1Paru initialement en 1981, puis en 1991 dans le cadre d’une édition élargie, l’ouvrage fondateur écrit par Gary Becker, intitulé A Treatise on the Family, a posé les éléments constitutifs de ce champ d’études qu’est l’économie de la famille. Lors de la lecture qu’il a délivrée à Stockholm le 9 décembre 1992 à l’occasion de la réception du prix Nobel d’économie, Becker [1993] a inscrit son ouvrage dans sa démarche systématique d’application de l’analyse économique aux problèmes sociaux, en particulier aux problèmes de discrimination raciale, à la criminalité et au système pénal, à l’investissement en capital humain, et donc à la famille.
2Au regard de l’engagement consenti par Becker ([1993], p. 395]) à la rédaction de cet ouvrage, qu’il qualifie d’effort intellectuel le plus difficile qu’il ait eu à entreprendre au cours de sa carrière, force est de constater l’importance de cette contribution à la science économique, qui aura nourri et continue d’alimenter les réflexions de très nombreux économistes [1]. Dans son traité, Becker [1991] a privilégié l’étude du comportement de l’homme en société dans le cadre de la famille, en mettant l’accent sur les décisions prises par les personnes dans ce contexte. L’explication des choix individuels est appliquée à la division du travail au sein du ménage, au mariage, au divorce, à la polygamie, à la fécondité, à la mobilité intergénérationnelle, à l’altruisme ou bien encore à l’interaction entre les solidarités privées et publiques.
3Les apports de Becker à l’économie de la famille sont multiples (Pollak [2003]). À travers certaines hypothèses comportementales avancées dans son ouvrage, l’influence de Becker est encore aujourd’hui très présente. Le chapitre 8 du traité, qui porte sur l’altruisme au sein de la famille, en est certainement l’illustration la plus marquante. Becker [1981, 1991] suppose que les parents prennent en compte le bien-être de leurs enfants lorsqu’ils maximisent leur propre niveau de satisfaction. Ils procèdent en conséquence, lorsqu’il y a lieu, à des transferts financiers qui viennent réduire les inégalités de niveaux de vie entre les générations.
4Une vaste littérature théorique et empirique, initiée par Cox [1987] et synthétisée par Laferrère et Wolff [2006] et Arrondel et Masson [2006], s’est alors penchée sur les motivations des parents lorsqu’ils viennent en aide à leurs enfants. Le recours à des données individuelles et l’estimation d’une fonction de transfert familial permettent de tester la validité du modèle altruiste, mais les résultats obtenus à ce jour montrent que les prédictions les plus fortes (en particulier la mise en œuvre d’une redistribution intra-familiale parfaite) ne sont jamais vérifiées. Ces résultats sont d’importance au regard de leurs répercussions macroéconomiques. L’altruisme dynastique est en effet une hypothèse nécessaire pour la validité du principe d’équivalence ricardienne selon lequel l’effet des dépenses publiques sur l’économie ne dépend pas du mode de financement de ces dépenses, un paiement direct par l’impôt ou un paiement futur par l’emprunt (Barro [1974]).
5En présence d’altruisme, le comportement du ménage est tel que l’utilité du chef de ménage altruiste est toujours maximisée suivant le théorème de l’enfant gâté (Becker [1991, p. 288]). Le modèle altruiste définit ainsi un cadre unitaire puisque le ménage est l’entité au sein de laquelle les décisions familiales s’opèrent, mais cette approche n’apparaît clairement pas compatible avec le principe d’individualisme méthodologique. Les économistes ont alors proposé des modélisations alternatives fondées sur une représentation non unitaire des décisions au sein des ménages, qui peuvent être des modèles non coopératifs (modèles de négociation) ou bien des modèles collectifs (Chiappori et Donni [2006]). Dans ce dernier cas, chaque membre du ménage se caractérise par des préférences propres et les décisions des ménages conduisent à des allocations efficaces au sens de Pareto (Chiappori [1992], Bourguignon et al. [2009]).
6Devant cette influence toujours manifeste de l’ouvrage de Becker, l’unité de démographie économique de l’Institut national des études démographiques a organisé à Paris les 18 et 19 mars 2010 un colloque intitulé « Développements récents en économie de la famille », destiné à dresser un état des lieux de la recherche actuelle en économie de la famille, près de trente ans après la première publication du traité. Faisant suite à la conférence inaugurale délivrée par Pierre-André Chiappori sur les modèles d’équilibre du marché du mariage, ce sont ainsi vingt-sept articles qui ont été présentés à cette occasion, ciblés sur le travail et la famille, sur le mariage et le divorce, sur les modèles collectifs, sur l’éducation et la pauvreté, et sur les transferts intergénérationnels [2]. Ce numéro spécial de la Revue économique présente une sélection des travaux qui ont été exposés lors de ce colloque.
Travail et famille
7Il est souvent difficile de concilier les vies professionnelle et familiale pour les mères, en particulier lorsqu’elles ont des enfants en bas âge. Les contraintes horaires liées à l’emploi ainsi que les coûts induits par la garde des enfants sont autant de freins à l’offre de travail. Dans ce contexte, la préscolarisation des enfants âgés de 2 ans, qui peut être vue comme un substitut gratuit aux modes de garde payants tels que les crèches ou les assistantes maternelles, est susceptible de réduire l’effet négatif du nombre d’enfants sur la vie professionnelle. S’appuyant sur les enquêtes Emploi de 1990 à 2002, Julie Moschion teste la pertinence de ce mécanisme en exploitant les disparités spatiales de l’offre de préscolarisation suivant les départements. Globalement, les effets observés sur l’offre de travail demeurent limités. La préscolarisation permet certes aux mères diplômées du supérieur de mieux concilier leur travail et leur vie familiale puisque leur participation au marché du travail s’accroît, mais aucun effet n’est observé pour les mères moins diplômées.
8Le rôle de la disponibilité locale des modes de garde collectifs sur la participation des mères au marché du travail est étudié par Audrey Bousselin et Jean-Claude Ray pour le cas du Luxembourg. Ce pays est particulièrement intéressant puisque la proportion d’enfants scolarisés à l’âge de 3 ans est très faible. Les parents font dès lors souvent appel à des structures collectives de garde. Les capacités d’accueil de ces dernières demeurent toutefois insuffisantes, si bien que ce rationnement donne lieu à des priorités d’admission dont les critères diffèrent selon que la structure soit publique ou bien privée. Le nombre de places disponibles, les règles de priorité et la distance à ces structures d’accueil sont pris en compte dans la construction d’un indicateur synthétique de l’offre locale des modes de gardes. Celui-ci s’avère positivement corrélé non seulement avec le recours à ces services de garde, mais également avec la décision des mères de travailler.
Mariage et divorce
9Dans la théorie beckérienne, la mise en couple s’opère lorsqu’il existe un gain potentiel à vivre à deux. Les ressources propres à chaque conjoint doivent donc influencer les choix d’union, et en conséquence les possibles séparations. D’un point de vue théorique, les effets potentiels des revenus individuels sur la désunion sont complexes. D’un côté, un différentiel de revenu entre les conjoints peut conduire à une spécialisation plus forte dans les activités marchandes ou bien domestiques, ce qui tend à accroître la durée de l’union. De l’autre, les revenus actuels sont susceptibles d’influencer les opportunités de remariage, les coûts induits par la rupture pouvant être plus contraignants pour les plus aisés. Le lien entre les revenus d’activités et la désunion est donc une question empirique.
10Jeandidier et Bodson étudient cette relation dans une perspective comparative, en mobilisant des données longitudinales qui couvrent les principaux pays européens sur la période 1994-2001. Pour les couples, ce panel permet de repérer l’éventuelle survenance d’une séparation ainsi que les situations financières des conjoints, respectivement avant et après la désunion. L’analyse économétrique révèle que la probabilité de divorcer est positivement corrélée avec le revenu d’activité de la femme, mais négativement avec celui de l’homme. Néanmoins, l’effet du revenu féminin n’apparaît pas linéaire. Si les femmes inactives ont une probabilité plus faible de séparation, la situation inverse est observée pour les femmes qui contribuent davantage que leurs conjoints aux revenus du couple.
11En privilégiant le cas du Luxembourg, Bodson et Kuepie exploitent deux panels qui ont suivi des ménages pendant respectivement dix ans et huit ans (de 1985 à 2001). L’accent est mis sur la durée de vie en couple, si bien que seules les unions formées dans les panels au cours de la période sont retenues. L’estimation de modèles de hasard permet de préciser l’impact des dynamiques de revenu d’activité à la fois pour les hommes et pour les femmes sur la stabilité matrimoniale. De nouveau, le rôle joué par les revenus sur la rupture d’union varie suivant le genre. Lorsque les femmes voient leur situation financière s’améliorer, alors le risque de rupture devient plus élevé. À l’inverse, ce risque tend plutôt à diminuer lorsque les revenus des hommes augmentent.
Transferts intergénérationnels
12D’après la théorie du capital humain (Becker [1965]), les décisions d’investissements éducatifs s’effectuent au regard des bénéfices et des coûts liés à ces investissements. Le fait que les choix effectués pour les enfants le soient par les parents confère à ces derniers une responsabilité forte. Rohen d’Aiglepierre s’intéresse au choix d’établissement éducatif des parents pour leurs enfants dans le contexte de Madagascar. L’offre éducative privée s’est largement développée dans ce pays, plus de 40 % des effectifs en collège étant actuellement dans cette situation. L’exploitation d’une enquête, réalisée en 2007, montre le rôle joué par le revenu parental et la religion sur l’inscription dans un établissement privé. Les choix parentaux sont également influencés par des facteurs d’offre tels que le taux de réussite aux examens ou bien encore le coût de la scolarité de l’établissement.
13Dans la théorie beckérienne, les parents sont supposés prendre en compte la situation de leurs enfants lorsqu’ils leur viennent en aide : les transferts versés vont alors réduire les inégalités de niveaux de vie entre les générations. François-Charles Wolff teste la validité de cette hypothèse d’altruisme parental à partir de données portant sur les conditions de vie des étudiants en 2006. Ces derniers bénéficient très souvent d’un soutien financier de leurs parents, dans près de 80 % des cas, et les sommes d’argent reçues sont importantes au regard des ressources propres dont les jeunes disposent. L’analyse économétrique révèle que les étudiants les moins fortunés reçoivent plus d’argent toutes choses égales par ailleurs et que les parents les plus aisés aident davantage leurs enfants. Si la propriété de neutralité du modèle altruiste n’est toutefois pas vérifiée, les résultats obtenus montrent que les sommes d’argent reçues sont sensibles aux ressources des enfants.
14Si les transferts familiaux descendent pour l’essentiel les générations lorsqu’ils s’effectuent sous une forme monétaire, les aides dans le sens ascendant s’observent le plus souvent sous forme de services aux membres de la famille. C’est notamment le cas lorsqu’ils sont à destination des personnes âgées en situation de dépendance, qui peuvent également (parfois sous conditions) bénéficier d’aides publiques spécifiques. Cette interaction entre les aides ascendantes privées et publiques est au cœur de l’analyse théorique développée par Sophie Thiébaut, Bruno Ventelou, Cecilia Garcia-Peñalosa et Alain Trannoy, qui porte sur l’impact d’une réforme de l’allocation personnalisée d’autonomie autorisant la récupération sur les successions. Un tel mécanisme est susceptible de modifier l’aide totale, formelle et informelle, reçue par les parents âgés dépendants et donc la qualité de vie de ces derniers. L’impact du gage patrimonial sur l’aide fournie par les enfants apparaît ambigu dans le cas général et dépend des motivations altruistes ou non des aidants.
15Si les articles présentés dans ce numéro spécial sont autant de contributions à l’analyse économique de la famille, ils sont toutefois très loin de couvrir les différentes thématiques abordées par Gary Becker dans son ouvrage A treatise on the family. La richesse des travaux dans ce champ est remarquable et l’analyse économique de la famille demeure un domaine particulièrement actif de la recherche en sciences économiques. Si certaines idées avancées par Gary Becker dans son traité ont certes été depuis amendées ou remises en question, elles n’en demeurent pas moins toujours aussi influentes trente ans plus tard.
Notes
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lemna, Université de Nantes, et ined. Correspondance : lemna, Université de Nantes, chemin de la Censive du Tertre, BP 52231, 44322 Nantes Cedex 3, France. Courriel : francois.wolff@univ-nantes.fr ;http://www.sc-eco.univ-nantes.fr/~fcwolff
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[1]
L’ouvrage A Treatise on the Family (dans son édition élargie de 1991) est, à titre d’illustration, cité 10 278 fois sur le site scholar.google.fr.
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[2]
Le comité scientifique de ce colloque était composé d’Olivier Donni, de Nathalie Picard, de Catherine Sofer, d’Anne Solaz et de François-Charles Wolff. Toutes les contributions données à cette occasion sont téléchargeables en ligne (http://journees_uniteco.site.ined.fr/fr/colloque_developpements_recent_en_economie_de_la_famille). La conférence inaugurale délivrée par Pierre-André Chiappori peut par ailleurs être visionnée dans son intégralité (http://www.touteconomie.org/index.php?arc=v23).