1Le thème de ce dossier d’Éducation et Sociétés fait écho à une préoccupation constitutive de la revue qui veut aborder les problèmes d’éducation avec un regard largement orienté par la sociologie politique. Dans le premier dossier, “L’école, l’État et le local”, Anne Van Haecht avait clairement axé sa ré?exion sur les problèmes posés par le pilotage de l’action publique et la recomposition du rôle de l’État. L’analyse que nous proposons dans ce numéro prend en quelque sorte la suite de celle-là, en abordant le thème de manière sensiblement différente par la centration sur les nouveaux modes de régulation des systèmes d’enseignement fondés sur l’ajustement de l’offre et de la demande et l’évaluation externe et interne des résultats.
La notion de régulation
2Le recours à la notion de régulation renvoie à des changements dans les modes d’orientation, de coordination et de contrôle des systèmes éducatifs qui sont analysés dans les différentes contributions à ce numéro, mais aussi à des transformations du regard des chercheurs sur l’action publique. Comme le souligne Pierre Muller ( 2000), l’analyse des politiques publiques a eu pour effet de “sociologiser” l’analyse de l’action étatique, en remplaçant l’idée d’un État omniscient et capable d’imposer un ordre global légitime par une conception plus nuancée et plus complexe de l’action publique mettant l’accent sur les limites du rôle de l’État, sur la pluralité des acteurs et des lieux de décision et sur la diversité des modalités d’intervention. Par régulation, il faut donc entendre “le processus de production des règles et d’orientation des conduites des acteurs”, mais aussi “l’appropriation située et contingente de ces règles” et leur transformation par des acteurs dotés d’une marge d’action plus ou moins grande en fonction des contextes locaux (Maroy & Dupriez 1999, Delvaux 2001, van Zanten 2001).
3De façon schématique, on peut distinguer deux types classiques de régulation. La première, et la plus étudiée, est la régulation organisationnelle, c’est-à-dire l’analyse des stratégies, dispositifs et arrangements institutionnels mis en œuvre par des acteurs ou par des groupes d’acteurs pour résoudre des problèmes à l’intérieur de systèmes complexes (Crozier & Thoenig 1975). Les nombreuses recherches menées dans ce domaine montrent les articulations diverses qui peuvent exister entre des régulations autonomes émergeant de la base et des régulations de contrôle émanant du sommet (Reynaud 1988). Elles décomposent l’action publique en une multitude d’ordres locaux dont il est possible de repérer en détail les agencements (Friedberg 1993). Ces modes d’analyse ne permettent pas toutefois de saisir ce qui dans le “global” transcende les stratégies individuelles et collectives à travers un deuxième type de régulation, la régulation normative. C’est ici que l’analyse cognitive des politiques peut être utile à la fois pour rendre compte des univers de sens qui guident l’action publique et pour dégager des régularités et des ruptures sur des durées longues (Muller 2000). Des référentiels (comme le marché et le néo-libéralisme) s’imposent ainsi sur une période plus ou moins longue et au nom d’interprétations parfois très variables selon les groupes, selon les domaines d’action, selon les pays (Jobert 1994).
La recomposition du rôle de l’État
4Le recours à la notion de régulation permet d’éclairer la recomposition du rôle de l’État. S’il garde un rôle prépondérant à travers sa mission de protection et de répartition des rôles, et celle d’établissement des règles et de contrôle de leur respect (Duran & Thoenig 1996), son fonctionnement connaît de profondes évolutions. Il faut néanmoins souligner qu’on a eu tendance en France, à cause de la centralisation, à surévaluer le rôle de l’État en matière d’éducation alors que la toute-puissance étatique n’a véritablement eu cours que durant une trentaine d’années, depuis le mouvement de nationalisation des établissements municipaux des années 1950 jusqu’à celui, inverse, de décentralisation des années 1980. La rivalité et la complémentarité entre pouvoir central et pouvoirs locaux et l’in?uence de l’Église dans la conduite des politiques éducatives sont des phénomènes anciens même s’ils restent d’actualité. En outre, l’action de ces trois acteurs centraux (État, pouvoirs locaux et Église) qui a été mieux étudiée dans des contextes nationaux moins marqués par la centralisation, a de tout temps été complétée par celle d’autres acteurs périphériques dans le champ de l’éducation et plus encore de la formation : associations, organisations professionnelles, entreprises.
5Toutefois, dans le domaine de l’éducation comme dans d’autres domaines de l’action publique, ces équilibres anciens ont été déstabilisés par un double mouvement : un mouvement de globalisation, qui limite la capacité d’action et de ré?exion des États-nations, et un mouvement de localisation qui les contraint à tenir compte des dynamiques à la base et de tenter de les harmoniser (van Zanten et Ball 2000). En pleine mutation, le rôle de l’État ne nous paraît pas pouvoir être quali?é de manière univoque : ce n’est assurément pas un État creux ( Hollow State) (Peters 1996), ni un État stratège (Bauby 1991, Duran & Thoenig 1996), ni même un État évaluateur (Neave 1988). C’est plutôt un État négociateur qui intègre ces différentes dimensions avec des dosages variés selon les pays et selon les champs d’action (Commaille & Jobert 1998). Il n’y a plus de pouvoir global mais des pouvoirs sectoriels qui correspondent à autant de sphères de l’action publique. Ceux qui ont la possibilité d’établir un rapport global-sectoriel détiennent un pouvoir bien supérieur aux autres (Dobry 1986, Muller & Surel 1998), mais pour cela ils doivent être en position de construire une vision globale à partir de leur maîtrise de plusieurs secteurs. Analysée dans cette perspective, la spéci?cité historique de l’État éducateur s’estompe. Le secteur éducatif conserve une marge d’autonomie, mais son articulation avec d’autres secteurs de l’action publique doit être repensée au plan international, national et local.
Le développement de régulations alternatives
6Dans la période récente, on a souvent opposé régulation par l’État et régulation par le marché. Une rhétorique puissante mettant en avant l’inef?cacité d’une régulation interne, orientée vers la défense des intérêts des professionnels de l’éducation et privilégiant une conformité aux règles peu contrôlée, tant dans son application effective à l’échelle locale que dans ses effets, a contribué à légitimer un nouveau mode de régulation par le marché (van Zanten 2001). Dans ce nouveau cadre, appliqué avec vigueur d’abord dans le monde anglo-saxon (en Angleterre, Australie, Nouvelle-Zélande et dans certains États américains), puis, sous l’in?uence d’organisations et d’experts internationaux, dans de nombreux autres pays d’Amérique Latine, d’Asie et maintenant d’Afrique, la régulation est censée procéder de l’ajustement local des demandes des usagers (parents, élèves, entreprises) et de l’offre d’éducation dans des établissements d’enseignement et de formation conçus comme de petites unités de production. Ce système n’a jamais cependant été appliqué de façon exclusive et on trouve souvent associés, comme en Angleterre, des dispositifs relevant d’une régulation par le marché et d’autres relevant d’un contrôle étatique des résultats (Broadfoot 2000).
7Mais la régulation de systèmes éducatifs complexes ne se réduit pas à la délimitation et à l’articulation des domaines d’action de l’État et du marché. Ces systèmes sont composés d’acteurs relativement autonomes dont il faut obtenir l’adhésion et stimuler la mobilisation. C’est pourquoi les ré?exions autour du contrôle par l’évaluation des résultats en matière d’ef?cacité et d’équité ont insisté ces dernières années sur la nécessité de privilégier l’échange social ou politique en procédant par coopération et par réciprocité à travers la mise en place de relations de contractualisation entre décideurs politiques, bailleurs de fond et acteurs effectifs (Le Galès & Thatcher 1995). Par ailleurs, beaucoup d’observateurs notent que si on veut respecter l’autonomie des professionnels, il est nécessaire d’accompagner des modes d’évaluation externe par les tests et les examens, de différents types d’autoévaluation, de conseil et de guidage. En?n, la multiplicité de projets émanant de la base conduit à ré?échir aux moyens les plus susceptibles de favoriser de nouveaux modes de coopération, la constitution de réseaux et l’harmonisation territoriale de l’offre et du fonctionnement des institutions d’enseignement (Dutercq 1999).
8Les textes réunis dans ce numéro s’intéressent à différentes dimensions de la régulation en tenant compte de ces nouvelles perspectives. Les deux premiers articles portent sur l’offre de formation. Celui de Stéphanie Mignot-Gérard et de Christine Musselin analyse les évolutions dans la gestion de l’offre de formation universitaire en insistant sur les rôles nouveaux des demandes externes et des politiques internes des établissements, alors que celui de Pierre Merle et de Gérard Sansevy met en lumière le rôle des négociations entre les différents acteurs — Inspecteurs pédagogiques régionaux, formateurs et professeurs— qui dé?nissent l’offre de formation continue dans l’enseignement secondaire. Les trois articles suivants s’intéressent à la régulation locale de l’activité des personnels de l’éducation. Le rôle d’interface entre plusieurs réseaux et plusieurs univers sociaux et professionnels que jouent les chefs d’établissement est étudié par Yves Dutercq et Vincent Lang. L’autoguidage des établissements est étudié par Michaël Schratz, alors qu’Éric Mangez s’intéresse au rôle que jouent les ajustements locaux et les injonctions éthiques dans la mise en œuvre de nouvelles réformes par les enseignants. Les contributions présentées dans les différentes rubriques Débats, Rencontres avec d’autres disciplines, Miroir, apportent des éclairages complémentaires autour de la même problématique. La place importante, mais sous-estimée et contestée, de l’évaluation des politiques et des dispositifs éducatifs est analysée par Marie Duru-Bellat et Jean-Pierre Jarousse. Le point de vue de l’économiste sur les effets en termes d’ef?cacité et d’équité de nouvelles formes de régulation par le marché et par la contractualisation est présenté par Vincent Vandenberghe. En?n, à travers l’entretien d’un “décideur”, Agnès van Zanten présente un éclairage sur le rôle actuel de l’inspection des établissements dans la régulation du système scolaire anglais.