérêt de l’enfant. Mais ce qui semble caractéristique de la procédure même d’affiliation parentale actuellement reste la diversification de ses modalités, sa mobilité croissante et la relative désinstitutionnalisation qui l’accompagne. L’importance de la volonté d’affiliation s’affirme au principe de la parentalisation alors que se multiplient les affiliations parentales électives (Fine, 2001) résultant d’un choix. Ce qui apparaît clairement aujourd’hui c’est que les places parentales ne sont pas forcément données dès la conception ; que de plus en plus elles font l’objet d’une démarche d’affiliation souvent plus engageante que la plupart des conceptions ordinaires.
16 Pourtant, ce que la société, et a fortiori le droit, ne peut encore arriver à concevoir, c’est justement la conséquence de ce phénomène : la pluriparentalité, le fait qu’un enfant peut effectivement avoir plus de deux parents dans la mesure où ses composantes peuvent être dissociées du parental et que plusieurs personnes peuvent occuper des places différentes à l’intérieur de ce dispositif de parentalité.
Tensions dans la représentation du familial et de l’enfance
17 Ce qui n’est pas sans effets sur la façon dont aujourd’hui peut se concevoir le lien familial. Ces multiples remises en cause de ce que F. R. Ouellette (2000) appelle le modèle généalogique de la filiation, qui liait exclusivement un enfant à un père et une mère, ne vont pas sans introduire une tension à l’intérieur-même de la représentation de ce qu’est une famille. Elles contribuent à l’éclatement de sa représentation traditionnelle en renforçant la désintrication du conjugal et de la filiation qu’annonçait la généralisation de la contraception, et en contribuant à une autre désintrication, celle de la filiation biologique et du parental.
18 Se dénouent ainsi les liens qui soutenaient un modèle de famille, celui que formalisait la fiction juridique d’une famille fondée sur le mariage et assumant la propriété d’enfants socialement reconnus comme issus de l’union de leurs parents. S’opère aujourd’hui une « désimbrication conceptuelle entre la famille d’une part et l’organisation généalogique de la parenté d’autre part, deux sphères dotées d’une autonomie relative dont les relations réciproques ont changé. » (Ouellette, 2000)
19 Ce qui va de pair avec les autres tendances plus relationnelles d’évolution du lien familial : la centration du lien familial sur la relation à un enfant conçu comme un sujet, et la personnalisation des relations intra-familiales tendant à les appréhender beaucoup plus comme une configuration de duos et beaucoup moins comme un groupe familial.
20 Au cœur de ces tendances lourdes la place de l’enfant apparaît déterminante, désormais c’est autour de lui que s’articule la famille, que se concentrent les préoccupations sociales et que se réaffirment les droits de l’humain. Face à la crise de la structuration classique de la famille et à la diversification de ses modalités, l’affirmation de l’importance de la parentalité, et de ce qu’elle recouvre comme multiplication des places parentales, vient apporter une réponse à ce qui apparaît comme une fragilisation de l’enracinement relationnel de l’enfant et de son expression essentielle, le bébé.
21 À côté de l’image de l’enfant sujet et du bébé performant, celle de l’enfance en souffrance, si ce n’est en danger, vient rendre compte de la mise en place d’un dispositif social de soutien à une parentalité, dont la dimension plurielle ne manque pas de nous interroger.
Notes
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Le 21 septembre 2001, à l’occasion des 20 ans d’érès, les revues enfances & psy, Dialogue et la Lettre du Grape ont organisé, au ministère de l’Emploi et de la Solidarité, un débat sur le thème Parentalité et enfance en souffrance. La rédaction d’enfances & psy est heureuse de pouvoir offrir à ses lecteurs le texte rédigé par Gérard Neyrand à partir de son intervention.
Cette intervention n’aurait pu être élaborée sans mon travail sur la genèse des conceptions actuelles de la parentalité à travers le regard sur la petite enfance, relaté dans L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance (puf, 2000). Elle reprend un certain nombre d’analyses exposées dans ma contribution au livre La pluriparentalité (puf, 2001), intitulé « Mu-tations sociales et renversement des perspectives sur la parentalité ».