CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La littérature francophone appréhende rarement la pauvreté en retenant l’enfant comme unité d’analyse; à l’inverse, une littérature anglo-saxonne relativement abondante aborde ce sujet sans doute parce que la pauvreté infantile est beaucoup plus importante aux États-Unis et en Grande-Bretagne que dans les pays de l’Europe continentale. Une telle approche se justifie au moins selon deux points de vue : du point de vue économique, l’enfant constitue l’investissement fondamental en capital humain pour la société à long terme et, du point de vue de l’éthique sociale, l’enfant doit être protégé par la collectivité dans la mesure où il n’est pas acteur de sa situation socio-économique, il bénéficie ou subit celle de ses parents.

2Dans cette double perspective, les systèmes de transferts sociaux ciblés sur les enfants et/ou les familles constituent un outil central des politiques publiques. Dans quelle mesure ces dispositifs permettent-ils aux enfants d’échapper à la pauvreté ? Quelle proportion d’enfants est mise à l’abri de la pauvreté grâce aux transferts sociaux ? À quel coût ? L’enchevêtrement de multiples transferts génère-t-il, parmi les enfants, des catégories de « laissés-pour-compte » ?

3Dans le premier paragraphe, une courte revue de littérature récente, relative à la pauvreté des enfants, permet de montrer les spécificités de notre propre approche. Dans le deuxième paragraphe, nous justifions brièvement le choix des quatre pays comparés et les trois critères d’évaluation. Le troisième paragraphe présente les données et les indicateurs utilisés. La discussion des résultats fait l’objet du quatrième paragraphe et, dans le dernier paragraphe, une discussion plus générale est proposée.

PAUVRETÉ DES ENFANTS ET TRANSFERTS SOCIAUX : COMPARAISONS INTERNATIONALES RÉCENTES

4Au cours des années 1990, plusieurs études portant sur la pauvreté des enfants ont été menées dans une perspective de comparaison internationale. Exception faite de quelques rares articles qui citent quelques estimations de pauvreté non monétaire (Ditch et al. [1998], Bradshaw [1999]), la pauvreté des enfants est généralement estimée uniquement en recourant à des seuils monétaires (relatifs le plus souvent). Tous ces travaux comparent un nombre important de pays industrialisés, et leurs conclusions reposent alors le plus souvent sur des classements de pays selon différents indicateurs (le taux de pauvreté est l’indicateur le plus souvent utilisé). Rarement (Oxley et al. [1999], Behrendt [2000]), il est fait mention de la gravité de la pauvreté ( poverty gap). Pour mesurer l’impact des transferts sociaux, les auteurs prennent généralement en compte l’ensemble des transferts sociaux (et parfois les impôts sur le revenu), sauf Montigny et Saunier [1998], qui ne retiennent que les prestations de politique familiale stricto sensu, et Oxley et al. [1999] qui calculent certains indicateurs en distinguant les transferts selon qu’ils sont ou non ciblés sur les enfants. Les analyses consistent le plus souvent à comparer le taux de pauvreté des enfants avant transferts ( counterfactuals ) et le taux après transferts. Cette méthode implique une hypothèse assez forte selon laquelle les comportements, l’offre de travail en particulier, ne changeraient pas en l’absence des transferts. Kim [2000] montre les limites de cette méthode : en ignorant que la pauvreté avant transferts peut être endogène, on surestime l’efficacité anti-pauvreté des systèmes de protection sociale.

5Les principales conclusions relatives à l’impact des transferts sociaux sur la pauvreté des enfants peuvent être résumées ainsi :

  • d’une part, comme attendu, en moyenne, plus le pays dépense en transferts sociaux, plus la réduction relative de la pauvreté est importante, et plus cette réduction est forte, plus le taux de pauvreté est faible (Oxley et al. [1999], Smeeding [1997], Bradbury et Jäntti [1999]); plus les transferts sont ciblés sur les enfants ou sur les familles pauvres, plus le système est efficient (Oxley et al. [1999]);
  • d’autre part, et en revanche, Oxley et al. [1999] n’observent pas de relation claire entre l’importance des transferts et le taux de pauvreté avant transferts (une forte pauvreté issue de la faiblesse des revenus du travail n’entraîne pas systématiquement le versement de transferts généreux); il n’y aurait pas non plus de lien évident entre le degré de ciblage sur les enfants ou les familles pauvres et le niveau d’efficacité des dispositifs ; enfin, l’efficience ne dépendrait pas du niveau d’effort du pays (part des transferts dans le revenu disponible) et le taux de pauvreté serait faiblement corrélé au niveau de l’efficience des transferts.

6Notre propre approche se distingue de cette littérature sur différents points :

  • notre analyse porte sur l’impact des seuls transferts spécifiques, d’une part, aux enfants et/ou, d’autre part, aux familles pauvres (et non sur l’ensemble des transferts);
  • les indicateurs que nous retenons apprécient cet impact selon trois dimensions (efficacité, efficience et équité) et nous mesurons la pauvreté à la fois en termes de fréquence (taux de pauvreté), de gravité ( poverty gap ) et d’intensité (taux de pauvreté pondéré par la gravité);
  • nous avons retenu un nombre limité de pays afin de pouvoir prendre en ligne de compte les caractéristiques détaillées des principales prestations pour expliquer les différences entre pays [1].

COMPARAISON INTERNATIONALE, EFFICACITÉ, FFICIENCE ET ÉQUITÉ

7Les comparaisons internationales des systèmes de protection sociale ont conduit à l’identification de différences et de ressemblances entre ces systèmes. Dans ce domaine d’analyse, la classification des régimes de protection sociale proposée par Esping-Andersen [1990] a distingué trois types de régimes : les régimes libéraux, les régimes conservateurs corporatistes, et les régimes de type social-démocratique. Dans cet article, nous comparons uniquement les deux premiers types de régimes et plus particulièrement, côté libéral, la Grande-Bretagne et, côté corporatiste, la France. Pour éviter cependant que cette comparaison dépende trop spécifiquement des caractéristiques nationales de ces deux pays, nous avons également retenu, d’une part, le Luxembourg, dont le système de protection sociale est assez proche de celui de la France mais est plus généreux, et, d’autre part, les États-Unis qui sont classés dans la catégorie des régimes libéraux, mais qui ont un niveau de protection sociale plus faible comparativement à la Grande-Bretagne. Nous nous proposons ainsi de traiter la question de la pertinence de cette opposition « libéral/corporatiste » au regard de l’impact de certains transferts sociaux sur la pauvreté des enfants.

8Les transferts produisent des effets directs sur les niveaux de vie monétaires des bénéficiaires, mais également des effets indirects sur les comportements économiques des agents (qu’ils soient ou non bénéficiaires) en créant des incitations. Nous limitons cependant notre analyse aux seuls effets directs. Notre évaluation des deux régimes de protection sociale repose alors sur une analyse en termes d’efficacité, d’efficience et d’équité. Premièrement, les transferts sont évalués au regard de l’objectif très général de garantie d’un niveau de vie minimum : critère d’eff?cacité. Deuxièmement, quels que soient les régimes de protection sociale, les systèmes de transferts sont généralement fondés sur des concepts d’équité. Différentes conceptions économiques de l’équité, telles que l’égalité de résultat, l’absence d’envie, la maximisation de la situation des moins bien dotés ou encore l’égalité de choix et d’opportunité peuvent être utilisées dans cette perspective. Ces différentes conceptions ont en commun le fait de se référer à l’égalité, de traitement ou de situation, et donc à la comparaison des situations individuelles. Le double principe d’équité (à situations identiques traitement équivalent, à situations différentes traitements différents) a l’avantage d’exprimer cette conception de l’égalité et amène assez naturellement à mesurer l’iniquité en termes de changements de rang. Troisièmement, l’évaluation nécessite également que l’on compare les effets aux coûts des transferts et ce, afin de pouvoir juger si les objectifs sont atteints au moindre coût : critère d’eff?cience. L’intérêt d’un tel critère d’évaluation peut être renforcé dans le contexte d’une éventuelle contradiction entre équité et efficacité.

DONNÉES ET MÉTHODOLOGIE

9Dans la présente recherche, quatre enquêtes nationales de portée générale sont utilisées : le Panel Socio-Économique Liewen zu Lëtzebuerg (1996, 2 654 ménages, 1 288 enfants), la partie française de l’European Community Household Panel (1994,7 321 ménages, 4 151 enfants), le British Households Panel Survey (1993,4 354 ménages, 2 144 enfants) et le March Current Population Survey (1994,56 873 ménages, 37 135 enfants).

10L’indicateur de pauvreté monétaire utilisé est construit sur l’ensemble des ménages (pour chaque pays), selon une approche relative et de manière très classique : on considère simplement qu’un enfant est pauvre lorsqu’il vit dans un ménage pauvre, l’enfant étant défini comme un individu âgé de moins de 16 ans ; et un ménage est considéré pauvre lorsque son revenu par unité de consommation est inférieur au seuil de pauvreté [1]. Mener l’analyse uniquement en termes de taux de pauvreté est cependant assez réducteur dans la mesure où une telle approche ne tient pas compte de la gravité de la pauvreté. Or, il apparaît légitime, voire nécessaire, pour juger de l’efficacité des systèmes de transferts, de différencier les situations des enfants selon que leur « niveau de vie avant transferts » est ou non proche du seuil de pauvreté, puisque la proximité du seuil rend, de fait, plus réalisable le passage au-delà du seuil grâce aux transferts. Nous mesurons la gravité de la pauvreté en termes d’écart relatif du niveau de vie par rapport au seuil de pauvreté et recourons, finalement, à un indice d’intensité de la pauvreté pour tenir compte simultanément de la fréquence et de la gravité de la pauvreté. Il s’agit d’un indice de Foster à paramètre alpha égal à un (donc sans hypothèse spécifique quant à l’aversion pour la pauvreté), avec N le nombre total d’enfants, n le nombre d’enfants pauvres, S le seuil de pauvreté et R le niveau de vie.

equation im1

11Pour chiffrer l’impact des transferts sur la pauvreté des enfants, le même seuil de pauvreté monétaire est appliqué à un niveau de vie auquel ont été soustraits les transferts sociaux en question [2]. Ainsi peut-on déterminer, par différence, la proportion d’enfants ayant un niveau de vie supérieur au seuil de pauvreté grâce aux transferts sociaux. L’efficacité des transferts sociaux peut alors être mesurée en termes de pourcentage de réduction du taux de pauvreté, de réduction du poverty gap ou encore de réduction de l’indice d’intensité de la pauvreté.

12Pour mesurer le niveau d’efficience, il convient de rapporter ces indicateurs d’efficacité au coût. Ce coût est estimé par la somme des transferts déclarés dans chacune des enquêtes. En divisant le pourcentage de réduction de la pauvreté par le montant de transferts moyen par enfant, on exprime ainsi l’impact relatif des transferts pour une unité monétaire dépensée par enfant. L’efficience peut être appréciée globalement en considérant les transferts octroyés à l’ensemble des familles avec enfants ou, plus spécifiquement, en ne prenant en compte que les transferts alloués aux enfants pauvres ; dans le second cas, on mesure alors l’efficience de la politique de ciblage sur les enfants les plus pauvres.

13Compte tenu de l’inégalité des enfants face à la pauvreté [1], on s’attendrait à ce que les systèmes de protection sociale, selon une logique d’équité, allouent des transferts proportionnellement au poverty gap : il y aurait stricte équité lorsque la réduction relative du poverty gap est la même pour tous les enfants « pauvres avant transferts ». En effet, dans ce cas, l’allocation de transferts ne modifie pas le classement des enfants selon leur niveau de vie. Ce principe d’équité stricte s’observe-t-il ? Assurément pas, et c’est pourquoi nous proposons d’aborder la question de l’équité en mesurant les modifications, dues aux transferts, des rangs de classement, selon le niveau de vie, des enfants « pauvres avant transferts »; cette mesure peut s’effectuer à l’aide d’indices synthétiques de changement de rangs, tels que les indices Atkinson-Plotnick (A-P) et Spearman (S) [2]. Ces indicateurs sont calculés à partir des rangs de classement équitables (REp), c’est-à-dire des rangs de classement « avant transferts », des rangs de classement observés « après transferts » (ROp), des niveaux de vie observés « après transferts » (BOp), des niveaux de vie équitables [3] (BEp) et du nombre d’individus dans la population (N).

equation im2

COMMENTAIRE DES RÉSULTATS

14En France comme au Luxembourg, un enfant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté lorsqu’on ne tient pas compte des transferts de politique familiale et d’aide sociale. Environ les deux tiers échappent à la pauvreté grâce à ces transferts ; il en résulte des taux de pauvreté relativement faibles (7 %). Aux États-Unis, c’est un peu plus d’un quart des enfants qui vivent sous le seuil de pauvreté si l’on ne tient pas compte des transferts. L’impact de ces derniers est beaucoup plus faible que dans les deux pays d’Europe continentale : seulement un dixième des enfants « pauvres avant transferts » échappe à la pauvreté grâce au Welfare. Si le taux de « pauvreté avant transferts » des enfants britanniques est plus élevé que le taux américain, en revanche la réduction relative de la pauvreté est plus prononcée outre-Manche; au total, les taux de pauvreté sont du même ordre de grandeur dans les deux pays anglo-saxons et bien plus élevés qu’en France [1]. En revanche, en termes de réduction relative de la gravité de pauvreté, la France apparaît moins efficace que les deux pays de langue anglaise; ceci s’explique par le fait que dans ces deux pays, d’une part, les « poverty gaps avant transferts » sont élevés (revenus primaires très faibles) et, d’autre part, les transferts sont fortement ciblés sur les familles les plus pauvres. La combinaison des deux indicateurs (fréquence et gravité) indique une forte différence d’intensité de pauvreté entre les deux groupes de pays (1 à 2 % versus 7 à 9 %). En termes de réduction de cette intensité de pauvreté, les transferts britanniques apparaissent comme beaucoup plus efficaces que les prestations américaines (67 % contre 43 %). La réduction de l’intensité demeure toutefois moins importante qu’en France (75 %) et qu’au Luxembourg (81 %).

Tableau 1.

Fréquences, gravités et intensités de la pauvreté des enfants, avec et sans

Tableau 1.
Tableau 1. Fréquences, gravités et intensités de la pauvreté des enfants, avec et sans prise en compte des transferts de politique familiale et d’aide sociale (en %) France Grande-Bretagne Sans Avec Réduction Sans Avec Réduction transfert transferts relative transfert transferts relative (1) (2) (1-2)/(1) (1) (2) (1-2)/(1) Taux de pauvreté 19,4 7,0 64 31,2 23,3 5 Gravité relative 35 24 31 69 30 56 Indice d’intensité 6,8 1,7 75 21,4 7,0 67 Luxembourg États-Unis Sans Avec Réduction Sans Avec Réduction transfert transferts relative transfert transferts relative (1) (2) (1-2)/(1) (1) (2) (1-2)/(1) Taux de pauvreté 22,3 7,2 68 27,6 24,6 11 Gravité relative 27 16 41 55 35 36 Indice d’intensité 6,2 1,2 81 15,2 8,7 43 Champ : enfants âgés de moins de 16 ans.

Fréquences, gravités et intensités de la pauvreté des enfants, avec et sans

15Pour apprécier l’efficience des systèmes de transferts, la réduction de l’intensité de pauvreté doit être rapportée au coût associé à cette réduction. Dans le tableau 2, nous exprimons la réduction d’intensité pour une unité de pouvoir d’achat dépensée (sous forme de transferts) par enfant, d’une part, en se restreignant aux seuls enfants « pauvres avant transferts » (efficience spécifique) et, d’autre part, pour l’ensemble des enfants (efficience générale). Selon le critère d’efficience spécifique, la France apparaît plus efficiente que les trois autres pays, et la Grande-Bretagne est le pays le moins efficient. Par ailleurs, on peut voir que c’est au prix d’un dispositif de transferts coûteux que le Luxembourg atteint la meilleure performance en termes d’efficacité (d’où un niveau d’efficience seulement un peu supérieur à celui observé pour les États-Unis). Du point de vue de l’efficience générale, les États-Unis montrent, en revanche, la meilleure performance; cela s’explique essentiellement par le fait que très peu de transferts sont octroyés aux enfants non pauvres : les rares transferts sont essentiellement attribués aux enfants pauvres, ce qui est un gage d’efficience générale. À l’inverse, le Luxembourg, par une politique de transferts généreuse envers tous les enfants, apparaît très peu efficient. Enfin, si l’on se fonde sur le coût relatif, et non plus du coût absolu, c’est-à-dire sur le taux d’effort de la collectivité nationale, du point de vue de l’efficience générale, on observe le même classement que dans l’approche en termes de coût absolu.

Tableau 2.

Réduction de l’intensité de la pauvreté, indices d’efficience et d’équité

Tableau 2.
Tableau 2. Réduction de l’intensité de la pauvreté, indices d’efficience et d’équité Grande- France Bretagne Luxembourg États-Unis Taux de réduction de l’intensité de pauvreté : (1) 75 % 67 % 81 % 43 % Transferts moyens par enfant « pauvre avant transferts » (coût 194 292 269 161 absolu) : (2) Transferts moyens par enfant : (3) 128 154 236 53 – Transferts moyens alloués aux ménages avec enfants < 16 ans 124 34 (moyenne sur l’ensemble des 63 75 ménages) : (4) – Revenu disponible moyen de l’ensemble des ménages : (5) 2 034 2 218 3 020 2 788 – Taux d’effort (coût relatif) : (6) = (4)/(5) 3,1 % 3,4 % 4,1 % 1,2 % Indices d’efficience spécifique : (1)/(2) 0,39 % 0,23 % 0,30 % 0,26 % Indices d’efficience générale : (1)/(3) 0,59 % 0,44 % 0,34 % 0,81 % Efficience calculée à partir du taux d’effort : (1)/(6) 24,1 % 19,7 % 19,8 % 35,8 % Indice d’équité d’Atkinson-Plotnick 0,175 0,166 0,224 0,162 Indice d’équité de type Spearman 0,23 0,15 0,28 0,14 Champ : enfants âgés de moins de 16 ans. Notes : les montants sont calculés en parités de pouvoir d’achat et sont exprimés en dollars de 1994. Les parités utilisées sont celles publiées par l’OCDE : France 1993 (6,57 FF pour 1 US$); Grande-Bretagne 1993 (0,637 £ pour 1 US$); Luxembourg 1996 (39,7 FL pour 1 US$). Pour exprimer les montants en valeur 1994, nous avons inflaté/déflaté les valeurs en utilisant l’indice des prix américains publié par le Bureau of Labor Economic : 1993 (144,5); 1994 (148,2); 1996 (156,9). Les indices d’équité varient entre 0, en cas d’absence de changement de rang (équité stricte), et 1 (inversion totale des rangs : iniquité totale).

Réduction de l’intensité de la pauvreté, indices d’efficience et d’équité

16Un système de transferts sociaux performant devrait également ne pas introduire d’iniquités, c’est-à-dire être neutre au sens où il ne devrait pas modifier la position relative des individus issue de leurs comportements individuels (offre de travail essentiellement). Les indices d’Atkinson-Plotnik et de Spearman du tableau 2 nous renseignent sur ce niveau de neutralité. Le classement entre les quatre pays selon leur degré d’iniquité est le même quel que soit l’indice utilisé. Les États-Unis sont le pays le moins inéquitable, suivi par la Grande-Bretagne, la France et, finalement, le Luxembourg. Le faible niveau d’iniquité calculé pour les États-Unis peut s’expliquer par la faiblesse des montants des transferts dans ce pays : plus les transferts sont faibles, plus faible est le risque de modifier les rangs dans la distribution des niveaux de vie.

DISCUSSION GÉNÉRALE

17Au travers de ces résultats, deux conceptions, assez opposées, des systèmes de transferts destinés aux enfants semblent apparaître. Tout d’abord, il y a manifestement une énorme différence de niveau de générosité entre les États-Unis et les trois autres pays. Alors que le taux d’effort américain est égal à 1,2 %, dans les trois autres pays ce taux se situe entre 3 et 4 % (tableau 2). Mais au-delà de cette dimension de générosité, lorsqu’on observe la destination de ces masses budgétaires, on découvre deux situations extrêmement opposées (tableau 3). En France et au Luxembourg, les prestations familiales et d’aide sociale relèvent assez typiquement d’une conception universaliste; pour s’en convaincre, il suffit de remarquer que 71 % (France) ou même 74 % (Luxembourg) des transferts en question sont octroyés aux enfants « non pauvres avant transferts ». À l’inverse, la politique de transferts des deux pays anglo-saxons relève typiquement d’une approche nettement plus sélective : aux États-Unis, 83 % des transferts sont octroyés aux seuls enfants « pauvres avant transferts » et 78 % contribuent à la réduction du poverty gap; en Grande-Bretagne ces proportions sont respectivement égales à 59 % et à 51 %.

18En France et au Luxembourg, une politique familiale volontariste octroie l’essentiel de ses transferts sans condition de ressources, selon un principe d’universalité, pour poursuivre des objectifs explicitement tournés vers le bien-être de la famille et/ou de l’enfant et ce donc, sans se donner comme objectif principal la lutte contre la pauvreté des enfants ; ce faisant, cette politique familiale, couplée d’un volet d’aide sociale plus marginal, préserve de la pauvreté une proportion importante d’enfants. Côté américain, et dans une moindre mesure en Grande-Bretagne, une politique de Welfare, beaucoup plus circonscrite sur la question de la lutte contre la pauvreté, semble faire peu de cas de la spécificité de l’enfant (peu de transferts ciblés exclusivement sur les enfants); ainsi, elle apparaît assez inefficace en laissant à peine moins d’un enfant sur quatre sous le seuil de pauvreté. Certes, la contrepartie de l’efficacité des deux pays de l’Europe continentale est naturellement son coût élevé; mais l’acceptation d’un tel coût, par les Français et Luxembourgeois, tient peut-être justement au fait que le système est fortement universel. À des politiques française et luxembourgeoise plutôt efficaces, coûteuses, mais assez bien acceptées parce bénéficiant au plus grand nombre, s’opposeraient des dispositifs américain et britannique moins efficaces, relativement bon marché, mais peut-être – c’est une question – moins bien acceptés parce que bénéficiant à une trop petite minorité. « It has been argued by many that this targeting can be counter-productive for the poor as it may erode middle class political support for the welfare state and hence reduce the total funds available for transfers. » (Bradbury et Jäntti [1999], p. 68.)

Tableau 3.

Degré de ciblage des transferts sur les enfants pauvres

Tableau 3.
Tableau 3. Degré de ciblage des transferts sur les enfants pauvres (en %) Grande- Luxem-France Bretagne bourg États-Unis A) Part des transferts attribués aux enfants « pauvres après transferts » 8,8 38,5 6,7 63,5 B) Part des transferts attribués aux enfants échappant à la pauvreté (grâce aux trans- 10,0 12,0 9,9 14,8 ferts) et comblant le poverty gap C) Part des transferts attribués aux enfants échappant à la pauvreté et octroyés au-delà 10,5 8,6 9,0 4,9 du poverty gap D) Part des transferts attribués aux enfants « non pauvres avant transferts » 70,7 40,9 74,4 16,8 A+B+C+D : Ensemble des transferts distribués 100 100 100 100 Poverty gap « après transferts » en pourcentage de l’ensemble des transferts 8,5 24,4 5,3 110,5

Degré de ciblage des transferts sur les enfants pauvres

Notes

  • [*]
    EPS - ADEPS, Université Nancy 2, et CNRS, 4 rue de la Ravinelle CO26 54035 Nancy cedex. E-mail : Bruno. JJeandidier@ univ-nancy2. fr. Les auteurs remercient la DR INSEE de Lorraine et le CEPS du Luxembourg pour la mise à disposition des données. Ils remercient également T. Smeeding, D. Verger et C. Afsa pour leurs remarques apportées en tant que rapporteurs, respectivement à la conférence Child Well-Being (Luxembourg, 1999), au séminaire CNAF (Paris, 2000) et au congrès de l’AFSE (Paris, 2001).
  • [1]
    Cette analyse détaillée n’est cependant pas reproduite ici, elle peut être obtenue en s’adressant aux auteurs.
  • [1]
    L’estimation de la pauvreté en termes relatifs est pour partie arbitraire et les résultats peuvent être sensibles aux choix, d’une part, de l’échelle d’équivalence et, d’autre part, du niveau du seuil. Pour rendre compte de cette sensibilité, nous avons effectué nos estimations selon plusieurs seuils de pauvreté (Jeandidier et Albiser [2001]). Les résultats étant sensiblement identiques du point de vue de la comparaison entre pays, nous ne reproduisons ici que ceux relatifs au seuil de pauvreté recommandé par Atkinson, Rainwater et Smeeding ([1995], p. 21). Il s’agit d’un seuil de pauvreté égal à 50 % du revenu disponible médian par unité de consommation (le nombre d’unités de consommation du ménage est égal à la racine carrée de la taille du ménage).
  • [2]
    Ce n’est pas la totalité des transferts sociaux qui sont analysés ici. Deux catégories de transferts sont retenues : d’une part, ceux qui sont explicitement conditionnels à la présence d’enfant dans le ménage (en l’absence d’enfant le transfert ne serait pas versé) et, d’autre part, ceux qui ont un caractère de garantie de revenu minimum (ils ne sont pas nécessairement conditionnels à la présence d’enfant; ils sont versés sous condition de ressources et garantissent un revenu minimum assez bas). La liste détaillée de ces différents transferts est présentée dans Jeandidier et Albiser [2001].
  • [1]
    Le profil de la pauvreté des enfants « avant transferts », c’est-à-dire si l’on ne tient compte que des revenus primaires et des revenus de remplacement, est assez conforme aux principaux résultats soulignés dans la littérature. Les résultats détaillés de cette analyse sont publiés dans Jeandidier et al. [1999].
  • [2]
    Alors que l’indice d’Atkinson-Plotnick tient compte à la fois des changements de rangs et de niveaux de vie, l’indicateur de Spearman, tel que le propose Plotnick [1981], repose sur les seuls changements de rangs.
  • [3]
    Le niveau de vie équitable d’un individu est le niveau de vie après transferts dont le rang de classement est égal au rang de classement avant transferts de ce même individu.
  • [1]
    Nous avons comparé nos estimations avec celles publiées par de nombreux auteurs (cités en bibliographie). Malgré des différences méthodologiques tenant soit à l’année de référence, soit à la limite d’âge retenue pour définir l’enfant, soit à l’échelle d’équivalence ou encore au niveau du seuil de pauvreté, nos estimations concordent assez bien avec les résultats publiés à propos de la France, du Luxembourg et des États-Unis. Pour la Grande-Bretagne, notre estimation est un peu supérieure aux taux de pauvreté cités dans la littérature. Pour plus de détails, cf. Jeandidier et Albiser [2001].
Français

Nous analysons l’impact, sur la pauvreté des enfants, des transferts destinés aux enfants et/ou aux familles pauvres. Cet impact est successivement analysé en termes d’efficacité, d’efficience et d’équité. L’efficacité est mesurée par la réduction de l’intensité de la pauvreté. L’indicateur d’efficience compare cette réduction au coût des transferts. Enfin, l’équité est mesurée par les changements de rang dans la distribution des revenus des enfants pauvres avant transferts. La comparaison des résultats, en particulier entre, d’un côté, les deux pays anglo-saxons et, de l’autre, les deux pays d’Europe continentale, amène à une discussion générale portant sur le caractère universel versus ciblé des systèmes de transferts bénéficiant aux enfants.

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  • SMEEDING T.M., DANTZIGER S., RAINWATTER L. [1997], « Child Well-Being in the West : Towards a More Effective Antipoverty Policy », dans CORNIA G.A., DANZIGER S. (eds), Child Poverty and Deprivation in the industrialised Countries 1945-1995, Oxford, Clarendon Press, p. 368-389.
Bruno Jeandidier
Étienne Albiser [*]
  • [*]
    EPS - ADEPS, Université Nancy 2, et CNRS, 4 rue de la Ravinelle CO26 54035 Nancy cedex. E-mail : Bruno. JJeandidier@ univ-nancy2. fr. Les auteurs remercient la DR INSEE de Lorraine et le CEPS du Luxembourg pour la mise à disposition des données. Ils remercient également T. Smeeding, D. Verger et C. Afsa pour leurs remarques apportées en tant que rapporteurs, respectivement à la conférence Child Well-Being (Luxembourg, 1999), au séminaire CNAF (Paris, 2000) et au congrès de l’AFSE (Paris, 2001).
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