1Pourquoi proposer un tel numéro spécial ? La réponse simple et motivante est que le regard porté par des chercheurs issus d’autres sciences sur les questions abordées en économie spatiale est riche d’enseignements pour des économistes. De fait, depuis plusieurs années déjà, diverses études ont été publiées dans des revues de recherche catégorisées en économie spatiale en important ou adaptant des méthodologies ou approches employées dans d’autres sciences pour proposer de nouvelles techniques d’analyse ou de nouveaux éclairages. En outre, l’accès à des données individuelles est de plus en plus aisé et l’exploitation de données spatialisées permet d’élaborer des analyses économiques à un niveau spatial très fin. En particulier, les données spatialisées très désagrégées permettent de rendre compte précisément des comportements des agents économiques et de leurs interactions spatiales. Dans un contexte où l’exploitation de données massives (dites « big data ») va être amenée à se développer, les économistes font face à un double défi. Le premier défi consiste à exploiter au mieux l’information spatiale fine pour analyser précisément les décisions économiques : par exemple les choix de localisation des entreprises et leurs modes de production, les choix des lieux de résidence pour les individus, les choix de lieux de consommation, les modes de déplacement retenus et les trajets empruntés par les voyageurs, etc. Le second défi consiste à comprendre les implications de ces choix des acteurs économiques sur la structuration de l’espace économique. Ainsi, analyser finement des données spatialisées permet de répondre à différents objectifs et d’aider notamment les décideurs publics à territorialiser de façon plus efficace certaines politiques publiques, car en connaissant mieux la demande, une offre plus appropriée peut être proposée. Ou encore, l’analyse avancée de données spatialisées peut permettre une meilleure compréhension des mécanismes économiques et donc de répondre à des interrogations concernant la façon dont des actions individuelles peuvent se propager, la manière dont les informations se diffusent au sein d’un groupe, etc.
2Les défis méthodologiques sont par conséquent considérables pour l’économiste et l’éclairage apporté par d’autres disciplines concernées par la dimension spatiale des interactions individuelles et le traitement de données spatialisées est particulièrement important. Dans la préface du livre Big Data et les politiques publiques dans les transports (De Palma et Danton [2017]), Nicolas Curien note tout l’enjeu associé aux données massives qu’il faut appréhender comme une « manufacture » qui transforme « les données en informations puis en connaissances ». Il nous semble, et ce numéro a pour objectif de l’illustrer, que la capacité de traitement des données en deux temps revêt un réel enjeu pour les économistes et la pluridisciplinarité aide à mieux appréhender. Bien sûr, des statisticiens, des informaticiens aideront les économistes à mieux analyser et rendre compte d’un tel flux de données, mais des experts évoluant dans d’autres sciences pourraient également y contribuer.
3Des exemples de travaux pluridisciplinaires ont déjà montré leur intérêt en économie. C’est le cas par exemple de l’étude de Marcon et Puech [2003]. Ces auteurs avaient proposé de retenir dans le champ de l’économie spatiale de nouvelles méthodes largement employées en écologie forestière pour quantifier les niveaux de concentration spatiale des activités économiques. En montrant que les méthodes de mesure de la concentration spatiale traditionnellement retenues en économie (comme l’indice de Gini ou d’Ellison et Glaeser [1997]) ne répondaient pas de manière pleinement satisfaisante à la question de la caractérisation des niveaux de concentration spatiale des activités industrielles, Marcon et Puech ont proposé des méthodes ne reposant pas sur un zonage prédéfini de l’espace et permettant de solutionner des biais potentiels de mesure connus sous le nom du problème des unités spatiales modifiables (modifiable areal unit problem, MAUP). Ils ont d’abord importé des mesures de la concentration spatiale largement retenues en écologie forestière (Marcon et Puech [2003]), puis ils les ont adaptées pour mieux prendre en compte les spécificités économiques des entités analysées (Marcon et Puech [2010]). Dans le premier article de ce numéro spécial intitulé « Mesure de la biodiversité et de la structuration spatiale de l’activité économique par l’entropie », Éric Marcon propose à nouveau de faire un parallèle entre l’écologie et l’économie pour cette fois-ci s’intéresser aux notions de concentration et de spécialisation des territoires. Dans son article méthodologique et très pédagogique, l’auteur montre qu’il est possible de rapprocher les concepts de concentration géographique des activités et de spécialisation des territoires des notions de biodiversité et de valence des espèces retenues en écologie. À partir de données discrétisées, l’auteur s’appuie sur les notions d’entropie pour proposer un cadre unifié rigoureux afin de mieux décrire la structuration de l’espace économique. Pour nous en persuader, après une démonstration théorique, Éric Marcon propose une application sur des données d’activités économiques en Europe.
4Des chercheurs d’autres sciences se sont également intéressés aux configurations spatiales observables en économie. Des physiciens notamment ont élaboré de nouveaux cadres d’analyse de la distribution des activités au sein des territoires. Ainsi, en retenant uniquement les localisations d’activités de services sur la ville de Lyon, Jensen [2006] arrive, à partir de coefficients d’interactions inspirés du domaine de la physique avec les atomes, à recréer de manière très satisfaisante les grandes catégories de commerces (services à la personne, etc.). Cette complémentarité pluridisciplinaire des approches ne se limite pas seulement à l’étude de la localisation des activités commerciales ou industrielles au sein des territoires. Nous pouvons aisément élargir le spectre des possibles pour l’analyse spatiale en économie en considérant par exemple la diffusion spatiale d’une information d’un comportement d’un agent à un ensemble d’agents. Comment étudier les mécanismes associés à cette diffusion géographique ? Les économistes ont apporté des réponses en étudiant la diffusion de l’information au sein des réseaux et les interconnexions entre les individus. Les physiciens ont, quant à eux, proposé une autre idée pour étudier ce type de propagation. Le lecteur intéressé pourra notamment se reporter à Jensen ([2018], p. 101-102) pour une présentation vulgarisée du déclenchement de la « ola » dans les stades (Farkas, Helbing et Vicsek [2002]). Le parallèle entre la diffusion d’une onde et le mouvement d’une vague réalisée grâce aux spectateurs est immédiat : sous cet angle il est possible d’étudier les interactions entre les individus et l’effet d’influence et d’imitation pouvant se propager à toute la population considérée. La seconde contribution de ce numéro spécial, « La modélisation des systèmes urbains : une approche par la physique statistique », s’inscrit dans cette lignée d’approches issues de la physique. Marc Barthelemy, physicien de formation, propose, à partir des outils de la physique statistique, de mieux appréhender le système urbain. Il nous invite ainsi à une réflexion autour de l’extraction de l’information en présence d’un volume massif de données et de la pertinence d’une analyse théorique et empirique sur de telles données. À n’en pas douter, les régularités empiriques observées présentées dans son article rappelleront les lois de puissance chères aux économistes (Gabaix [2016]), appliquées notamment aux hiérarchies urbaines (on se reportera à l’article de Gabaix [1999] pour la loi de Zipf).
5Le regard et l’intérêt des géographes pour analyser l’espace économique est peut-être plus habituel pour les économistes et donc moins surprenant a priori. En effet, les études économiques liées aux territoires se sont inspirées de certaines de leurs approches. Par exemple, la notion de « potentiel marchand » pour étudier la demande accessible depuis un lieu donné est désormais bien ancrée et largement retenue par les économistes (Combes et Overman [2004]). Or, ne l’oublions pas, cette notion a été proposée initialement par Chauncy D. Harris qui était un géographe (Harris [1954]). Plus généralement, le courant dit de la science régionale a traditionnellement pour objectif de concilier les visions des disciplines s’intéressant aux territoires (Isard [1975]). La troisième contribution intitulée « Impact de la densification sur les coûts des infrastructures et services publics » de Marie-Laure Breuillé, Camille Grivault, Julie Le Gallo et Renaud Le Goix a la particularité d’être menée par une équipe pluridisciplinaire issue des domaines de l’économie et de la géographie quantitative. Dans cet article, les auteurs s’intéressent plus précisément à des définitions possibles de la forme urbaine et de la densité. Notons que cette dernière est retenue dans les études économiques mais sa définition est rarement discutée par les économistes, contrairement aux géographes ou aux urbanistes (Le Néchet [2015]). Cependant, par un travail minutieux, les auteurs du troisième article montrent par exemple que suivant la définition de la densité employée, son impact diffère sur les dépenses de fonctionnement et d’investissement au niveau communal. Leurs résultats économétriques devraient donc nous amener à nous interroger systématiquement sur la définition des variables spatialisées retenues dans les analyses pour délimiter exactement leur pouvoir explicatif.
6Enfin, la dernière contribution de Jaune Vaitkeviciute, Raja Chakir et Steven Van Passel intitulée « Climate Variable Choice in Ricardian Studies of European Agriculture » est plus particulière. Les auteurs proposent une étude de l’impact du changement climatique sur les revenus agricoles dans les régions européennes de 2004 à 2012 en utilisant une spécification économétrique permettant d’intégrer des données spatialisées. Cet article s’inscrit par conséquent à l’intersection de trois disciplines : environnement, agriculture et économie, et porte une attention spécifique à la prise en compte du changement climatique (choix des variables) dans la modélisation. Là encore, il s’agit de montrer que les différentes disciplines doivent dialoguer afin de construire les variables les plus pertinentes possibles pour l’analyse économique.