1L’accord agricole de l’Uruguay Round (AAUR) définit les instruments de soutien des revenus agricoles qu’il est possible d’utiliser car ils ont des effets de distorsion sur la production et les échanges nuls ou minimes. Ces instruments doivent respecter deux critères de base : d’une part, le soutien doit être fourni dans le cadre d’un programme public financé par des fonds publics n’impliquant pas de transfert de la part des consommateurs ; d’autre part, le soutien ne doit pas avoir pour effet d’apporter un soutien des prix aux producteurs. Ils doivent aussi respecter les cinq critères suivants : i ) le droit à bénéficier des versements doit être déterminé d’après des critères clairement définis tels que, par exemple, le statut d’agriculteur; le montant des versements ne doit pas être établi sur la base ii ) du type ou du volume de production, iii ) des prix et iv ) des facteurs de production d’une année postérieure à la période de base; et v ) il n’y a pas obligation de produire pour bénéficier des versements. Ces critères définissent le soutien du revenu découplé de la boîte verte.
2Des instruments qui respectent les sept critères définis ci-dessus ont néanmoins un impact sur les volumes offerts par les producteurs en place. Dans le cadre du modèle du ménage agricole producteur et consommateur, Phimister [1995] montre ainsi que l’octroi d’une aide directe découplée affecte les décisions de production si le ménage fait initialement face à une contrainte de dette maximale qui est rendue inactive par le versement de l’aide. Dans le cadre du modèle du producteur agricole averse au risque, Hennessy [1998] montre que l’aide directe découplée a un double impact sur les décisions de production. Le premier correspond à un effet de richesse qui induit un déplacement du profit dans une zone où l’aversion pour le risque est moindre (dans l’hypothèse où l’aversion absolue pour le risque est décroissante). Le second correspond à un effet d’assurance lié à la réduction de la variabilité du profit anticipé. De manière générale, les effets de distorsion d’un instrument découplé apparaissent dès lors que les considérations d’imperfection des marchés, d’incertitude, de dynamique et de formation des anticipations sont prises en compte. Naturellement, des analyses empiriques sont nécessaires pour apprécier les ordres de grandeur de ces effets.
3Les effets de distorsion d’un instrument ne se limitent pas aux impacts calculés pour les producteurs en place (impacts à la marge individuelle). Un instrument peut aussi avoir un impact sur le nombre de producteurs en affectant la condition d’entrée/sortie (impact à la marge collective). Le premier objectif de cet article est de définir un cadre d’analyse permettant de tenir compte de ces effets à la marge collective, effets ignorés ou indéterminés quand l’analyse est centrée sur un producteur en place (Hennessy [1998]), conduite sur la base de fonctions agrégées d’offre (Gohin et al. [1999]) ou quand les rendements d’échelle de long terme sont supposés constants (Hertel [1989]). Nous utilisons le cadre du modèle du producteur qui maximise son profit statique sous la contrainte de la fonction de production, en univers certain et en considérant les prix du produit et des facteurs de production comme des données. Nous ignorons les bruits potentiels liés aux effets d’imperfection des marchés, d’incertitude, de dynamique et d’anticipation rappelés ci-dessus, et nous ne considérons pas les effets de report entre productions dans un univers multiproduits (sur ce point, voir Gohin et al. [1999]). À l’exception de la terre, les offres des différents facteurs de production sont infiniment élastiques. Leurs prix de marché sont donc constants. En revanche, le prix de la terre est une variable endogène du modèle qui s’ajuste de façon à assurer l’équilibre entre la demande de terre par les producteurs en activité et l’offre de terre.
4Le cadre d’analyse utilisé ici s’inspire de celui développé par Leathers [1992] pour étudier les conséquences de différentes politiques agricoles sur le nombre d’agriculteurs. Il le généralise sur deux points : la modélisation explicite des instruments et l’examen des effets de distorsion de ces derniers sur la production et les échanges.
LE MODÈLE
Le programme d’un producteur agricole potentiel
5Chaque producteur potentiel dispose d’une dotation initiale en terre li et est
caractérisé par un paramètre d’efficacité privée ?. Il doit décider s’il participe ou
non à l’activité agricole et si oui, de la surface et des inputs variables qu’il va
utiliser pour produire le bien de façon à maximiser son profit [1] :

6Le programme (1) définit une fonction de profit ? ( p + sp, r ? t, w, ? ) et par
application du lemme de Hotelling, les fonctions d’offre individuelle du bien (2)
et de demande dérivée individuelle de terre (3) :

RÉSULTAT 1. Les aides directes découplées avec ou sans obligation de produire sont sans effet sur l’offre individuelle du bien, alors que des politiques de prix garanti au niveau pi, de subvention couplée à la production ( sp ) et de subvention à la terre ( t ) ont un impact positif sur l’offre individuelle du bien (impacts à la marge individuelle, toutes choses égales par ailleurs).
Les trois équations d’équilibre
8La condition d’exercice de l’activité agricole peut s’écrire comme :


9Le paramètre d’efficacité privée est distribué sur le support compact
{ ??, ?+ }, avec les fonctions de répartition et de densité G ( ? ) et g ( ? ). En
notant DD ( p ? sc ) la fonction de demande domestique du bien où sc est la
subvention couplée à la consommation domestique, et DE ( p ? se ) la fonction
de demande d’importation du pays étranger où se est la subvention couplée aux
exportations, l’équilibre du marché du bien agricole est défini par :


10Il est raisonnable de supposer que la terre totale est pratiquement constante au niveau de la branche agricole. Une telle hypothèse est moins réaliste quand on s’intéresse à un secteur particulier au sein de la branche agricole, d’où l’introduction de la fonction d’offre extérieure de terre h ( r, µ ). Dans le cas particulier où cette offre extérieure est supposée nulle, l’équilibre du marché de la terre est uniquement déterminé par les échanges entre les K producteurs potentiels. Ce cas est développé parce qu’il correspond au régime actuel du secteur des grandes cultures céréales, oléagineux et protéagineux (COP) dans l’Union européenne (UE), où la surface totale pouvant bénéficier des aides compensatoires assises sur les surfaces est contrainte au niveau agrégé à ne pas dépasser la surface de base historique. Plus généralement, ce cas correspond à un régime où les subventions à la terre sont octroyées dans la limite d’une surface maximale définie au niveau agrégé.
STATIQUE COMPARATIVE
11Nous nous plaçons dans un régime de prix minimum garanti à la production
au niveau pi [1]. Le prix du bien dans le pays domestique est donc une variable
exogène, contrôlée par le régulateur public. Les trois variables endogènes qui
déterminent l’équilibre de l’économie considérée sont alors la subvention aux
exportations, le prix de la terre et le seuil d’efficacité critique [2]. La statique
comparative de ces trois variables peut alors être déterminée à partir de la
différenciation totale des équations (5), (6) et (7). Après regroupement des
termes et arrangement, on obtient le système (S1) [3] :

12L’aide directe découplée sans obligation de produire (mno)
13Puisque l’aide directe découplée sans obligation de produire n’apparaît pas dans le système de statique comparative (S1), on obtient :
RÉSULTAT 2. L’aide directe découplée sans obligation de produire est sans effet sur l’économie du secteur agricole considéré. En particulier, elle n’a aucun effet de distorsion sur la production et les échanges du bien agricole.
15L’aide directe découplée avec obligation de produire (mo)
16Les impacts d’une aide directe découplée avec obligation de produire sur la subvention aux exportations, le prix de la terre et le seuil d’efficacité critique sont donnés par, respectivement :

RÉSULTAT 3. L’octroi d’une aide directe avec obligation de produire diminue le seuil d’efficacité critique (augmente le nombre de producteurs) et augmente le prix de la terre. L’impact sur la subvention aux exportations est indéterminé.
18Le dernier résultat peut être interprété en repartant de la première ligne du
système (S1) qui peut s’écrire ici comme :


19Du point de vue des négociations agricoles internationales à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), il apparaît ainsi que l’aide directe découplée avec obligation de produire peut être moins distordante (effet négatif sur les échanges) que l’aide directe découplée sans obligation de produire (effet nul sur les échanges). Ceci a lieu quand l’expression (8) est négative. Des études empiriques sont nécessaires de façon à apprécier les ordres de grandeur des deux effets contraires apparaissant dans (8).
La subvention couplée à la terre (t)
20La statique comparative des trois variables endogènes est donnée par :

RÉSULTAT 4. L’octroi d’une subvention couplée à la terre effectivement mise en culture a un impact positif sur le nombre de producteurs, le prix de la terre et la subvention aux exportations (effet de distorsion positif sur les échanges).
22L’augmentation du nombre de producteurs entraîne un effet de distorsion positif sur les exportations (ajustement à la marge collective). L’augmentation du prix de la terre entraîne, toutes choses égales par ailleurs, une diminution de l’offre individuelle des producteurs déjà en place. Mais l’offre individuelle de ces derniers s’ajuste en fonction du coût d’opportunité effectif de la terre, i.e. de la différence dr ? dt qui est négative [1]. L’effet de l’augmentation du prix de la terre est donc plus que compensé par l’effet de la subvention à la terre dans les fonctions individuelles d’offre du bien, et il y a un effet de distorsion positif sur les échanges à la marge individuelle. Au total, il y a accroissement des exportations sous le double jeu des effets à la marge collective et à la marge individuelle.
23Le cas particulier où hr = 0 est intéressant à considérer, notamment dans l’optique où il correspond à la situation du secteur agrégé des grandes cultures COP dans l’UE. Les trois équations précédentes se réduisent à :

RÉSULTAT 5. Dans le cas où hr = 0, le versement d’une subvention couplée à la terre effectivement mise en culture n’a aucun impact sur le nombre de producteurs et la subvention aux exportations (effet de distorsion nul sur les échanges). Il y a transmission parfaite de la subvention à la terre au prix de cette dernière, i.e. dr / dt = 1.
25Du point de vue des négociations agricoles internationales à l’OMC, il apparaît ainsi que le système des aides compensatoires aujourd’hui appliqué dans le secteur communautaire des grandes cultures COP est sans effet de distorsion sur les exportations de l’agrégat grandes cultures COP, sous les hypothèses adoptées dans cet article et sous l’hypothèse que la surface consacrée à cet agrégat est fixe (en pratique, égale à la surface de base historique sans mise en culture de terres au-delà de cette limite). L’UE est donc légitimement en position de défendre à l’OMC le système des aides compensatoires COP (bien que ces dernières ne respectent pas les critères iv ) et v ) rappelés dans l’introduction) au motif que leur impact sur les exportations de l’agrégat des grandes cultures COP serait faible relativement à la situation antérieure d’avant la réforme de 1992 [2]. Cela ne signifie pas que le système des aides compensatoires COP n’a pas d’impact sur l’offre totale de cet agrégat relativement à une situation de libreéchange. Ceci est notamment le cas si la surface de base historique est supérieure à la surface qui serait mise en culture dans un régime non interventionniste. Mais l’AAUR n’oblige pas, du moins explicitement, à ce que la situation de référence soit le libre-échange. Notons aussi que l’organisation commune de marché (OCM) des grandes cultures COP traite différemment les cultures de cet agrégat (prix garanti identique pour toutes les céréales, mais pas de prix garanti pour les oléagineux et les protéagineux; aides compensatoires différentes selon la culture avec des compléments pour le blé dur, les protéagineux et les cultures irriguées). Il en résulte que le régime a des impacts sur les offres des différentes cultures, notamment par le biais des allocations de la surface de base entre cultures, relativement à un régime où l’aide compensatoire à l’hectare serait identique quels que soient la culture et/ou le mode cultural. Mais l’UE peut alors défendre la position selon laquelle toute augmentation de la surface allouée à une culture de l’agrégat COP se traduit par la diminution d’au moins une surface allouée à une autre culture de l’agrégat.
La subvention couplée à la production (sp) et la subvention à la consommation domestique (sc)
26Nous nous contentons ici de donner les résultats.
RÉSULTAT 6. Une subvention couplée à la production augmente le prix de la terre et la subvention à l’exportation (effet de distorsion positif sur les échanges). L’impact sur le nombre de producteurs est indéterminé, avec augmentation si :

RÉSULTAT 7. Une subvention à la consommation domestique est sans effet sur le nombre de producteurs et le prix de la terre. Elle a un impact négatif sur la subvention à l’exportation (effet de distorsion négatif sur les échanges).
CONCLUSION
29Dans la perspective des négociations agricoles multilatérales à l’OMC sur le dossier du soutien interne, il apparaît que des instruments qui ne respectent pas tous les critères d’inclusion dans la boîte verte pourraient néanmoins avoir des effets de distorsion sur les échanges réduits (du moins dans un cadre statique et certain). Nous avons ainsi montré qu’une aide directe découplée avec obligation de produire peut conduire à une diminution des exportations, et qu’une subvention couplée à la terre peut être sans effet de distorsion sur les échanges. Le deuxième exemple est particulièrement important pour l’UE car les conditions sous lesquelles la subvention couplée à la terre n’a pas d’impact sur les exportations correspondent aux modalités d’application du système des aides compensatoires aujourd’hui utilisé dans le secteur communautaire des grandes cultures COP considérées comme un agrégat.
30L’analyse montre aussi la difficile compatibilité des objectifs des politiques agricoles nationales. Les impacts des différents instruments considérés ici sur le prix des terres sont toujours positifs ou nuls. Mais les effets de ces instruments sur le nombre de producteurs et les exportations sont souvent indéterminés (le nombre de cas d’incertitude est encore plus élevé s’il n’y a pas de prix garanti (Guyomard et al. [2000])). Un objectif des politiques agricoles des pays développés est le maintien d’un nombre important (suffisant) d’agriculteurs, alors qu’un des objectifs des négociations agricoles multilatérales à l’OMC est la réduction des effets de distorsion sur les échanges des politiques agricoles. Le cadre analytique développé dans cet article pourrait être étendu de façon à étudier les impacts des instruments sur différents indicateurs synthétiques permettant de juger dans quelle mesure ces instruments favorisent ou non la satisfaction de différents objectifs : le profit des producteurs en activité (objectif de soutien du revenu), le nombre d’agriculteurs (maintien d’un nombre suffisant d’agriculteurs, notamment dans un but d’occupation du territoire), l’effet de distorsion sur les échanges (acceptabilité de l’instrument à l’OMC), la quantité d’inputs variables par unité de surface et/ou le rendement par unité de surface (protection de l’environnement en supposant que les effets externes négatifs engendrés par l’agriculture sont d’autant plus importants que ces deux indicateurs sont élevés), etc. En d’autres termes, le cadre analytique proposé ici fournit une grille d’analyse économique de la multifonctionnalité.
Notes
-
[*]
INRA-ESR, rue Adolphe-Bobierre, CS 61103,35011 Rennes Cedex, France.
-
[1]
Nous supposons que les producteurs acquièrent ou cèdent des surfaces uniquement via un marché de location. Cette hypothèse permet de simplifier l’analyse sans perte de généralité si le prix de marché des terres peut être approximé par la somme actualisée du prix de location. L’analyse des effets sur le prix d’achat et de vente des terres est alors qualitativement équivalente à l’analyse des impacts sur le prix de location des terres (Leathers [1992]). Par la suite, nous parlerons simplement de prix de la terre au lieu de prix de location de la terre.
-
[1]
Nous supposons que la meilleure alternative possible PA correspond à une activité qui n’utilise pas de terre. Le profit PA est supposé indépendant du paramètre d’efficacité privée.
-
[1]
L’analyse économique présentée ici (effets de différents instruments de soutien des revenus agricoles en régime de prix garanti) s’applique également quand il n’y a pas de prix garanti (Guyomard et al. [2000]). Elle est plus compliquée dans ce cas parce que les effets des instruments sur le prix d’équilibre du bien sur le marché domestique doivent être pris en compte.
-
[2]
Dans le cadre du modèle développé ici, le régulateur public ne peut pas jouer simultanément sur le prix garanti et la subvention aux exportations car s’il fixe cette dernière à un montant différent de celui de l’équilibre, alors le prix de marché du bien est, ou plus petit que le prix garanti (si la subvention aux exportations est inférieure à la subvention aux exportations d’équilibre), ou plus grand que le prix garanti (si la sub-vention est supérieure à la subvention d’équilibre).
-
[3]
Afin de simplifier l’écriture, nous omettons les bornes d’intégration et nous supposons que les prix des inputs variables, les dotations initiales en terre et le meilleur profit alternatif sont constants. Un chapeau indique que la variable est calculée au niveau du seuil d’efficacité critique. Le déterminant positif de la matrice 3X3 du terme de gauche de (S1) sera noté D1 par la suite.
-
[1]
Parce que le dénominateur D1 est supérieur au numérateur du terme de droite de (14).
-
[2]
Naturellement, non pris en compte les effets d’imperfection de marché, d’incertitude, de dynamique et d’anticipation rappelés en introduction. À ce stade, il importe de noter qu’on ne sait pas si ces effets sont plus élevés dans le régime actuel relativement à celui d’avant la réforme de la politique agricole commune de 1992.