1 Les attentes et les stratégies des parents des classes moyennes vis-à-vis de la scolarisation se sont profondément transformées au cours des trente dernières années sous l’effet conjugué de deux séries de phénomènes. Il s’agit d’une part des évolutions du monde du travail et des nouvelles exigences que ce dernier impose au système d’enseignement. Car si le diplôme joue toujours un rôle aussi central que dans les années 1960 et 1970 dans la reproduction des classes moyennes, c’est de façon plus négative que positive : son absence entraîne une privation de statut, mais sa possession permet uniquement de rester dans la course aux opportunités dans le marché du travail (Beck 2001). Ces évolutions ont engendré une peur du chômage et de la précarité dans toutes les catégories sociales, y compris les plus protégées d’entre elles, une quête sans ?n de nouvelles certi?cations et une compétition scolaire interne entre les différentes fractions des classes moyennes. D’autre part, les attentes et les stratégies des parents des classes moyennes ont également été modi?ées par des transformations sociales et scolaires qui affectent leur position vis-à-vis des classes populaires. Le resserrement des revenus aux niveaux intermédiaires et la démocratisation des études, en tout cas dans certaines ?lières, ainsi que la diffusion de modes, de styles, de façons de parler des jeunes de banlieue et les discours sur la montée de la violence urbaine et scolaire font craindre à de nombreux parents appartenant à ces catégories sociales un “envahissement par le bas” des établissements scolaires, des espaces résidentiels et de la société tout entière qui les conduit à rechercher des nouveaux modes de distinction, de mise à distance et de reconstitution d’un “entre soi” de classe (van Zanten 2003a).
2 Ces changements n’affectent cependant pas toutes les fractions des classes moyennes de façon identique. Dans la continuité des analyses de Louis Chauvel ( 2001,2004 ce numéro 101), nous distinguons, en excluant néanmoins provisoirement la catégorie des indépendants, quatre classes moyennes suivant deux dimensions. La première renvoie à l’opposition verticale entre les classes moyennes supérieures, correspondant grosso modo à la catégorie 3 de l’INSEE (“cadres et professions intellectuelles supérieures), et les classes moyennes intermédiaires correspondant grosso modo à la CS 4 (“professions intermédiaires”). La seconde, au clivage horizontal entre les salariés du public et ceux du privé. Or ce sont surtout les salariés du secteur public de niveau supérieur et intermédiaire qui ont retenu l’attention des sociologues comme des médias et des pouvoirs publics, y compris dans le champ de l’éducation. Ceci s’explique, de façon générale, par les liens privilégiés qu’ont entretenus ces catégories, dès leur émergence, avec l’État et avec l’école et, dans les périodes plus récentes, par leur visibilité sur les scènes politiques, associatives et scolaires locales. Les analyses existantes ont en effet mis en évidence que ces catégories se caractérisent, entre autres, par leur volonté de jouer un rôle de médiation entre les différentes classes sociales et entre la société civile et l’État, ce qui s’est traduit dans les années 1970, en lien avec leur forte croissance, par une participation très importante au renouveau de la vie associative et politique locale (Monjardet 1984, Bidou 1984). Elles se caractérisent aussi par l’importance de leur capital scolaire et culturel, ainsi que d’un capital social interne au système d’enseignement, ce qui leur permet, notamment aux membres de la profession enseignante, d’y déployer des stratégies très ef?caces (Bourdieu & Passeron 1970, Bourdieu 1979, Héran 1996). Elles occupent par ailleurs des positions spéci?ques dans l’espace urbain. Ainsi, dans les années 1980 et 1990, ce sont surtout les problèmes et les questions que pose leur cohabitation avec les ouvriers et les immigrés dans des quartiers et des établissements scolaires mixtes ou à dominante populaire qui ont été mis en avant dans les études (Dubet & Martuccelli 1998, van Zanten 2001).
3 Or plusieurs éléments perceptibles au niveau local et aussi, partiellement, au niveau global (Chauvel, ce numéro, 101) permettent d’émettre l’hypothèse que ce sont aujourd’hui d’autres catégories au sein des classes moyennes, plus proches du pôle privé, c’est-à-dire exerçant une activité de façon libérale ou dans une entreprise n’appartenant pas au secteur public, qui tendent à assumer la position, matérielle et symbolique, centrale autrefois détenue par les salariés du pôle “public” au sein de la société et de l’école. Il s’agit notamment, en nous référant par commodité aux PCS détaillées de l’INSEE, des professions libérales, des ingénieurs et des cadres techniques d’entreprises, ainsi que des cadres administratifs et commerciaux d’entreprise. Or il est vain de tenter de comprendre les dispositions et les pratiques sociales et scolaires de ces catégories en transposant les analyses antérieures. En effet, d’une part, ces dispositions et ces pratiques sont fortement in?uencées par la position professionnelle occupée — et visée pour les enfants— notamment par l’exercice dans le secteur privé ou, en tout cas le plus souvent, à l’extérieur de la fonction publique. D’autre part, ces catégories combinent dans le rapport à l’école des ressources culturelles avec des ressources économiques, des ressources sociales externes et des ressources “organisationnelles” de façon originale (De Singly & Thélot 1985, Butler & Savage 1995, van Zanten 2003b). En?n, les ancrages spatiaux des classes moyennes supérieures et intermédiaires du public et des classes moyennes supérieures du privé ne sont pas les mêmes. On constate notamment une plus grande tendance des derniers à l’agrégation et à la mise à distance des ouvriers et des immigrés dans l’espace urbain et l’espace scolaire (Butler & Robson 2003 ; Ball & al., ce numéro, 13 ; Oberti & Préteceille, ce numéro, 135). En prenant appui sur deux enquêtes par entretiens auprès d’une soixantaine de familles menées dans une commune de l’Ouest parisien qui concentre une proportion importante de ces catégories sociales dans certains quartiers, nous cherchons à cerner ces différentes dimensions [1]. Pour cela, nous adoptons une entrée particulière, à savoir celle du zonage “espace-temps” qui caractérise leur action, c’est-à-dire la façon dont elles conçoivent et s’approprient le temps et l’espace et sont à leur tour contraintes dans leur action, individuelle et collective, par ces deux dimensions (Giddens 1984).
La projection dans l’avenir et le management du temps présent
4 Les pratiques éducatives des classes moyennes supérieures sont largement conditionnées par leur perception des exigences du monde du travail et de l’enseignement supérieur et par la nécessité que ressentent ces parents de les anticiper pour assurer la meilleure place possible à leurs enfants. Mais cette préoccupation est particulièrement af?rmée chez les parents appartenant au pôle “cadres et professionnels du privé” qui développent vis-à-vis de l’école et des enseignants des attentes et des pratiques à dominante instrumentale. Ces parents insistent par exemple davantage que les autres fractions des classes moyennes sur la nécessité d’améliorer l’enseignement des langues étrangères, d’introduire les nouvelles technologies de l’information dans les classes et de renouveler une pédagogie centrée sur le savoir encyclopédique et l’enseignement magistral et non sur l’acquisition des compétences et l’activité des élèves. Ils font en outre pression auprès de l’institution, et de ses représentants, pour qu’elle renforce son rôle de sélection, de classement et de récompense des meilleurs. Ils exigent des progressions plus rapides pour leurs enfants, sanctionnées si possible, pour les plus brillants, par un saut de classe dès le primaire. Ils souhaitent aussi des évaluations plus nombreuses permettant de situer le progrès et le pro?l scolaire de l’enfant et de calculer ses chances futures. Bref, ces parents voient l’éducation principalement sous l’angle d’un bien positionnel et l’école — et les professionnels qui y travaillent— comme des moyens au service de la réussite individuelle : ”Les gens que je connais ici accordent beaucoup d’importance aux performances de leurs enfants. Il faut avoir de bonnes notes, apprendre l’anglais très tôt, il ne faut surtout pas être en retard au niveau scolaire. Et si possible avoir une année d’avance dès l’entrée au collège, ça, c’est le top… Les gens veulent que leurs enfants réussissent à tout prix, mais ça prend parfois des proportions inquiétantes. Les parents font parfois pression sur les enseignants pour que leur enfant saute une classe, c’est la course à la performance” (Mère sans profession et père directeur commercial, trois enfants, propriétaires d’une maison).
5 Les visées instrumentales et l’anticipation stratégique se traduisent également par des pratiques éducatives au sein de la famille et dans des espaces non scolaires qui supposent la détention d’un capital culturel, mais aussi économique, relativement importants. Ainsi, dans le domaine de l’apprentissage des langues étrangères, ces parents, qui font dans une certaine mesure partie des “nouvelles élites de la mondialisation” (Wagner 1998), n’hésitent pas à investir dans des cours extrascolaires, des voyages et des séjours à l’étranger. L’achat d’un ordinateur et l’accès à internet à la maison, qu’on sait encore réservés pour l’essentiel à ces catégories sociales, sont aussi conçus pour faire pro?ter les parents, mais aussi les enfants, d’un meilleur accès à la technologie et l’information. Le recours très répandu parmi ces familles à des cours particuliers dans les disciplines les plus stratégiques par rapport à la sélection comme les mathématiques renvoie aussi à une stratégie d’anticipation puisqu’il s’agit très souvent davantage de compléter les apports scolaires et de prendre de l’avance par rapport aux attentes des enseignants des niveaux supérieurs que de rattraper des retards, comme c’est plus souvent le cas chez les classes moyennes intermédiaires et les classes populaires (Glasman & Collonges 1994). Ces parents cherchent aussi à contrôler et à rentabiliser le temps non scolaire des enfants en vue d’une scolarité et d’une insertion professionnelle réussies. À court terme, ils rationalisent les activités quotidiennes, conçues comme un investissement tant du point de vue de l’effort à accomplir que de leurs apports à venir, par le choix attentif des activités, l’occupation maximaliste du temps, le “monitoring” permanent des enfants (Lareau 1989). À long terme, ils opèrent souvent une plani?cation rigoureuse des trajectoires scolaires par le choix des options, des ?lières et des établissements.
6 Ce surinvestissement éducatif ne doit cependant pas être interprété exclusivement, comme c’est le cas habituellement, comme relevant du pur registre instrumental. Il est également la conséquence d’une angoisse vis-à-vis de l’avenir des enfants et d’un désir de le maîtriser qui relève plutôt d’un registre identitaire (Ball 2003). Par ailleurs, les formes qu’il prend témoignent aussi de la transposition dans l’univers domestique et scolaire des modes d’organisation des cadres, notamment des cadres du privé, dans la sphère du travail et de leur évolution. La maîtrise du temps, son organisation et sa rentabilisation ont toujours été des soucis cruciaux pour des catégories sociales dont le contrat moral qui les lie aux employeurs a toujours supposé de ne pas trop compter leur investissement en échange de responsabilités (Goldthorpe 1982). On observe néanmoins un net alourdissement du sentiment d’être débordé en lien avec un accroissement du volume de travail, de son intensité, du mode de régulation par objectifs et par projets et du gommage de la distinction entre travail et non-travail qu’induisent notamment les nouvelles technologies de la communication (Boltanski & Chiapello 1999, Bouffartigue 2001). Cette obsession du contrôle du temps est aussi à mettre en relation avec un culte de la performance tant dans le travail que dans d’autres sphères de la vie sociale (Ehrenberg 1991) qui conduit à une survalorisation de la réussite et de la compétition. Ces nouvelles pressions conduisent les parents à penser qu’eux-mêmes et leurs enfants n’en font jamais assez et qu’il est toujours possible de se surpasser, de déployer plus d’énergie ou de trouver des moyens plus adaptés aux objectifs poursuivis : “Dans cette résidence, on est aussi poussé à en faire plus pour les enfants. C’est un état d’esprit très compétitif, les enfants font beaucoup d’activités, il faut qu’ils réussissent très bien à l’école. C’est R. (la commune) peut-être qui veut ca aussi. Mais il y a le travail aussi. Moi, avec l’expérience que j’ai au niveau professionnel, je trouve qu’on vit dans un monde qui est de plus en plus compétitif avec des exigences très précises, des objectifs très précis. En?n ça, c’est le monde de l’économie. Avant on pouvait avoir des objectifs économiques à atteindre, ca n’empêchait pas le respect de l’autre… Ce qui se passe dans l’éducation, c’est un peu la même chose.” (Mère sans profession et père directeur commercial, un enfant, propriétaires d’une maison)
7 En outre, comme l’illustre cette citation, la dimension spatiale intervient aussi. En effet, la forte ségrégation résidentielle de ces catégories sociales, notamment, comme c’est le cas pour une partie des familles interrogées, dans des résidences fermées proches des “gated communities” américaines, renforce la compétition. Les familles, notamment les femmes, s’observent les unes les autres, se comparent et tendent à adopter des stratégies similaires visant à construire le meilleur parcours scolaire possible pour chacun des enfants. Mais en même temps, ces mères, très portées par leur niveau culturel et leur position sociale à la ré?exivité critique sur leurs propres pratiques, émettent sans cesse des jugements critiques sur ces stratégies et les visées à long terme qui les sous-tendent car elles sont très conscientes de leurs effets négatifs possibles sur le bien-être et l’épanouissement au présent des enfants (van Zanten 2003b). Il n’y a donc pas d’identi?cation totale à un modèle éducatif commun. Sont notamment montrées du doigt les familles qui ont des ambitions élevées pour leurs enfants, mais qui délèguent l’accompagnement scolaire aux établissements ou qui négligent leur bonheur et leur éducation par manque de temps ou par la centration égoïste sur leurs objectifs professionnels ou économiques.
8 Toutefois, la cohérence du modèle propre à ces fractions des classes moyennes apparaît beaucoup plus grande dès lors qu’il est utilisé pour ériger une barrière par rapport aux classes populaires. D’une part, leur suractivité et celle de leurs enfants, y compris dans ses manifestations les plus négatives comme la fatigue ou le stress, permettent à ces parents d’af?rmer l’importance de leur contribution au bon fonctionnement de la société, contrairement aux parents et aux jeunes des classes défavorisées qui “se tournent les pouces” et “traînent dans la rue”. D’autre part, l’auto-contrainte et l’effort s’opposent au laxisme dont feraient preuve les familles de milieu populaire qui serait la principale cause des dysfonctionnements dans les établissements hétérogènes. En effet, sensibilisés par leur formation universitaire, par leur activité professionnelle — c’est le cas notamment de ceux qui exercent des métiers relationnels— et par les médias aux savoirs sociologiques, psychologiques et linguistiques mettant en avant l’importance de la socialisation familiale, ces parents accordent un rôle central à la famille dans la production d’inégalités de réussite. Dans leur raisonnement, c’est l’incapacité des parents de ces milieux à assurer un cadre familial stable et un suivi convenable de la scolarité des enfants à la maison qui conduirait les enseignants à se centrer sur des tâches de socialisation, à être moins exigeants vis-à-vis des enfants ou à retarder le rythme des enseignements.
9 Les valeurs de performance, de maîtrise et d’auto-réalisation relèvent en outre d’un registre éthique et philosophique. Elles participent d’une certaine conception de l’exercice rationnel de la liberté individuelle qui procède d’une appropriation spéci?que de l’idéal occidental de rationalisation du monde social tel qu’il a été analysé par Weber. Il s’agit en fait de gérer sa vie comme une entreprise en cherchant à optimiser sa propre existence, en plani?ant les étapes de la carrière, l’évolution du couple dans les cycles de vie, la naissance des enfants, leur éducation, leurs loisirs (Gadea 2003). Elles relèvent également d’une certaine conception du processus de civilisation dont ces parents se font les porte-parole et qui implique des devoirs envers soi et envers sa descendance (Elias 1984). En?n, ces valeurs s’inscrivent aussi dans une conception spéci?que de la contribution des individus au maintien du lien social qui met l’accent sur la responsabilité individuelle de chacun beaucoup plus que sur les solidarités collectives.
Le contrôle des cadres spatiaux de socialisation et de scolarisation
10 Les pratiques éducatives des parents appartenant à cette fraction des classes moyennes supérieures se déploient aussi dans un cadre spatial qu’elles contribuent à leur tour à structurer. Le choix du lieu de résidence en est un élément essentiel. Ce choix dépend d’un ensemble de facteurs matériels, affectifs et symboliques qui, suivant la position sociale des individus, apparaissent comme des contraintes ou des préférences, à savoir la distance par rapport au lieu de travail des parents, l’accès aux transports et à divers équipements, la proximité des parents ou d’autres membres de la famille ou les qualités sociales et esthétiques des quartiers et des bâtiments (Bonvalet 1998). Pour les cadres et professionnels du privé que nous étudions ici et qui possèdent des ressources économiques élevées, il s’agit le plus souvent d’un vrai choix qui intègre ces différentes dimensions dans un projet plus ou moins conscient de clôture sociale, c’est-à-dire d’appropriation sociale d’un espace par l’association avec des individus appartenant au même milieu social et la “colonisation” des lieux et des institutions (Murphy 1988, Butler & Robson 2003). La clôture sociale fondée sur la propriété permet d’assurer aux enfants une socialisation et une sociabilité homogènes en structurant le choix des amis, des loisirs et des activités sportives et culturelles et en permettant à d’autres adultes de jouer un rôle de relais de l’in?uence parentale comme nous l’avons suggéré plus haut. Mais, pour que cette clôture soit réellement ef?cace, il faut qu’elle englobe aussi l’espace scolaire. De là l’importance que beaucoup de parents déclarent avoir accordée aux qualités de l’école dans le choix de leur lieu de résidence en anticipant même d’éventuelles stratégies de reconversion, en cas de besoin, vers l’enseignement privé. “J’ai choisi R. et ce coin-là aussi en grande partie parce que je savais que dans un triangle, j’avais un public qui, à la fois, primaire et secondaire, était vraiment bon et que je savais, qu’en recours, j’avais toujours P. (collège-lycée privé).” (Mère professeur dans l’enseignement privé, père comptable, deux enfants, locataires d’un appartement)
11 Ce phénomène est peut-être particulièrement marqué sur le territoire étudié car la municipalité, prenant appui sur certains groupes immobiliers, vise clairement à attirer des cadres et des professionnels à revenus élevés sur son territoire en misant sur les qualités des logements proposés, mais aussi sur celles des établissements d’enseignement. Plusieurs indicateurs montrent néanmoins qu’il se développe dans la région parisienne et probablement dans de nombreuses zones urbaines en lien avec la différenciation réelle ou perçue comme telle par les familles des établissements de même type et alors qu’elles ne peuvent exprimer des choix que de façon très réglementée, par le biais de dérogations à la sectorisation en vigueur de l’enseignement public mise en œuvre de façon variable selon les contextes locaux. Or il est évident que ce pouvoir de contrôle, par une démarche unique, de l’environnement local et scolaire des enfants procure des avantages instrumentaux considérables à ces catégories sociales par rapport à celles moins dotées en capital économique. Il favorise aussi le bien-être et l’épanouissement des enfants grâce à la proximité des établissements, qui réduit la fatigue liée aux déplacements et leur permet d’avoir davantage d’activités sportives et de loisir après l’école et des camarades et amis habitant le même quartier. Avec en prime des béné?ces symboliques puisque le fait de résider à côté des meilleurs établissements autorise ces parents à déclarer en toute bonne conscience que leurs enfants fréquentent l’établissement du quartier. Cela leur évite le jugement négatif de leur entourage et d’une partie de l’opinion publique qui s’exerce davantage à l’égard des parents appartenant aux catégories intermédiaires et supérieures du pôle public qui cherchent à éviter les établissements beaucoup plus hétérogènes de zones plus mélangées où ils résident.
12 Les choix résidentiels permettant d’accéder aux espaces scolaires convoités ne sont cependant pas toujours possibles, ni suf?sants. C’est pourquoi un certain nombre de parents appartenant aux catégories étudiées ici vont s’orienter vers des établissements privés sélectifs, ce qui est une autre façon de transformer des ressources ?nancières en ressources culturelles et sociales (Butler & Savage, 1995). Ce choix est accessible à un éventail plus large des catégories sociales en France que dans d’autres contextes nationaux dans la mesure où la plus grande partie des établissements privés est largement subventionnée par l’État, mais il est conditionné par la localisation des établissements privés. Or si, au niveau national, c’est la plus ou moins grande in?uence de la tradition catholique qui explique les différences d’implantation, on observe à des échelles plus réduites en région parisienne que les établissements privés sont généralement beaucoup plus nombreux dans les quartiers et les communes favorisés où réside une grande partie des catégories qui nous intéressent ici. Doublement favorisées par leurs ressources économiques, ces catégories, en “achetant” un certain type de scolarisation, dotent leurs enfants d’un capital culturel mais aussi d’un capital social supérieur à celui de leurs homologues du secteur public.
13 En effet, le choix de ce type d’établissement répond dans nombre de cas à la volonté de faire en sorte que les enfants soient plus poussés par un niveau d’exigence élevé et mieux formés pour les études et les emplois à venir grâce à un suivi plus individualisé et à l’acquisition précoce de bonnes méthodes de travail à l’école primaire et au collège. Ce qui n’empêche pas beaucoup de ces parents d’opérer des retours vers le secteur public au lycée et, surtout, à l’entrée dans l’enseignement supérieur pour avoir accès aux ?lières les plus prestigieuses et notamment aux classes préparatoires. Mais, pour de nombreux parents, le choix du privé correspond aussi à des stratégies plus larges de cloisonnement social car la sélection académique, qui est aussi directement ou indirectement sociale et ethnique, permet dans certains de ces établissements, proches de ceux fréquentés par la bourgeoisie, de reconstituer un véritable “entre soi” susceptible d’encourager une sociabilité de classe et d’assurer la transmission des valeurs et des compétences sociales indispensables pour occuper une place élevée dans la hiérarchie sociale (Pinçon & Pinçon-Charlot 1989) : “Le fait d’aller dans une école privée, c’est la volonté des parents déjà. C’est vrai que les parents doivent s’investir pour mettre les enfants dans une école privée, donc je pense que ce sont des parents avant tout qui sont à la recherche de valeurs, à suivre auprès des enseignants, vous voyez ce que je veux dire, et, de ce fait, il y a beaucoup plus d’enfants qui ressemblent à mes enfants, parce que moi c’était ma volonté en fait. Ce sont des petites choses qui paraissent insigni?antes mais, bon, la politesse déjà, on mange ce qu’on a dans son assiette, la discipline bien sûr, la responsabilité vis-à-vis des autres, aussi le respect des autres… ” (Mère sans profession, père cadre dans le privé, quatre enfants, propriétaires d’une maison).
14 Ces deux démarches de contrôle des cadres spatiaux de scolarisation et de socialisation, qui sont les plus répandues parmi les parents cadres et professionnels du privé — bien que certains choisissent également de contourner la sectorisation en vigueur dans le secteur public par des voies légales ou illégales— relèvent clairement d’un registre stratégique. Toutefois, comme la volonté d’anticipation et de management du temps, elles sont également sous-tendues par des considérations identitaires et éthiques. Comme l’illustre la citation précédente, pour ces catégories sociales, comme pour la bourgeoisie dont elles sont proches sur ce point, la socialisation fondée sur “l’entre soi” à laquelle aboutissent ces démarches est à la fois un mécanisme essentiel de création de capital social et de marquage de frontières par rapport aux autres groupes sociaux et un mode d’intégration sociale fondé sur l’identi?cation à des valeurs à dimension universelle, mais dont les individus occupant des positions de responsabilité en haut de l’échelle sociale doivent se faire plus particulièrement les émissaires. De même, si le choix, indirect ou direct, de l’école est clairement pour ces parents un moyen d’asseoir et d’améliorer leur position sociale, il est aussi revendiqué sur des bases éthiques à savoir le devoir d’offrir la meilleure scolarité possible aux enfants et de s’impliquer dans son déroulement. Ce devoir est clairement un devoir parental, mais aussi social puisque le bon fonctionnement de la société est vu comme le résultat de l’agrégation de comportements conscients, raisonnables et ef?caces des individus qui la composent.
15 En?n, ces démarches sont également sous-tendues par des valeurs d’autoréalisation et de maîtrise intégrant des dimensions issues du cadre de travail et du cadre de vie de ces catégories sociales. Parmi celles-ci, la mobilité et la dissociation des différents domaines d’activité occupent une place importante. Elles apparaissent en effet comme des valeurs en soi, symboles d’une modernité dont ces parents se pensent être les principaux vecteurs dans la société. Ces dimensions sont à mettre en relation avec l’univers de travail des cadres dans lequel la capacité à se déplacer d’un secteur à un autre ou d’une région à une autre en développant des identi?cations partielles et non pas totales à l’activité sont fortement valorisées, même si, dans les faits, le “nomadisme” des cadres apparaît encore relativement limité (Karvar & Rouban, 2004). Elles sont aussi à mettre en relation avec des modes de vie propres aux grandes agglomérations qui se caractérisent par l’absence d’enracinement d’une fraction non négligeable de ceux qui y résident et par la plus grande distance entre les lieux de scolarisation, de travail, de résidence, de consommation et de sociabilité. Dans le domaine scolaire, ces valeurs permettent de justi?er et de donner une connotation positive à des choix d’établissements privés ou publics assez éloignés impliquant pour les enfants des sacri?ces au niveau du confort ou au niveau affectif : “— Est-ce que quelque chose vous aurait empêché de choisir un autre établissement ? Par exemple, la distance ? — On est dans un monde moderne, même s’il est arriéré par certains côtés et on a le RER à cinq minutes d’ici qui nous met au cœur de Paris en vingt minutes. Ce n’est pas la peine de venir en région parisienne depuis la province, si on ne pro?te pas des avantages” (Père responsable de ventes dans une grande entreprise, mère in?rmière, deux enfants, propriétaires d’une maison). “Il faut lui expliquer que son intérêt est différent de ses amitiés. Elle devra faire comme nous, séparer ces deux secteurs de l’existence” (Père et mère psychologues, deux enfants, propriétaires d’un appartement)
L’ef?cacité et l’intérêt général local
16 On ne comprend cependant pas complètement le modèle éducatif des parents appartenant au pôle privé des classes moyennes si on se situe exclusivement sur le plan de l’action individuelle. En effet, comme nous l’avons suggéré à plusieurs reprises dans ce texte, ces parents conçoivent aussi leur rôle comme ayant une dimension sociale, mais ce d’une façon assez différente de celle des parents appartenant au pôle public des classes moyennes. Ces derniers restent proches du modèle dominant, dont se sont faits porteurs, au moins jusqu’à une date récente, les responsables de la Fédération de conseils des parents d’élèves (FCPE), fondé sur de grandes valeurs comme l’égalité, sur des règles bureaucratiques de fonctionnement, sur une cogestion du système d’enseignement par les représentants de l’administration et de la profession enseignante. En revanche, les parents auxquels nous nous intéressons ici accordent plus d’importance à l’ef?cacité, c’est-à-dire à la nécessité de dé?nir les problèmes éducatifs comme des problèmes purement techniques nécessitant la mise en œuvre de savoir-faire spéci?ques, mais dont la dé?nition ferait l’objet d’un consensus tacite, la légitimité procédurale prenant le pas sur la légitimité substantielle (Derouet 1992). Ils sont sensibles aux notions d’autonomie, de projet, de concertation et de communication c’est-à-dire à des notions en vigueur dans leurs univers de travail et dont la transposition dans l’univers des services publics contribuerait, pensent-ils, à son renouveau.
17 Un autre élément central de leur conception du fonctionnement idéal des établissements d’enseignement a trait en outre à la réactivité par rapport aux usagers. Comme l’ensemble des parents des classes moyennes, ces parents se situent davantage dans une logique de coencadrement conjoint par les parents et les enseignants de l’éducation des enfants que dans la logique de séparation de domaines d’action qui prédomine dans les milieux populaires (Kellerhals & Montandon 1991). Ils se démarquent néanmoins de leurs homologues du secteur public par le caractère plus offensif et moins coopératif de leur démarche vis-à-vis des professionnels de l’éducation. Ces parents sont en effet nombreux à considérer qu’il ne suf?t pas de s’adresser individuellement aux enseignants en misant sur leur bonne volonté, ni d’avoir recours à des chefs d’établissements qui, n’étant pas les véritables supérieurs hiérarchiques des enseignants, ont peu de pouvoir sur eux, mais qu’il faudrait une réforme plus radicale du système d’enseignement : “Moi, je crois que le problème politique c’est que les parents n’ont absolument pas leur mot à dire sur l’éducation que ce soit aussi bien au niveau municipal, départemental, etc. En fait, tout est dans les mains de l’inspecteur d’académie. Donc, c’est vraiment l’Éducation nationale. Le problème que l’on a c’est quand on est confronté à un instituteur, une institutrice qui est archi nul, complètement débile, etc., on ne peut rien faire, on est obligé de les subir et surtout nos enfants. Parce que nous, à la limite, on ne les subit pas, c’est nos enfants qui les subissent. Il y a une inertie par rapport à la compétence qui est assez grave. On ne pourrait pas se permettre de faire 1/64e de ce que peut se permettre un dingue comme prof, sans que nous, on soit viré dans le privé, c’est évident (… ). En fait, on ne tient absolument pas compte de l’avis des gens. L’Éducation nationale, elle fait ce qu’elle veut, quand elle veut, où elle veut.” (Mère gestionnaire de crèches, père cadre ?nancier dans le privé, trois enfants, propriétaires d’une maison)
18 Une partie de ces parents considère que l’enseignement privé prend davantage en compte les usagers et cela fait aussi partie des critères qui conduisent à choisir ce type d’enseignement. Pour d’autres cependant, c’est l’ensemble du modèle français qui est mis en cause et c’est seulement un mode de gestion communautaire — largement favorable à des formes collectives de clôture sociale— inspiré du modèle américain qui permettrait aux parents de jouer le rôle qui devrait être le leur à côté des enseignants : “Les parents sont déjà beaucoup plus impliqués (aux États-Unis) et encouragés à se montrer présents dans l’école. À la ?n de l’année, il y a une grande fête d’organisée où l’on remet des diplômes aux parents qui ont le plus travaillé pour l’école, qui se sont le plus impliqués. De toute façon, les Américains n’ont pas le même état d’esprit que nous. Ils cherchent beaucoup plus à travailler en groupe ; nous, on est beaucoup plus individualiste. Aux États-Unis, ce n’est pas la même chose. Ils aiment bien être en club, en association, ça fait partie de la vie sociale, de s’impliquer dans l’école, dans un club de sport (… ). Mais moi, personnellement, j’ai plutôt été déçue de mon investissement dans l’école D. J’ai là aussi beaucoup donné comme aux États-Unis et je pensais réellement pouvoir faire avancer les choses mais ça ne s’est pas passé comme je le souhaitais. Avec le recul, je peux dire que mon bilan n’est pas très positif.” (Mère pharmacienne, père cadre dans l’aéronautique, trois enfants, propriétaires d’une maison)
19 Pour jouer un rôle collectif plus important une partie de ces parents se tourne alors vers les associations de parents d’élèves. Celles-ci défendent l’élargissement de l’intervention parentale, mais à des degrés divers car là où la FCPE parle avec prudence de coéducation, la PEEP, qui s’est toujours située du côté de la défense des droits familiaux, évoque une responsabilité éducative partagée (Barthélemy 1995). Toutefois, ces deux associations, quand elles sont implantées dans des zones et des établissements concentrant des parents du type que nous étudions ici sont amenées de façon plus ou moins volontaire à devenir des relais de leurs exigences et de leurs revendications. Ce sont surtout cependant les associations indépendantes, de plus en plus présentes dans ces types de contextes scolaires urbains, notamment dans l’enseignement primaire, qui, fonctionnant comme des groupes de pression, se plient le plus à la demande de réactivité et d’ef?cacité des parents. Ces changements coïncident avec le déclin d’un modèle de militantisme fondé sur le long terme au pro?t de nouvelles formes de participation fondées sur des interventions ponctuelles et à court terme (Ion 1997) : “Dans les associations classiques, il faut beaucoup de temps pour traiter les problèmes de l’école. En général, c’est très dif?cile de faire bouger les choses surtout quand on a affaire à une grosse machine comme l’Éducation nationale… Or dans un monde comme le nôtre, tout va très vite. Donc il faut pouvoir réagir très vite pour régler les problèmes dans l’urgence. Et je crois que c’est un point commun à tous les parents qui rejoignent notre association, c’est qu’on a tous l’impression que notre expérience dans le monde professionnel et, en particulier dans l’entreprise, doit nous apporter quelque chose dans le quotidien, à commencer par la façon dont sont gérés les problèmes dans l’école.” (Père directeur commercial et mère sans profession, deux enfants, propriétaires d’une maison)
20 On constate en fait une adéquation d’autant plus grande entre les stratégies et les attentes des parents appartenant au pôle privé des classes moyennes supérieures et les modes d’organisation et l’idéologie de ces associations que ces dernières, qui ont émergé exclusivement par le bas et non pas en lien avec des objectifs promus par le haut comme celles qui dépendent des fédérations nationales, en sont en fait un prolongement (van Zanten 2004c). Ceci est évident dans leur fonctionnement. Les réunions, “très conviviales” aux dires de la plupart des membres participent en fait d’une sociabilité de classe par des échanges informels à l’occasion d’un goûter ou d’un apéritif dans les lieux de résidence des uns et des autres. Mais ceci est également évident dans le contenu de leurs propositions. En effet, construit à partir des cas et des situations particulières, le bien commun poursuivi est d’autant plus consensuel qu’il correspond à un mot d’ordre devenu très banal, à savoir “l’enfant au centre”. Le discours des associations des parents indépendantes et, à un moindre degré de la PEEP, rencontre sur ce thème celui de nombreuses municipalités, de mouvements associatifs, de pédagogues, de psychologues et de médecins qui, à partir des années 1970 ont progressivement cherché à bâtir de nouvelles modalités de consensus politique à l’échelle locale comme à l’échelle nationale autour de valeurs “expressives” associées à l’enfance (Rayou 2000). Cette dimension consensuelle est présentée comme un support de l’indépendance, mais aussi d’un plus grand sérieux dans la ré?exion autour de l’action éducative : “Alors penser comme nous, c’est penser dans l’intérêt de l’enfant et seulement ça. Peut-être une approche un peu plus consensuelle que d’habitude, ne pas critiquer systématiquement et refuser le dialogue, ne pas attaquer n’importe quelle réforme de l’Éducation nationale parce que le gouvernement est à gauche. Nous, ce n’est pas ça qui nous intéresse. Ce qu’on veut, c’est s’occuper de nos enfants et s’attacher aux contenus des réformes.” (Président d’une des deux associations indépendantes dans un collège de R.)
21 En?n, il est important de souligner que les modes d’action et les orientations sont conçues en privilégiant l’espace local comme cadre mais aussi comme but de l’action. Ce choix permet de revendiquer un mode d’intervention que l’on peut appeler infra politique dans la mesure où c’est l’intérêt général local qui doit primer et non pas des points de vue nationaux perçus comme peu adaptés aux réalités du terrain. La demande doit toujours venir de la base et les associations doivent y raccrocher leur action tout en apportant des moyens discursifs et organisationnels permettant la transition entre les intérêts individuels singuliers et une vision et une action plus globales. Cette orientation localiste et pragmatique est présentée comme un gage d’autonomie, d’adéquation à la diversité des enjeux sur le terrain et d’ef?cacité à court terme. Elle contribue en outre à faire de ces parents des acteurs politiques d’un certain type sur la scène éducative locale. On observe, en effet, comme dans les années 1970, des liens forts entre ces dynamiques associatives et les pouvoirs locaux et d’autant plus forts dans la commune étudiée que la municipalité a beaucoup favorisé l’émergence de ces associations et leur développement. Il s’agit beaucoup moins, cependant, comme dans les mouvements sociaux animés autrefois par les professionnels du secteur public de changer la société par des interventions locales que d’adapter le fonctionnement des institutions locales et notamment de l’école aux demandes sur mesure de leurs usagers : “Je pense qu’il y avait une volonté (dans la création d’une association de parents indépendante) qu’il y ait une association qui ne dépende pas de règles un peu imposées à un niveau national, alors que certains parents considèrent que les problèmes sont souvent des problèmes locaux, qui ont plus besoin d’être traités au niveau local, que d’être traités avec des directives à un niveau national. Les problèmes dont peuvent discuter les parents d’élèves dans les écoles, c’est quand même plutôt des problèmes locaux. Parce qu’en fait, les associations n’interviennent pas sur l’enseignement. Puisque ça, c’est régi par l’Éducation nationale, on n’a pas à discuter de la chose. Après, c’est simplement sur l’organisation, sur la participation éventuellement de la mairie à certaines activités, les demandes d’ouverture de classes supplémentaires, des problèmes de cantine, de garderie, d’accueil le soir ou le matin, de facilité de circulation aux abords, de police, des choses comme ça, quoi. Le souci des parents indépendants, c’est ce qui se passe à proximité de l’école, mais sans directives… Et puis bon, ce qui peut être intéressant, c’est d’avoir un avis un peu plus local sur des trucs comme la semaine de quatre jours. Les associations nationales peuvent englober des idées qui sont peut-être pas forcément applicables partout, et on peut peut-être apporter un avis, peut-être un petit peu plus indépendant, je dirais.” (Père ingénieur dans le privé, mère bibliothécaire dans le public, deux enfants, propriétaires d’une maison)
Conclusion
22 Bien que largement provisoires, les interprétations proposées ici n’ont pas seulement pour but de présenter de façon synthétique les dispositions et les stratégies éducatives d’une fraction mal connue sous cet angle des classes moyennes. Elles visent également à mettre en évidence des relations à double sens entre ces dispositions et ces stratégies et des évolutions plus globales du système d’enseignement tant au niveau de son organisation que des valeurs qui le fondent et le légitiment. On peut ainsi constater que les avantages individuels instrumentaux dont béné?cient actuellement ces catégories sociales, notamment par leur capacité à transformer des ressources économiques en ressources scolaires, culturelles et sociales, découlent en grande partie des problèmes de régulation du système d’enseignement. D’une part, les écarts entre établissements publics qui subsistent et même se creusent en l’absence d’une organisation ef?cace et juste des ?ux d’élèves, de l’offre éducative, des carrières enseignantes et des pratiques pédagogiques désavantagent surtout les classes moyennes du pôle public et les classes populaires qui ne peuvent pas — et parfois ne veulent pas— éviter des établissements caractérisés par d’importants dysfonctionnements. Et, d’autre part, le maintien d’un secteur privé, dont le fonctionnement est très peu étudié et maîtrisé malgré un ?nancement largement assuré par la puissance publique, permet aux établissements relevant de ce secteur de fournir aux parents les plus dotés en ressources économiques des meilleurs environnements d’apprentissage et de socialisation puisqu’ils sont en mesure, grâce notamment à la sélection à l’entrée, de limiter les problèmes auxquels les établissements publics sont confrontés. Soulignons en?n que si les parents appartenant au pôle privé des classes moyennes font une entrée en tant qu’acteurs politiques sur certaines scènes locales, c’est à la faveur d’un modèle de décentralisation dans lequel il n’y a pas encore de régulation conjointe entre les administrations locales et les collectivités territoriales, ni de débat démocratique avec les instances de médiation comme les associations des parents et les instances politiques (van Zanten 2004b).
23 Mais ces catégories sociales ne font pas seulement que tirer parti de ces évolutions. Elles jouent également un rôle important, bien qu’indirect, dans les transformations en cours sur fond de crise du modèle de l’État éducateur au sein de l’État providence. En effet, l’expansion du système d’enseignement en lien avec la volonté d’élever le niveau général d’instruction et d’ouvrir l’enseignement secondaire et supérieur aux catégories les plus défavorisées de la population et la prolifération des politiques visant la prise en charge éducative et sociale des nouveaux élèves ont fourni les bases d’une mise en cause à multiples visages de l’école publique. Ces réformes et leurs conséquences prévisibles et imprévisibles ont en fait contribué à saper les bases du consensus normatif autour des valeurs d’égalité et de laïcité et du consensus organisationnel autour du modèle bureaucratico-professionnel jusqu’à alors dominant (van Zanten 2004a). Les notions d’ef?cacité, de responsabilité individuelle, de choix et d’autonomie importées, de façon souvent mythique, du monde de l’entreprise et dont les parents du pôle privé sont porteurs, apparaissent alors comme des tentatives pour fonder un nouveau modèle. Certes, ces notions ne sont pas transposées directement sur le terrain ; elles font l’objet, comme toutes les tentatives de changement, de multiples réinterprétations et hybridations au niveau local. Toutefois, leur diffusion témoigne de la pénétration d’un modèle relevant moins d’une rationalité en valeur que d’une rationalité instrumentale et introduisant de nouveaux modes de gestion post-bureau-cratiques dont il faut analyser attentivement les effets sur le fonctionnement global du système mais aussi sur l’accroissement ou la diminution des inégalités entre les groupes sociaux.
Notes
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[1]
Ces analyses sont le résultat d’un double travail d’enquête sur le même site. Il s’agit d’une part de la thèse de doctorat, en cours, de Philippe Gombert sur “Le mouvement des parents d’élèves et la diffusion d’une idéologie pragmatique : l’exemple des nouvelles classes moyennes dans une commune de la banlieue Ouest parisienne” et, d’autre part, d’une recherche coordonnée par Marco Oberti et Agnès van Zanten : “Construction et effets de la ségrégation scolaire”, comportant un volet important sur le rôle des familles des classes moyennes.