CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les projections de population sont naturellement au cœur de toute discussion sur les conséquences des changements démographiques. Elles sont généralement considérées comme plus fiables que la majorité des autres types de prévision. Pour autant, leur crédibilité ou la pertinence des messages à en tirer pour la conduite des politiques économiques et sociales restent régulièrement mises en question. Des tests de qualité prédictive a posteriori ont souvent été conduits dans le cas des projections réalisées par les organismes internationaux, telles que celles réalisées à intervalles réguliers par la division de la population des Nations unies (National Research Council [2000] ; Keilman [2004]). Au niveau mondial, les projections s’avèrent relativement solides : ce succès tient à la grande inertie des évolutions démographiques, surtout lorsqu’on s’intéresse à des ensembles de grande taille. La marge d’erreur apparaît en revanche plus grande lorsqu’on s’intéresse aux populations de pays particuliers. Et l’idée que cette marge d’erreur pourrait être de grande ampleur a été ravivée en France par la publication des toutes dernières révisions des projections démographiques françaises (Robert-Bobée [2006 et 2007] ; Toulemon [2007]) dont les résultats ont souvent été perçus comme en forte rupture par rapport aux résultats antérieurs (Aghion et al. [2007]).

2L’objectif du présent article est de revenir sur cette situation française. Il est indiscutable que certains des messages de ces projections démographiques ont fait l’objet de révisions significatives depuis que ces projections existent : les révisions principales concernent la tendance de la population totale et celle de la population d’âge actif. En revanche, ces révisions n’ont jamais inversé le message sur la tendance au vieillissement démographique. Même si l’ampleur exacte qu’aura ce phénomène reste affectée d’une marge d’incertitude, le sens de l’évolution fait peu de doute. La raison est que cet aspect de l’évolution démographique dépend d’une tendance lourde, l’allongement de la durée de vie, que les évolutions de la fécondité viennent seulement freiner ou accélérer. La migration peut également influer sur l’ampleur du processus mais ne peut l’interrompre que sous des hypothèses irréalistes.

3En fait, le problème principal des projections démographiques n’est pas tant d’essayer de réduire l’incertitude incompressible qui les affecte que d’apprendre à bien gérer cette incertitude. Cette incertitude doit faire l’objet d’une communication plus explicite et les prises de décision induites par ces perspectives démographiques doivent être traitées comme des décisions dans l’incertain. Ceci implique des procédures de décisions révisables, comme il commence à s’en mettre en place pour les politiques d’âge de la retraite, et des stratégies veillant à éviter les irréversibilités et laissant donc ouvertes le maximum d’options futures.

4Ce texte sera organisé comme suit : on reviendra brièvement sur la méthodologie des projections démographiques, puis on fera une présentation systématique des projections de la population française proposées par l’insee depuis 1964, qu’on confrontera aux évolutions réelles. On précisera alors les forces qui ont expliqué et expliquent les évolutions passées et anticipées de la population, avec un accent particulier sur l’articulation entre effets de la mortalité, de la fécondité et des migrations. On conclura brièvement sur les implications en termes de communication et de prise de décision.

Quelques rappels méthodologiques

5La méthodologie des projections démographiques est une méthodologie remarquablement stable, qui n’a quasiment pas connu d’évolution depuis le milieu du siècle dernier. La raison de cette stabilité tient au caractère essentiellement comptable de l’exercice, qui, au moins en première analyse, laisse peu de place à l’originalité et à l’innovation. On peut résumer l’exercice comme suit. La population est décrite comme un tableau d’effectifs par sexe et âge détaillés. Si on s’intéresse dans un premier temps à la population féminine, son effectif par âge à la date t est déduit de son effectif par âge à la date t – 1 par simple translation et multiplication par les probabilités de survie par âge entre ces deux dates, à quoi on ajoute ou dont on soustrait un flux migratoire net. En notant a et t l’âge et la date, P(a, t) la population par âge et date, M(a, t) le flux migratoire et qs(a, t) le quotient de survie entre l’âge a à la date t et l’âge a + 1 à la date t + 1, il vient :

6

equation im1

7Le groupe d’âge zéro est le seul qui ne puisse pas être traité de cette manière. Il est alimenté par les naissances féminines de la date courante. Les hypothèses de la projection pourraient être directement formulées en termes de ces flux annuels de naissances. Mais on a pris l’habitude de considérer plus pertinent de formuler les hypothèses en termes de taux de fécondité par âge, i.e. la probabilité d’avoir une naissance dans l’année pour une femme d’âge a que l’on note f(a, t). On écrit donc :

8

equation im2

9Il suffit alors de multiplier ce flux de naissance par la part des naissances féminines dans les naissances totales et par le complément à l’unité du quotient de mortalité infantile pour obtenir un effectif féminin d’âge zéro au 1er janvier de l’année suivante. La projection de la population masculine se fait exactement de la même manière.

10Toute cette démarche peut être synthétisée sous forme matricielle. Compte tenu du caractère linéaire des relations, la projection de population se ramène à enchaîner des produits matriciels sur le vecteur décrivant la population initiale. Plus précisément, si on continue de se limiter à la population féminine, on écrit, sans migration :

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equation im3

12et, avec migrations :

13

equation im4

14Dans ces deux équations, A(t) est la matrice avec une première ligne et une sous-diagonale non nulles de la forme :

15

equation im5

16Quelle est la dynamique d’un processus gouverné par ce type de récurrence ?

17Considérons d’abord le cas sans migration et supposons que la mortalité, la fécondité et les flux migratoires finissent par se stabiliser à long terme, de sorte que A(t) soit égale à partir d’une certaine date à une matrice fixe A. À compter de cet instant, l’équation de récurrence sur P(t) peut se réécrire :

18

equation im6

19On peut montrer que la matrice A possède une et une seule valeur propre réelle ? de vecteur propre associé P* et qu’il va y avoir convergence du taux de croissance de la population vers n = ? – 1, la structure par âge de la population tendant donc à devenir homothétique à P*. Le fait que n soit positif ou négatif va dépendre du taux de remplacement net, i.e. du fait que, après prise en compte de la mortalité, la fécondité assure davantage ou moins que le remplacement des générations. La convergence vers la structure P* signifie qu’il y a oubli progressif de la structure par âge initiale P(0) : la structure par âge à long terme ne dépend que des caractéristiques de la matrice A, i.e. des profils de la mortalité et de la fécondité par âge.

20Cette structure dite stable est par ailleurs facile à reconstituer. Si s(a) est la fonction de survie à partir de la naissance qui découle des quotients par âge qs(a), l’effectif d’âge a doit être proportionnel à s(a)/(l + n)a. En effet, si n est nul, c’est-à-dire si la population à long terme est stationnaire, la structure par âge est homothétique à la fonction de survie : le flux annuel de naissances est constant et l’effectif d’âge a à une date quelconque est ce flux de naissance constant multiplié par la probabilité de survie jusqu’à cet âge a. Si la population croît (respectivement décroît) au taux annuel n, cet effet de la fonction de survie est corrigé du facteur 1/(1 + n)a qui intègre le fait que les effectifs des générations à la naissance sont d’autant plus nombreux (respectivement moins nombreux) qu’il s’agit de générations jeunes et donc nées plus récemment.

21Que se passe-t-il maintenant si on considère un flux de migration non nul ? Si on suppose ce flux constant en effectif et en structure, l’équation de récurrence peut se réécrire :

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equation im7

23en supposant P(t – l) = P?(t – l) + (I – A)– 1 · M.

24Le vecteur associé P?(t) suivra donc le même type de dynamique que dans le cas sans migration. Trois situations sont alors possibles.

  • Soit la dynamique naturelle de la population est positive (? > 1) : dans ce cas, P?(t) croît indéfiniment, le terme (I – A)– 1 · M finira par devenir négligeable et la population tend à adopter le rythme de croissance et la structure par âge qu’elle aurait eu sans migration.
  • Soit la dynamique naturelle est négative (? < 1). Dans ce cas, c’est P?(t) qui finit au contraire par être dominé par le terme (I – A)– 1 · M : la population tend vers un effectif et une structure par âge parfaitement stationnaires correspondant à ce vecteur (I – A)– 1 · M, quels qu’aient été sa structure et son effectif initiaux (Bouvier et al. [1982]).
  • Soit la dynamique naturelle est stationnaire (? = 1), la population suit à long terme un processus de croissance linéaire (Mitra [1983]).
L’intuition de ces résultats peut être retrouvée à partir d’une formulation plus simple ignorant la structure par âge. Soit l’équation de récurrence scalaire suivante pour la population totale :

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equation im8

26Sa solution générale pour ? ? 1 s’écrit :

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equation im9

28qui tend donc vers M/(l – ?) ou ?tP* selon que ? < 1 ou > 1. Dans le cas ? = 1, il vient :

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equation im10

30c’est-à-dire une dynamique linéaire.

31Ces résultats sont résumés par le tableau 1 qui indique le type de dynamique observé à long terme selon l’hypothèse sur le renouvellement naturel de la population et les flux migratoires. Dans tous les cas, la structure par âge finit par se stabiliser, que ce soit dans un contexte de croissance, de décroissance ou de stationnarité de la population globale.

32Pour les pays européens, le scénario le plus fréquent est un scénario avec flux migratoires positifs et fécondité inférieure au seuil de remplacement des générations, c’est-à-dire le type de dynamique décrite dans la case inférieure droite du tableau. Avec ce type de scénario, toutes les populations sont donc supposées tendre à long terme vers un effectif stationnaire. Mais le rythme de convergence vers cet état stationnaire et l’effectif associé peuvent être très variables : lorsque le flux migratoire correspond à peu près au déficit courant de remplacement des générations, la convergence vers l’état stationnaire est assez rapide et se fait vers un niveau de population proche de l’effectif actuel. On verra que c’est le cas de la France. S’il est au contraire beaucoup plus faible ou beaucoup plus important que ce déficit, cette convergence s’accompagne d’une période transitoire de décroissance ou de croissance de la population qui peut-être de très longue durée.

Tableau 1

Dynamique à long terme de la population selon hypothèse de renouvellement naturel et hypothèse migratoire

Tableau 1
Hypothèse migratoire Migration nulle Apport migratoire positif et constant Dynamique naturelle (n = ? – 1) n > 0 Croissance exponentielle homothétique Croissance exponentielle homothétique n = 0 Population stationnaire Dynamique linéaire n < 0 Décroissance exponentielle homothétique Population stationnaire

Dynamique à long terme de la population selon hypothèse de renouvellement naturel et hypothèse migratoire

33Un autre facteur de ralentissement de la convergence ou de non-convergence tient à l’évolution de la mortalité. Les projections supposent généralement une stabilisation assez rapide de la fécondité et des flux migratoires, comme dans le modèle théorique. Mais elles ont en général tendance à prolonger la baisse de la mortalité jusqu’au terme de l’horizon de projection. Du coup, elles n’atteignent pas les états stationnaires ou stables prédits par la théorie. Elles s’en approchent néanmoins assez sensiblement, au moins pour la part de la population qui n’est presque plus concernée par cette baisse de la mortalité, i.e. en deçà de 50 à 60 ans.

Les projections françaises : un historique des hypothèses

34Ces quelques repères ayant été fournis, on peut se pencher sur le cas particulier des projections démographiques françaises. Le tableau 2 retrace les principales hypothèses des projections démographiques publiées par l’insee depuis 1964 (s’appuyant sur le recensement de 1962) jusqu’en 2006 (fondées sur la première vague du recensement rénové) [2].

Tableau 2

Récapitulatif des hypothèses centrales des projections démographiques françaises depuis 1964

Tableau 2
Horizon Hypothèse(s) de fécondité (enfants par femme) Hypothèses de mortalité Hypothèses migratoires 1964 1971 (+ 7) 2,4 mortalité décroissante à chaque âge selon la tendance antérieure jusqu’à élimination du risque « infectieux » 130 000 + rapatriements 1970 1985 (+ 15) 2,0 et 2,4 mortalité décroissante à chaque âge selon la tendance antérieure jusqu’à une limite (femmes : 1985 ; hommes : 2000) 130 000 (VIe plan : 80 000 actifs par an) 1975 2020 (+ 45) 1,8 et 2,1 décroissance tendancielle de la mortalité (entre 10 et 4 % de 1975 à 2000) sauf pour la mortalité infantile et les 10-20 ans (accidents) nulles 1985 2040 (+ 55) 1,8 décroissance tendancielle de la mortalité (20 % de 1981 à 2000) sauf pour la mortalité infantile (40 %) et les jeunes adultes (+ 10 %) puis stabilisation nulles 1990 2050 (+ 60) 1,8 extrapolation tendancielle des quotients perspectifs de mortalité par sexe et âge, base 1973/1990 50 000 2000 2050 (+ 50) 1,8 évolution tendancielle de l’espérance de vie (tendances à la baisse des quotients de mortalité se poursuivant au rythme observé au cours des trente dernières années) 50 000 2006 2050 (+ 44) 1,9 évolution tendancielle de l’espérance de vie (tendance 1988-2002) 100 000

Récapitulatif des hypothèses centrales des projections démographiques françaises depuis 1964

35L’ensemble de ces hypothèses est à mettre en regard des évolutions effectives. Pour la fécondité et le solde migratoire, ces évolutions sont reportées sur les graphiques 1 et 2 qui donnent également l’éventail des scénarios futurs retenus pour les toutes dernières projections, celles de 2006.

Graphique 1

Évolutions historiques de la fécondité et hypothèses retenues pour la projection de 2006

Graphique 1

Évolutions historiques de la fécondité et hypothèses retenues pour la projection de 2006

Graphique 2

Évolutions historiques du solde migratoire et hypothèse retenues pour la projection de 2006

Graphique 2

Évolutions historiques du solde migratoire et hypothèse retenues pour la projection de 2006

36En matière de fécondité, le changement majeur est la prise en compte progressive de la chute de la fécondité qui a fait suite au baby-boom. La projection de 1964 considère une fécondité de 2,4 enfants par femme à peu près équivalente au pic de la descendance finale observé pour les générations nées autour de 1930. En 1970, la fécondité a commencé à baisser très significativement, mais on ne sait pas encore s’il faut y voir un phénomène durable ou conjoncturel : les projections mettent donc sur le même plan une hypothèse de retour à la fécondité de 2,4 qui avait été retenue pour les projections de 1964 et une hypothèse de stabilisation à un niveau de deux enfants par femme légèrement inférieur au seuil de remplacement des générations.

37La même absence d’hypothèse centrale caractérise aussi les projections de 1975, mais l’intervalle est plus bas et légèrement plus resserré : c’est le remplacement des générations qui fait désormais office d’hypothèse haute, et l’hypothèse basse n’est plus que de 1,8 enfant par femme. Cette dernière hypothèse tiendra ensuite lieu d’hypothèse centrale des trois exercices suivants dans un contexte où la fécondité a effectivement fluctué dans une bande étroite autour de cette valeur. C’est en 2006 que cette hypothèse a laissé la place à l’hypothèse 1,9, encadrée entre les deux hypothèses haute et basse de 2,1 et 1,7 présentées sur le graphique 1.

38Dans l’ensemble, ces hypothèses de fécondité consistent donc essentiellement à extrapoler les niveaux de la période précédant la projection, avec élargissement de l’éventail des scénarios dans les périodes de changement rapide où l’extrapolation semble a priori plus incertaine, puis resserrement sur un chiffre central unique dans les périodes où la fécondité ne fluctue plus que très faiblement, comme c’est en gros le cas depuis le milieu des années 1970.

39Les hypothèses migratoires s’ajustent elles aussi au niveau des flux observés mais elles essayent également d’anticiper les effets attendus de la politique migratoire. C’est ainsi que, après deux projections faisant l’hypothèse de flux migratoires conséquents à 130 000 entrées nettes annuelles, la projection de 1975 passe brutalement à une hypothèse de solde nul, qui transcrit la volonté de fermeture des frontières annoncée en 1974. Cette hypothèse normative de solde nul sera renouvelée en 1985 mais cédera finalement le pas à une remontée progressive prenant acte de l’évolution des flux réels : on sait en effet que la fin de l’immigration de travail s’est traduite par la remontée des flux au titre de l’immigration familiale et de l’accueil des réfugiés. Le chiffre retenu reste égal à 50 000 pour les exercices 1990 et 2000, et cède lui-même la place à un chiffre encore plus élevé en 2006, calé sur le point haut de la dernière estimation intercensitaire, encadré entre les deux scénarios haut et bas de + 50 000 et + 150 000 entrées par an.

40Les hypothèses de mortalité se laissent moins facilement résumer par des chiffres cibles puisque les hypothèses consistent en général à extrapoler des tendances courantes plutôt qu’à fixer des niveaux-cibles. Les graphiques 3a et 3b donnent le récapitulatif complet des trajectoires réelles de l’espérance de vie à la naissance des hommes et des femmes et les trajectoires anticipées lors des différents exercices.

Graphique 3.a

Évolutions effectives et projetées de l’espérance de vie masculine

Graphique 3.a

Évolutions effectives et projetées de l’espérance de vie masculine

Graphique 3.b

Évolutions effectives et projetées de l’espérance de vie féminine

Graphique 3.b

Évolutions effectives et projetées de l’espérance de vie féminine

41La caractéristique la plus frappante de ces deux graphiques est le caractère très conservatoire des hypothèses retenues dans les exercices les plus anciens. Les projections de 1964 anticipaient certes une croissance assez soutenue de l’espérance de vie masculine, mais dans l’idée d’un rattrapage du niveau d’espérance de vie déjà atteint par les femmes, cette dernière étant pour sa part supposée freiner significativement. Ce conservatisme est devenu commun aux deux sexes dans la projection de 1975, après une décennie durant laquelle la baisse de la mortalité semblait avoir fortement marqué le pas. La projection suivante de 1985 prend acte que la baisse de la mortalité semble avoir repris mais continue de supposer que ce mouvement va rapidement s’essouffler. Elle s’avérera donc à son tour très en deçà des réalisations ultérieures. Depuis l’exercice 1990, on a en revanche opté pour une prolongation assez franche des gains d’espérance de vie courants, d’une façon qui, à ce jour, a été plutôt bien confirmée par les faits.

Les résultats pour la population totale et d’âge actif : incertitude qualitative

42En quoi ces modifications successives d’hypothèses ont-elles affecté les résultats des projections ? Les graphiques 4 et 5 comparent prévisions successives et réalisations, selon le même principe que pour les graphiques 3.a et 3.b. Elles le font pour les deux premiers outputs principaux que sont l’effectif de la population totale et l’effectif de la population d’âge actif (ici les 20-59 ans).

Graphique 4

Prévisions successives et réalisations pour la population totale

Graphique 4

Prévisions successives et réalisations pour la population totale

Graphique 5

Prévisions successives et réalisations pour la population d’âge actif (20-59 ans)

Graphique 5

Prévisions successives et réalisations pour la population d’âge actif (20-59 ans)

43Les hésitations sont assez marquées pour l’une comme pour l’autre de ces variables. S’agissant de la population totale, les exercices de 1964 et 1970 prévoient la poursuite d’une croissance rapide, sous l’effet d’une fécondité et de flux migratoires tous deux élevés (en 1964) ou de la combinaison d’un flux migratoire élevé et d’une fécondité à peine inférieure au seuil de replacement des générations (en 1970). On est respectivement dans les cas des deux cases supérieures droites du tableau 1 cumulant migrations positives et fécondité supérieure ou à peu près égale au seuil de remplacement.

44Le freinage des flux migratoires en 1974 vient contredire ces deux projections, mais l’hypothèse que ce freinage allait se traduire par l’annulation complète du flux migratoire, hypothèse retenue dans les deux exercices suivants, s’est avérée pécher à son tour par défaut. Avec un flux migratoire tendanciellement plus proche de 50 000 entrées par an, et le soutien d’une espérance de vie également plus dynamique que prévue, la population a crû plus rapidement entre 1975 et nos jours que cela n’avait été prévu tant en 1975 qu’en 1985. L’une et l’autre de ces deux projections prévoyaient même des retournements assez précoces de la population totale respectivement vers 2006 et 2012 ; or celle-ci est restée jusqu’ici sur une tendance croissante.

45Le retour à une hypothèse de solde migratoire positif et l’adoption d’hypothèses d’espérance de vie plus généreuses redressent significativement la croissance anticipée dans les deux exercices suivants, très proches l’un de l’autre et qui reportent tous deux vers 2030 la date anticipée pour le retournement de la population totale. La date de cet éventuel retournement est repoussée encore plus loin dans le tout dernier scénario : le fait d’avoir retenu une espérance de vie très légèrement moins dynamique qu’en 2000 joue certes dans le sens d’une moindre croissance globale, mais ceci est plus que compensé par le doublement de l’hypothèse migratoire et le léger relèvement de l’hypothèse de fécondité.

46On ne peut donc nier l’existence d’une assez forte dispersion des évolutions possibles de la population. On peut même parler d’incertitude qualitative : c’est le signe même de l’évolution à long terme qui est incertain, en raison précisément de l’interaction décrite en section 1 entre les flux migratoires et une fécondité relativement proche du seuil de remplacement des générations, à laquelle s’ajoute la contribution de l’espérance de vie.

47L’interaction entre fécondité et migration s’observe le mieux sur l’évolution de la population d’âge actif. On peut en donner l’intuition quantitative suivante. Sachant que la population d’âge actif est actuellement majoritairement composée de baby-boomers, le flux de naissances hors migrations qui assurerait sa stabilité est à peu près le nombre de naissances qui étaient observées durant le baby-boom, de l’ordre de 850 000 par an. Une fécondité de 1,8 plutôt que de 2,1 enfants par femme signifie donc un déficit d’environ (1 – 1,8/2,1) × 850 000 par rapport à ce flux de naissances d’équilibre, soit environ 120 000. La combinaison d’une fécondité de 1,8 avec un flux de migratoire de 50 000 n’assure donc pas la stationnarisation de la population d’âge actif et c’est ce qu’on observait au-delà de 2030 dans les projections de 1990 et 2001. En revanche, la combinaison d’un flux de migratoire de 100 000 personnes et d’une fécondité de 1,9 nous place à peu près dans les conditions de stationnarité, et c’est ce que font les nouvelles projections.

48La hiérarchie des trajectoires de population totale s’en déduit en ajoutant la poursuite du trend de croissance des 60 ans et plus tenant à la fois à la hausse de l’espérance de vie et, pour au moins une trentaine d’années, à la fin de la montée dans la pyramide des âges des premières générations de baby-boomers.

Les résultats en termes de ratio de dépendance

49L’incertitude qualitative sur les effectifs est donc indiscutable. Mais se traduit-elle par le même type d’incertitude sur la structure par âge ? Ce lien est parfois fait. Par exemple, le fait que la population active ne se retourne plus dans les dernières projections a parfois été compris comme signifiant l’effacement complet du « choc » de 2006 correspondant au passage à la retraite des baby-boomers.

50Cette lecture n’est pas justifiée. Elle ignore la double nature de ce choc. Ce choc correspond au basculement à l’âge de 60 dans des premières générations de baby-boomers nées en 1946. Vis-à-vis de la perspective des retraites, il a donc deux effets, relatifs à la fois au dénominateur et au numérateur du ratio de dépendance. S’agissant du numérateur, le choc prévu jusqu’aux dernières projections était un retournement de tendance, l’accélération des sorties de la tranche d’âge étant supposée ne pas être compensée par les flux entrants, soit à 20 ans, soit entre 20 et 59 ans par flux migratoire. Ce retournement de la population d’âge actif a été effectivement transformé en simple stabilisation, compte tenu d’hypothèses nous mettant quasiment en situation de renouvellement des générations. Mais l’autre composante du choc est pratiquement inchangée : même s’il n’y a plus de retournement de la population d’âge actif, il y a toujours le même coup d’accélérateur sur l’évolution de la population en âge de retraite. Or, dans le cas français, c’est bien cette croissance de la population en âge de retraite qui est le facteur dominant du vieillissement. Il s’agit d’un vieillissement par le haut, qui tient assez peu au problème de non-renouvellement des générations.

51Plus globalement, il faut prendre en compte le fait que la projection de la structure par âge et la projection des effectifs ne sont pas affectées de la même manière par les hypothèses de projection. De manière plus précise, la dynamique du vieillissement démographique peut s’analyser dans la plupart des pays développés comme la résultante de quatre facteurs.

  • Un effet de l’allongement de la durée de vie. Pour une fécondité assurant à peu près le remplacement des générations, la hausse de l’espérance de vie se traduit sans ambiguïté par une augmentation de la part des plus âgés dans la population totale, surtout lorsque les gains sur la mortalité interviennent dans la deuxième moitié de l’existence. On parlera ici de vieillissement tendanciel ou « normal » pour caractériser cette composante (voir encadré).
  • Un effet baby-boom qui est en fait un effet à double détente. Lorsque les baby-boomers sont en activité, il y a rajeunissement de la population par rapport à sa trajectoire de vieillissement « normal ». Lorsqu’ils basculent à l’inactivité, la population rejoint sa trajectoire de vieillissement « normal » et doit le faire de façon accélérée. Le point important à noter est que ce qui est transitoire en matière de baby-boom est cette phase de rajeunissement initial. Le vieillissement accéléré qui lui fait suite correspond à la fermeture de cette parenthèse transitoire.
  • Un effet de la chute de la fécondité en dessous du seuil de remplacement des générations. Si la fin de la parenthèse du baby-boom correspond uniquement à un retour au strict remplacement des générations, la courbe du vieillissement se contente de rejoindre la courbe du vieillissement « normal ». Si la fécondité baisse en dessous de ce seuil, alors le vieillissement passe au-dessus de cette trajectoire du vieillissement normal.
  • L’effet des vagues migratoires. Cet effet est plus différencié d’un pays à l’autre. Dans la mesure où la migration concerne surtout les âges actifs, elle a le même type d’effet que le baby-boom : elle écarte temporairement de la trajectoire du vieillissement normal, et on y revient lorsque cette vague se stabilise et vieillit sur place.
Le graphique 6 illustre l’articulation de ces différents facteurs dans le cas de la France en comparant vieillissement effectif et trajectoire du vieillissement tendanciel imputable à la seule évolution de la mortalité. Cette trajectoire du vieillissement tendanciel ou « normal » est obtenue en appliquant l’évolution effective de la mortalité française par génération à une population fictive qui, depuis l’origine, aurait été alimentée par un flux de naissances parfaitement constant et sans migration. Il ne s’agit pas exactement d’une trajectoire de population stationnaire : à flux de naissances donné, l’allongement de la durée de vie se traduit par une croissance du même montant de l’effectif de la population totale. Il faut plutôt parler de simulation sous hypothèse de strict remplacement des générations. Pour rapprocher encore mieux cette courbe de la notion d’effet tendanciel de la baisse de la mortalité, on en propose une variante dans laquelle est annulé l’effet de la surmortalité liée aux deux guerres mondiales (en interpolant les quotients de mortalité correspondants entre leurs valeurs d’avant et après conflit).

Le vieillissement découle-t-il de la baisse de la mortalité ou de la baisse de la fécondité : peut-on clarifier le débat ?

L’idée que le vieillissement serait surtout dû à l’allongement de la durée de vie s’est imposée dans le débat public. Les débats actuels sur la réforme des retraites font avant tout référence aux gains tendanciels de l’espérance de vie. Mais tel n’a pas été toujours le cas. Les mêmes débats du début des années 1990 avaient plutôt tendance à lier le problème des retraites à l’insuffisant renouvellement des générations et ceci était en phase avec un discours dominant des démographes selon lequel, contrairement au sens commun, c’est la chute de la fécondité qui est la principale responsable du vieillissement séculaire de la population. Or cette seconde vision reste présente dans de nombreux travaux démographiques sur les sources du vieillissement. Une clarification est donc nécessaire. Peut-on préciser un peu mieux ces rôles relatifs de la fécondité et de la mortalité dans l’explication de la structure par âge ?
L’affirmation selon laquelle c’est la baisse de la fécondité et non l’augmentation de la durée de vie qui explique le vieillissement est formellement exacte mais elle ne l’est qu’à titre historique, et uniquement pour une lecture particulière de la chaîne causale liant fécondité, mortalité et structure par âge.
Le raisonnement qui sous-tend cette affirmation est le suivant. Si l’on part d’un niveau de fécondité élevé, l’effet pur de la baisse de la mortalité est surtout d’accélérer la croissance démographique, car davantage d’enfants survivent jusqu’à l’âge d’avoir eux-mêmes des enfants, ce qui élève le taux de reproduction nette. La croissance démographique naturelle s’en trouve accélérée et ceci conduit à un rajeunissement qui domine de très loin le vieillissement découlant d’une durée de vie plus longue.
Une telle affirmation ne vaut que tant que la baisse de la mortalité profite aux âges jeunes, donc dans la première phase de la transition démographique. Par ailleurs, même dans ce cadre historique, elle correspond à une forme particulière de décomposition comptable des facteurs du vieillissement qui n’est pas la seule possible.
Pour le faire comprendre simplement, notons E l’espérance de vie, F la fécondité, n le taux de croissance démographique, et S la structure par âge.
Le raisonnement démographique usuel revient à considérer des variations de S en fonction de E à F donnée et n variable. Il revient par exemple à dire que la population française de 1950 aurait pu être aussi jeune ou plus jeune que celle de 1750 si le pays avait conservé durant tout l’intervalle le niveau de fécondité qui prévalait au début du xviiie siècle. Ceci est vrai, mais un tel scénario se serait accompagné d’une croissance démographique explosive et irréaliste. Ce contrefactuel est donc d’un intérêt très réduit. Il est historiquement peu pertinent car l’expérience de la transition démographique montre que la fécondité finit par s’ajuster à la baisse de la mortalité pour revenir à un taux de croissance démographique proche de la stationnarité. Il est également peu acceptable d’un point de vue normatif dès lors qu’on exclut la possibilité d’une croissance démographique indéfinie.
Une autre hypothèse consiste à chiffrer les effets de E à n fixé et égal à zéro. C’est cette méthode que nous considérons plus satisfaisante. Si on considère deux populations d’espérances de vie E et E’, elle revient à attribuer à la mortalité l’ensemble de la différence de structure par âge qu’auraient ces deux populations une fois atteint l’équilibre stationnaire, l’effet des écarts de fécondité et de flux migratoires s’obtenant par différence. C’est cette logique qui sous-tend la construction du graphique 6 du texte.
Exprimée en termes plus généraux, la question est celle des limites du raisonnement toutes choses égales par ailleurs lorsque toutes choses ne peuvent pas être simultanément égales par ailleurs, ce qui est un cas de figure courant. Soit une variable X dépendant de trois variables U, V et W, i.e. X = f(U, V, W). Si ces trois variables sont indépendantes les unes des autres, il n’y a pas de difficulté particulière à proposer un contrefactuel reconstituant ce qu’aurait été l’évolution de X en fonction des seuls changements de U avec V et W inchangés.
Mais supposons que U, V et W soient elles-mêmes liées les unes aux autres par une deuxième relation g(U, V, W,) = 0. Dans ce cas, il est impossible que U évolue avec V et W tous deux inchangés. Soit on suppose V constant auquel cas, c’est W qui est obligé de changer et réciproquement si c’est W qu’on suppose constant. L’effet de U peut dès lors se mesurer d’au moins deux manières, soit à V fixé soit à W fixé. Les résultats ne seront en général pas les mêmes : le premier intégrera un effet indirect de U transitant par W, le second intégrera un effet indirect de U transitant par V. Dès lors qu’il y a deux façons d’isoler l’effet de U, il faut se demander laquelle est la plus pertinente ou la plus réaliste. C’est exactement à ce problème qu’est confrontée l’analyse des déterminants démographiques du vieillissement.

52Le vieillissement est mesuré sur ce graphique 6 par le ratio des plus de 60 ans aux 20-59 ans. La comparaison de la courbe du vieillissement réel et du vieillissement tendanciel fait bien ressortir le fait que nous sommes actuellement dans une situation de vieillissement moins marqué que ce qui aurait dû résulter, à taille des générations constante, de l’allongement de la durée de vie, cet écart s’étant creusé depuis l’arrivée à 20 ans des premières générations de baby-boomers, i.e. au milieu des années 1960. Le vieillissement prévu pour les prochaines années avec l’hypothèse centrale des dernières projections superpose donc deux mouvements : la poursuite de ce vieillissement tendanciel et le fait qu’il va falloir rejoindre cette trajectoire de vieillissement tendanciel après s’en être fortement écarté.

Graphique 6

Vieillissement réel et vieillissement tendanciel découlant de la hausse de l’espérance de vie à flux annuel de naissances stationnaire et migration nulle (vieillissement mesuré par le ratio des 60 ans et plus aux 20-59 ans, exprimé en %)

Graphique 6

Vieillissement réel et vieillissement tendanciel découlant de la hausse de l’espérance de vie à flux annuel de naissances stationnaire et migration nulle (vieillissement mesuré par le ratio des 60 ans et plus aux 20-59 ans, exprimé en %)

53Le graphique 7 montre que ce double mouvement est depuis longtemps inscrit dans les résultats des projections démographiques. La première projection qui ait couvert l’horizon de 2006 était celle de 1975. Elle donnait une vision encore assez limitée de l’ampleur de l’inflexion liée au basculement à la retraite des baby-boomers, mais en raison du caractère très conservatoire de son hypothèse d’espérance de vie, qui était supposée se stabiliser très vite. Depuis que les projections retiennent une hypothèse de poursuite de la hausse de l’espérance de vie, leurs messages sur l’ampleur de l’inflexion sont à peu près constants. Ce n’est qu’à plus long terme que ces projections se différencient à nouveau. C’est pour la projection de 2000 que le degré de vieillissement projeté était le plus élevé, avec un ratio porté à environ 65 % en 2050, redescendu à 60 % dans la nouvelle projection. Dans tous les cas, l’ordre de grandeur est un quasi doublement par rapport au ratio actuel de 30 %.

Graphique 7

Prévisions successives et réalisations pour le ratio 60 ans et +/20-59 ans (ratio en %)

Graphique 7

Prévisions successives et réalisations pour le ratio 60 ans et +/20-59 ans (ratio en %)

54La force de ce mouvement de vieillissement par le haut explique qu’on le retrouve dans l’ensemble des scénarios des dernières projections de 2006. Les variantes de mortalité haute, de migration renforcée et de fécondité haute et leurs combinaisons limitent le mouvement mais sans l’annuler. Le graphique 8 donne l’éventail entre le scénario le plus favorable et le moins favorable, et donne le même éventail pour la projection précédente. L’intervalle entre ces deux scénarios extrêmes en 2050 est certes élevé, de l’ordre de 15 points, mais l’ensemble des valeurs envisagées pour 2050 est clairement au-dessus de la valeur courante.

Graphique 8

Éventail des résultats pour la projection du ratio 60 ans et +/20-59 ans (projections 2001 et 2006, ratio en %)

Graphique 8

Éventail des résultats pour la projection du ratio 60 ans et +/20-59 ans (projections 2001 et 2006, ratio en %)

Le vieillissement est-il réversible ?

55On peut s’intéresser un peu plus en détail à la sensibilité de ces résultats à très long terme aux hypothèses de fécondité et de migration. Si on prend le cas de la fécondité, passer du scénario bas de 1,7 au scénario haut de 2,1 fait baisser d’environ 15 points le ratio 60 ans et +/20-59 ans à long terme, de 66 à 71 %, soit une élasticité à peu près unitaire.

56Cet ordre de grandeur peut être retrouvé par le calcul analytique. On a vu plus haut que la structure par âge à long terme de la population pour un taux de croissance de n est en s(a)/(l + n)a. Ceci veut dire que le ratio à long terme entre l’effectif des 60 ans et + et des 20-59 ans peut s’écrire :

57

equation im22

58Sa dérivée logarithmique par rapport à n s’écrit donc :

59

equation im23

60Au voisinage de n = 0, ceci se récrit :

61

equation im24

62c’est-à-dire la différence entre l’âge moyen du groupe des 20-59 ans et celui des 60 ans et plus. Cet écart vaut à peu près trente ans : ce qui veut dire qu’un point de croissance démographique en plus ou en moins se traduit par une baisse ou une hausse d’environ 30 points du ratio des deux groupes d’âge.

63Or une variation de 0,2 point de l’indice de fécondité se traduit par une variation de n qui est bien plus faible que 1 %. Passer d’une fécondité de 2,1 à 1,9 signifie 10 % de baisse sur le taux de reproduction des générations, donc à long terme une décroissance démographique au rythme d’à peu près 10 % d’une génération à la suivante, soit encore environ 1/30e de % par an. Au total, l’élasticité du ratio de dépendance au niveau de fécondité ressort comme à peu près unitaire. On retrouve bien le résultat auquel aboutissent les projections.

64Il est facile d’en déduire de quel ordre devrait être la remontée de la fécondité pour éviter le vieillissement. Si le ratio de dépendance double avec une fécondité de 1,9, cela signifie qu’il faudrait un doublement de cette fécondité pour éviter ce doublement. Il s’agit clairement d’un objectif hors d’atteinte et normativement peu souhaitable : chercher à éviter le vieillissement par la fuite en avant dans la croissance démographique n’est certainement pas la bonne stratégie de réponse à l’allongement de la durée de vie.

65Qu’en est-il pour la migration ? La question de la pertinence d’une réponse migratoire au vieillissement démographique a fait l’objet d’un débat particulièrement marqué au tournant des années 2000, à l’occasion de la publication d’une étude des Nations unies (Division de la Population des Nations unies [2000]), dans laquelle certains avaient voulu voir une démonstration de la faisabilité de cette politique, alors qu’elle se voulait plutôt être une démonstration d’impossibilité, i. e. le fait qu’il n’y a pas de scénario migratoire réaliste qui soit susceptible d’annuler les processus de vieillissement (Leridon [2000]).

66En repartant des éléments fournis à la section 1, on peut préciser ces limites mais aussi l’apport potentiel de la politique migratoire vis-à-vis de la question du vieillissement.

67Pour une population spontanément décroissante, un flux migratoire constant en effectifs permet de converger in fine vers une population stationnaire, plus ou moins élevée selon l’ampleur de ce flux et le degré auquel la population n’assure pas spontanément le remplacement de ses générations. Ce faisant, la migration aide aussi à corriger partiellement le problème du vieillissement démographique.

68Mais un flux constant peut au plus ramener le vieillissement au voisinage de ce qu’on a qualifié de vieillissement « normal », celui qui découle de la hausse de l’espérance de vie en population stationnaire.

69Si l’on veut obtenir un effet de rajeunissement plus important, il faut viser une immigration stable en taux, et ce taux devra être fixé à un niveau assez élevé pour donner à la population globale le même type de croissance que celui auquel conduirait le doublement de la fécondité. L’effectif annuel de migrants aurait donc à suivre lui aussi une trajectoire de croissance exponentielle.

70Il y a plus. Si l’objectif qu’on se fixe est une stabilisation stricte du ratio retraités/actifs, cette migration tendanciellement croissante devrait prendre la forme de cycles explosifs. La logique est simple. Soit un flux de migrants qui accroît la population active d’un certain montant à une date t. Ce flux vient ultérieurement accroître l’effectif de la population retraitée du même montant, lorsque ces migrants parviennent à la retraite. Si on est dans une logique de maintien d’un ratio d’environ trois actifs de retraités, ceci appelle à une nouvelle vague migratoire d’ampleur à peu près trois fois supérieure à la première, et de proche en proche selon un cycle dont la périodicité correspond à peu près à l’intervalle de temps entre l’entrée du flux de migrants et son accès à la retraite (voir Blanchet [1988] pour une démonstration formelle qui dépasse le cadre du présent article, et Blanchet [1992] pour une illustration graphique).

Conclusion : comment gérer l’incertitude ?

71Comme tout exercice prospectif, la projection démographique comporte une part significative d’incertitude, qui ne tient pas tant à la mécanique de la projection elle-même, qui est un exercice purement comptable, qu’à l’incertitude sur l’évolution des paramètres utilisés en entrée de cette projection. Il n’y a malheureusement que peu d’espoirs d’amélioration sur la prévision de ces paramètres. Des progrès significatifs ont certes été faits sur la compréhension des comportements démographiques, notamment dans le domaine de la fécondité (voir Doliger [2008]), mais comme c’est fréquemment le cas en sciences sociales, on parvient au mieux à améliorer la compréhension ex post de ce qui est arrivé, sans que ceci améliore sensiblement notre capacité à prévoir les évolutions futures des mêmes paramètres.

72Dans un tel contexte, il faut apprendre à s’accommoder de l’incertitude qui en découle. Ceci passe par plusieurs canaux.

73D’une part, cette incertitude gagne à être explicitée. Il faut notamment faire ressortir les points sur lesquels elle est la plus importante et les points sur laquelle elle est plus réduite car on a vu que le potentiel prédictif d’une projection ne se juge pas en bloc : il peut varier d’un aspect de la projection à l’autre. L’exemple de la population active et du vieillissement est le plus instructif à cet égard. Le fait qu’il y ait une incertitude qualitative sur le signe de l’évolution de la population active à relativement court terme a parfois été utilisé pour affirmer que la même incertitude qualitative prévalait pour l’ évolution à venir du rapport actifs/retraités. Il n’en est rien car l’incertitude sur le nombre d’actifs n’est que marginale par rapport à la croissance attendue du nombre de soixante ans et plus qui, du moins en France, est le facteur explicatif principal du vieillissement démographique.

74Mieux cerner ces marges d’incertitudes peut se faire de différentes manières : soit par le biais traditionnel des variantes, dont on a illustré l’éventail avec le graphique 7, soit par le biais de projections stochastiques, modélisant les paramètres de projection sous forme de processus aléatoires à moyennes et variances contrôlées (Lassila et Valkonen [2008]). L’une comme l’autre des deux méthodes cherche à échapper à la dominance du scénario médian. Elles ont leurs avantages et leurs inconvénients : les projections stochastiques permettent de dériver des intervalles de confiance sur les résultats mais sont moins adaptées que le système des variantes pour décomposer l’effet des différents paramètres sur ces résultats. Il faut voir ces méthodes comme complémentaires plutôt que concurrentes.

75Une seconde prise en compte de l’incertitude doit intervenir lorsque la projection sert de support à la prise de décision. Un réflexe est parfois de dire que l’incertitude interdit cette prise de décision : c’est ainsi que l’argument de la fragilité des projections démographiques a parfois été utilisé pour prôner le statu quo ou l’attentisme en matière de retraites. Cet argument n’est évidemment pas recevable : si la certitude quant à l’avenir était un prérequis pour la prise de décision, il y a extrêmement peu de décisions qui seraient effectivement prises dans la vie courante. Il n’y a pas de raison que l’incertitude démographique soit traitée de manière différente. Les décisions peuvent se prendre sur la base de scénarios jugés probables, quitte à être ensuite révisées au fur et à mesure que l’avenir conduit à réviser ces scénarios.

Les auteurs remercient Olivier Chardon pour l’accès aux données de l’ensemble des projections réalisées par l’insee depuis 1964. Ils remercient également Florence Legros et les participants au séminaire Dauphine/cdc/Revue économique du 19 octobre 2007 pour leurs remarques. Ils restent seuls responsables des erreurs ou omissions qui pourraient subsister.

Notes

  • [1]
    Insee, Département des Études Économiques d’Ensemble. Courriel : didier. blanchet@ insee. fr
  • [2]
    On aurait pu inclure dans l’analyse des exercices encore antérieurs. Sauvy [1932] avait par exemple produit des projections à l’horizon de 1980 souvent citées comme exemple de projections non confirmées, puisqu’elles conduisaient à une fourchette de population totale comprise entre 29 et 39 millions, alors que la réalité a été de 54 millions. La raison est que ces projections n’avaient évidemment pu prendre en compte ni la guerre ni le baby-boom qui s’en est suivi, et pas davantage l’ampleur de la baisse de la mortalité. En revanche, elles s’étaient avérées étonnamment précises quant au ratio de dépendance, en raison d’une compensation entre erreurs de prévision sur la mortalité et sur la fécondité.
Français

Résumé

Les projections démographiques sont en général considérées comme plus fiables que la majorité des autres types de prévision. Pour autant, leur pertinence reste parfois mise en doute, surtout lorsqu’elles font l’objet de révisions importantes, comme cela a été le cas pour les projections publiées par l’insee en 2006. Le but de ce travail est de revenir sur la portée et les limites de ces projections. On revient d’abord sur la méthodologie et sur quelques résultats élémentaires de dynamique des populations, en mettant l’accent sur la façon dont les hypothèses de fécondité et de solde migratoire co-déterminent le taux de croissance démographique à long terme. Puis on utilise l’expérience rétrospective des projections conduites depuis 1964 pour repérer où sont les principaux points de fragilité des projections mais aussi où réside leur robustesse. Cet examen rétrospectif fait apparaître des révisions importantes quant à la dynamique de la population totale ou de la population d’âge actif, mais sans remise en cause de la tendance au vieillissement. On explique ce résultat en mettant en avant une notion de vieillissement tendanciel découlant de la seule hausse de l’espérance de vie. Les variations de la fécondité ou du solde migratoire se traduisent par des écarts à ce vieillissement tendanciel qui, dans le cas de la France, restent de deuxième ordre et plus ou moins temporaires. On conclut en soulignant que l’incertitude qui affecte les projections n’interdit en rien de les mobiliser pour la prise de décision. La décision dans l’incertain est le lot commun de la plupart des problèmes de choix collectifs ou individuels. Il faut simplement prévoir des procédures d’ajustement appropriées permettant de s’adapter aux révisions qu’implique cette incertitude.

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Didier Blanchet
Françoise Le Gallo [1]
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2008
https://doi.org/10.3917/reco.595.0893
Pour citer cet article
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