CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Pourquoi la guerre de 14-18, alors qu’elle a donné lieu à une atroce boucherie ? Cette question taraude les historiens et les experts en politique internationale, depuis 100 ans. Cet événement majeur dans l’histoire de l’Europe a suscité un débat en quelque sorte sans fin entre historiens, sans que les sources leur permettent de trancher. Les historiens ont compris le comment mais le pourquoi résiste, comme en témoigne la citation en exergue, tout comme cette citation de Jean-Jacques Becker ([2000], p. 86) : « Un grand historien comme Jean Baptiste Duroselle considérait, à la fin de sa vie, que finalement le mystère de la guerre de 1914 n’avait pas été percé. Récemment encore, un autre grand historien, François Furet, parlait d’un des événements les plus énigmatiques de l’histoire moderne. Avec le recul des temps, il est apparu de plus en plus difficile de comprendre à partir des causes traditionnellement retenues comment les nations les plus avancées matériellement du globe s’étaient jetées avec une telle frénésie les unes sur les autres, et avaient combattu, pour certaines d’entre elles pendant plus de quatre années, dans une guerre atroce, y sacrifiant des moyens matériels immenses et la vie de millions de leurs enfants. En d’autres termes, les documents d’archive ne donnaient pas de réponses satisfaisantes, et il fallait plutôt se tourner vers la psychologie sociale, vers l’état des forces de la société, pour comprendre. » Pourquoi sur une question aussi rabâchée ne pas tenter une approche concurrente face aux apories historiennes …

Français

Nous construisons un modèle de décision de portée générale permettant de prédire le choix entre l’entrée en guerre et rester en paix d’un décideur rationnel. Ce modèle articule des causes profondes comme le risque de guerre future et d’autres paramètres comme les gains potentiels en cas de victoire, les pertes potentielles en cas de défaite et la probabilité de victoire et les pertes humaines liées au conflit. Nous appliquons et calibrons ce modèle au cas des décideurs allemands et français à la toute fin de juillet 1914, compte tenu des décisions déjà prises par l’Autriche-Hongrie et la Russie et de l’incertitude entourant la décision de la Grande-Bretagne. Nous nous situons dans l’hypothèse d’une guerre courte ne se prolongeant pas au-delà de l’année 1914. Notre modèle prédit l’entrée en guerre de l’Allemagne et de la France, l’argument de la guerre préventive (faire la guerre aujourd’hui plutôt que demain) se révélant déterminant pour les deux pays, avec en plus pour la France les bénéfices non négligeables liés à la récupération potentielle de l’Alsace-Moselle en cas de victoire. La calibration révèle que des deux pays, c’est la France qui semblait avoir le plus intérêt à la guerre, permettant d’expliquer le comportement passif des dirigeants français, Raymond Poincaré en tête, qui, s’ils n’ont pas provoqué la guerre, n’ont pas vraiment non plus cherché à l’éviter.

Mots clés

  • guerre de 14-18
  • guerre préventive
  • modèle de décision rationnelle
  • Raymond Poincaré
  • Bethmann-Hollweg
  1. Introduction
  2. Les régimes de causalité dans l’historiographie de la guerre de 1914
  3. Rappel de la situation diplomatique à la fin du mois de juillet 1914
  4. Un modèle général de décision entre guerre et paix dans un contexte dynamique
    1. Résolution dans le cas stationnaire
    2. Résolution dans le cas non-stationnaire
  5. Calibration des cas français et allemands à la fin de juillet 1914
    1. Calibration des paramètres communs à l’Allemagne et à la France
      1. Taux d’actualisation annuel = Fourchette de taux d’intérêt sans risque : 2-3 %
      2. Taux de hasard annuel pour la survenance de la guerre dans le futur après 1914 : intervalle de confiance 11 %-20 %
      3. Probabilité d’une victoire rapide de l’Allemagne en 1914 (p0 ) : intervalle de confiance 65-70 %
        1. Probabilité que l’Allemagne gagne sans engagement terrestre de la Grande-Bretagne : 8 à 9 chances sur 10
        2. Probabilité que l’Allemagne gagne avec la participation de la Grande-Bretagne : ½
        3. Probabilité que la Grande-Bretagne intervienne aux côtés de la France avec la BEF : 1 chance sur 2
    2. Probabilités spécifiques à l’un des belligérants
      1. Probabilité de victoire pour l’Allemagne dans le futur : 4 chances sur 10
        1. Probabilité de victoire pour la France dans le futur : 1 chance sur 8
    3. Paramètres de gains, pertes et coûts
      1. Ratio gain différentiel/perte généralisée pour l’Allemagne : γ ≈ 1,5
        1. Coût pour l’Allemagne de l’année 1914 en pertes humaines : 0,2 million
        2. Gains en cas de victoire : 1,1 million
        3. Pertes en cas de défaite : 1,9 million
      2. Ratio gain différentiel/perte généralisée pour la France : γ entre 4,2 et 4,8
        1. Coût pour la France de l’année 1914 : 0,3-0,35 million
        2. Gains en cas de victoire : 1,9 million
        3. Pertes en cas de défaite : 0,120 million
    4. Résultat de la calibration
  6. Apport à la compréhension historique
  7. Conclusion
Alain Trannoy
AMU (AMSE), EHESS et CNRS. Correspondance : AMSE, 5-9 boulevard Bourdet, 13001 Marseille, France.
Je remercie vivement Jean Boutier, Étienne Lehmann, Michel Le Breton, Philippe Mongin, les participants au séminaire du BETA à Strasbourg et un rapporteur pour leurs remarques et suggestions à la lecture de versions précédentes de ce travail. Je remercie également Édouard Husson pour de nombreuses conversations lors d’un travail commun non abouti sur un sujet connexe mais différent qui m’ont permis de mûrir ma réflexion sur le sujet.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/01/2023
https://doi.org/10.3917/reco.736.0977
Pour citer cet article
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