1L’espace d’un temps et le temps d’un espace, nous souhaitons dédier ce numéro spécial à notre ami Cem Ertur, qui nous a quitté le 9 octobre 2016. Après avoir fait ses études à l’Université de Bourgogne, Cem y a exercé les fonctions de maître de conférences. En 2002, il a soutenu son HDR intitulée « Temps et espace en économétrie appliquée », qui reflète les recherches qu’il a menées avec un enthousiasme sans faille tout au long de sa carrière. Il avait rejoint l’Université d’Orléans où il était professeur des universités depuis 2007 et doyen de la Faculté de droit, d’économie, et de gestion depuis 2013.
2Il était un collègue exceptionnel, un chercheur passionné, un universitaire investi. Il était également loyal, empathique, toujours à l’écoute, et il a profondément marqué la vie de nombreuses personnes, dont la nôtre… au cours de nos années d’étudiantes en économétrie, au cours de nos années de doctorantes au sein de l’équipe AMIE (Analyse et modélisation des interactions économiques) et au cours de nos carrières.
3Nous tenons à saluer sa mémoire, à le remercier de nous avoir toujours soutenues et de nous avoir tant apporté. Nous adressons aussi une pensée à toute sa famille et à ses proches.
4La 21e conférence des Parties signataires de la Convention Climat, la COP21, s’est tenue à Paris en décembre 2015. L’ambition principale était de contenir le réchauffement global en dessous de 2 °C afin d’être en accord avec le protocole de Kyoto (dont l’échéance est 2020) sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Dans cette perspective, les usages des sols, qu’ils soient urbains, péri-urbains ou agricoles, retiennent l’attention parce qu’ils conditionnent le volume des émissions de gaz à effet de serre. Plus largement, les politiques publiques accordent une importance croissante à ces usages parce qu’ils représentent une des principales pressions de l’homme sur l’environnement. En effet, la biodiversité, la pollution de l’eau, l’érosion des sols, etc., sont affectés par l’urbanisation, la déforestation ou encore le retournement de prairies permanentes.
5Pour autant, la compréhension de l’évolution des usages du sol et de ses conséquences est une tâche complexe qui nécessite des éclairages nouveaux. Les arbitrages en jeu dans les choix de production et de résidence sont conditionnés par un ensemble de facteurs ayant connu de fortes évolutions marquées par le changement climatique, les tensions sur le marché foncier et immobilier, les réformes de la politique agricole ou encore les nouvelles réglementations environnementales. Par ailleurs, ces questions posent des défis méthodologiques, car les données relatives à de tels phénomènes sont relatives à un espace géographique. En d’autres termes, il s’agit d’observations géolocalisées et il convient de tenir compte de cette dimension spatiale dans les modèles économétriques, de prévision et de simulation des usages des sols.
6Dans ce contexte, ce numéro porte sur les usages du sol et leurs conséquences selon un gradient rural-urbain. Il s’agit, au travers de contributions principalement empiriques, d’analyser les facteurs déterminant l’évolution des usages des sols et de comprendre leurs impacts économiques et environnementaux.
7Les deux premiers articles portent sur l’utilisation des sols. Plus particulièrement, Rachel Guillain, Sophie Legras et Elsa Martin analysent les déterminants des usages diversifiés des sols agricoles. Les experts agronomes soulignent l’importance de la diversification des cultures comme levier de la mise en œuvre de l’agroécologie en France. Les bénéfices de la diversification des cultures sont principalement de deux ordres : les économies de gamme et l’effet de réduction du risque. Pour autant, la diversification des cultures n’est pas largement adoptée par le producteur agricole. En effet, d’autres facteurs interviennent. La qualité des sols, assimilable à un vecteur d’attributs des terres affectant leur productivité, influence aussi les choix de cultures de même que les caractéristiques de localisation au travers des mécanismes de sharing, matching et learning. Afin d’établir l’impact de ces différents facteurs, une étude empirique des déterminants de la diversification des cultures est menée dans une zone historiquement marquée par sa production de grandes cultures, à savoir le Bassin parisien élargi, à l’échelle du canton. Les résultats indiquent bien une influence des déterminants traditionnels pédo-climatiques, mais soulignent également l’importance des effets de voisinage dans les choix d’usages diversifiés.
8Raja Chakir, Thibault Laurent, Anne Ruiz-Gazen, Christine Thomas-Agnan et Céline Vignes mènent une étude relative à l’usage des sols selon cinq catégories (urbain, agricole, forêts, prairies et sols naturels). L’idéal pour connaître les usages des sols serait de disposer de données individuelles complètes dont l’obtention est cependant très coûteuse. Dans les faits, les données d’usage du sol disponibles sont soit des observations individuelles provenant d’enquêtes telles que Teruti-Lucas, soit des observations relatives à un découpage administratif du territoire. L’objectif de cet article est de proposer un modèle de prédiction qui permet, à partir des données disponibles, de statuer sur les usages du sol. L’idée est ainsi de construire une image des usages la plus proche possible de celle obtenue à partir de l’information complète. Deux étapes sont proposées. La première étape permet d’établir des prédictions sur les usages au niveau de localisations qui ont la taille des points de la base de données Teruti-Lucas; la seconde étape utilise ces prédictions pour en déduire l’utilisation des sols à partir d’un zonage caractérisé par des carreaux. La méthode proposée à partir d’une régression logistique multinomiale, d’arbre de classement et de score de Brier, permet notamment d’obtenir une modélisation satisfaisante des usages des sols.
9Les deux articles suivants sont relatifs aux effets des usages du sol. Raja Chakir, Stéphane De Cara et Bruno Vermont évaluent les effets des variations de prix des inputs et outputs des usages du sol (agricoles, forestiers et « autres ») sur les émissions de gaz à effet de serre. En effet, les décisions microéconomiques de production sont conditionnées notamment par les prix des intrants et des extrants. Des arbitrages sont réalisés : par exemple, les fermiers peuvent augmenter leur production de cultures dans un contexte de prix de vente élevés au détriment d’extension des prairies. L’utilisation d’engrais fertilisant est alors plus importante avec des conséquences sur les émissions de gaz à effet de serre. Deux périodes sont considérées, 1990-2007 et 1992-2003, à l’échelle des départements. Les résultats sont en faveur d’un effet des prix sur le niveau d’émission des gaz à effet de serre et sur leur distribution spatiale. Par ailleurs, les résultats sont précisés par des estimations séparées selon les catégories d’émission.
10Darla Munroe, Caleb Gallemore et Derek Van Berkel s’intéressent aux revenus générés par un usage des sols particulier, à savoir le « loisir » dans un espace semi-rural. Plus précisément, leur étude s’intéresse aux taux de location des « chalets avec jacuzzi » dans le Hocking County, dans l’Ohio, aux États-Unis. Cette activité a connu un boom depuis les années 1990 tout en posant des défis environnementaux, car la région a été marquée par la production de charbon et par l’abandon des terres par les fermiers. Aussi, une étude pertinente des taux de location et des revenus ainsi générés passe par la prise en compte de la localisation des aménités d’environnement dans les estimations, en plus des déterminants traditionnels (caractéristiques des chalets par exemple). Les résultats de l’étude permettent d’identifier le poids respectif des différentes variables sur les variations du tourisme. Ce sont les conditions d’accès et la proximité des espaces forestiers qui ont l’impact le plus élevé sur les revenus générés. Ces éléments sont d’importance pour les politiques locales en faveur du développement du tourisme combiné avec une politique de préservation de l’environnement.
11Le dernier article, proposé par Daniel McMillen, porte sur les évolutions de l’usage des sols en milieu urbain. Plus particulièrement, un phénomène de gentrification des centres-villes émerge dans des villes américaines. Les localisations centrales permettent aux travailleurs des centres-villes de diminuer leur trajet domicile-travail tout en profitant d’aménités des centres-villes telles que les parcs, les restaurants, les boutiques, etc. Aussi, les populations à revenus élevés remplacent progressivement les populations à bas revenus des centres-villes. Cela conduit à un démantèlement ou à une démolition des structures existantes, ce qui alerte les pouvoirs publics. En effet, à mesure que les tailles des constructions augmentent fortement et progressivement, les centres-villes perdent de leur caractère historique mais aussi les aménités « vertes ». Ces éléments ont une influence sur la délivrance de permis de démolition, ce qui constitue le cœur de cette étude basée sur les propriétés résidentielles à Chicago sur la période 2000-2014. À l’aide de modèles Probit paramétriques conditionnels, les probabilités qu’un permis de démolir soit accordé, sont évaluées. Les résultats indiquent notamment que la taille respective des lots et des résidences influence la probabilité d’obtenir un permis de démolition. Par ailleurs, ils montrent qu’il existe une importante variabilité spatiale des coefficients estimés.
12Dans leur ensemble, ces différentes études apportent aux chercheurs des méthodologies originales permettant de rendre compte des usages des sols et de leurs déterminants. Ce faisant, elles apportent des résultats importants aux décideurs publics concernant les différents usages des sols et les politiques publiques potentielles à mener dans une optique de préservation de l’environnement.