Introduction
1Environ 34 000 délocalisations de contribuables à l’impôt sur le revenu des personnes physiques ont lieu chaque année en France depuis 2000. Plus de 70 % d’entre elles ont pour destination un pays de l’Union européenne ou d’Amérique du Nord. Ces personnes acquittaient en outre trois fois plus d’impôt que le contribuable moyen avant leur départ. S’il n’est évidemment pas possible de considérer que ces délocalisations sont fondées sur des raisons entièrement fiscales, ces données suggèrent cependant que les différences de fiscalité entre pays constituent l’un des déterminants de la décision de migration des agents de haute compétence.
2Une émigration des individus qualifiés à des fins fiscales pose des problèmes spécifiques. Elle affecte non seulement le produit de l’impôt, mais également les capacités productives des pays quittés où une politique de redistribution du revenu est généralement mise en œuvre. Le dilemme fondamental entre équité et efficacité qui préside à la détermination de la politique de redistribution optimale [Mirrlees, 1971] s’enrichit dès lors d’un conflit entre volonté redistributive et désir de maintenir le revenu national par tête. Les dispositions concernant le « bouclier fiscal » dans la loi de finance pour 2006, qui conduiront au plafonnement de l’imposition moyenne des personnes physiques en France à 60 % de leurs revenus, constituent au moins en partie une tentative de réponse à ce dilemme.
3Cet article examine comment les résultats concernant l’imposition optimale du revenu en France obtenus à partir de modèles ne tenant compte d’aucune mobilité [d’Autume, 2000] sont modifiés par la prise en compte de la possibilité d’un nomadisme fiscal des individus que le décideur public souhaite empêcher. Le nomadisme fiscal peut se définir comme un vote avec les pieds trouvant son origine dans des différences de fiscalité entre pays. Il diffère du brain drain qui trouve son origine dans des différences de niveau de développement entre pays. Ceci se traduit techniquement par l’hypothèse d’invariance de la productivité individuelle en cas de migration que nous maintiendrons dans l’ensemble de cet article. Afin de simplifier l’analyse, nous privilégions la possibilité d’émigration des individus résidant dans une économie à la Mirrlees A vers un paradis fiscal B, moyennant paiement d’un coût de migration. Cet angle d’analyse est justifié par l’existence d’un certain nombre de pays de laisser-faire dont la politique fiscale est intangible, par choix idéologique ou nécessité matérielle. Le laisser-faire constitue en outre le cas limite d’un pays moins redistributif.
4Sur le plan théorique, la question des effets du nomadisme fiscal sur le barème d’imposition optimale n’a reçu que peu d’attention. En effet, à la suite de l’article fondateur de Mirrlees [1971] qui suppose les individus immobiles, la plupart de la littérature a étudié des économies fermées. Mirrlees souligne cependant les limites de cette hypothèse, dans la mesure où « la menace de migration est susceptible d’exercer une influence majeure sur le degré de progressivité des barèmes fiscaux ». La littérature autorisant une mobilité des agents entre pays a privilégié l’analyse d’économies sans loisir, ou bien l’étude d’une population ne comportant que deux types d’agents (cf. Mirrlees [1982], Leite-Monteiro [1997], Hamilton et Pestieau [2005] en particulier). Nous nous intéressons ici à l’impact de la menace de migration sur l’imposition optimale non linéaire du revenu en A avec un continuum de types. Les individus diffèrent en productivités et coûts de migration, opèrent un arbitrage travail-loisir, et choisissent leur localisation en fonction du barème de l’impôt sur le revenu. La volonté de prévenir le nomadisme fiscal des agents est modélisée par l’introduction de contraintes de participation dans le problème d’imposition optimale. À l’instar de Diamond [1998], nous négligeons l’influence des effets de revenu sur l’offre de travail. La section 2 présente le modèle théorique. La section 3 est consacrée à la formule d’imposition optimale sur le revenu en présence de vote avec les pieds. La section 4 présente des simulations pour le cas français. Nous renvoyons à Simula et Trannoy [2005a] pour les preuves et à Simula et Trannoy [2005b] pour des résultats complémentaires.
Le modèle
5Nous considérons un monde comportant deux pays, notés A et B. Le gouvernement de A met en œuvre une politique redistributive tandis que B est un pays de laisser-faire. La population a pour seul paramètre d’hétérogénéité la productivité ? qui appartient à un intervalle de R+. Tous les individus vivent initialement en A. Nous notons F la fonction de répartition de ?, que nous supposons dérivable et strictement croissante. À la suite de Mirrlees [1971], nous considérons que la distribution des compétences est connue de tous, mais que la compétence d’un agent particulier constitue une information privée. Le niveau de compétence, et donc de revenu en l’absence d’impôt, est indépendant de la localisation d’un individu.
Comportement individuel
6Tous les agents ont les mêmes préférences sur la consommation (x) et le travail (l). Ces préférences sont représentées par une fonction d’utilité quasi linéaire en la consommation U(x,l) = x – v(l), où v est une fonction de classe C2 vérifiant v? > 0 et v? > 0. Chaque agent maximise son utilité compte tenu de la contrainte budgétaire à laquelle il fait face. Le revenu brut d’un agent de compétence ? est donné par z = ?l. La contrainte budgétaire d’un individu en A s’écrit x = z – T(z), où T(z) est la fonction d’imposition sur le revenu en A. En l’absence d’impôt, la contrainte budgétaire d’un individu en B est simplement x = z. Les individus choisissent la quantité de travail lA maximisant leur utilité. Si ?? = ? (1 – T?(zA)) est le taux de salaire net, l’offre de travail d’un individu résidant en A est donnée par lA(?) = v?– 1(??). Nous appelons xA(?) le niveau de consommation correspondant et définissons l’utilité indirecte en A par VA(?) = xA(?) – v(lA(?)). Les individus vivant en B obtiennent l’utilité indirecte de laisser-faire VB(?) = ?v?– 1(0) – v(v?– 1(?)), strictement croissante en ?.
Émigration et contraintes de participation
7Les agents décidant de quitter A subissent un coût de migration c. Ce coût, strictement positif, est modélisé comme une perte d’utilité (par unité de temps ou time-equivalent). Il correspond aux différents coûts matériels et psychologiques liés au déplacement, à une éventuelle perte transitoire de revenu, à l’adaptation à un environnement linguistique et culturel différent, etc. Comme le souligne Borjas [1999], « ces coûts varient certainement d’une personne à l’autre (mais) le signe de la corrélation entre ces coûts (qu’ils soient en dollars ou en unité de temps) et les salaires est ambigu ». Nous considérons que ces coûts dépendent du niveau de productivité, c = c(?), et que le gouvernement en connaît la distribution mais ne peut les observer pour chaque individu. Nous supposons que ces coûts, monotones et deux fois continûment différentiables, n’augmentent pas plus vite que l’utilité de laisser-faire (c?(?) < VB?(?)). Cette hypothèse n’introduit aucune restriction sur le niveau de ces coûts. La situation où les coûts de migration sont constants, qui revient à mettre l’accent sur leur dimension matérielle, constitue un cas de référence.
8L’utilité de réservation est définie comme l’utilité maximale qu’un individu vivant en A peut obtenir en B compte tenu des coûts de migration. Elle est dès lors égale à VB(?) – c(?). Un agent de productivité ? quittera A si et seulement si l’utilité qu’il obtient dans ce pays est moindre que son utilité de réservation. Par conséquent, la contrainte de participation pour les agents de productivité est définie par la relation suivante :

Objectif social et politique fiscale
10Le gouvernement de A souhaite mettre en œuvre la politique fiscale correspondant au meilleur compromis entre son désir de redistribution et son souci de limiter les effets désincitatifs de l’imposition, tout en prévenant l’émigration de sa population. Formellement, si l’on retient une fonctionnelle de bien-être social à la Atkinson, paramétrée par un degré de concernement collectif ? ? 0, l’objectif social consiste à maximiser

12où ??(VA) = V1 – ?A / (1 – ?) pour ? ? 1 et ?1(VA) = ln VA. La productivité individuelle étant une information privée, l’assiette de l’impôt est le revenu brut des agents. La fonction d’imposition T(zA), par définition égale à la différence entre le revenu brut zA et le revenu disponible xA, doit vérifier la contrainte budgétaire du gouvernement

14où ? 0 correspond au niveau des dépenses publiques en A. Lorsque ce niveau est nul, la politique fiscale est purement redistributive.
Le barème optimal avec vote avec les pieds
15L’imposition optimale du revenu cherche à résoudre le dilemme entre équité et efficacité, en s’appuyant sur la différence fondamentale entre information publique et information privée introduite par Mirrlees [1971]. À cette fin, il convient notamment de s’assurer de la mise en œuvre (implémentabilité) du barème d’imposition optimale. Lorsque les agents ne peuvent pas voter avec leurs pieds, l’implémentabilité requiert simplement la satisfaction de contraintes d’auto-sélection qui permettent la révélation de l’information privée à la disposition des agents. En revanche, lorsque les agents ont la possibilité de voter avec leurs pieds, l’implémentabilité du barème fiscal nécessite également la satisfaction de contraintes de participation. Puisque nous nous intéressons ici au scénario dans lequel le gouvernement souhaite empêcher le nomadisme fiscal, le barème optimal est celui qui maximise (SWF), sous la contrainte budgétaire (R), les conditions classiques d’incitation du premier et du second ordre VA?(?) = lA(?)v?(lA(?))/? et z?A(?) ? 0 ainsi que sous la contrainte de participation (cp) pour tout ? de .
16Nous appelons : ? le multiplicateur de la contrainte budgétaire de l’État (R), correspondant à l’unité de compte en bien-être en A ; ?(?) la variable adjointe de la condition d’incitation du premier ordre ; ?(?) le multiplicateur de la contrainte de participation (cp), correspondant au prix implicite d’une augmentation de l’utilité de réservation en ?. Nous désignons par e(?) l’élasticité (hicksienne) de l’offre de travail au taux de salaire net. Nous appelons D(?) la moyenne des utilités sociales marginales des agents dont la compétence est supérieure à ?, . De façon similaire, nous définissons ?(?) comme le prix implicite moyen d’un accroissement marginal de l’utilité de réservation pour tous les agents de compétence supérieure à ?,

18Nous présentons à présent la formule d’imposition optimale lorsque les individus peuvent voter avec leurs pieds. Nous supposons à cette fin une absence de bouchonnement à l’optimum et la continuité de la variable adjointe ?(?).
19Proposition 1. Les taux marginaux d’imposition optimale en A sont donnés par ,

21où ?() ? 0 ( = 0 quand (cp) n’est pas active en ?).
22La Proposition 1 étend la formule d’imposition optimale de Diamond [1998] au cas où les agents peuvent voter avec leurs pieds. Le taux marginal d’imposition à l’optimum est la combinaison d’un facteur lié à l’efficacité A(?), d’un facteur éthique B(?), et d’un facteur démographique C(?). Seul le facteur éthique est modifié par rapport à l’écriture de Diamond qui donne les taux marginaux comme le produit A(?)B1(?)C(?). Aussi renvoyons-nous à Diamond [1998] pour le commentaire de A(?) et C(?) et concentrons notre attention sur l’étude du facteur éthique.
23À cette fin, nous appelons ?* l’infimum de l’ensemble des niveaux de productivité pour lesquels les contraintes de participation (cp) sont actives et remarquons que B2(?) est positif, y compris pour ? < ?*. Les contraintes de participation jouent dans le sens d’une réduction des taux marginaux d’imposition avant même que le niveau de compétence ?* à partir duquel elles deviennent actives soit atteint. En effet, une augmentation des taux marginaux d’imposition auxquels font face les individus ne menaçant pas de voter avec leurs pieds induit mécaniquement une augmentation de l’impôt payé par tous les agents de compétence supérieure, y compris ceux pour lesquels les contraintes de participation sont actives.
24En économie fermée, un accroissement des taux marginaux d’imposition en ? induit une diminution locale de l’offre de travail mais une augmentation du rendement de l’impôt payé par les agents de compétence supérieure (?? > ?) ; ceci peut permettre de relâcher la contrainte budgétaire et d’augmenter la redistribution en faveur des agents moins productifs (Piketty [1997]). En présence de vote avec les pieds, un accroissement des taux marginaux d’imposition a deux effets supplémentaires qui sont défavorables en terme de finances publiques. Il convient d’une part de compenser les agents qui menaçaient déjà d’émigrer du montant additionnel de l’impôt. D’autre part, les contraintes de participation vont devenir actives pour de nouveaux agents. Le rendement d’une hausse des taux marginaux en ? < ?* a ainsi tendance à diminuer lorsque ? s’approche de ?* Ceci explique pourquoi B2(?) est croissant en ? pour ? < ?* [1] et joue donc en faveur d’une diminution des taux marginaux d’autant plus grande que ? est proche de ?*. Cet effet est particulièrement net dans le cas Rawlsien où D(?) = 0 pour ? ? .
25Cette tendance à la diminution des taux marginaux d’imposition avant même que les contraintes de participation soient actives, se traduit en particulier par une diminution de l’imposition moyenne des agents menaçant d’émigrer. Il s’agit finalement d’abaisser les taux marginaux pour préserver le revenu disponible des agents pour lesquels les contraintes de participation sont actives. Ainsi, en présence de vote avec les pieds, ce ne sont pas les taux marginaux qui sont décisifs, comme en économie fermée, mais les taux moyens. On retrouve alors l’idée de bouclier fiscal.
Les résultats des simulations
26Nous étudions le barème d’imposition optimale en France lorsque les individus peuvent voter avec leurs pieds mais que le décideur public souhaite empêcher l’émigration des agents productifs. Ce barème dépend, comme en économie fermée, du degré de concernement collectif, du montant des dépenses publiques, de la distribution des compétences, de l’élasticité de l’offre de travail au taux de salaire réel, mais également des coûts de migration.
27Le degré de concernement collectif, expression d’un choix politique, constitue l’élément essentiel de l’aspect éthique de l’imposition optimale. Nous privilégions ici le cas rawlsien, et nous concentrons sur l’aspect purement redistributif du système fiscal ( = 0). Comme notre modèle ne retient qu’un seul paramètre d’hétérogénéité, nous considérons la population des célibataires que nous décrivons à l’aide d’une loi log-normale obtenue par estimation Kernel à partir du traitement de l’enquête Budget des Familles 1995 par Laslier, Trannoy et Van der Straeten [2003, Annexe C]. En normalisant à un la compétence des individus médians, nous obtenons une distribution ayant pour moyenne 0,2398 et pour variance 0,4403. Dans la mesure où plus de 99,99 % de la population a un niveau de compétence inférieur à 5, nous supposons la borne supérieure de compétence
égale à 5 et répartissons la population restante à l’aide d’une loi uniforme sur [0,5]. Afin de rendre l’analyse suffisamment maniable, nous considérons que l’élasticité de l’offre de travail est constante, ce que nous notons e(?) = e. Cette élasticité intervient dans la fonction d’utilité sous la forme U(x,l) = x – l1 + 1/e/(1 + 1/e). Nous prenons e = 0, 2 pour valeur de référence, comme dans l’article de d’Autume [2000]. Les coûts de migration constituent l’élément nouveau du modèle que nous proposons et jouent donc un rôle particulièrement important dans le résultat des simulations. Comme notre modèle est statique, ces coûts comme les niveaux d’utilité s’entendent en valeurs actualisées. Ils sont à payer en une fois, une année donnée. La dimension psychologique des coûts de migration étant difficile à apprécier, nous mettons ici l’accent sur leur dimension matérielle en choisissant des coûts constants avec la compétence [2]. Nous disposons de données relativement précises en ce qui concerne les coûts d’émigration vers l’Australie et proposons de les retenir comme valeurs de référence. Le budget minimum à prévoir pour un célibataire est compris entre 7 500 et 11 200 euros. Nous attachons une attention particulière à l’étude de la sensibilité du barème d’imposition à la valeur des coûts de migration.
28Nous commentons les résultats des simulations dans le cas rawlsien [3], [4]. Le barème fiscal optimal est alors celui qui maximise le bien-être des agents les plus mal lotis au sein de la population (? = ). Le tableau 1 donne les caractéristiques principales de l’optimum social. En économie fermée, l’allocation optimale accorde aux agents les plus mal lotis une subvention annuelle de 13 094 euros. Cette allocation n’est plus implémentable lorsque les agents sont autorisés à voter avec leurs pieds, dès lors que les coûts de migration sont inférieurs à 34 250 euros. Au-delà de ce montant, l’optimum est le même qu’en économie fermée car plus aucun agent n’est en mesure de menacer de quitter le pays afin de retirer une rente de situation. En outre, la proportion d’agents pour lesquels les contraintes de participation sont actives augmente lorsque les coûts de migration diminuent. Dans la mesure où il n’est pas possible d’imposer les agents recevant leur utilité de réservation autant qu’en économie fermée, la redistribution des revenus au sein de la population est donc d’autant plus faible que les coûts de migration sont peu élevés. Pour des coûts de migration de 9 000 euros [5], les contraintes de participation sont actives pour environ 11 % de population. La subvention accordée aux agents les plus mal lotis s’établit à 12 103 euros, ce qui représente une baisse de 8 % par rapport à la subvention qu’ils obtiennent en économie fermée. Lorsque les coûts de migration deviennent nuls, plus aucune subvention n’est versée aux agents les plus mal lotis ; leur utilité, et donc l’utilité sociale, sont alors nulles.
Caractéristiques de l’économie à l’optimum rawlsien (c = 9 000 ; e = 0,2 ;
= 0)

Caractéristiques de l’économie à l’optimum rawlsien (c = 9 000 ; e = 0,2 ;
= 0)
29Il est intéressant d’examiner plus attentivement les caractéristiques de l’optimum social pour des coûts de migration inférieurs au seuil de 34 250 euros. La figure 1 donne le revenu disponible en fonction du revenu brut pour des coûts de migration de 9 000 euros. Les revenus bruts figurent en abscisse et les revenus nets en ordonnée. La distance verticale entre la courbe des revenus et la première bissectrice (Id) correspond à l’imposition acquittée. Le taux marginal d’imposition est égal à un, moins la pente de la courbe des revenus. Il apparaît que les taux marginaux d’imposition auxquels font face les agents sont plus faibles qu’en l’absence de vote avec les pieds (fig. 2), y compris pour les agents pour lesquels les contraintes de participation ne sont pas actives. Ceci illustre la propriété théorique détectée lors de l’analyse de la formule d’imposition optimale et se traduit par un plafonnement des taux moyens d’imposition (fig. 3). Nous remarquons, d’une part, que ce plafonnement varie en fonction du revenu. Dès lors, l’adoption d’un taux de plafonnement fixe de l’imposition moyenne est sous-optimale. D’autre part, le taux moyen d’imposition maximal frappe les agents des classes moyennes, qui sont les plus productifs parmi ceux qui sont insuffisamment talentueux pour menacer de quitter le pays. La figure 4 donne le gain ou la perte fiscale par rapport à l’économie fermée. Elle résume le triple impact de la menace du vote avec les pieds sur la redistribution des revenus au sein de la population. L’ouverture de l’économie a pour effet une diminution significative de l’imposition prélevée sur les agents talentueux pour lesquels les contraintes de participation sont actives. La pression fiscale qu’ils supportaient est reportée sur les agents des classes moyennes : c’est la malédiction des classes moyennes. Mais ce report n’est que partiel, en raison des contraintes de participation. En conséquence, la redistribution vers les bas revenus est réduite.
Revenu disponible en fonction du revenu brut à l’optimum avec/sans vote avec les pieds (Rawls, c = 9 000 ; e = 0,2 ;
= 0)

Revenu disponible en fonction du revenu brut à l’optimum avec/sans vote avec les pieds (Rawls, c = 9 000 ; e = 0,2 ;
= 0)
Taux marginaux d’imposition optimale avec/sans vote avec les pieds (Ibid.)

Taux marginaux d’imposition optimale avec/sans vote avec les pieds (Ibid.)
Taux moyen d’imposition optimale avec/sans vote avec les pieds (Ibid.)

Taux moyen d’imposition optimale avec/sans vote avec les pieds (Ibid.)
Perte ou gain fiscal résultant de l’ouverture de l’économie A (détail) (Ibid.)

Perte ou gain fiscal résultant de l’ouverture de l’économie A (détail) (Ibid.)
Conclusion
30La mobilité potentielle des agents afin d’exploiter des différences de fiscalité entre pays, enrichit le dilemme fondamental entre équité et efficacité formulé par Mirrlees [1971] d’un conflit entre volonté redistributive et désir de maintenir le revenu national par tête. Ceci se traduit sur la scène publique par la volonté de réduire l’imposition sur les hauts revenus afin de préserver la richesse nationale. Cependant, compte tenu de la complexité des paramètres qui entrent en jeu, une réponse politique ne peut s’abstraire d’une exploration économique du domaine des possibles. C’est sur ce point que la théorie de l’imposition optimale se révèle utile.
31Cet article applique au cas français un modèle d’imposition optimale à la Mirrlees dont l’originalité est d’autoriser les agents à voter avec leurs pieds. Les limites de cet exercice sont bien sûr apparentes car nous avons dû procéder à des simplifications importantes afin de procéder à des simulations. Notre travail a cependant une portée méthodologique et illustrative. Il montre en effet comment la théorie de l’imposition optimale peut être enrichie d’éléments nouveaux afin de fournir un éclairage, certes partiel, sur des questions importantes du débat public. Il étend tout d’abord la formule d’imposition optimale de Diamond [1998] au cas où les agents sont autorisés à voter avec leurs pieds. Il présente ensuite des résultats numériques décrivant quelles marges de redistribution sont conservées en fonction du niveau des coûts de migration. Il souligne l’importance des taux moyens et donne un soubassement théorique à l’idée d’un bouclier fiscal afin d’empêcher l’émigration des agents les plus productifs. Il montre en particulier que le plafonnement optimal du taux moyen d’imposition n’est en général pas invariant par rapport au revenu. La menace du vote avec les pieds a finalement un triple impact : il limite les marges de redistribution au sein de la population, il relâche la pression fiscale sur les agents les plus talentueux et la reporte en partie sur les classes moyennes insuffisamment talentueuses pour menacer de quitter le pays.
32Une exploration plus approfondie de l’impact du nomadisme fiscal sur la politique optimale de redistribution du revenu fait l’objet d’un travail parallèle [Simula et Trannoy, 2005b]. Celui-ci s’affranchit tout d’abord de l’hypothèse de quasi-linéarité des préférences. Il s’intéresse ensuite à des points de vue sociaux alternatifs. Il présente enfin des simulations pour d’autres profils de coûts de migration.
Notes
-
[*]
Ehess, et idep-greqam, 2 rue de la Charité, 13236 Marseille cedex 02. Courriels : Laurent. Simula@ ehess. fr ; Alain. Trannoy@ ehess. univ-mrs. fr
-
[1]
On a en effet ?(?) = 0 pour ? < ?*.
-
[2]
Les agents pour lesquels les contraintes de participation sont actives acquittent une imposition égale au coût de migration auquel ils font face en raison de la constance des coûts de migration et de l’élasticité de l’offre de travail.
-
[3]
Dans le cas utilitariste et en économie fermée, T? = 0 : la situation optimale correspond donc au laisser-faire. Puisque les agents résidant en A obtiennent leur utilité de laisser-faire, ils n’ont pas intérêt à émigrer lorsqu’on les autorise à voter avec leurs pieds. Le laisser-faire demeure la solution d’imposition optimale en présence de vote avec les pieds.
-
[4]
Il convient de noter que la condition du second ordre pour l’auto-sélection est satisfaite par l’ensemble des barèmes optimaux que nous avons obtenus par simulation, sans qu’il soit nécessaire d’introduire explicitement la contrainte de non-décroissance du revenu brut.
-
[5]
9 000 euros représentent 68 % du revenu annuel du célibataire médian en 1995.