Introduction
1Les universités à travers le monde obéissent à des règles institutionnelles très différentes : universités privées, universités à fonds privés mais à but non lucratif, universités publiques dépendant de l’État central ou d’un étage décentralisé de l’État. Et pourtant, lorsqu’il est question de recruter un nouveau collègue, elles semblent toutes avoir recours à une certaine forme de cooptation et de collégialité. Les universitaires en place jouent un rôle souvent prépondérant dans le recrutement de nouveaux professeurs, quel que soit le cadre juridique de l’université. La direction de l’université ne fait le plus souvent qu’entériner la décision prise par tout ou partie du collège des professeurs en place, avec un contrôle plus ou moins effectif des conditions dans lesquelles cette décision a été prise et des motifs qui y ont présidé. Max Weber [1921] a introduit la distinction entre autorité rationnelle et autorité légale. Ces notions ont été récemment clarifiées et formalisées dans un cadre d’analyse économique, à l’aide de concepts de la théorie des contrats, par Aghion et Tirole [1997], qui distinguent autorité formelle et autorité réelle. Les asymétries d’information sont la clef qui, selon ces derniers auteurs, donne son sens à ce couple de notions. Un agent possède l’autorité réelle si son supérieur, faute d’information et craignant de faire un choix plus mauvais encore que celui recommandé par son subordonné, se contente de « donner un coup de tampon » et d’entériner la décision proposée. Lorsqu’il s’agit de recrutements d’enseignants-chercheurs, les présidents d’université semblent bien n’être investis que d’une autorité toute formelle, tandis que le corps professoral semble au contraire détenir l’autorité réelle. Cette distinction entre autorités formelle et réelle paraît naturelle dans une approche en termes de contrats incomplets à la Grossman et Hart [1986] et, dans le cas qui nous occupe, il n’est possible ni de connaître ex ante l’intérêt et les risques caractérisant toutes les recrues potentielles, ni de signer un contrat complet entre les différentes parties prenantes de l’université à ce sujet. Le meilleur indicateur des limites de l’autorité de la direction de l’université en matière de recrutement est que si le dépositaire de l’autorité formelle, à savoir le président de l’université, peut en théorie infirmer la proposition de décision préparée par le collège des professeurs en place, il hésitera toujours à le faire pour de bonnes et de mauvaises raisons.
2Cette caractéristique du mode de recrutement distingue l’université du champ de l’enseignement secondaire où, dans les systèmes décentralisés, le chef d’établissement, assisté d’un conseil, recrute les nouveaux professeurs et où, dans les systèmes centralisés, il est fait appel au recrutement par concours [1] et à la mutation par vœu. Dans une large mesure, le mode de recrutement collégial de l’université la singularise à la fois par rapport au fonctionnement de la gestion du personnel, aussi bien dans d’autres corps de l’État comme l’armée ou la justice, pourtant tout aussi corporatistes que l’université, que par rapport au fonctionnement du secteur privé dans son ensemble.
3Nous essayons ici de comprendre les ressorts profonds de cette originalité dans la procédure de recrutement des universitaires. Quelles sont les raisons pouvant expliquer que ce mode original de recrutement soit privilégié par rapport à d’autres voies plus classiques ? Nous avons déjà abordé cette question dans deux articles (cf. Gary-Bobo et Trannoy [2009a], [2009b]) centrés sur l’intérêt et la limite de la procédure de tenure (emploi « à vie ») en vigueur dans les grandes universités américaines et dans de nombreux autres pays. L’objet du présent article est différent de celui des précédents. La procédure de tenure concerne la titularisation, elle pose les règles pour passer du doctorat à la première titularisation dans un emploi permanent (statut d’associate professor aux États-Unis, dont la dénomination varie suivant les pays et les institutions) alors qu’ici nous nous focalisons sur la procédure de recrutement par voie de mutation d’un nouveau collègue déjà titularisé par ailleurs, soit par une autre université, soit par le biais d’une procédure centralisée nationale.
4À cet égard, il nous semble utile, pour cet aspect bien particulier de la gestion des ressources humaines, de rapprocher le fonctionnement de l’université de celui du partenariat, de la société de personnes (ou partnership) qui est la forme juridique adoptée par nombre de cabinets d’avocats d’affaires, etc. En effet, s’agissant du recrutement de nouveaux partenaires, les partenariats obéissent à des règles assez voisines de la collégialité pratiquée à l’université. L’université est-elle une société de personnes qui s’ignore, conserve-t-elle quelques réflexes de temps plus anciens où l’analogie pouvait être observée d’une façon plus complète [2] ? Ou, au contraire, est-ce un rapprochement vain qui éclipse la profonde originalité de l’institution universitaire ? Nous aimerions convaincre le lecteur que cette analogie permet d’éclairer le fonctionnement atypique de l’université. Le fait que ce rapprochement ne puisse pas être mené complètement permet également de comprendre les faiblesses, souvent pointées du doigt, du recrutement universitaire : népotisme, clientélisme et localisme. Ces problèmes affleurent dans bon nombre d’établissements dont la réputation est médiocre et dont les pratiques contestables contribuent en retour à la mauvaise réputation. Cette interrogation n’est pas nouvelle et agitait déjà les réformateurs des Lumières, comme l’atteste cette citation du philosophe allemand Christoph Meiners, de l’université de Göttingen, au xviiie siècle : « Si le grand Münchhausen a accordé à notre université aussi peu les droits de présenter, de nommer ou de recommander et aussi peu de liberté de sélection, c’est parce qu’il savait par expérience que, alors même que les membres des facultés connaissent toujours les hommes qui méritent le plus les chaires vacantes, ils inclinent rarement ou jamais à proposer les plus capables parmi ceux qu’ils connaissent [3] ».
5Est-il donc raisonnable de donner le pouvoir aux savants ? Peut-on supposer d’emblée que la vertu est intrinsèquement mieux distribuée parmi les universitaires que dans le reste de la population ? L’opportunisme ne pourrait-il pas se frayer un chemin dans le monde universitaire et entraver la poursuite de l’intérêt général ? Au contraire, un « théorème de la main invisible » s’appliquerait-il dès qu’il est question du recrutement universitaire ?
6Au-delà d’une meilleure compréhension des difficultés du recrutement de nouveaux collègues à l’université, ce questionnement permet d’éclairer les problèmes de gouvernance actuels à l’université. En effet, la constitution universitaire, particulièrement en France, hésite entre deux logiques : la logique « démocratique » où toutes les parties prenantes, personnel enseignant, personnel administratif et étudiants, cohabitent au sein des mêmes conseils, et la légitimité collégiale, où seuls les professeurs titulaires de chaires ont le pouvoir de décision. La première logique a trouvé sa parfaite expression dans la loi Edgar Faure, alors que la seconde est illustrée par la période d’avant 1968, époque des facultés de droit, de sciences, de lettres et de médecine, où les mandarins dirigeaient, pour le meilleur et pour le pire.
7Nous montrons d’abord que l’université possède certaines caractéristiques fondamentales d’un partenariat en nous fondant ici sur l’article de Levin et Tadelis [2005] qui analyse dans quelles conditions les partenariats émergent comme la forme d’organisation privée de préférence à celle de société. Plus exactement, notre thèse est que si l’université était une organisation à but lucratif, un certain nombre de raisons théoriques militeraient en faveur de l’émergence de la forme partenariat. Pour des raisons sans doute multiples, les universités seraient plutôt des partenariats à but non lucratif, ce qui affaiblit les incitations à bien recruter.
8Au moins quatre catégories de procédures peuvent être imaginées concernant la mutation de personnes provenant d’autres établissements, c’est-à-dire concernant des professeurs qui disposent déjà du statut et qui, par conséquent, ne recherchent pas une première titularisation en postulant dans un autre établissement que le leur. Nous discutons ici de procédures qui sont en vigueur dans des organisations privées ou publiques en général et qui, a priori au moins, pourraient aussi être utilisées par les universités. Nos quatre modes de recrutement se distinguent par l’allocation des droits de contrôle (réels et formels) à différentes personnes au sein de l’organisation : le mode hiérarchique ; la délégation à un chasseur de têtes ; le choix laissé au dernier occupant du poste qui peut aller jusqu’à la vénalité des charges (de style « ancien régime ») ; la cooptation. Nous examinons les propriétés de chaque mode de recrutement et tâchons de montrer finalement pourquoi le quatrième mode est privilégié à l’université. Dans l’avant-dernière section, nous ouvrons des pistes de réflexion pour contrer les problèmes d’aléa moral inhérents à ce mode de recrutement. Nous concluons par des dégagements sur la question de l’équilibre des pouvoirs au sein de l’université.
Cadre général de la discussion : l’université, un partenariat à but non lucratif
9L’environnement technologique et informationnel pèse sur les formes d’organisation et les procédures de fonctionnement, y compris de recrutement, que retiennent les universités. En premier lieu, sur un plan technologique, il nous semble que le capital humain du personnel universitaire joue un rôle majeur dans la détermination de la qualité des différents services offerts : enseignement, recherche pure et appliquée, valorisation et transfert vers le corps social. Le capital physique ne joue un rôle important que dans certains domaines des sciences dites « dures » ou « lourdes » comme la physique nucléaire, et en médecine, où il est d’ailleurs complémentaire de celui de la qualité des personnes en place. En outre, la qualité de l’enseignement dépend d’un travail en équipe. Les usagers des services d’enseignement portent donc une appréciation sur sa qualité moyenne. Mais, par rapport aux producteurs de ces services, les usagers sont handicapés pour en évaluer la qualité. Un étudiant peut porter un jugement sur la forme de l’enseignement (ponctualité, qualité pédagogique), mais il est relativement démuni pour porter un jugement sur la véracité et l’opportunité du contenu de l’enseignement. Une forme d’asymétrie d’information est présente entre producteurs et consommateurs de savoirs ; elle se dissipe seulement si les élèves deviennent à leur tour professeurs. Ces caractéristiques technologiques sont communes à certains services aux entreprises (professional services) et aux particuliers dans les secteurs du droit, de la comptabilité, de la publicité, de l’architecture, de la consultation, de la banque d’investissement et de la médecine. Ces caractéristiques peuvent être étudiées en nous inspirant directement de Levin et Tadelis [2005].
10Chaque universitaire est doté d’un talent t qui est distribué selon une certaine loi de probabilité. Chaque université choisit d’embaucher un certain nombre d’universitaires et chaque universitaire produit un flux de service. Ainsi, si l’université embauche un ensemble T d’universitaires, l’université offre une quantité agrégée, donnée par la mesure de probabilité de T.
11Si T est un intervalle (ce qui n’est pas forcément le cas, car il peut exister un « trou » dans l’ensemble des qualités offertes par les enseignements), l’université offre la gamme de qualité correspondant à cet intervalle de talent.
12Dans un monde où l’université est payante, l’étudiant ne sait pas s’il aura la chance d’avoir de bons enseignants, et il forme une anticipation sur la qualité moyenne des enseignements qui lui seront dispensés. Si cet étudiant observe la qualité des enseignants recrutés par l’université, son anticipation devrait correspondre à la qualité moyenne de T, notée q, et qui détermine, en situation d’information parfaite, le droit d’inscription [4] que l’université peut fixer. Cette formalisation permet de capturer le fait que l’enseignement supérieur est un travail d’équipe. Certes, chaque enseignant-chercheur délivre ses cours individuellement et produit des travaux qui lui sont propres. Néanmoins, aux yeux de l’étudiant, la résultante des cours suivis est une qualité moyenne, qui conditionne une disposition marginale à payer pour l’inscription à l’université. Par là même, le sort de chaque enseignant est lié à celui de ses collègues et la responsabilité solidaire de l’équipe d’enseignement est mise en évidence.
13En revanche, en situation d’information incomplète sur la qualité des enseignants, l’étudiant ne se forme qu’une idée imprécise de la qualité des études. Admettons qu’avec une probabilité µ, il forme une anticipation correcte et qu’avec une probabilité (1 – µ) il se fonde sur une anticipation produite par le marché, ou par les réseaux sociaux, notée qe. Le droit d’inscription que peut alors fixer l’université correspond à l’espérance de qualité, égale à µq + (1 – µ)qe.
14Maintenant, le problème posé est de savoir comment l’université procède pour recruter au meilleur niveau, sachant que, dans ce modèle de marché, la qualité du recrutement conditionne ses recettes. Si l’université était une organisation à but lucratif, Levin et Tadelis [2005] nous enseignent qu’il suffirait qu’elle choisisse de s’organiser en partenariat professionnel. En effet, dans tous les secteurs caractérisés par la prééminence du capital humain et par les asymétries d’information entre consommateur et producteur, la formule du partenariat professionnel permet d’effectuer des recrutements au meilleur niveau, ce que ne permet pas la structuration de l’activité sous la forme d’une société par actions. Selon ces auteurs, un partenariat professionnel se distingue d’une société en ce qu’il conduit à un partage des profits entre partenaires suivant une clé de répartition assez proche de l’égalité. À l’aide de leur modèle, ils démontrent que le problème important qui est posé aux secteurs concernés par le partenariat est celui de parvenir à ne pas tricher sur une qualité de service imparfaitement connue du client. Il est donc facile de tromper le client, mais, à long terme, cela ruine les possibilités de profit. Or, par hypothèse, la qualité du service découle de celle des salariés. Le partenariat offre les bonnes incitations en termes de qualité du recrutement. C’est une forme d’organisation qui incite les partenaires à se montrer très sélectifs en termes de recrutement, et, en tout cas, à l’être plus que ne le serait une société ordinaire. En effet, le partenariat maximise le profit espéré par partenaire, alors que la société maximise le profit tout court. Il en résulte que la règle de recrutement du partenariat est plus malthusienne que celle qui est adoptée par la société ordinaire. Dans un monde où les travailleurs sont hétérogènes par leur niveau de productivité et où, simultanément, le niveau des salaires est fixé d’une manière exogène (c’est là vraiment la bonne hypothèse de travail pour modéliser le marché du travail des universitaires en France), le partenariat recrute jusqu’au point où la productivité de l’employé marginal est égale au profit moyen des partenaires déjà présents. La société par actions, quant à elle, recrute jusqu’à ce que la productivité marginale soit égale au salaire. Dans un monde où les consommateurs du service seraient en mesure de connaître parfaitement la valeur du service qu’ils acquièrent, le fonctionnement du partenariat est sous-optimal. Les profits et les services fournis aux consommateurs sont plus petits que ceux qui sont atteints dans une situation de premier rang. En revanche, quand les consommateurs ne se font qu’une idée imprécise de la qualité du produit (avec une probabilité µ, ils se forment une idée correcte), la conclusion peut être différente. Levine et Tadelis montrent que, lorsque µ s’approche de 1, la société par actions fait plus de profit que le partenariat, alors que, lorsque µ s’en éloigne, le partenariat est plus profitable que la société par action.
15Le raisonnement qui précède n’est pas transposable tel quel à une université parce qu’elle n’est pas une organisation à but lucratif. Toutefois, les services d’enseignement supérieur possèdent les deux caractéristiques permettant au partenariat de s’épanouir. Notre thèse est ici que si l’université était une organisation à but lucratif, les fondamentaux de son environnement technologique et informationnel militeraient pour qu’elle soit organisée comme un partenariat professionnel. On nous rétorquera qu’il existe des établissements d’enseignement supérieur (post-bac) à but lucratif et qu’ils ne semblent pas régis par le partenariat. C’est exact, mais n’est-ce pas justement parce qu’ils occupent le bas de l’échelle des qualités ? Levin et Tadelis [2005] nous enseignent que la qualité du produit délivré par une société commerciale ordinaire doit être inférieure à celle d’un partenariat. L’université, partenariat professionnel à but non lucratif, occupe le haut de l’échelle de la qualité, permettant aux organismes à but lucratif d’occuper le bas de l’échelle, en embauchant tous les supplétifs qui n’ont pas trouvé à s’employer à l’université.
16Pourquoi l’université n’est-elle pas une organisation à but lucratif ? Beaucoup de facteurs concourent certainement à expliquer ce fait. En particulier, il y a à cela des raisons historiques : la naissance de l’université précède la naissance du capitalisme d’environ deux siècles. Sur le plan de la logique économique, nous pouvons nous inspirer de Glaeser et Shleifer [2001] pour indiquer que l’une des caractéristiques essentielles de son environnement informationnel, à savoir l’imparfaite connaissance des usagers quant à la qualité des services fournis, peut légitimement expliquer le statut non lucratif des universités. Hansmann [1996] explique que la caractéristique essentielle d’une organisation à but non lucratif est que, statutairement, le profit ou, plus précisément, le surplus, ne peut pas « remonter » au niveau des personnes qui exercent le contrôle de l’organisation. Les profits peuvent ne pas être distribués pendant une très longue période de temps ; c’est un usage courant dans les universités. Mais ils peuvent également être dissipés sous la forme d’un meilleur environnement de travail des employés, de plus beaux bureaux, des avantages en nature divers et variés, ou bien sous la forme d’un moindre effort de leur part, des congés plus longs, etc. En général, ces avantages en nature ne sont pas valorisés par un entrepreneur à la même hauteur que les « espèces sonnantes et trébuchantes » (sauf, à la rigueur, pour des raisons fiscales, car ils sont exemptés d’impôt) et donc, il semble clair que l’objet non lucratif de l’organisation affaiblira de toute évidence les incitations à maximiser le profit et donc, en conséquence, les incitations à minimiser les coûts. Un engagement crédible à ne pas rechercher le profit, lorsqu’il est inscrit dans la charte de l’organisation, présente un intérêt stratégique sur les marchés où un profit facile peut être obtenu en trompant le client sur la qualité du produit fourni.
17Dans un monde de contrats incomplets, il peut être trop coûteux de négocier et de signer des clauses portant sur la vérification de la qualité ex post, et il est surtout plus rassurant pour les consommateurs d’avoir affaire à un entrepreneur dont le but n’est pas de maximiser son profit à court terme. Les usagers sont alors prêts à payer plus cher le service ex ante, c’est-à-dire avant d’en découvrir la qualité. Une organisation à but non lucratif peut ainsi pratiquer des prix plus élevés et engendrer des bénéfices plus élevés. Ce type d’organisation peut alors se révéler un concurrent redoutable pour les entreprises, et un entrepreneur pourrait préférer exercer ses talents dans un organisme à but non lucratif plutôt que dans une entreprise ordinaire, en fonction de son goût, qui peut être plus ou moins prononcé, pour les avantages en nature. Les employés peuvent aussi fournir un effort plus élevé, dans ce type d’organisation, sachant qu’ils sont à l’abri d’un « hold-up » brutal, sous la forme d’une baisse de leur salaire ou des avantages en nature, dans la mesure où la recherche du plus grand profit n’est pas la motivation première de l’organisation. En outre, le fait que cette dernière ne recherche pas le profit en soi, mais fait savoir qu’elle cherche à produire le service de la meilleure qualité possible, la désigne comme un réceptacle idéal à des donateurs dont le don est généralement associé à l’absence d’un contrat vérifiable et repose sur la simple bonne foi des bénéficiaires.
18Bien évidemment, ce n’est pas parce que l’on quitte le domaine de la recherche du pur profit que l’organisation est à l’abri de l’opportunisme. Le management des organismes à but non lucratif est difficile, et le manque de conscience professionnelle et la paresse peuvent facilement venir compenser le manque d’avidité de l’entrepreneur. Cela conduit alors à une dégradation de la qualité fournie. Modéliser les principes généraux qui guident une organisation à but non lucratif n’est pas une tâche aisée. Nous quittons le domaine où l’homo oeconomicus peut être décrit de manière simple, et où l’économiste est à son avantage. En l’absence d’une hypothèse de modélisation particulièrement convaincante, nous allons faire comme si le problème de l’incitation des dirigeants de l’université avait été résolu. Plus précisément, nous faisons l’hypothèse que les autorités universitaires, incarnées par le président (pour simplifier), sont inspirées par le désir de recruter au meilleur niveau, en raison de la compétition pour l’excellence qui règne, d’une façon ou d’une autre, entre les universités. Bref, nous supposons que le président est correctement incité. L’hypothèse n’est pas anodine, mais elle rend un service appréciable en permettant de porter séparément un jugement sur les règles de fonctionnement internes à l’université, et en particulier sur les règles de recrutement, sans simultanément examiner la question du système de gouvernance de l’ensemble du système universitaire. Nous avons conscience du caractère artificiel de cette hypothèse, car les règles de recrutement et le mode de gouvernance de l’université en général sont des questions fondamentalement interdépendantes, et on ne peut donc en bonne logique porter un jugement sur les unes sans considérer l’autre. En particulier comme l’ont montré Aghion et al. [2010], les performances universitaires, reflétées par des indicateurs tels qu’un classement international, ou encore le nombre et la qualité des publications et leurs citations dans la littérature scientifique, dépendent, non seulement du montant du financement, mais également de deux autres facteurs : d’une part, le degré d’autonomie universitaire en matière de budget et de recrutement des enseignants-chercheurs, ainsi que leur rémunération, et, d’autre part, le degré de concurrence à laquelle l’université est confrontée pour l’obtention des fonds. L’un des résultats de cet article est que c’est dans les pays où le budget de l’université doit être approuvé par l’État, avant d’être adopté, que les processus de recrutement de type endogène sont les plus importants. Il en résulte que l’absence d’autonomie et l’endogamie en matière de recrutement sont fortement corrélées.
19Pour simplifier et mettre à notre portée ce problème bien évidemment complexe, nous supposerons donc que la gouvernance d’ensemble présente certaines caractéristiques souhaitables et commodes. Ces caractéristiques pourraient ne pas être réalisées dans la réalité ; le lecteur doit donc garder à l’esprit le caractère conditionnel de nos arguments, dont la validité ne peut pas être appréciée en toute généralité. C’est pour cette raison que la conclusion ouvre certains dégagements relatifs à la gouvernance de l’université. En particulier, nous y discutons la nécessité d’une séparation des pouvoirs, thème que nous développons par ailleurs dans un article connexe (Gary-Bobo et Trannoy [2013]).
20Le cadre de la présente discussion est celui d’un système universitaire où il est supposé que les universités obtiennent leurs moyens de financement sur la base d’une forme de concurrence organisée entre elles. Peu importe à ce stade que cette concurrence existe en raison de la mobilité des étudiants et de l’instauration de droits d’inscription dont ces derniers devraient s’acquitter pour être admis à l’université, et donc que chaque université apparaisse comme un offreur dans un marché de formations supérieures, ou bien que les financements proviennent d’un système centralisé au sein duquel les mérites de chaque université sont auscultés au travers d’une batterie d’indicateurs décrivant d’une façon aussi objective que possible sa production dans ses différentes dimensions, enseignement et recherche, en intégrant des critères de qualité et de quantité. On rencontre parfois le terme de quasi-marchés pour décrire des situations où la concurrence entre établissements d’enseignement provient du libre choix des étudiants et lorsque les financements publics dépendent des effectifs (sur le cas britannique, voir par exemple Bartlett et al. [1994]). La concurrence par comparaison (yardstick competition) est une des modalités possibles du second type d’interaction (sur cette notion, cf. Schleifer [1985]). Parmi d’autres références, on se reportera à Bolton et Dewatripont ([2005], chap. 8) qui présentent la théorie des modèles Principal-multi-agent, où le principal, représentant l’intérêt général, passe des contrats simultanément avec plusieurs établissements sous sa tutelle.
21Supposons donc que les universités soient toutes incitées à faire les meilleurs recrutements [5] et que le problème le plus difficile, celui d’une gouvernance d’ensemble optimale, soit résolu ; comment alors concevoir le mode de recrutement des universitaires au sein de chaque établissement ? La question posée ne recoupe évidemment pas forcément la question plus concrète des règles de recrutement dans un environnement institutionnel donné, qui peut s’éloigner d’une façon importante du monde un peu idéalisé qui nous servira ici de toile de fond.
Quatre procédures de recrutement pour les nouveaux membres de la faculté, lorsqu’ils sont des universitaires déjà confirmés
22La première procédure qui vient à l’esprit est évidemment le recrutement par voie hiérarchique. C’est la méthode traditionnelle dans les organisations, tant qu’elle est praticable, c’est-à-dire tant que la personne recrutée dispose d’un supérieur hiérarchique. La hiérarchie peut s’appuyer sur une cellule spécialisée, la direction du personnel, pour détecter l’oiseau rare au sein de l’entreprise, ou à l’extérieur de celle-ci. Ici, dans le cas d’espèce, on peut penser pourvoir un poste vacant soit par la promotion d’un maître de conférences déjà en poste dans l’établissement, soit en procédant à la mutation d’un professeur en exercice dans un autre établissement.
23La seconde procédure consiste à faire appel à un cabinet de chasseurs de têtes pour le recrutement de talents. Cette seconde procédure ne s’oppose pas, à première vue, au mode hiérarchique. Mais nous avons en tête dans ce cas que, tandis que le pouvoir formel reste toujours l’apanage de la direction, le pouvoir réel est en grande partie externalisé, ou du moins la recherche d’informations et la phase d’approche des candidats, ainsi que l’examen de la qualité de l’appariement [6].
24La troisième possibilité consiste à laisser le professeur titulaire du poste, à supposer qu’il puisse être défini, procéder au recrutement de son successeur (et même vendre sa charge à une personne de son choix). Dans une entreprise privée, dans les partis politiques, dans les syndicats, à la tête des municipalités, le patron sortant essaie de préparer sa succession. Il dispose souvent d’une partie importante du pouvoir réel dans la désignation de son successeur. À l’université, ce genre de pratique a été répandu dans les anciennes facultés de médecine où les patrons d’un service avaient leurs poulains. Il est bien connu que pour devenir agrégé de médecine, être le fils du patron, le gendre du patron, ou, à la rigueur, le « fils spirituel » du patron constituait un sérieux avantage [7]. Les facultés de droit ne semblaient pas non plus exemptes de ce genre de pratique [8].
25La quatrième procédure, la plus courante dans les universités, est donc la cooptation : le groupe des professionnels de même grade que la personne que l’on cherche à recruter se réunit et se met d’accord sur la composition d’un comité de prospection des candidats avant de les auditionner, de les écouter en séminaire, et de retenir un nom ou une liste de noms par ordre de priorité. Cette pratique est, semble t-il, en usage depuis l’émergence de l’université médiévale, puisque, selon Jacques Verger [1992], l’une des deux possibilités d’embauche était dans ces temps anciens la « cooptation par les maîtres qui étaient déjà en poste, à travers l’assemblée de la faculté (à Paris), les Congrégations générales des maîtres de l’université (à Oxford) ou le Collège des docteurs (en Avignon) [9] ».
26Nous avons décrit des systèmes purs, mais, dans la pratique, les règles em- pruntent à l’un ou à l’autre système pour former un processus hybride. Comme nous l’avons souligné dans l’introduction, le monde universitaire s’est arrêté sur un mélange du premier et quatrième système, où la direction de l’université entérine le plus souvent un choix opéré par cooptation dans une discipline donnée. D’autres modes opératoires existent, mais ils sont plus minoritaires. Notre but est de comprendre les raisons qui expliquent une telle polarisation sur ce type de système, en admettant que les organisations recherchent l’efficacité dans ce domaine du recrutement. Les universités cherchent à éviter les risques de première et de seconde espèce, à savoir, rejeter par erreur un « bon » candidat pour l’établissement et éviter de recruter par erreur un « mauvais » candidat.
27Trois raisons majeures peuvent être invoquées pour expliquer l’émergence de la cooptation ; elles font plus loin l’objet d’une discussion plus approfondie. La première est liée au fait que l’information sur tout nouvel employé est coûteuse à collecter. Mais cette information n’est pas également coûteuse pour tout membre de l’université. Il est bien évidemment moins coûteux pour un professeur de physique de s’enquérir auprès de ses collègues des qualités et des défauts d’un candidat potentiel dans cette matière que pour un professeur d’une autre discipline. Le second argument réside dans les effets de réputation que cherche à établir, ou dans le capital de réputation que cherche à maintenir un département de l’université, au bénéfice de l’établissement tout entier d’ailleurs. Ces deux arguments nous semblant insuffisants, ils doivent être complétés par un examen des caractéristiques du processus de production universitaire, et du fait que l’enseignement et la recherche sont en grande partie des productions jointes, avec la présence de nombreux effets externes.
Les arguments en faveur de la collégialité
28Nous nous attachons maintenant à montrer que les autres procédures de recrutement ne peuvent émerger d’une manière crédible dans le monde universitaire et à montrer les ressorts qui sous-tendent la décision collégiale.
Le recrutement direct par la présidence de l’université : une solution temporaire
29Confier le recrutement à la présidence de l’université semble une idée saugrenue, tant elle se heurte à un argument d’asymétrie d’information, dont souffre cette fois la direction de l’université par rapport à ses différentes composantes. Nous avons omis de le préciser précédemment, mais l’université offre de multiples produits. Elle est une collection de spécialistes qui embrassent chacun un petit domaine de connaissances. Chacun des professeurs surveille son domaine restreint en y repérant les avancées et en essayant d’y contribuer. De ce fait, chaque professeur est en principe capable de hiérarchiser les apports des uns et des autres et de repérer les jeunes pousses prometteuses dans son domaine. Là réside d’ailleurs la principale asymétrie d’information avec les autorités administratives, car les valeurs sûres, les vedettes de chaque domaine, peuvent être connues de tout un chacun, étant donné la somme des informations que véhicule le Web aujourd’hui sur les œuvres, les faits et le degré de notoriété des chercheurs. En revanche, détecter les jeunes talents demande véritablement d’être en mesure d’apprécier de l’intérieur leurs recherches, et cela requiert d’être soi-même un spécialiste du domaine. Comme dans toute entreprise, ce sont les jeunes talents qu’il faut essayer de s’attacher avant que leur prix ne monte sur le marché. En conséquence, la direction de l’université ne peut pas se passer des conseils d’un bon spécialiste lorsqu’on met un poste au recrutement dans une discipline donnée. Cet argument est imparable, mais ne permet pas de conclure que ce spécialiste doit nécessairement appartenir à l’université. Il faut encore poser le problème des limites de l’université comme organisation, pour paraphraser Arrow [1974], et comprendre pourquoi l’université ne fait pas appel à des spécialistes d’autres universités pour procéder à des recrutements en son sein. Cette procédure permettrait de contourner le problème d’aléa moral que nous avons souligné dans l’introduction. Le processus d’externalisation peut lui-même être plus ou moins poussé. On peut imaginer que l’université soit conseillée d’une façon plus ou moins formelle, au cas par cas, par des scientifiques qui ne sont pas en poste chez elle ou de manière plus radicale, que l’université fasse appel à un véritable cabinet de chasseurs de têtes.
30On peut trouver des exemples d’externalisation du premier type lors de la fondation d’une nouvelle université. Par définition, la direction de l’université est en place mais les disciplines ne sont pas encore représentées. La direction de l’université est assistée dans cette première phase de recrutement par des collègues d’autres universités qui ont été choisis pour leur expertise du domaine. Comme nous l’avons dit plus haut, repérer les têtes qui surnagent n’est pas très difficile [10]. Moyennant quelques honneurs et une rémunération complémentaire, ces universitaires peuvent jouer le rôle de sergents-recruteurs pour une autre université que la leur. Généralement, ces conseillers s’effacent lorsque les disciplines sont en place au sein de l’université. L’argument d’aléa moral peut encore être invoqué pour expliquer que ce système de recours informel à des avis extérieurs ne soit pas généralisé. Même si la valeur scientifique de ces conseillers est tout à fait établie, il est difficile de vérifier si leurs incitations sont vraiment alignées avec l’objectif poursuivi par l’établissement et s’ils n’ont pas intérêt à placer tel ou tel pour entretenir leurs réseaux, par exemple d’anciens thésards, ou bien du fait de leur appartenance à certaines coteries. Comme le conseil en recrutement est un bien d’expérience, il faut du temps pour réaliser si le conseil était judicieux ; le mal est fait avant que l’université ait pu s’en rendre compte. Cette solution n’offre donc pas une alternative sans faille à celle du recrutement faisant appel aux seules forces de l’université. Lors de la création ex nihilo, en 1991, des nouvelles universités de Cergy-Pontoise, Marne-la-Vallée, Évry et Saint-Quentin-en-Yvelines, on a confié en partie aux commissions de spécialistes d’universités voisines ou d’universités mères comme Orsay et Nanterre, le soin de recruter les premiers enseignants [11]. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que ces universités n’avaient pas forcément intérêt à y promouvoir les meilleurs éléments.
La délégation à un chasseur de têtes
31En théorie, il serait possible d’imaginer des recrutements complètement externalisés, où l’université mandaterait des cabinets de chasseurs de têtes. Ils emploieraient des universitaires de haut niveau, sans doute à temps partiel, pour procéder à la phase d’investigation, de détection des candidats potentiels, à l’évaluation de leurs qualités scientifiques et pédagogiques, de leurs motivations pour changer d’établissement et de leur personnalité. L’université contacterait un de ces cabinets en lui proposant pour mission de fournir une courte liste de candidats, entre lesquels elle choisirait. La concurrence entre cabinets et la discipline qu’apporte le marché serait de nature à contourner, au moins en partie, les problèmes d’aléa moral. Cette fois-ci, les universitaires qui travailleraient pour ces cabinets auraient vraiment intérêt à asseoir leur réputation en tant que recruteur et y regarderaient à deux fois avant de privilégier leur réseau.
32Il faut cependant constater que le marché du recrutement d’universitaires ne s’est pas développé sous cette forme, pas même aux États-Unis, et il faut tenter de comprendre pourquoi [12]. L’argument des coûts de transactions de Coase [1937] et Williamson [1985] s’applique ici pour expliquer une absence d’externalisation. Pourtant, il ne nous semble pas particulièrement pertinent dans le cas qui nous occupe. L’exécution du contrat ne donne pas lieu à une grande incertitude, il s’agit simplement de mettre en relation des demandeurs et un employeur potentiels, et le contentieux engendré par ce type de contrat devrait être assez rare.
33Notre explication favorite pour le fait qu’un tel marché ne soit pas actif réside plutôt dans l’absence d’une demande solvable. Si le marché ne s’est pas développé, c’est que les universités ne sont pas prêtes à payer ce service au prix de marché pour de bonnes et de mauvaises raisons. La mauvaise raison est qu’elles peuvent compter sur une main-d’œuvre gratuite en leur sein pour effectuer l’essentiel des opérations de recrutement. D’une manière plus précise, ce service n’est pas facturé par les départements à l’université. Pendant que ses professeurs passent du temps à recruter, ils ne passent pas du temps à chercher ou à aider leurs étudiants. Le coût d’opportunité d’une telle activité n’apparaît jamais. Il est cependant loin d’être négligeable, même si l’on peut défendre qu’écouter des collègues présenter leurs recherches en séminaire fait partie des activités de recherche – s’écharper entre collègues sur le choix du candidat n’en fait cependant pas partie.
34La bonne raison est qu’il est raisonnable de penser qu’un universitaire demanderait une rémunération plus élevée pour passer du temps dans un cabinet de recrutement que pour faire le même travail au bénéfice de son université. Cela provient du fait que, dans son université, notre universitaire est toujours juge et partie : il peut donc toujours espérer retirer un certain profit d’un recrutement donné, en termes d’effets externes sur sa propre activité de recherche. À supposer qu’il existe un prix de transfert interne de ce service de recrutement, il est raisonnable de penser que le prix payé sur le marché serait supérieur au prix facturé pour le service « en interne ». Mais, là encore, l’argument est à double tranchant. L’écart de coût refléterait le prix du désintéressement assuré par la solution externe, désintéressement qui permet en principe de résoudre le problème d’aléa moral. Des universités riches comme les universités américaines seraient à même de payer ce surcoût si cela pouvait engendrer des gains d’efficacité.
35Cette explication par l’absence de comptabilité analytique de l’université doit être complétée par une analyse plus fine des tâches d’un cabinet de consultant en recrutement. Elles sont présentées comme suit par une professionnelle du secteur.
36La valeur ajoutée d’un cabinet se situe, à mon sens, à quatre niveaux.
- Tout d’abord, dans l’analyse et le conseil en amont. Les candidats sont souvent étonnés du niveau de connaissance que nous avons de notre client, de son organisation, de ses enjeux et projets, de ses équipes, de son marché et bien sûr de sa culture… Nous investissons beaucoup de temps avant même le lancement de la mission pour bien comprendre le référentiel de l’entreprise : c’est le gage d’une réussite du futur collaborateur dans la durée.
- En second lieu, nous contribuons au « marketing rh » de nos clients qui ont, sur des profils très courtisés, un challenge d’attractivité et de visibilité à relever…
- Nous avons également un rôle de sélection du meilleur candidat possible – le « meilleur candidat » étant pour nous celui ou celle dont le parcours, l’expérience et les attentes sont les plus cohérentes avec l’offre de l’entreprise.
- Notre quatrième valeur ajoutée repose sur l’aide à la décision finale, que nous apportons à l’entreprise comme au candidat [13].
37Jusqu’ici, nous avons analysé l’assistance du cabinet de recrutement dans la mission d’évaluation du candidat, c’est-à-dire le troisième point dans l’énumération ci-dessus. En réalité, la première et la seconde mission sont également fondamentales : comprendre la demande de l’université, comprendre le département disciplinaire en question et arriver ensuite à promouvoir l’image de l’université auprès du candidat. Il semble assez évident que des universitaires pourraient accepter de passer du temps pour évaluer des candidats pour d’autres universités que la leur moyennant des espèces sonnantes et trébuchantes. La demande d’un cabinet de recrutement à leur égard est beaucoup plus large : il s’agit de passer du temps à analyser les forces et les faiblesses d’un département, en essayant de monter en épingle les premières et de minorer les secondes. Le fait d’être extérieur au département constitue un handicap pour effectuer au moins la première tâche et sans doute la seconde, justement en raison des asymétries d’information qu’il faut surmonter. Nous concluons donc qu’au-delà d’un problème de coût, le recours à des cabinets de recrutement spécialisés ne s’est pas développé car le fait d’être extérieur à l’établissement, s’il constitue effectivement un avantage pour l’évaluation froide des candidats, constitue une faiblesse dans la réalisation de la meilleure association entre un candidat et un département.
Le choix du successeur laissé au dernier occupant
38Confier à l’ensemble des membres en place le soin de recruter un nouveau venu sur une chaire vacante est une procédure adéquate quand les membres en place ont une réputation collective à défendre. La réputation possède tout à la fois une dimension individuelle et une dimension collective. La réputation d’un partenaire, d’un universitaire, rejaillit sur l’ensemble de l’équipe, mais, à l’inverse, la réputation de l’équipe et les ressources qu’elle offre en termes de compétences sont utiles à chaque membre de l’équipe.
39Dans le cas d’institutions réputées, l’argument prend tout son sens, même si la réputation n’accorde que des avantages symboliques. Le Collège de France se maintient comme une institution d’élite et pratique la cooptation (voir la relation savoureuse de sa campagne au Collège de France par Maurice Halbwachs [1999]). Il s’agit toutefois d’une cooptation par l’ensemble du corps professoral, comme dans les académies et à l’ehess, et non d’une cooptation par les représentants d’une discipline – nous aurons l’occasion de revenir sur les avantages de cette procédure. Remarquons au passage que les personnes à la retraite peuvent pousser des candidatures, qu’elles conservent un droit de proposition. En revanche, pour les établissements peu prestigieux, l’argument perd considérablement de sa force : y pratiquer le népotisme coûte peu et rapporte à ses initiateurs le bénéfice qu’ils en attendent.
40C’est à cet endroit qu’il convient d’étudier une solution alternative, celle où c’est la personne en poste, sur le départ, à supposer qu’elle existe, qui choisit son successeur ou qui influence d’une manière déterminante le choix de son successeur. Cette pratique évoque tout à la fois la vénalité des charges d’Ancien Régime et les remarques d’Adam Smith ([1776], p. 606) sur la différence entre les sociétés par actions et les sociétés de partenaires, dans la Richesse des nations. Une différence essentielle est liée au mode de transfert des parts de propriété : « First, in a private copartnery, no partner, without the consent of the company, can transfer his share to another person or introduce a new member into the company…. In a joint stock company, each member can, without their consent, transfer his share to another person and thereby introduce a new member ». Adam Smith poursuit en critiquant vertement le second mode de transfert d’actions, car il encourage l’irresponsabilité des actionnaires dans la gestion de l’entreprise. Il donne pour cela l’exemple de la faillite de la Compagnie des mers du Sud en 1720. Si cette critique est juste, elle masque cependant le dualisme qui existe entre la société par actions, pour laquelle la responsabilité est limitée, mais avec une liberté illimitée pour transférer son droit de propriété, et le partenariat (ou la société de personnes) pour lequel la responsabilité est illimitée, mais avec une liberté restreinte de transférer les parts. Gregory Dow [2013] reprend cette analyse des partenariats professionnels et affine l’analyse au moyen d’un modèle qui distingue des « hauts » et des « bas » types parmi les nouveaux partenaires potentiels. Il montre comment une procédure de cession des droits de propriétés par la seule volonté du vendeur peut amener, à l’équilibre, à une sélection d’un partenaire d’un bas type. Seule la possibilité de soudoyer le partant, offerte aux partenaires restants dans l’entreprise, permettrait de rétablir dans tous les cas de figure la sélection d’un haut type. Bien évidemment, l’introduction de dessous de table augmente considérablement les coûts de transaction, et ce modèle vient à l’appui de l’intuition suivant laquelle un partenariat suppose une collégialité dans la décision de recrutement d’un nouveau partenaire, ou dans le choix d’un successeur, dans le cas du départ d’un des fondateurs.
41La plaidoirie en faveur d’une décision véritablement collégiale pour le remplacement d’un collègue partant, au détriment d’une décision à la discrétion du partant, semble aisée. Elle paraît mieux garantir les intérêts de l’institution universitaire et sa réputation à long terme.
La mise aux enchères des charges universitaires
42La mise aux enchères d’une chaire d’universitaire se situe dans le prolongement d’un rôle prépondérant laissé au dernier occupant de cette chaire. Le jeu du pur marché et la vente au plus offrant de sa charge d’universitaire pourraient aboutir au maintien de la réputation dans certaines conditions – nous nous empressons d’ajouter qu’elles ne sont pas réunies –, à savoir, la défense à long terme de la réputation de la corporation. Si l’on prend l’exemple des vins de grande qualité comme certains châteaux de Bordeaux ou certains clos de Bourgogne, la vente de parcelles de terrain par une décision unilatérale du vendeur, sans interférence de la confrérie du voisinage, n’a pas altéré leur réputation séculaire. Il est facile d’en comprendre la raison. Le prix auquel un viticulteur vend son hectare de vigne tient compte de sa réputation personnelle actuelle. Il est égal à la valeur actualisée du flux de bénéfices que l’on peut attendre de cet hectare si le prix du vin se maintient en l’état et donc, si le viticulteur qui prend la suite est capable de maintenir la qualité du vin de son prédécesseur. On en conclut que les acheteurs potentiels ont forcément des talents de vigneron qui, pour le moins, égalent ceux du vendeur – ou du moins le croient-ils. L’argument est-il transposable à l’université ? La différence évidente est que les services de l’universitaire ne sont que le fruit de son travail, alors que la qualité du vin dérive de l’association d’au moins deux facteurs de production, travail et terre (plus du capital, mais il n’est pas nécessaire de l’introduire dans le raisonnement). Ce contexte, sans être équivalent, pourrait être suffisamment voisin pour permettre la transposition de telles pratiques dans les facultés de médecine où la loi Debré autorise des consultations privées à l’hôpital. Plaçons-nous dans le cas où les dépassements d’honoraires sont autorisés à l’hôpital, ou bien, d’une manière détournée, dans le cabinet privé dans lequel le praticien hospitalier peut rabattre la partie la plus lucrative de sa clientèle. Remarquons que les équipements appartiennent à l’hôpital, et par conséquent, le praticien n’a pas de droits de contrôle sur les moyens de production, même s’il peut en disposer de facto et en tirer un profit personnel. En dépit de cette différence très nette, en achetant sa charge d’universitaire aux enchères, le praticien universitaire hospitalier ferait le même calcul que le vigneron acheteur d’une vigne réputée. Il calculerait la valeur actualisée de l’activité de consultation, nette du coût de son propre travail. La valeur d’une chaire est d’autant plus importante que la réputation de son titulaire est grande et donc qu’une clientèle se presse à sa consultation. En faisant appel au même raisonnement que pour le vigneron, nous pourrions donc soutenir que cette procédure de choix d’un successeur, qui pourrait paraître scandaleuse à la plupart des universitaires, serait à même de garantir le maintien de la réputation et de la qualité des services dans les facultés de médecine. Ce raisonnement est sans doute partiellement transposable dans toutes les disciplines où l’apprentissage professionnel est important (droit privé, gestion des entreprises, finance, certaines disciplines technologiques, etc.), si on autorisait les consultations privées dans les locaux de l’université. En fait, le raisonnement est transposable dans toutes les disciplines où l’université prépare à un métier, forme des praticiens et ne transmet pas simplement un savoir. Il serait généralisable à l’ensemble de toutes les disciplines si on rétablissait l’usage médiéval qui faisait dépendre la rémunération du professeur directement des paiements des étudiants assistant effectivement à ses cours ou séminaires [14], comme dans les écoles de musique, de ski, etc.
43Bien loin de nous l’idée de faire l’apologie d’un tel système. Tout au contraire, ce raisonnement, en montrant la valeur économique d’un poste, permet de mettre en lumière la force de l’intérêt associé au népotisme qui a pu avoir cours ici ou là, et qui n’est qu’un détournement de ce que serait une véritable mise aux enchères des postes universitaires. Remarquons qu’une enchère ouverte et véritable aurait au moins le mérite de garantir le maintien de la réputation de l’université dans un système totalement marchand, alors que le népotisme, qui s’analyse ici comme une entrave à la concurrence, conduit inéluctablement à son abaissement. Nous concluons que puisque l’université est éloignée d’un fonctionnement marchand dans de nombreuses disciplines, et puisque l’acheteur d’une charge, n’ayant pas de droits de contrôle sur les équipements qu’il utilisera, ne pourrait s’assurer contre des décisions collectives qui nuiraient à la rentabilité privée du poste, ce genre de procédure ne constitue pas une alternative au recrutement collégial. Il est d’ailleurs étonnant que les établissements universitaires à but lucratif ne recrutent pas leurs professeurs de cette façon. La raison réside probablement dans le fait qu’ils occupent le bas de gamme dans la hiérarchie des établissements universitaires. Les universités prennent bien des participations dans des sociétés pour développer des innovations, elles pourraient aussi créer des succursales indépendantes pour développer des enseignements. Il resterait à imaginer des chaires, définies comme des entreprises, où l’établissement concourt par un apport de capital et s’associe pleinement avec un professeur lui-même propriétaire de parts. Un entrepreneur audacieux pourrait peut-être proposer un tel système de cession des charges universitaires et attirer des vedettes de la science, du droit, de la gestion et de la médecine, renversant ainsi complètement la table du classement des universités.
Les ressorts du recrutement collégial
44La collégialité (ou cooptation) s’impose en creux comme la seule méthode de recrutement dans les universités, en tant que seule survivante d’une série d’épreuves : l’absence d’un facteur de production physique essentiel à la production d’un service d’enseignement, le maintien de la réputation du département universitaire parmi ses concurrents ; la robustesse vis-à-vis d’éléments d’asymétrie d’information liés à la spécialisation du savoir ; la reconnaissance du caractère de production jointe, source d’importants effets externes, de la production universitaire. Cet aspect n’est pas le moindre et a déjà été évoqué à propos de l’inexistence d’un marché de services de recrutement. Le fait que l’enseignement et la réputation d’un diplôme résultent d’une production simultanée d’enseignement et de recherche est sans doute trop bien connu pour que l’on s’y attarde. Dans toutes les sciences qui utilisent des équipements et où les équipes partagent ces équipements, l’argument est également pertinent. Seules les sciences humaines et sociales peuvent paraître plus individualistes dans leur mode de fonctionnement, comme en témoigne la difficulté avec laquelle le concept de laboratoire s’est répandu dans ces disciplines. Mais en sciences humaines, comme dans les sciences dures, le fait d’avoir des collègues compétents dans des sous-disciplines connexes est important pour bénéficier d’effets externes, sous forme d’informations de première main, de conseils, de critiques pertinentes et d’effets de réseau. La recherche, et plus encore l’enseignement, sont des activités où les facteurs de production que sont les universitaires sont complémentaires. En définitive, un bon recrutement permet de faire correspondre un vrai besoin dans une matière déficitaire en enseignement ou en recherche et un candidat qui arrivera à s’intégrer, compte tenu de l’équipe et des personnalités existantes. Pour réaliser cela, il faut tout à la fois bien connaître le candidat et l’équipe en place. Cette dernière est totalement incontournable pour la connaissance intime de son ressort collectif, pour connaître de l’intérieur le jeu des différentes personnalités qui la constituent. Aucune personne extérieure ne peut arriver à cette compréhension profonde. En conséquence, le recrutement collégial s’impose comme la seule solution qui permet de bénéficier de la connaissance intime que l’équipe a d’elle-même pour réussir la meilleure association possible, compte tenu du potentiel de candidatures.
45Par le principe même de collégialité, en recrutant un nouveau collègue, on recrute par là même un membre qui aura demain son mot à dire sur le recrutement de futurs collègues. C’est un problème essentiel, déjà souligné par Carmichael [1988] qui en a déduit une justification classique pour la tenure. Cette pratique se caractérise par la propriété up or out : on est promu partenaire ou on est licencié (il n’y a pas de solution intermédiaire) [15]. Même si cette caractéristique est un peu périphérique dans la discussion, dans la mesure où nous nous intéressons ici au recrutement de personnes déjà titulaires, elle mérite néanmoins d’être évoquée, dans la mesure où cet élément contribue à démontrer qu’en termes de gestion du personnel, des pratiques du même type sont à l’œuvre dans les universités et les partenariats professionnels. En effet, dans les universités américaines, la tenure peut être comparée à la titularisation au bout d’une période probatoire. En substance, la tenure est accordée pour éviter que les universitaires en place ne soient tentés de « s’entourer de médiocres », par crainte d’être demain licenciés à la suite d’une décision des jeunes et brillants sujets qu’ils auraient eux-mêmes recrutés (tu quoque mi fili !, etc.). On ne peut exagérer cette crainte fondamentale parmi les professeurs – une véritable « terreur archaïque », en partie inconsciente –, à tel point qu’il est difficile d’imaginer de faire participer un enseignant non titulaire, un adjunct professor ou un supplétif quelconque à une opération de recrutement de quelque importance. En combinant cet élément avec l’information asymétrique discutée plus haut, on déduit le principe de cooptation par les spécialistes et la tenure. Tout d’abord, les spécialistes de la discipline sont les mieux placés du point de vue informationnel. Ensuite, ces spécialistes doivent être les membres du département universitaire concerné par le recrutement eux-mêmes, en raison des externalités liées à la production jointe, nous l’avons établi plus haut : on en déduit le principe de collégialité. La titularisation à vie vient enfin logiquement en complément de cet édifice pour atténuer le risque moral en équipe dans le recrutement. En recrutant, le groupe prend le risque de changer son équilibre et de modifier la trajectoire de tous les recrutements ultérieurs. En acceptant un nouveau collègue, on lui attribue un pouvoir qui peut aller jusqu’au veto sur les recrutements futurs. Si on pouvait dissocier le recrutement de ce nouveau collègue de l’attribution d’un pouvoir de décision sur les embauches ultérieures, on supprimerait aussi une grande partie des problèmes d’aléa moral liés au recrutement collégial [16]. Mais, évidemment, il n’est pas souhaitable d’en arriver à cette extrémité.
46Si on s’accorde pour penser que cet enjeu de pouvoir ultérieur est décisif dans les problèmes de recrutement, même en présence de titularisation à vie, cela permet de comprendre que le principal danger qui guette le recrutement collégial est simplement le conservatisme, le fait de recruter des personnes trop similaires aux membres actuels. Cela permet de comprendre pourquoi un mauvais département aura beaucoup de mal, sans intervention externe, à se métamorphoser en bon département. Une explication de la remarquable stabilité de la hiérarchie des universités dans le long terme peut en résulter. Seul un choc extérieur, provenant par exemple d’une intervention de la direction de l’université, peut contribuer à casser le conservatisme et à impulser une dynamique au prix de tensions internes souvent très fortes [17]. Nous allons approfondir la discussion sur les faiblesses du recrutement collégial à l’université et sur les moyens d’y remédier, dans la section suivante.
Aléa moral et garde-fous pour la cooptation
47Ce recrutement collégial, l’université le partage avec les partenariats professionnels, les coopératives et les firmes autogérées. La collégialité, sous sa forme la plus rigoureuse, donne à chaque membre un droit de veto sur le choix d’un successeur. Il est vrai que dans les départements universitaires, il est rare que chaque membre ait un droit de veto sur l’arrivée d’un nouveau membre. La recherche d’une majorité, éventuellement qualifiée, remplace le plus souvent la recherche de l’unanimité, sans doute du fait du nombre de membres.
48Ces similitudes ne doivent cependant pas masquer une grande différence qui est que si les membres d’un département universitaire partagent largement le même capital symbolique, les membres d’un partenariat professionnel partagent, eux, véritablement, le capital réel de la société. Ils ont engagé tout ou partie de leur fortune dans l’affaire, et leur responsabilité en cas de problèmes financiers est illimitée. Si l’on prend les universités américaines comme point de référence, les différences sur d’autres aspects sont plus de degré que de nature. Le lien avec la demande émanant de la société vient à l’esprit. Un enseignant d’une grande université américaine sait que sa renommée contribue à la prospérité de l’université, et en particulier, au fait que les étudiants veuillent y poursuivre leurs études. S’il l’oubliait, les évaluations que les étudiants font de ses cours et l’usage que peut en faire l’administration sont là pour lui rappeler la force de la demande étudiante. Des étudiants mécontents représentent une menace pour l’attrait de l’université dans les années ultérieures, se traduisant par de moindres recettes pour l’université, même si les recettes provenant des droits d’inscription ne couvrent en général qu’un tiers du budget d’une grande université, qui dispose en général aussi de dotations en capital très importantes. Cet élément les rapproche du fonctionnement des partenariats privés, dans la mesure où il est dangereux d’ignorer l’opinion des usagers.
49Au total, l’élément dissonant dans la comparaison entre les départements universitaires et les partenariats privés provient de ce que les associés engagent leur richesse pour doter d’un capital de départ la société et permettre ainsi son fonctionnement proprement capitaliste, alors que le capital et les moyens financiers de l’université ne proviennent pas des universitaires. Les financements proviennent de l’argent de fondations dédiées à cet effet aux États-Unis, de capital privé dans le cas d’établissements à but lucratif et des différents étages de la puissance publique. Au cours de l’histoire, le capital a pu provenir des Églises et des congrégations religieuses, ou encore d’organismes consulaires.
50Cette différence fondamentale a pour effet de diminuer les incitations à la recherche du meilleur candidat potentiel, à laquelle le département universitaire procède de manière collégiale. Certes, les motivations intrinsèques pour préserver la réputation du groupe restent présentes, mais, pour reprendre la terminologie utilisée par Bénabou et Tirole [2003], les motivations financières, les motivations extrinsèques ont pour l’essentiel été diluées. En effet, la rémunération des professeurs d’une université ne subit pas directement de baisse en conséquence d’un mauvais choix de recrutement. Quand la réputation de l’université est importante, on peut plaider que la motivation intrinsèque est suffisante. Quand elle ne l’est pas, et tous les universitaires ne peuvent appartenir aux meilleures institutions, le recrutement collégial est alors très vulnérable à un problème d’aléa moral. On retrouve dans l’effort collectif de recrutement le problème bien connu du passager clandestin dans les équipes, cher à Holmström (cf. Holmström [1982]).
51Ayant souligné les dangers d’un recrutement purement collégial dans les institutions qui ne sont pas protégées par leur capital de réputation, il reste à exposer les mécanismes que l’on peut adjoindre au recrutement collégial pour contrer un tant soit peu le problème d’aléa moral. Le principal levier qui est utilisé est que le choix formel du département est fait au vu et au su de collègues d’autres universités ou d’autres disciplines de la même université. La transparence, dans ce domaine comme dans d’autres, est un remède souverain. La présence des autres importe, même si elle est silencieuse, donnant du poids à la théorie de la prise de conscience de soi (self-awareness) formulée par le psychologue Wicklund [1975], et selon laquelle la présence d’un miroir ou d’un témoin modifie les comportements dans le sens d’une plus grande conformité [18] aux normes sociales [19]. Dans le monde universitaire, empreint de méritocratie scientifique, la norme sociale en vigueur est d’essayer de recruter le meilleur candidat et il faut de solides arguments pour rendre légitime le contournement de cette règle. Diverses procédures peuvent être imaginées pour faire intervenir le jugement de collègues qui ne sont pas directement intéressés au recrutement. Depuis le vote de la loi lru de 2007, la procédure en vigueur des commissions de recrutement associe les spécialistes d’autres disciplines ou d’autres universités dans la phase collégiale, en imposant 50 % de membres extérieurs. Elle peut être tournée ou détournée [20] aisément et ne rajoute qu’une couche de bureaucratie supplémentaire, en imposant des coûts de déplacement aux collègues sollicités, sans réel bénéfice.
52L’intervention des collègues de la même discipline, mais issus d’autres universités, pourrait en revanche être sollicitée, suite aux propositions faites par le département, pendant la phase d’examen de ces propositions par la direction de l’université [21]. On pourrait demander à ces collègues extérieurs d’évaluer les personnes pressenties par un rapport écrit, au vu de leur liste de publications et de leur cv. La liste des personnes sollicitées par la présidence de l’université ne serait pas divulguée au département. Évidemment, cela suppose une sorte d’indépendance de la direction de l’université par rapport aux différents départements, indépendance qui n’est pas assurée dans la configuration actuelle, et qui pose le problème de la répartition du pouvoir entre les différentes parties prenantes de l’université. La procédure ici proposée est très différente de la demande de lettres de recommandation, qui est utile dans la phase initiale de sélection de candidats par le département [22]. Au cas où les experts auraient rendu des avis négatifs sur la personne pressentie par le département, la direction de l’université aurait la possibilité de ne pas pourvoir le poste. L’intervention écrite est beaucoup moins coûteuse pour les personnes sollicitées et, comme ils agissent de manière anonyme, ils ne peuvent être circonvenus facilement. L’importance de leur avis les honore dans le déroulement de la procédure et pourrait contribuer à les responsabiliser, à faire qu’ils prennent à cœur la tâche qui leur est demandée. Le département aurait par ailleurs rédigé un plaidoyer présentant la défense de sa politique de recrutement, plaidoyer qui serait communiqué aux deux rapporteurs extérieurs.
53La faiblesse de cette procédure tient dans le choix des rapporteurs extérieurs. La direction de l’université doit être suffisamment bien informée des personnes qui ont une bonne réputation dans un domaine, mais avec Internet, il semble que cette information est publiquement disponible. L’université doit ensuite éviter de choisir des rapporteurs qui seraient placés dans une position de conflit d’intérêt. Ici, le conflit d’intérêt peut tout simplement provenir de l’appartenance du rapporteur anonyme à une université concurrente, qui convoite l’une des personnes retenues par le département. En principe, le monde académique est suffisamment vaste pour ne pas commettre ce genre de bévues. De plus, ce que nous visons, c’est un renforcement de l’efficacité du processus de recrutement dans les établissements dont la réputation n’est pas bien établie. Dans le cas de ces universités, le conflit d’intérêt entre des spécialistes reconnus, appartenant à des établissements eux-mêmes reconnus et devant porter un jugement sur la politique de recrutement d’établissements à la réputation chancelante, devrait être assez limité.
54L’autre possibilité est de faire jouer un rôle aux scientifiques d’autres disciplines du même établissement. C’est la procédure suivie par le Collège de France et l’ehess. Dans ces institutions, tous les membres, quelle que soit leur discipline, légitiment par leur vote le choix d’un nouveau collègue dans une discipline donnée. Les membres d’une discipline doivent convaincre l’ensemble des scientifiques du bien-fondé de leur soutien à leur candidat préféré. Un tel système, pour bien fonctionner, demande à être bien calibré, et peut induire des phénomènes d’échange de votes. En particulier, des coalitions d’intérêt entre représentants de diverses disciplines peuvent se former pour choisir un nouveau titulaire, qui consolide les rapports de force établis. Néanmoins, le risque de recrutements trop médiocres est pratiquement écarté, mais au prix d’un nombre d’heures élevé consacré par tous à la procédure de recrutement. À cet égard, la procédure en vigueur de validation, devant le conseil scientifique, des choix de la commission de recrutement, est trop formelle pour pouvoir véritablement jouer le rôle de filtre.
55Après avoir joué sur la corde de l’économie comportementale, il est possible aussi d’imaginer revenir aux bons vieux principes fondamentaux de l’homo oeconomicus et de réintroduire des formes de motivation plus « extrinsèques » liées aux comportements de recrutement du département. Dans les disciplines où l’évaluation un peu quantitative de la production en matière de recherche n’est pas considérée comme un tabou, on pourrait songer à introduire des primes pour les personnes en place, qui seraient fonction de la productivité des personnes qu’elles ont contribué à recruter, ou bien fonction de l’évolution de la productivité totale du département. À tout le moins, le soin de déclarer vacant un nouveau poste devrait toujours être de la responsabilité de l’université, ce qui est effectivement le cas dans la plupart des systèmes, après une évaluation fouillée de la qualité des recrutements passés du département (ce qui est rarement le cas, du moins dans les institutions françaises). Ainsi, un département, qui aurait pris de mauvaises décisions dans le passé, pourrait être systématiquement pénalisé par des suppressions de postes à l’avenir.
Conclusion : conséquences pour la gouvernance universitaire
56Nous avons développé l’intuition selon laquelle l’université peut être vue comme une forme de partenariat professionnel dans un univers non marchand. Tout d’abord, le travail est de loin le principal facteur de production dans les deux types d’organisation. Dans beaucoup de cas, il suffit de locaux, de bureaux, avec l’équipement informatique courant [23]. Un autre point commun à souligner est le rôle de l’expertise, le fait que ce soient des travailleurs de la connaissance qui opèrent dans les deux types d’institution. La clientèle étudiante ou des cabinets de consultation privée est, à cet égard, dans une situation d’asymétrie d’information quant à la qualité de l’expertise, ce qui place la réputation de l’équipe et la qualité du recrutement tout à la fois au centre des préoccupations pour le devenir de l’institution.
57Ce rapprochement permet de donner une interprétation mettant au jour les ressorts profonds du recrutement collégial, ou cooptation, et qui justifie la prééminence des composantes (départements ou facultés) sur la direction centrale de l’université dans les procédures de recrutement. Cette vision permet également de comprendre les faiblesses inhérentes à ce système de recrutement. Le dépassement de ces faiblesses pose inévitablement la question de la forme de la gouvernance universitaire et, en particulier, celle des liens entre la présidence de l’université et les composantes (ou départements) de l’université. Si la première est liée étroitement aux secondes, on voit mal comment elle peut effectivement jouer un rôle de garde-fou par rapport à certains comportements déviants des secondes en matière de recrutement. Si cette intuition est juste, elle permet également d’éclairer sous un jour nouveau les difficultés pour trouver un équilibre des pouvoirs entre les différentes parties prenantes de l’université. En d’autres termes, il s’agit de rechercher l’équilibre entre, d’une part, les détenteurs de capital symbolique que sont les universitaires, représentant les actifs incorporels de l’université, et, d’autre part, les apporteurs de fonds, qui permettent d’entretenir les bâtiments de l’université, de payer les salaires et de financer le fonctionnement. Cette double légitimité n’est pas toujours reconnue par les universitaires français. La loi Edgar Faure de 1968, à cet égard, en réaction au pouvoir excessif des mandarins, a introduit une forme d’autogestion, accompagnée d’une certaine indifférenciation entre les catégories de personnel, qu’ils soient personnels enseignants ou personnels administratifs, ainsi qu’une représentation des étudiants à tous les niveaux. L’élection du président par les membres élus du conseil d’administration, de même que la possibilité d’assurer deux mandats successifs, prévus par la loi lru de 2007, ne changent pas la donne à cet égard, et créent des clientèles. On peut affirmer sans détour que, dans le système français, le président de l’université ne dispose pas d’une indépendance suffisante par rapport à ses collègues, qui ont contribué à l’élire, pour exercer un contre-pouvoir efficace face aux dérives éventuelles dans les choix en matière de recrutement, à l’œuvre dans tel ou tel département. L’étude d’institutions permettant une saine séparation des pouvoirs entre les bailleurs de fonds et les enseignants, détenteurs du capital symbolique de l’université, constitue la prochaine étape de notre réflexion, déjà entamée dans Gary-Bobo et Trannoy [2013].
Les recherches de R. Gary-Bobo sont soutenues par le Labex Ecodec, anr-11-labx-0047.
Notes
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crest (ensae). Correspondance : 15, boulevard Gabriel Péri, 92 245 Malakoff cedex. Courriel : robert.gary-bobo@ensae.fr
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Aix-Marseille Université (Aix-Marseille School of Economics), cnrs et ehess. Correspondance : ehess, 2 rue de la Charité, 13 002 Marseille. Courriel : alain.trannoy@univ-amu.fr
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[1]
L’agrégation du supérieur dans les disciplines de médecine, de droit et d’économie en est l’héritage vénérable.
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[2]
Comme pourrait l’accréditer cette citation de Schwinges à propos des universités du Moyen Âge : « European Universities were dominated by those forms of communal corporate organization which were characteristics of collective life in guilds, confraternities, colleges and families. Thus the subsequent history of universities is the history of the progressive institutionalization, rationalization and finally “depersonalization” of the universitas studii ». ([1992] p. 172.) Nos lectures ne nous permettent toutefois pas de conclure sur le point de savoir si les écoles qui ont précédé les universités – en particulier en droit et en médecine au xiie siècle – possédaient les caractéristiques essentielles d’un partenariat au sens moderne. Le risque d’anachronisme nous paraît élevé mais, n’étant pas historiens, nous ne nous prononcerons pas.
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[3]
« The great Münchhausen granted to our university the right to present and to nominate or to recommend, and the right of free selection as little as he did, because he knew through experience that, although the faculties of universities know always the men who most deserve vacant chairs, they are seldom or never inclined to propose the most capable whom they now. » (Cité par Peter Vandermeersch [1996], p. 225.) Il s’agit ici de Gerlach Adolph von Münchhausen (1688-1770) qui fonda l’université de Göttingen en 1734 et la dirigea pendant quarante ans, et non du légendaire baron du même nom, qui, au cours de ses aventures, voyagea jusqu’à la Lune en ballon. Par ailleurs, Meiners est bien évidemment un auteur peu recommandable, mais heureusement aujourd’hui oublié.
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[4]
Au prix d’une normalisation, nous pouvons supposer que le prix correspond exactement à la qualité.
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[5]
Faire les meilleurs recrutements ne signifie pas seulement « jouer le jeu de l’excellence ». Cela peut être la compétition pour l’excellence de la recherche dans certains établissements, l’effort pour fournir les meilleurs enseignements dans d’autres ou une combinaison des deux dans des proportions variables. Nous ne cherchons pas ici à limiter le débat à une vision univoque (et élitiste) de ce que doit être l’enseignement supérieur.
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[6]
Récemment, dans un monde pas très éloigné de l’université et où, en tout cas, beaucoup d’universitaires officient, le recrutement de la première équipe entourant René Ricol au Commissariat général à l’investissement (cgi), pour la mise en place du programme des investissements d’avenir, s’est appuyé en partie sur les services d’un cabinet de recrutement.
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[7]
On en trouve témoignage dans le livre de souvenirs de Jacques Paul Borel [2010] (par exemple p. 138), titulaire de la chaire de biochimie médicale à la faculté de médecine de Reims depuis 1967.
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[8]
Il y a trace du contentieux que les concours ont engendré dans la jurisprudence administrative (mais nous ne sommes pas juristes, et on nous pardonnera de ne pas citer les arrêts appropriés).
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[9]
« co-option by the masters who already had positions, through the faculty assembly (as in Paris), the General Congregations of the masters of the university (as in Oxford) or the College of doctors (as in Avignon) », p. 147. L’autre possibilité était un contrat temporaire signé par l’autorité protectrice de l’université : Église, prince ou autorité de l’université. À ce stade, nous ne savons pas si les deux modes s’excluaient.
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[10]
En revanche, classer convenablement des individus moyens demande des efforts substantiels.
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[11]
En sciences économiques, un concours exceptionnel d’agrégation interne devait aussi permettre d’y pourvoir des postes.
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[12]
En France, un think tank comme Rexecode a pu avoir recours aux chasseurs de têtes pour pourvoir un poste d’économiste, mais nous sommes en marge de l’université.
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[13]
Propos de Magali Mathis, consultante en ressources humaines et recrutement pour le cabinet Capfor, disponible à l’adresse : http://www.31000emploi.com/podcast-emploi/un-cabinet-de-recrutement-pour-qui-et-pourquoi-83.html.
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[14]
Nous faisons allusion aux « collectae » en cours dans les écoles qui ont précédé les créations des universités au xiie siècle.
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[15]
Voir, aussi, O’Flaherty et Siow [1995], et Gary-Bobo et Trannoy [2009a], déjà cités.
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[16]
Beaucoup d’universitaires seraient en effet prêts à recruter des personnes plus fortes qu’eux pourvu que ces dernières n’aient pas, dans les instances de décision, le pouvoir, non seulement de les faire mettre à la porte, mais même celui de les opprimer au sein de leur faculté dans le futur, en leur retirant leurs bureaux, leurs prérogatives, les éléments (parfois dérisoires pour un regard extérieur, mais dont la valeur privée n’est pas nulle) qui composent leur « statut » et leur capital social.
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[17]
Le choc extérieur, cela peut aussi être le génie et la détermination d’un Jean-Jacques Laffont, renouvelant de fond en comble le département d’économie de l’université de Toulouse, en dix ans seulement.
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[18]
Une expérience réalisée par les psychologues Munger et Harris [1989] a montré que si le pourcentage d’infirmières qui vont se laver les mains après être passées aux toilettes ne dépasse pas 40 %, ce pourcentage double presque lorsqu’un observateur est posté à l’entrée des toilettes.
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[19]
En matière de recherche, il semble que la pratique, en vigueur à l’ehess, de rendre publics, sous forme d’une publication distribuée à tous, les comptes rendus d’activité de séminaires et de publications de l’année académique révolue de tous les enseignants de l’École, soit inspirée en partie de cette théorie de la prise de conscience de soi. L’obligation d’entretenir sa page Web sur le site de son laboratoire, devenue monnaie courante dans presque toutes les disciplines, y participe également. Le Web est un gigantesque miroir et contribue par ses pratiques à l’augmentation de la productivité apparente, au moins en économie. Ces pratiques, qui proviennent d’initiatives décentralisées, ont sans nul doute plus d’impact que n’en aurait l’évaluation individuelle de tous les enseignants-chercheurs, qui devait être effectuée par l’aeres et qui n’a jamais vu le jour, faute de moyens.
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[20]
Par exemple, il est possible de faire participer de « faux extérieurs », des universitaires qui ne sont pas en poste dans la même université mais qui appartiennent au laboratoire dans lequel travaillera la personne recrutée. Ensuite, il peut de toute évidence y avoir des « échanges de bons procédés » entre collègues d’établissements différents, appartenant à la même discipline.
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[21]
Cette procédure est différente de l’intervention de collègues d’autres universités dans les comités de recrutement. Ici, on laisse le département jouer en premier sans interférence de collègues extérieurs qui n’interviennent que dans la phase d’examen par les organes centraux de l’université.
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[22]
Les lettres de recommandation sont monnaie courante, et même requises, aux États-Unis. En France, l’usage s’en répand.
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[23]
Seul le besoin d’une bibliothèque pouvait différencier les deux activités dans le passé, mais avec l’extension de la numérisation des contenus des bibliothèques (revues et livres), le monde de la connaissance est à disposition à un clic près.