1Comme le note Jean-Louis Derouet dans la présentation du numéro d’Éducation et Sociétés consacré au thème “Les inégalités d’éducation : un classique revisité”, si l’interrogation sur les inégalités demeure au centre du projet de la sociologie de l’éducation, elle doit être largement renouvelée pour tenir compte des changements économiques et sociaux des deux dernières décennies et des transformations des théories sociologiques. C’est l’objectif de ce dossier qui examine la contribution de l’école à la reproduction de l’espace des classes sociales au travers d’une confrontation des stratégies éducatives mises en œuvre par les parents des classes moyennes urbaines dans quatre pays différents (l’Angleterre, l’Allemagne, la France et l’Argentine). Pour mieux comprendre ces stratégies, ce dossier les resitue également par rapport aux changements dans la mobilité sociale et dans l’ancrage spatial de ces catégories sociales ainsi que dans les approches théoriques qui tentent de saisir leur rôle et leur évolution.
Les classes sociales, les classes moyennes et l’école
2On doit néanmoins d’emblée se poser la question de la pertinence actuelle de la notion de “classe sociale” pour rendre compte du rapport à l’école des différents groupes sociaux. Observe-t-on une persistance d’inégalités liées à des positions dans l’espace social avec néanmoins des processus d’individualisation et de diversi?cation des conditions de vie qui transcendent le modèle hiérarchique des classes et le remettent en question ? (Beck 2001, Dubet & Martuccelli 2000). Peut-on au contraire af?rmer que, malgré des changements dans la structure des classes, celles-ci demeurent essentielles pour comprendre la condition sociale contemporaine (Crompton 1998) ? Pour examiner ces hypothèses concurrentes, il est nécessaire de tenir compte de façon ?ne des évolutions objectives de la structure sociale, mais également des décalages entre ces évolutions et les expériences subjectives des individus (Chauvel 2001). Ceci semble particulièrement important concernant les classes moyennes, dont il est dif?cile de dé?nir clairement la situation de classe objective et les contours, mais dont les membres, en raison de leur trajectoire, jusqu’à peu principalement ascendante, de leur formation, souvent universitaire et de leur position d’“entre-deux” dans l’espace social, adoptent une attitude nettement ré?exive vis-à-vis de leur situation et de leur rôle social, notamment dans leur rapport à la scolarisation (van Zanten 2002).
3Dans le monde anglo-saxon, on observe depuis une vingtaine d’années un renouveau du débat sociologique sur ces questions. Une des raisons majeures de ce phénomène est que l’approche en termes de classes sociales n’est pas restée centrée sur la sphère du travail, mais s’est intéressée également à l’éducation, à l’habitat ou à la consommation (Bidou-Zachariasen 2000). Ainsi, parmi les auteurs qui ont favorisé le retour de la notion de “classe sociale”, nombreux sont ceux qui ont pris appui sur les résultats des recherches en sociologie de l’éducation pour argumenter leur point de vue. C’est le cas notamment des chercheurs qui ont participé au renouvellement de la littérature britannique consacrée aux classes moyennes au cours de ces quinze dernières années (Savage & al. 1992, Butler & Savage 1995, Butler avec Robson 2003). En léger décalage par rapport à ce mouvement, on observe par ailleurs un regain d’intérêt très récent des sociologues de l’éducation pour les classes moyennes en lien avec les évolutions des systèmes d’enseignement, des politiques éducatives et du marché de l’emploi (Ball 2003, Power & al. 2003, Devine 2004).
4En France, en revanche, malgré la vigueur des débats sur les classes sociales et notamment sur la classe ouvrière, qui ont marqué la seconde fondation de la sociologie française dans les années de l’après-guerre (Chapoulie 1982) et de ceux qui ont porté sur les “nouvelles classes moyennes salariées” au tournant des années 1970 (Bidou, ce numéro, 119), le débat sur les classes sociales a pratiquement disparu de la scène sociologique au cours des deux dernières décennies. On constate néanmoins depuis le début des années 2000, un léger frémissement encouragé par l’intérêt suscité par les débats Outre-Manche (Bidou-Zachariasen 2000) et par de nouvelles analyses de l’évolution des inégalités sociales (Chauvel 1999, Bouffartigue 2004). Les analyses portant sur les classes moyennes, au sens large du terme, commencent par ailleurs à être renouvelées par des travaux récents sur les cadres (Boltanski & Chiapello 1999, Bouffartigue 2001a, 2001b, Gadea 2003, Karvar & Rouban 2004) qui permettent d’évaluer l’importance des transformations, notamment dans le rapport au travail, par rapport à leurs homologues des années 1970 (Boltanski 1982). Ces analyses ne posent toutefois le plus souvent la question des éventuelles transformations des stratégies éducatives qu’indirectement. Par ailleurs, si la sociologie de l’éducation continue à produire des analyses de plus en plus ?nes des inégalités scolaires (Duru-Bellat 2002), la contribution spéci?que des familles à leur production ou leur réduction en fonction de leur appartenance de classe et, notamment, celle des familles des classes moyennes, commence à peine à être réinterrogée (van Zanten 2003a, 2003b).
Les classes moyennes, l’école et la ville
5Pour af?ner l’analyse des classes moyennes, il est utile de ré?échir à partir de la notion de “classes moyennes localisées” et de l’articulation entre les objectifs et les styles de vie des différentes fractions de classe d’une part et les qualités des espaces urbains qu’elles investissent et en grande partie construisent d’autre part (Butler avec Robson 2003). On sait que les classes moyennes, dont la position sociale est moins directement liée que celle des autres classes aux rapports de production, accordent une grande importance au “local” dans la construction de leur identité sociale (Vergès 1983). Les travaux réalisés dans les années 1970 ont montré la tendance des couches moyennes à s’inventer comme groupe social à partir de visions du monde et de pratiques individuelles et collectives situées. Le local et, en particulier, certains quartiers de centre-ville et certaines banlieues nouvelles apparaîssent dans cette optique comme un terrain permettant le développement de modes de vie spéci?ques et servant de support à de nouvelles identités (Chalvon-Demersay 1984, Bidou 1984).
6Dans les transformations actuelles des stratégies éducatives des classes moyennes, c’est aussi l’espace urbain métropolitain qui constitue le cadre privilégié des stratégies identitaires et instrumentales. En effet, la concentration et l’accessibilité des ressources de toutes sortes qui caractérisent les grandes villes offrent aux habitants, notamment aux catégories sociales les plus mobiles sur le plan spatial et social, les conditions les plus favorables pour développer des schémas d’action, mais aussi de nouvelles formes d’identi?cation et d’appartenance (Bagguley & al. 1990). Les ressources scolaires, c’est-à-dire l’existence d’une offre d’établissements scolaires riche, diversi?ée et souvent hiérarchisée, en est un élément central. Les stratégies résidentielles des familles, mais aussi celles des promoteurs et des agents immobiliers, de même que les politiques urbaines, intègrent de ce fait, de plus en plus, les enjeux scolaires liés à la fréquentation de tel ou tel établissement.
7Mais ces contextes se caractérisent aussi par une très grande hétérogénéité sociale et ethnique. Celle-ci est rejetée par certaines fractions des classes moyennes qui favorisent au travers de leurs stratégies résidentielles un “entre soi” que procurent en particulier de nombreux quartiers périurbains (Donzelot 2004). Elle peut en revanche être appréciée par d’autres fractions qui investissent les centres-ville, entre autres, parce qu’ils correspondent à une certaine vision cosmopolite et ouverte de la société et des rapports entre les classes. Toutefois, cette construction idéologique trouve davantage un terrain d’expression dans des relations urbaines à durée et à portée limitée (au bas des immeubles, au marché ou dans certains équipements du quartier) que dans l’espace scolaire où ce qui se joue a des conséquences bien plus importantes sur la socialisation de classe des nouvelles générations et sur la préparation de leur insertion professionnelle et leur intégration sociale.
Stratégies éducatives et modèles sociétaux
8Pour comprendre les stratégies scolaires des familles des classes moyennes, il est également utile de développer des comparaisons internationales a?n de dégager le poids des modèles sociétaux (Maurice & al. 1982). On peut à cet égard opposer un modèle français rationaliste et universaliste qui met au centre l’égalité des citoyens vis-à-vis de l’État et un modèle anglais qui met l’accent sur l’égalité des chances des sujets économiques sur le marché et la reconnaissance de “communautés”. Ces deux modèles s’opposent à leur tour à un modèle allemand qui porte encore les traces d’un modèle corporatiste de la cohésion sociale et se fonde, davantage qu’en France ou en Angleterre, sur l’appartenance de l’individu à un groupe et à un statut spéci?ques. Mais ces modèles évoluent et se déclinent différemment selon les contextes locaux, les catégories sociales, les secteurs de l’action publique et les champs de l’activité sociale. Si l’école est un terrain de choix pour leur mise en œuvre, ils sont interprétés différemment selon les niveaux et les types d’enseignement.
9Il est par ailleurs nécessaire de mieux tenir compte de la division du travail entre la famille et l’école dans les différents contextes nationaux. L’évolution des politiques éducatives et, notamment, l’introduction dans de très nombreux pays de dispositifs variés favorisant à des degrés divers le libre choix de l’école ont contribué à renforcer, tout au moins au plan idéologique, la “responsabilité parentale” dans la scolarisation (Ball 1993). Toutefois, cette orientation politique est appréhendée de façon différente selon les pays — et entre différentes “fractions de classe localisées” dans chaque pays— en fonction de diverses dimensions. Des éléments objectifs doivent être pris en compte comme, pour la famille, le nombre plus ou moins important des femmes qui travaillent avec des enfants en âge scolaire ou, pour l’école, sa plus ou moins grande autonomie vis-à-vis des usagers en matière de sélection et de diversi?cation des parcours scolaires. Des composantes plus symboliques interviennent aussi comme les représentations concernant les rôles respectifs en matière d’apprentissage et de socialisation et le degré de séparation ou, au contraire, d’interdépendance et de collaboration entre les deux instances (Kellerhals & Montandon 1991).
10Il est par ailleurs important de tenir compte du rôle de l’école, du diplôme et, plus largement, du capital culturel dans la strati?cation sociale et dans la reproduction des différentes fractions des classes moyennes dans chaque situation nationale. Les études historiques et statistiques fournissent quelques pistes dans ce domaine. On sait par exemple que l’élite intellectuelle a joué un rôle plus central dans la construction idéologique des classes moyennes en France qu’en Angleterre où la formation historique du capital culturel à partir des formes culturelles aristocratiques mettant au centre une vision du “loisir” antagoniste au savoir scolaire a donné naissance à une forte tradition anti-intellectualiste (Savage & al. 1992). On sait également que l’effet du niveau d’instruction sur le prestige de la profession ultérieure est presque deux fois plus fort en Allemagne qu’en Grande-Bretagne, la France occupant une position intermédiaire, mais utilisant davantage que ces deux pays le diplôme comme un indicateur de niveau plus que de possession de compétences spéci?ques (Duru-Bellat & Kieffer 1999). Par ailleurs, si le diplôme joue encore un rôle essentiel dans la limitation de la mobilité descendante, notamment dans des pays traversés par de graves crises économiques comme l’Argentine, les avantages relatifs du capital culturel et du capital économique et, aussi, du capital social doivent être réévalués dans tous les contextes nationaux à la lumière des changements économiques et sociaux.
Les contributions
11Ces différentes dimensions sont examinées par les articles de ce dossier à partir d’entrées différentes. Le texte de Stephen Ball, Carol Vincent et Sophie Kemp s’intéresse aux choix en matière de garde et d’éducation de la petite enfance que font dans deux quartiers de Londres deux “fractions de classe localisées”. Celui d’Élisabeth Flitner examine les déterminants sub-jectifs et objectifs du choix de l’école secondaire dans un quartier de Berlin-Ouest. Deux autres articles concernent la région parisienne. Un article de Jean-Christophe François et de Franck Poupeau étudie l’évitement scolaire dans la ville de Paris et ses implications sur les conditions de scolarisation des groupes sociaux. Celui de Philippe Gombert et d’Agnès van Zanten examine l’idéologie et les pratiques, tant individuelles que collectives, d’une “fraction de classe localisée”, celle des cadres et des professionnels du pôle privé résidant dans une banlieue favorisée. En?n, la contribution de Cecilia Veleda et de Carla del Cueto montre qu’il existe de fortes similitudes dans les relations qu’entretiennent avec l’école différents groupes appartenant aux classes moyennes à Buenos Aires et dans les capitales européennes, même si l’ampleur des transformations économiques, sociales et éducatives font de cette ville un miroir grossissant de certaines évolutions.
12Les autres articles qui se rattachent au dossier tout en relevant de différentes rubriques de la revue, permettent de replacer ces dynamiques et ces analyses sur une toile de fond empirique et théorique plus large. Les trois textes et, plus particulièrement, celui de Catherine Bidou montrent l’évolution des approches sociologiques des classes moyennes au sein de la littérature française et internationale et laissent entrevoir l’intérêt d’un lien plus dynamique avec les travaux en sociologie de l’éducation étant donné le rapport très étroit qu’entretiennent ces classes avec le système scolaire. Le texte de Louis Chauvel permet en outre d’analyser le rôle de l’école dans l’évolution de la position des classes moyennes dans la période récente et de la mobilité possible des nouvelles générations. Celui de Marco Obert et d’Edmond Preteceille met différentes théories sur le rôle des classes moyennes et leurs rapports aux autres classes sociales à l’épreuve d’une analyse spatiale ?ne de leur distribution et leur insertion dans l’espace urbain.