1 Une enquête collective réunit depuis plusieurs années ethnographes et économètres décidés à coopérer le long d’une chaîne de production et de traitement de données empiriques, qui vise à mettre en évidence le fonctionnement de l’économie domestique pour évaluer les incidences des politiques sociales en matière de prise en charge (care) des personnes dépendantes. Il s’agissait d’abord d’utiliser l’œil ethnographique pour rompre avec les définitions communes de la famille et du ménage, et comprendre de l’intérieur les recompositions familiales liées à l’apparition d’une dépendance [1]. Des cas ethnographiques furent soumis, sous forme de faits stylisés, à l’économiste pour qu’il construise un modèle théorique susceptible d’expliquer la variabilité des phénomènes observés. Nous cherchons aujourd’hui à effectuer un recueil standardisé de données en nombre suffisant pour tester ce modèle. Une telle présentation de notre division du travail semble laisser à l’ethnographe et à l’économètre deux places symétriques, en amont et en aval d’une construction théorique entièrement réservée à l’économiste. Il n’en est rien. D’abord parce que l’observation ethnographique mobilise toujours, fût-ce implicitement, une somme de connaissances et d’interrogations théoriques accumulées qui informent la sélection des traits observés ; ensuite parce qu’au cours de nos débats sur la modélisation choisie par les économistes de notre équipe, nous avons remis en cause l’empirisme d’abord pensé comme irréductible de la sociologie ethnographique [2] et avons tenté d’expliciter des postulats théoriques compatibles avec notre pratique de l’enquête de terrain [3].
2 Nous situerons d’abord rapidement notre approche ethnographique de l’économie domestique, qui dialogue avec l’économie de la famille, dans sa relation avec la sociologie du care et avec l’anthropologie économique de la parenté. Nous présenterons ensuite les cas de deux familles aux prises avec le droit français de l’obligation alimentaire, qui éclairent d’un jour nouveau la question du care et de sa rémunération. Nous présenterons enfin nos choix de modélisation pour en discuter la pertinence par rapport à notre approche ethnographique.
Ethnographie de l’économie domestique et prise en charge des personnes dépendantes
3 Les enquêtes collectives, que nous menons depuis plusieurs années déjà, sont orientées par une question qui traduit le souci des professionnels du secteur médical devant la multiplication des situations où une dépendance physiologique individuelle (qu’elle soit la conséquence d’un handicap, d’une maladie chronique invalidante, de la grande vieillesse ou de la prime enfance) ne rencontre pas naturellement [1] une solution appropriée. La voici : soit une personne médicalement ou objectivement dépendante, c’est-à-dire incapable de survivre physiologiquement sans l’assistance personnelle quotidienne d’autrui ; comment s’organise sa prise en charge, dès lors indispensable ?
Définir l’économie domestique
4 Au-delà, ou en deçà, de l’actualité sociale ou politique, notre attention ethnographique a été aiguisée par la délimitation préalable d’un domaine d’investigation, que nous désignons par le terme d’économie domestique, en tant qu’il se distingue de l’économie de marché, de l’économie des organisations ou de l’économie publique. Cette délimitation d’un domaine du réel nous entraîne à reprendre la définition substantive de l’économie (economy) comme domaine du réel, à savoir « les formes et les structures sociales de la production, de la répartition et de la circulation des biens matériels [2] » – nous dirions aujourd’hui « des biens et des services matériels et immatériels ». Au sein de ce vaste domaine, les économistes ont pris l’habitude de distinguer au moins trois modalités d’allocation des ressources, le marché, l’État et la famille, cette dernière désignant soit les membres d’un même ménage (intra household economics), soit les membres d’une même lignée (étude du lien intergénérationnel). Les ethnographes, pour leur part, préfèrent resituer ces échanges intra-familiaux, avec toute leur diversité (au sein d’un ménage, entre plusieurs ménages et entre générations familiales), au sein d’un ensemble plus large, l’économie domestique (domestic economy), c’est-à-dire la production, la répartition et la circulation de biens et services en dehors du marché et en dehors des institutions. On a désigné cette sphère, immense et apparemment marginale, sous plusieurs termes : échanges non marchands, échanges cérémoniels, économie du don [3], économie non officielle ou informelle [4], économie non marchande ou infra-marchande, économie du tiers secteur [5], économie non officielle, etc. Si nous préférons la désigner comme économie domestique, terme non moins imparfait que les autres, c’est pour rappeler les recherches classiques de l’anthropologie et de l’histoire marxistes qui, sans aller forcément jusqu’à théoriser un mode de production domestique, insistaient, dans nos sociétés, sur l’importance de la sphère de la reproduction et, dans toute société, sur la dimension productive de la résidence ou de la localité, à la fois groupe co-résident de production domestique et atome local des rapports de force politiques. Le terme présente deux avantages secondaires : il renvoie aux recherches féministes qui ont découvert l’importance macroéconomique de la production domestique stricto sensu, c’est-à-dire effectuée dans le cadre du ménage, d’abord réduite à sa face féminine, la plus massive ; il permet la confrontation avec les théories microéconomiques de la famille qui étudient les rapports de force au sein d’un ménage, et prennent en compte la production domestique, production non rémunérée (ni par un salaire ni par un prix) dont on peut évaluer le poids individuel grâce à la notion de « coût d’opportunité » (ou perte du gain auquel un individu doit renoncer pour se consacrer à cette production).
Activités domestiques et rémunération
5 Dans cette perspective, la littérature du Caring, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Europe du Nord essentiellement, a développé le concept de travail sans salaire [1] à propos de l’énorme production de services effectuée majoritairement par des femmes dans les secteurs du care, c’est-à-dire des services aux personnes prenant place dans un contexte d’intimité plus ou moins grande, de relations personnalisées [2]. La question des paiements possibles pour ce type de travail, des formes de compensation déjà existantes ou imaginables a ainsi été abordée essentiellement dans le but de réhabiliter ce travail sans salaire, et avec en particulier une perspective féministe. Le problème longtemps débattu de la « marchandisation [3] » a conduit beaucoup d’auteurs à suivre Viviana Zelizer [2001] [4] dans l’idée que la monétarisation n’est pas synonyme de dépersonnalisation des relations ; l’intimité s’accommode très bien de divers modes de paiement, ce que les travaux ethnographiques montrent, dès à présent. La présence de rapports conflictuels a essentiellement été abordée sous deux angles : les relations entre époux, et les rapports entre aidant et aidé ; on s’est par exemple demandé quelle forme de paiement était susceptible d’augmenter le pouvoir des aidants, qui travaillent majoritairement gratuitement ou pour des salaires minimes, mais aussi des aidés (personnes handicapées notamment) [5]. Le travail des auteurs de Charges de famille [6] a abouti à une réflexion du même ordre sur la possibilité de rémunérer l’aide apportée dans la famille.
Encadrement institutionnel et juridique des activités domestiques
6 Ce parti pris de dénomination ne doit pas faire oublier une caractéristique essentielle de l’économie domestique : la faiblesse, voire l’absence, d’encadrement institutionnel [7]. De ce fait, les modes de calcul y sont moins stables qu’ailleurs, plus sujets à controverses. S’y intéresser permet de comprendre les différentes logiques qui guident les comportements individuels – ou, pour le dire dans un vocabulaire plus rigide, les différentes normes plus ou moins intériorisées auxquelles se réfèrent, plus ou moins explicitement, les individus. On découvre à cette occasion que l’économie domestique dispose d’un encadrement institutionnel assez lâche, inscrit dans des pratiques d’origine scolaire (tenir ses comptes), dans des objets de consommation courante (du cahier à l’ordinateur), dans des relations quotidiennes avec des agents de socialisation administrative (employés de l’état civil, guichetiers divers, travailleurs sociaux).
7 En même temps, les modes de calcul indigènes y renvoient à des dispositifs cognitifs et à des normes morales plus ou moins institutionnalisées. Le cadre de cette sphère de l’économie est en effet avant tout défini par les règles non officielles, ou non écrites, de la politesse, de l’étiquette et de la sociabilité et par les règles juridiques de la filiation, du mariage et du contrat, la confrontation avec les professionnels du droit n’ayant lieu d’ailleurs, le plus souvent, qu’après coup. Ces phénomènes ont été analysés dans le cadre des divorces [1]. Il est plus rare de les prendre en compte dans le cadre de la prise en charge des personnes âgées dépendantes ou des malades.
Des familles saisies par le droit
8 Une étude menée en 2002 sur cinq familles populaires et rurales du Sud-Ouest de la France (région de Bordeaux et de Toulouse), confrontées à des décisions de justice pour des questions d’obligation alimentaire concernant des personnes âgées placées en maison de retraite, a été l’occasion pour nous de renouveler la tentative d’une ethnographie des façons de compter lorsqu’il est question de prise en charge et qu’une décision familiale doit être prise. Des enquêtes approfondies (entretiens répétés auprès de plusieurs membres de chaque famille [2]) permettent de dégager des liens entre configurations familiales, décisions de prise en charge et répartition des charges financières entre les personnes concernées. La question du paiement se pose ici d’une manière originale par rapport aux problématiques du care. Il s’agit de réfléchir non plus à la possibilité de rémunérer un aidant (i.e. rémunérer une production domestique) mais à la mise en œuvre d’un dispositif qui vise à obliger les descendants à financer la prise en charge d’une personne âgée par un établissement collectif (i.e. financer familialement une production marchande) : qui, dans la famille, doit payer pour les soins de l’aidé, et à quelle hauteur ? Qui peut se permettre de forcer indirectement les autres à contribuer, en décidant d’une mise en institution qui mène la famille devant le juge ?
9 Le principe de l’obligation alimentaire [3] est généralement activé par les établissements de soins [4] dans les situations de crise, c’est-à-dire, souvent, dans le cas de familles à faibles ressources. Les passages devant le juge sont l’occasion pour les obligés alimentaires d’exprimer leurs sentiments sur la bonne façon de répartir les charges financières, mais aussi sur la légitimité d’une mise en institution. L’inscription d’obligations alimentaires ascendantes dans le Code civil fait de la France un pays « à part » et isole du courant international majeur des recherches, construit pour la situation anglo-saxonne, les réflexions menées dans le contexte français sur les enjeux de la prise en charge des personnes âgées dépendantes. De ce fait, et paradoxalement, cette spécificité représente une occasion sans équivalent de saisir les normes non légales qui régissent les fonctionnements infra-judiciaires des groupes domestiques. Les situations de conflits entre obligés alimentaires (membres du groupe désigné par la loi) sont en effet riches en discours tant sur la désignation des membres de la famille qu’il est juste de mettre à contribution que sur le montant qu’il est juste d’exiger d’eux : l’enjeu n’est pas seulement de rejeter la charge du paiement sur l’autre.
10 L’examen des familles rencontrées montre qu’une des clefs des conflits observés réside en effet dans le décalage qui peut exister entre les définitions juridique et administrative et les définitions profanes des frontières du groupe de mise en commun des ressources (ou d’une partie des ressources) [1] et des règles de cette mise en commun. Ce décalage ne devient intelligible que si les positions de chacun (y compris celle du juge) sont rattachées à l’histoire familiale, c’est-à-dire à la situation qui prévalait avant la décision d’entrer en maison de retraite. Ainsi, même lorsqu’il s’agit d’étudier le financement familial d’une production de soins marchande, il importe de comprendre le fonctionnement du groupe domestique concerné, c’est-à-dire de comprendre pourquoi certains, parmi les aidants potentiels (les enfants de personnes âgées dépendantes par exemple), deviennent les aidants effectifs, en temps et/ou en argent et pourquoi telle norme est mobilisée pour soutenir les comptes qui sont faits entre les différents protagonistes, quel que soit le mode de production des soins. Étudions ce fonctionnement à partir de deux cas extraits du travail de terrain.
11 Mme Pradeau retirée par un médecin à sa fille illégitime, Josiane
12 Mme Pradeau, née en 1912, fut longtemps ouvrière agricole dans le Bordelais, un court moment métayère avec son époux dont elle a divorcé en 1953 ; après quoi elle a fait des ménages et gardé des enfants jusqu’à l’âge de la retraite. Elle a eu douze enfants ; la dernière, Josiane, est née hors mariage. Josiane a longtemps vécu chez sa mère (jusqu’à l’âge de 40 ans environ). Lorsqu’elle a emménagé avec son compagnon dans une petite ville proche, elle a proposé à sa mère de les rejoindre. Mais la cohabitation avec le gendre s’est mal passée ; à la suite d’une violente dispute, le médecin a décidé d’hospitaliser Mme Pradeau.
13 Depuis, Mme Pradeau vit dans une maison de retraite dans l’enceinte de l’hôpital. Elle a une tutrice qu’un de ses fils, Marcel, a récemment essayé de dessaisir à son profit ; Marcel ne voyait pourtant plus sa mère depuis une vingtaine d’années. À la suite de cet événement, il y a eu procès ; la tutrice a été confortée dans son statut et les enfants doivent tous verser 300 F par trimestre, sauf Josiane, exemptée pour ressources insuffisantes.
14 Mme Delpech placée en institution par sa petite-fille, Nathalie
15 Mme Delpech, née en 1906, est une ancienne ouvrière agricole dans une région proche de Bordeaux ; elle a eu quatre enfants et s’est séparée tôt de son mari. Elle compte à présent de nombreux petits-enfants et arrière-petits-enfants. Elle a été en particulier très proche de l’une de ses petites-filles, Nathalie, la fille aînée de sa fille aînée, qu’elle a élevée et chez qui elle est venue habiter dans ses vieux jours. Cette petite-fille l’a placée récemment en maison de retraite, estimant qu’elle ne pouvait plus la prendre en charge seule. Elle s’est engagée à payer 3 000 F – prélevés sur la pension de Mme Delpech – sur les 5 000 F environ nécessaires. La maison de retraite a envoyé à trois des enfants de Mme Delpech la facture pour solder le reste, la quatrième, Francette, étant perdue de vue par ses frères et sœurs depuis de nombreuses années. Seul son fils Francis a accepté de payer, les deux autres (l’aînée, Simone, la propre mère de Nathalie, et le second, Simon) ont refusé. Il y a eu procès, puis appel. Mme Delpech a été mise sous tutelle. Finalement, sa petite-fille Nathalie (aide-soignante en maison de retraite), son fils Francis (ancien ouvrier agricole) et sa fille Simone (ouvrière retraitée) doivent, au moment où je les rencontre, verser 800 F chaque mois, son fils Simon (ouvrier maçon en retraite) 400 F ; sa fille Francette est exemptée du fait de ses ressources insuffisantes.
16 Les conflits entre les Delpech ont donc été portés devant les tribunaux, et ont produit chez les protagonistes des discours bien rodés. Des conflits d’interprétation autour de l’histoire des relations familiales nourrissent ici des controverses sur les droits et devoirs de chacun. Après le second jugement, l’état des antagonismes est figé en deux camps : d’un côté, la petite-fille Nathalie et Francis (un des fils) ; de l’autre, Simon (l’autre fils) et Simone (une des filles, la propre mère de Nathalie). Nathalie ne comprend pas qu’elle ait à payer autant que ses oncles et tantes alors que les autres petits-enfants ne sont pas appelés à contribution. La particularité, ici, est en effet que le juge a en partie entériné l’histoire familiale : Nathalie, élevée par sa grand-mère, semble considérée comme une fille de Mme Delpech. Nathalie ressent cette assignation comme une double injustice : non seulement sa propre mère ne s’est pas occupée d’elle, non seulement elle-même a abrité sa grand-mère à une époque où, selon elle, Mme Delpech était alcoolique, mais à présent elle doit en plus en payer le prix. La position de Nathalie embarrasse. Francis soutient sa nièce Nathalie. D’une part, il n’a jamais été proche de ses frère et sœur, Simon et Simone. De plus, il leur reproche d’avoir été à l’origine de l’expulsion de Mme Delpech d’une première maison de retraite, qui était moins chère que celle qui l’accueille actuellement. Nathalie et Francis refusent de payer au moment où je les rencontre, ce qui vient de leur valoir la visite de l’huissier. Quant à Simone et à Simon, ils se sont fortement opposés au placement en maison de retraite, ont contesté le fait même d’avoir à payer. Mais au moment où je fais leur connaissance, ils sont plutôt satisfaits du jugement en appel et versent leur contribution. Nathalie est cependant la seule à rendre régulièrement visite à Mme Delpech.
L’entrée en maison de retraite : un moment de crise
17 À propos de ces deux familles, la tutrice, effrayée par tant de disputes et de récriminations, m’avait prévenue : « On vous racontera des horreurs » ; il s’agit de « situations difficiles, pénibles ». En réalité, les entretiens montrent qu’avant la crise la prise en charge était assurée et le fonctionnement familial paraissait à tous, ou à la plupart, comme allant de soi. Dans les deux cas, la mise en institution et l’activation de l’obligation alimentaire ont remis la routine en question.
18 L’histoire de la famille Pradeau semble entachée par deux drames originels : le divorce des parents en 1953 et la naissance illégitime de Josiane, en 1954, de père inconnu. Pour Mariette, la fille aînée de Mme Pradeau, cette période est marquée, de plus, par ce qu’elle considère comme une flétrissure, à savoir : sa mère, honteuse de la naissance hors mariage de Josiane, aurait cherché à la faire passer pour la fille de Mariette. Ces événements, à une époque où seules les familles populaires connaissaient massivement des ruptures familiales alors déviantes, permettent de comprendre que les enfants aient cherché à fonder leurs foyers loin de leur mère et se soient davantage orientés vers leurs belles-familles. Ainsi, les enfants de Mme Pradeau se sont peu côtoyés au cours de leur vie. Pourtant, à cette caractéristique près de liens assez faibles, la structure de leurs relations ressemble assez à ce que l’on connaît des relations de germanité à l’âge adulte : peu normées, elles se sont orientées essentiellement suivant des affinités liées à la profession, aux différentiels de mobilité sociale, au lieu de résidence [1]. Ce n’est que du fait des événements récents qu’on tend à lier la nature « déchirée » de la famille et les conflits autour de la prise en charge de Mme Pradeau.
19 Josiane supportait mal son travail d’aidante ; l’histoire de ses relations avec sa mère et ses demi-frères et sœurs est chargée de rancœurs. Pour autant, ce n’est pas Josiane qui a mis sa mère en maison de retraite, mais le médecin, et elle continue à rendre visite à la vieille dame, à lui laver son linge et à lui apporter quelques gourmandises. Elle n’apprécie pas, d’ailleurs, que Roselyne, l’une de ses demi-sœurs, tente un retour vers sa mère et dénigre toutes les tentatives de cette dernière pour prendre soin d’elle, arguant qu’elle ne la connaît pas et ne peut donc l’aider correctement : Josiane tient malgré tout à garder ses prérogatives de fille aidante, la plus proche de Mme Pradeau.
20 Chez les Delpech, c’est bien Nathalie qui a décidé de mettre sa grand-mère en maison de retraite. Nathalie est aide-soignante dans un établissement privé pour personnes âgées. La santé de sa grand-mère se dégradait et son mari était lui-même atteint de diabète. Elle explique qu’elle ne supportait plus d’avoir à faire chez elle, le soir, les mêmes gestes que toute la journée, au travail. Par son emploi, elle avait connaissance du système de l’obligation alimentaire. Celui-ci lui a en quelque sorte permis d’élargir le cercle des aidants par la force, mais d’une manière bien spécifique : en les obligeant à payer pour une maison de retraite. Là encore, Nathalie reste malgré tout l’aidante principale, seule personne, avec ses enfants, à rendre visite à la vieille dame, à qui elle apporte vêtements et petits cadeaux.
Des vocations d’aidante
21 Dans les deux familles, l’organisation de la prise en charge était jusqu’à la mise en institution spontanément orientée suivant l’histoire de la fratrie. À l’entendre, Josiane n’y trouvait pourtant pas son compte. Fille illégitime, déclassée par rapport à la plupart de ses frères et sœurs qui ont connu une certaine ascension sociale (Josiane fait des ménages, assiste des personnes âgées), simple demi-sœur, sans enfant et anciennement concubine d’un alcoolique, Josiane, très complexée, fait le récit d’une émancipation tardive vis-à-vis de sa mère ; elle est quasiment toujours restée près d’elle et semble le regretter fortement. De son discours ne ressort pas une grande proximité affective avec sa mère. Mais leur histoire depuis son enfance semble avoir construit une sorte de vocation. Le choix de l’enfant qui prend quotidiennement en charge sa mère semble tacite : une vocation naît des frontières de la maisonnée qui a pendant longtemps englobé Mme Pradeau et Josiane. Les emplois occupés par Josiane ont, de plus, souvent à voir avec la prise en charge à domicile de personnes âgées ; c’est ce qu’elle dit d’ailleurs faire le plus volontiers. Ce savoir professionnel sur l’aide aux personnes âgées s’est sans doute construit en partie à travers sa pratique de fille aidante, en même temps qu’il lui donne en retour une certaine compétence quand il s’agit de s’occuper de sa mère.
22 Avant la crise, l’aide apportée par Josiane, d’une part, et par Nathalie, d’autre part, pouvait être analysée comme une vocation, au sens où Céline Bessière utilise ce terme pour analyser la transmission du métier de viticulteur [1]. Comme dans les entretiens réalisés par Céline Bessière, les membres des familles que j’ai rencontrés utilisent abondamment le verbe « intéresser ». Par exemple, Aline, la femme de Simon Delpech, explique à plusieurs reprises que Mme Delpech ne s’est jamais intéressée à leurs propres enfants, alors qu’elle a couvert d’attentions et de cadeaux ceux de Nathalie. Depuis son enfance, Nathalie est considérée par sa grand-mère et par le reste de la famille comme une quasi-fille de Mme Delpech et sa plus proche parente. Mme Delpech a vécu chez elle et a gardé ses enfants. Elles ont presque toujours appartenu à la même maisonnée, la retraite de Mme Delpech étant d’ailleurs comptée comme l’un des revenus de la maisonnée. C’est pourquoi les autres obligés alimentaires estiment qu’il est du devoir de Nathalie de prendre sur elle les conséquences de la dépendance. Aline est révoltée par un passage du premier jugement notifiant que Nathalie a dû « provisoirement » cohabiter avec sa grand-mère. « Le provisoire, il dure depuis sa naissance ! (…) elle l’a toujours eue », rétorque Aline Delpech.
Logiques de maisonnée et entrée en institution
23 Chez les Pradeau, la mise en institution a été peu contestée. Un des fils a essayé de se faire attribuer la tutelle, espérant mettre sa mère en pension chez sa belle-mère, de manière à ce qu’elles prennent mutuellement soin l’une de l’autre. Cette idée a choqué tous les frères et sœurs, et la tutrice précédente, extérieure à la famille, a été rétablie par jugement dans ses droits. Chez les Pradeau, la solution de la maison de retraite a finalement été largement acceptée, et ce d’autant plus que la décision venait d’une autorité médicale et non de Josiane.
24 L’importance de la logique de maisonnée est plus visible chez les Delpech, où le conflit est vif, à la fois quant aux montants imposés à chacun, et à propos du choix même de la mise en institution. Nathalie estime que ses parents sont pour la plupart des monstres, et qu’ils refusent de payer pour leur mère et grand-mère, alors que Mme Delpech a toujours dit se plaire en maison de retraite. Simone, Simon et Aline pensent que Nathalie a failli à ses obligations et les a entraînés par méchanceté dans ses choix inconsidérés. L’incompréhension est totale. S’il y a conflit sur l’interprétation de la situation, c’est en partie parce que parmi les descendants de Mme Delpech, il existe deux vocations à devenir aide familiale. D’une part, Mme Delpech a la plupart du temps vécu près de sa fille aînée, Simone, à laquelle elle a rendu de nombreux services. D’autre part, elle a élevé la fille aînée de Simone, Nathalie, et elle est allée vivre chez Nathalie lorsque celle-ci a fondé un foyer. Simone était donc dans la position de la fille proche qui aide. Et, dans une certaine mesure, c’est bien devenu une vocation puisque c’est elle qui a essayé de convaincre la grand-mère de sortir de l’institution pour s’installer chez elle [1]. Mais la maisonnée, constituée par Nathalie et sa grand-mère depuis plusieurs années, avait forgé une autre vocation ; il semble que le reste de la famille avait d’ailleurs quelque peu oublié Mme Delpech.
25 La logique de maisonnée apparaît aussi dans le discours d’Aline et Simon Delpech. En effet, s’ils ont pu faire aboutir leur requête, c’est qu’ils ont en partie réussi à convaincre le juge de ce qui leur semble si évident et leur tient à cœur : la logique de maisonnée dans la prise en charge. Ils n’ont pas pu faire admettre leur idée selon laquelle il était de la responsabilité de Nathalie de continuer à assumer seule le devenir de sa grand-mère, car ici, la logique de maisonnée va contre le principe de l’obligation alimentaire : Mme Delpech étant en maison de retraite, ses enfants ne peuvent se soustraire à l’injonction de payer. Mais ils ont réussi à faire diminuer leur contribution en avançant qu’ils s’occupaient par ailleurs de la mère d’Aline. De leur point de vue, c’est une question de maisonnée : Nathalie s’occupe de Mme Delpech ; eux s’occupent de la mère d’Aline, qu’ils vont quotidiennement nourrir et soigner chez elle. Aline présente ainsi la répartition des tâches, avec sincérité : ils ont toujours été soudés autour de sa mère à elle et il est normal qu’ils continuent à s’occuper d’elle. Ils ne voient pas, en revanche, pourquoi ils devraient agir de même avec Mme Delpech, qui ne s’est jamais « intéressée » à leurs enfants. Du point de vue du juge, cet argument était cette fois-ci admissible, dans la mesure où la logique de maisonnée est ici traduisible en charges du foyer, qui peuvent être déclarées aux impôts : ils ont financièrement à charge la mère d’Aline, ce qui peut être pris en compte dans le calcul de leur participation.
Comment se décide la prise en charge d’une personne âgée
26 Parmi les cinq familles étudiées, le choix du mode de prise en charge a été le résultat d’avis contraires et de disputes. Certains refus de payer qu’on pourrait être tenté d’interpréter comme des refus de prendre soin ne sont en fait, à bien y regarder, que des refus de la décision prise. C’est le cas, par exemple, dans la famille Delpech : si Simone d’un côté, Simon et sa femme Aline de l’autre, refusent de payer, c’est avant tout parce qu’ils refusent qu’on leur impose l’entrée de Mme Delpech en maison de retraite. D’abord, ils ne comprennent pas ce choix de Mme Delpech, car il leur semble de connaissance commune que tout le monde préfère vivre à domicile plutôt qu’en institution. Surtout, la maison de retraite est extrêmement chère par rapport aux sommes et aux revenus qu’ils ont l’habitude de manier. Bien sûr, ils n’en payent qu’une partie, le reste étant pris en charge par l’aide sociale. Mais le fait qu’il faille plus de 8 000 F pour l’entretien mensuel de leur mère, alors qu’eux-mêmes n’ont jamais gagné plus du smic et vivent avec de petites retraites, leur semble incroyable ; ils sont d’ailleurs choqués que Mme Delpech puisse leur imposer son nouveau mode de vie qui leur semble déraisonnable. Simone et Aline considèrent que Nathalie aurait dû assumer complètement son statut d’aidante ; mais, quitte à le délaisser, elle devait passer le relais à sa mère, Simone, et non placer Mme Delpech en institution. Simone aurait préféré s’occuper de sa mère, avec l’aide ponctuelle d’Aline, plutôt que d’avoir à payer.
27 Il est probable que plus la famille est hétérogène socialement, et éparpillée géographiquement, plus la nécessité du choix est ressentie douloureusement : l’éventail des possibles est en effet ouvert aux divers arguments évoqués ci-dessus. Comment, alors, se réalise un tel choix ? Les analyses effectuées sur les cinq familles étudiées permettent de proposer une liste des divers pouvoirs et légitimités inégalement répartis entre les obligés alimentaires, dont l’équilibre aboutit à la solution finalement adoptée (on ne prend pas en compte ici les légitimités extérieures, notamment le rôle des médecins).
28 – Tout enfant, à l’exclusion de son éventuel conjoint, dispose d’une légitimité dans la décision, cette légitimité paraissant plus forte, dans les familles étudiées, s’il est l’aîné.
29 – Toute personne proche de l’aïeul(e) au quotidien dispose d’une légitimité pour décider et pour agir, d’autant plus nette que les autres se sont éloignés, témoignant ainsi d’une indifférence assumée qui peut être issue de conflits à la génération précédente.
30 – Toute femme, mais plus particulièrement l’aînée des filles, dispose d’une légitimité à « accaparer » les ressources dont dispose l’aïeul(e), soit en habitant avec elle et en partageant ses revenus, soit en disposant de son aide de façon privilégiée. L’appartenance de l’une de ces femmes à la même maisonnée que l’aïeul(e) va le plus souvent de soi, mais lorsque l’aïeul(e) vieillit, on craint rapidement que l’enfant aidant n’abuse de sa proximité pour faire sien ce qui ne lui appartient pas. L’aidant(e) perd alors sa légitimité et s’expose à l’accusation de captation de ressources.
31 – Toute personne appartenant à la maisonnée de l’aïeul(e) dispose d’un pouvoir direct pour agir. Ce pouvoir, on l’a vu, n’est pas toujours légitime, surtout en période de crise, mais dans le processus qui aboutit à un mode de placement, il joue très fortement. C’est Nathalie qui décide seule de mettre sa grand-mère en maison de retraite. Parce que, cependant, ce choix a été perçu comme illégitime par les autres obligés alimentaires, il a donné lieu à conflit et a été modifié, à la marge il est vrai puisque Mme Delpech a seulement changé, par deux fois, de maison de retraite. Pour faire obstacle à la volonté du parent le plus proche de l’aïeule, de la placer en maison de retraite, les autres obligés alimentaires peuvent mettre en œuvre une organisation temporaire en maisonnée étendue. C’est ce qu’Aline et Simone ont proposé de faire, mais la proposition est ici venue trop tard, après le placement.
32 – Les plus instruits utilisent avec aisance la logique médicale de la « dépendance », qui justifie la cherté des soins requis par la santé d’une personne âgée ; cependant, cette supériorité sociale n’est pas suffisante pour assurer leur poids dans la décision, si elle ne se superpose pas avec les autres types de pouvoir ; en particulier, elle ne contrebalance pas le pouvoir spécifique que confère l’appartenance à une même maisonnée.
33 – Pour finir, certaines compétences peuvent faciliter un mode de prise en charge ou l’autre. Il est notamment remarquable que Nathalie ait eu l’audace de placer sa grand-mère en maison de retraite alors qu’elle savait ne pas avoir les moyens d’en assurer le financement ; par son métier, l’obligation alimentaire est un principe qu’elle connaît au moins approximativement. Nathalie a donc retiré de son travail une connaissance sans laquelle on peut supposer qu’elle ne se serait pas lancée seule contre le reste de la famille dans l’aventure du placement, mais cette assurance est aujourd’hui déçue, Nathalie n’ayant pas prévu que le juge la traiterait comme une fille et non comme une petite-fille. Cette connaissance lui a donc permis d’orienter le devenir de sa grand-mère, sans toutefois lui assurer une répartition des charges financières conforme à ses attentes.
Jauger les participations de chacun
34 Une fois le placement acquis, il reste pour le juge à établir la participation de chacun. Jusque-là, on a parfois parlé de répartition des frais, ce qui, d’un point de vue juridique, est impropre, puisque le magistrat doit établir les contributions séparément, en tenant compte uniquement du coût de la maison de retraite et des revenus de chacun, la puissance publique prenant en charge le reste. Ce n’est donc pas parce que l’un paye davantage que l’autre paye moins. Mais cet argument est difficilement intelligible pour beaucoup d’obligés. L’acceptation du principe de l’obligation alimentaire suppose, si ce n’est la bonne entente, du moins l’indifférence au sort de ses co-obligés. Au contraire, la plupart sont sensibles au montant affecté à leurs germains, même si celui-ci n’a théoriquement pas d’incidence sur leur propre contribution.
35 Le premier principe évoqué par tous les obligés alimentaires interviewés est l’égalité de traitement des enfants. Chez les Pradeau, tous ont apprécié que chaque enfant ait à payer la même somme. Pourtant, on aurait sans doute pu faire des distinctions, notamment entre Roselyne, enseignante en retraite mariée à un colonel, et son plus jeune frère, postier, marié à une femme au foyer et encore responsable d’une jeune enfant. L’idée de moduler la contribution selon les ressources apparaît parfois dans les entretiens, mais elle n’est défendue, sans surprise, que par les moins aisés de chaque famille.
36 Ce principe d’égalité est bien sûr l’écho du principe qui est de mise entre héritiers (et non entre co-obligés). La confusion entre obligation alimentaire et héritage s’étend au-delà de la question de l’égalité et explique en particulier les incompréhensions concernant le statut des petits-enfants. On note tout d’abord que la plupart des enfants de personnes âgées rencontrés étaient horrifiés à l’idée que, de leur vivant, on puisse demander à leurs propres enfants de payer. Dans le cas des Delpech, Nathalie, qui est la seule des très nombreux petits-enfants à avoir été sollicitée et, de plus, du vivant de sa mère, se considère victime d’une injustice : non seulement elle s’est occupée seule de sa grand-mère, mais en plus le juge entérine cette situation et l’assigne définitivement à une place de quasi-fille de Mme Delpech, seule explication possible à sa mise à contribution.
37 Ces quelques observations empruntées à deux familles particulières ont permis d’illustrer un certain nombre de résultats qui s’affirment au fur et à mesure de nos observations, même si, pour certains, ils se révèlent assez spécifiques au cas des prises en charge en institution. On retiendra en particulier l’existence de raisonnements économiques menés à une échelle plus large que le ménage, l’inégale répartition des poids et des légitimités à peser sur le choix de prise en charge dans un contexte de divergence d’intérêts des enfants, le rôle particulier des filles cohabitantes ou ayant cohabité (quelle que soit l’affection qui les lie à la personne prise en charge) ou encore le refus de payer pour une prise en charge si on ne la choisit pas seul [1]. On soulignera enfin la robustesse de l’attachement au principe d’égalité entre enfants, dans le cas des familles confrontées au financement d’une prise en charge institutionnelle, y compris sous la traduction brute d’une contribution égale pour tous, cet attachement apparaissant cependant nuancé par les principes précédents.
Les choix de modélisation et leurs limites
38 Les différentes observations qui viennent d’être présentées sont issues d’un travail d’enquête ethnographique et répondent, à ce titre, à un questionnement essentiellement sociologique. Cependant, elles avaient aussi pour vocation de répondre à des interrogations plus techniques posées par la formalisation des comportements familiaux de prise en charge, dans un cadre d’analyse économique des décisions collectives. L’objectif de cette formalisation est de disposer d’une modélisation qui puisse être confrontée à des données standardisées afin de quantifier l’impact des différents déterminants des choix de prise en charge. La modélisation finalement retenue est présentée dans l’encadré [2]. Si les choix de modélisation ont été en grande partie guidés par les observations de terrain, ils n’en constituent pas moins des simplifications, c’est-à-dire non seulement des approximations, mais aussi une focalisation sur certaines configurations.
Une caractérisation ad hoc des foyers et des individus
39 La modélisation écarte un certain nombre d’éléments, tels que la genèse des préférences dans l’histoire familiale, la genèse des poids respectifs de chaque personne concernée dans la décision de mise en institution, ou encore les négociations intra-ménage auxquelles chaque enfant se trouve nécessairement confronté. Nous avons bien conscience que l’histoire familiale pèse de tout son poids dans la légitimité différentielle de chacun et dans son implication effective en termes de temps et de budget. De même qu’il nous apparaît clairement qu’en agrégeant les ressources de chaque ménage, nous sous-estimons le caractère individualisé du temps disponible et potentiellement les négociations intra-ménage qui tiennent compte de l’origine individuelle des revenus. Pour autant, la spécification du modèle permet de tenir compte, indirectement, de ces résultats bien connus, puisque les différents paramètres sont supposés varier d’un foyer à l’autre en fonction des caractéristiques du foyer. Cette manière de faire comporte évidemment un risque puisqu’elle donne un poids très important aux indicateurs qui seront choisis pour résumer les caractéristiques exogènes des ménages. Dans ce choix, on dispose cependant d’un certain nombre de résultats statistiques et monographiques antérieurs. Les observations relatées dans la deuxième partie de cet article ont ainsi permis de lister, a priori, certains déterminants du poids dans la décision. On sait aussi par exemple que l’âge où l’enfant a quitté le domicile parental constitue un bon indicateur de l’histoire familiale. Enfin, on peut penser que le sexe de l’héritier dans le foyer de l’enfant (est-ce le foyer d’une fille et d’un gendre, ou celui d’un fils et d’une bru ?), la position relative de l’héritier et de son conjoint, mènent certainement à des priorités différentes en termes de prise en charge du parent. Quoi qu’il en soit, la discussion est ici avant tout empirique et se joue surtout au moment d’interpréter.
Modélisation des décisions familiales de prise en charge des personnes âgées dépendantes
Considérons une personne âgée dépendante et les différents foyers dans lesquels vivent ses enfants. On note J l’ensemble des foyers, J = {0, …, n}. L’indice 0 renvoit aux caractéristiques de la personne âgée, et de son conjoint le cas échéant ; les indices 1 à n renvoient aux différents foyers des enfants.
Structure générale du modèle de décision
Le modèle comporte deux étapes. Dans une première étape, la personne malade, son conjoint le cas échéant, et les foyers des enfants, déterminent l’organisation de prise en charge en cas de maintien à domicile. Ensuite, cette organisation est comparée à une prise en charge en institution.
Détermination de l’organisation à domicile
La solidarité familiale repose sur deux types de flux, allant des différents foyers des enfants vers celui de la personne dépendante :
- des transferts d’aide informelle en temps, noté Hi, pour i allant de 0 à n,
- des transferts financiers, notés Ti, pour i allant de 1 à n ;
Remarques
- les majuscules désignent des transferts en heure ou en euro pour l’ensemble du foyer. Ces mêmes transferts, exprimés en heure par personne ou en euro unité de consommation au sein du foyer, sont notés en minuscules ;
- les transferts financiers, T1 à Tn, sont des transferts nets qui peuvent être négatifs, si le foyer de la personne prise en charge aide financièrement le foyer d’un enfant ;
- on peut aussi rendre compte d’un transfert financier entre deux foyers d’enfants par un couple de transferts d’un même montant, l’un positif pour l’enfant financeur, l’autre négatif pour l’enfant bénéficiaire.
On suppose qu’au sein de la famille, la concertation est suffisante, ou bien les normes de justice intra-familiale suffisamment partagées, pour ne pas conduire à des situations sous-optimales. Sous cette hypothèse, l’organisation de la prise en charge choisie est celle qui maximise une utilité familiale, notée W, construite comme une combinaison linéaire des utilités de chaque foyer.

- ce programme peut aussi s’interpréter en termes d’altruisme des enfants vers leur parent, celui-là étant capturé par le poids attribué au foyer de la personne dépendante ;
- on peut montrer que les conditions de premier ordre de ce modèle sont équivalentes à celles des conditions d’équilibre d’un jeu coopératif entre des foyers d’enfants altruistes (excluant alors la personne âgée de la négociation), à l’interprétation des ? près. Ceci interdit donc de tester économétriquement l’hypothèse d’optimalité de la décision collective.
Les fonctions d’utilité des foyers des enfants, notées Vi, dépendent des ressources temporelles nettes par personne et des ressources budgétaires nettes par unité de consommation. Celle du foyer de la personne dépendante, notée V0, est fonction du niveau de prise en charge produit, noté K, du revenu net et du temps disponible net du conjoint, s’il existe.




Remarque
Dans une perspective économétrique, on pourra supposer que les paramètres de ces différentes fonctions (a, c, d) diffèrent d’un foyer à l’autre mais dépendent, par une règle identique, des caractéristiques propres à chaque foyer. Ceci permet en particulier de rendre compte, dans une perspective empirique, de l’existence de productions jointes ou d’utilité directe à apporter de l’aide, variable d’un foyer à l’autre.
La production de prise en charge
Enfin, la production de prise en charge se fait à partir de deux facteurs de production substituables : le temps d’aide informelle et le temps d’aide professionnelle rémunérée.

Remarque
Les aides considérées ici excluent les aides proprement sanitaires, ce qui rend l’hypothèse de substituabilité un peu moins gênante. Nous considérons implicitement que les soins du corps sont systématiquement délégués à des professionnels du secteur sanitaire dont l’intervention est financée intégralement par l’assurance maladie (ce qui n’est pas très loin des faits observables).
Quel ensemble d’individus retenir ?
40 Le modèle prend en compte l’ensemble des ménages des enfants de la personne dépendante, chaque ménage étant en principe composé d’un héritier (l’enfant lui-même) et d’un ou plusieurs obligés alimentaires (l’enfant, son conjoint éventuel, ses enfants éventuels). Il s’agit là d’une simplification qui suit les lignes du droit (héritage et obligation alimentaire), tout en laissant ouverte la possibilité de repérer des fractures (un ménage peut ne pas intervenir du tout, ni dans la décision, ni dans les transferts divers), mais qui laisse de côté les individus et les ménages qui sont concernés en pratique sans l’être officiellement. Par rapport aux exigences issues du travail ethnographique, nous avons donc abandonné d’abord la prise en compte de deux groupes de parenté pratique (la maisonnée quotidienne de survie, la lignée pérenne de transmission), ensuite l’existence d’une parenté quotidienne sans fondement juridique (tous les individus liés au dépendant par des sentiments quotidiens nés au cours même de la prise en charge : voisins, amis, anciens conjoints des enfants, fils ou fille de cœur et de soins, parmi lesquels peuvent se trouver certains professionnels rémunérés). Voyons plus précisément ces deux simplifications.
41 Première simplification, l’abandon de la référence à deux groupes pratiques, la maisonnée et la lignée. Pour l’ethnographe, les règles de comportement entre les personnes diffèrent fortement selon qu’elles se sentent ou non appartenir à un même groupe. Dans le cas de l’économie domestique, on peut distinguer deux groupes qui fonctionnent différemment : un groupe pérenne de descendance ou lignée, qui unit des vivants et des morts à travers la propriété collective de biens symboliques (typiquement un nom propre collectif, des ancêtres prestigieux, un patrimoine inaliénable) ; un groupe instable ou maisonnée, qui unit des vivants entre eux à travers l’usage collectif de biens matériels (typiquement un espace domestique mis à la disposition des membres du groupe en fonction de leurs besoins, ainsi qu’un pool de ressources mutualisées, revenus monétaires, patrimoine aliénable, force de travail des membres du groupe). La maisonnée peut fort bien être réduite à un seul ménage, au sens de l’insee (partage d’un logement), mais les différentes formes d’intimité à distance, mises en évidence par les spécialistes de la prise en charge des personnes dépendantes [1], nous ont amené à distendre le lien entre maisonnée et logement [2], un même ménage pouvant disposer de plusieurs logements [3], plusieurs ménages pouvant fonctionner comme une seule maisonnée [4].
42 Deuxième simplification, l’abandon de la parenté quotidienne. Pour l’ethnographe, la connaissance des règles juridiques qui régissent les relations entre époux (solidarité conjugale et droits successoraux), entre parents et enfants (autorité parentale, obligation alimentaire et droits successoraux), entre parents, enfants, conjoints respectifs et grands-parents (droit de visite et obligation alimentaire) ne suffit pas à comprendre le fonctionnement de l’économie domestique. En effet, il existe des normes de comportement qui s’appliquent au-delà des liens de parenté juridiquement reconnus. Cette parenté non juridique constitue à elle seule un vaste domaine d’investigation anthropologique [5]. Outre les liens classiques de consanguinité (frères et sœurs, oncles et neveux, cousins) et d’affinité (beaux-frères, cousins par alliance), les anthropologues ont mis en évidence l’existence d’une parenté spirituelle [6] (liens de parrainage), d’une parenté de lait [7] (liens éducatifs sans consanguinité), et tendent plus généralement à parler aujourd’hui de liens de quasi-parenté [8]. De plus, la forte augmentation numérique, dans la plupart des sociétés occidentales, des alliances de fait, plus ou moins officielles, bouleverse au moins en partie les analyses classiques du mariage et de la filiation : concubinage reconnu par les diverses branches de l’État providence, formes légales de contrat entre partenaires sexuels (pacs, mariages homosexuels), reconnaissance légale des filiations naturelle et adultérine.
43 Cette double simplification présente, pour le moment, deux avantages. Pour le traitement économétrique des données recueillies, il est plus simple de s’appuyer dans un premier temps sur des relations officielles, rappelées par le droit. De plus, dans son juridisme, le modèle est particulièrement adapté aux cas ethnographiques présentés ici. Le traitement de nos données se poursuivra d’ailleurs dans deux directions complémentaires : un traitement économétrique des réponses codées, un traitement ethnographique des non-réponses, des difficultés de codage et des difficultés de passation de l’enquête. Tandis que notre protocole d’enquête permet de réunir des données sur les groupes pratiques et la parenté quotidienne, l’étape modélisatrice de notre travail simplifie la formalisation implicite effectuée par l’ethnographe en ramenant les questions d’appartenance et de genèse des sentiments à des indicateurs affectant des ménages composés d’individus physiologiques.
Conclusion
44 Pour conclure, nous souhaitons rappeler la position théorique originale qui permet aux membres de notre équipe d’avancer ensemble, position plus ou moins marginale et donc plus ou moins coûteuse dans nos deux disciplines de rattachement institutionnel : l’économie et la sociologie. La formalisation mathématique des sciences de la société (économie, anthropologie, sociologie, science politique) – l’usage de la théorie des jeux pour penser l’interaction, par exemple – nous semble un puissant outil d’accélération cognitive et de vérification de la rigueur de nos raisonnements, à une condition qui pour l’instant n’est en général pas respectée. Il est impératif de comprendre à quels moments un individu au sens physiologique du terme se comporte comme un individu au sens économique ou au sens politique du terme. Pour répondre à cette question, c’est toute la sociologie qui doit être mobilisée. En d’autres termes, il est impératif d’observer à quels moments, dans quelles situations – au sens ethnographique du terme – un individu, loin de poursuivre son intérêt « individuel », se trouve chargé, de façon plus ou moins consciente et plus ou moins volontaire, d’agir dans l’intérêt collectif – et dans l’intérêt de quel collectif [1]. C’est cette question scientifique, à nos yeux cruciale, que nous désignons alternativement, selon nos interlocuteurs, sous le terme d’appartenance ou sous celui de solidarité. Appartenance : au-delà des dispositifs institutionnels d’identification des individus, largement étudiés par la socio-histoire du politique aux xixe et xxe siècles [2], le terme reprend les analyses sociologiques classiques de la force des classifications [3] ou des représentations collectives, largement reprises par l’anthropologie sociale et culturelle sous le terme d’identité [4], massivement niées par la vulgate sociologique de la montée de l’individualisme dans nos sociétés contemporaines [5]. Le terme d’appartenance désigne l’ensemble des processus positifs (expériences partagées) et négatifs (stigmatisation) de cristallisation d’une identité collective, au fil des interactions tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du groupe. Solidarité : derrière le consensus mou qui désigne le collectif de redistribution auquel se réfèrent les politiques sociales – la solidarité nationale, les solidarités familiales –, le terme permet un dialogue plein de malentendus entre les économistes qui pensent la mutualisation des ressources ou des risques, à l’échelle de la firme ou à celle de la planète, et les sociologues qui pensent le lien social, plus souvent le lien national, en termes de division du travail, de solidarité organique et d’anomie. Dans les deux cas, collectifs d’appartenance ou solidarité collective, l’enjeu consiste à casser l’hypothèse individualiste qui réduit la description des comportements individuels à la recherche d’un intérêt individuel et qui renvoie l’intérêt collectif dans les nuées de l’idéologie ou de l’idéalisme. Pour le meilleur et pour le pire, les individus sont les promoteurs ou les victimes des groupes qu’ils représentent, lorsqu’ils agissent à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe. Savoir identifier les différents groupes au nom desquels chacun agit, volontairement ou non, consciemment ou non, savoir identifier les places, les points de vue, les expériences qui informent les perceptions, les représentations et les actes, telle est la tâche de l’ethnographe, peut-être démesurée, s’il veut aider les sociologues, les économistes ou les politistes à mettre la formalisation mathématique au service des sciences de la société.
Notes
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[*]
Laboratoire de Sciences sociales (medips), École normale supérieure (Paris)/École des hautes études en sciences sociales.
-
[**]
eurisco-legos (medips), Université de Paris-Dauphine. Correspondance : Florence Weber, lss, École normale supérieure, 48 boulevard Jourdan, 75014 Paris. Courriel : florence. weber@ ens. fr.
-
[1]
Cette première phase a donné lieu à une publication collective (Weber, Gojard, Gramain [2003]) où était exploré le double versant de la prise en charge d’une personne dépendante, le versant familial où le service rendu est supposé gratuit et obligatoire, le versant professionnel où le service rendu est caractérisé principalement par sa rémunération et par sa faible qualification.
-
[2]
Schwartz [1993] ; Dodier, Baszanger [1997] ; Weber [2001] ; Cefaï [2003].
-
[3]
Gramain, Weber [2001].
-
[1]
Le terme lui-même est utilisé dans la description médicale de l’« aidant naturel », un membre de la famille. Il renvoie au même univers de sens que le concept de « droit naturel » et est sans doute influencé par l’importance de plus en plus grande de la filiation « naturelle » et de la famille « naturelle », au détriment d’une conception plus ancienne de la famille légitime ou de la filiation légitime, liées à l’institution du mariage. Pour une synthèse des transformations récentes du droit de la filiation, voir Laborde-Barbanègre [1998].
-
[2]
Godelier [1974], p. 289.
-
[3]
Godbout [1992] ; Bloch, Buisson [1994] ; Godelier [1996] ; Caillé [2000].
-
[4]
Archambault, Greffe [1984] ; Morice [1992].
-
[5]
Laville [1999].
-
[1]
« The capturing of “unpaid work” as a concept has probably been one of the major successes of second-wave feminism. The impact of that idea has been profound, both in analytical and in policy terms. »
-
[2]
« Caring work involves providing a face-to-face service to recipients in jobs such as child care, teaching, therapy, and nursing ».
-
[3]
Voir, par exemple, l’article de Ertman [2003].
-
[4]
Clare Ungerson utilise le même genre d’argument pour relativiser la portée des différents jugements proférés sur les paiements des services de type care. Elle remet en question l’affirmation selon laquelle l’introduction de rémunérations modifierait de façon automatique la relation aidant/ aidé dans telle ou telle direction : « It seems to me that the social, political, and economic contexts in which payments for care operate and the way in which payments for care are themselves organized are just as likely to transform relationships as the existence of the payments themselves. » (Op. cit., p. 377.) L’article sur les « routed wages » illustre la complexité de la relation entre le mode de paiement et le pouvoir relatif dont disposent l’aidé et l’aidant (Ungerson [1999]).
-
[5]
Ungerson, op. cit.
-
[6]
Weber, Gojard, Gramain [2003].
-
[7]
Weber [2000].
-
[1]
Martin [1997].
-
[2]
Ces entretiens ont été réalisées par Laure Lacan [2002].
-
[3]
Choquet, Sayn [2000].
-
[4]
Il est très rare que les juges aux affaires familiales soient appelés à statuer dans le cas de prise en charge à domicile, où les conflits se règlent au moment de la succession (Weber [2003]). Dans les cas de prise en charge en institution, ce sont d’ailleurs le plus souvent les établissements ou les conseils généraux (financeurs dans le cadre de l’aide sociale) qui initient le recours aux juges.
-
[1]
Pour un exemple de ce type de considérations, appliquées à une analyse du traitement de la pauvreté, cf. Kenney [2004].
-
[1]
Crenner, Déchaux, Herpin [2000].
-
[1]
Bessière dans Weber, Gojard, Gramain [2003].
-
[1]
Il a sans doute été suggéré que le relais pourrait de temps en temps être pris par d’autres frères et sœurs, mais c’est spontanément Simone qui a d’abord proposé de prendre sa mère à domicile.
-
[1]
Dans le cas des prises en charge à domicile, on trouve le comportement symétrique : le refus de consacrer du temps, alors qu’on serait prêt à financer une maison de retraite.
-
[2]
Voir Gramain et Wittwer [2004] pour une présentation détaillée du modèle.
-
[1]
Favrot [1986] ; Clément [1993].
-
[2]
Bonvalet [1997] ; Bonvalet, Gotman [1993] ; Bonvalet, Maison, Le Bras, Charles [1993].
-
[3]
Bonnin, Villanova [1999].
-
[4]
Gollac [2003] ; Schwartz [1990] ; Willmott, Young [1957].
-
[5]
Les différences entre groupes de parenté pratique et liens juridiques de parenté ont été mises en évidence dans le cas des familles paysannes depuis longtemps (pour un exemple particulièrement clair d’utilisation de la notion de « maisonnée », voir Bouquet [1985]).
-
[6]
Fine [1994].
-
[7]
Héritier [1994].
-
[8]
Ce domaine trouve une actualité avec les transformations récentes de la parenté (Godelier [2004]), depuis l’essor de la filiation adoptive internationale (Fine [1998]) jusqu’aux questions nées des procréations médicalement assistées (pma) dans des cadres juridiques différents (Iacub [2004]).
-
[1]
Pour la question éminemment politique de la morale familiale, voir une tentative récente de synthèse : Lenoir [2003].
-
[2]
Parmi bien d’autres références du même auteur : Noiriel [1993].
-
[3]
Durkheim, Mauss [1903].
-
[4]
Lévi-Strauss [1977].
-
[5]
Beck [1992].