CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le développement récent des marques de distributeurs a contribué au renforcement du pouvoir de la grande distribution vis-à-vis de ses fournisseurs. Ces gammes de produits de consommation courante, qui ne portent plus la marque de leur producteur, mais sont vendus sous un nom associé à l’enseigne qui les commercialise, sont maintenant présentes dans les plus grandes chaînes de distribution en France. La priorité accordée à ces produits dans les rayons des distributeurs limite la place disponible pour les autres marques. L’introduction des marques de distributeur est souvent interprétée comme un moyen pour les grandes chaînes de distribution de restreindre l’accès des producteurs au linéaire, c’est-à-dire à la place allouée aux produits dans les rayons, que l’on considère parfois comme une ressource essentielle [1]. En effet, la taille des magasins étant limitée, les distributeurs ne peuvent présenter dans leurs rayons qu’un nombre restreint de références pour chaque produit.

2Or, la loi Raffarin [2] en vigueur depuis 1996, qui impose un contrôle des ouvertures et des extensions de surface de magasins au-delà d’un seuil de 300 mètres carrés, a nettement freiné la croissance de l’offre de linéaire. Il est intéressant de déterminer quel effet cette loi exerce sur les rapports entre les distributeurs et leurs fournisseurs. Nous nous concentrons dans cet article sur un seul aspect, la restriction de la capacité des distributeurs, sans prendre en compte l’aspect « barrière à l’entrée » de la loi : nous dissocions ces deux aspects afin de mieux cerner les effets exercés par la contrainte de capacité sur les relations entre producteurs et distributeurs. Nous proposons à cette fin un modèle permettant d’appréhender l’influence d’une contrainte de capacité sur les choix de référencement d’un distributeur, et notamment sur sa décision d’introduire ou non une marque propre. Nous montrons que l’imposition d’une contrainte de capacité réduit la possibilité pour un distributeur de développer une marque propre. Ainsi, cette mesure n’est jamais profitable aux distributeurs. Ce résultat contredit l’intuition selon laquelle la limitation du linéaire disponible renforcerait le pouvoir de négociation des distributeurs et augmenterait leurs profits. En revanche, nous montrons qu’elle peut être une source de profits pour le producteur, mais uniquement lorsqu’il n’y a pas de barrière à l’entrée en aval.

3Dans un premier temps, nous analysons l’impact d’une contrainte de capacité sur le partage du profit au sein d’une chaîne de monopoles, dans laquelle le distributeur peut développer une marque propre. Dans ce cadre, nous montrons que la contrainte de capacité nuit aux deux entreprises. Dans un second temps, nous examinons quel pourrait être l’impact d’une limitation de la taille des magasins, si elle n’était pas assortie de l’imposition d’une barrière à l’entrée dans le secteur de la distribution. Nous introduisons alors une concurrence entre les distributeurs, en considérant un modèle de libre entrée sur le marché aval. Pour le producteur, l’effet restrictif des contraintes de capacité des distributeurs est alors contrebalancé par l’augmentation du nombre de distributeurs présents sur le marché aval. Dans certains cas, le producteur a même intérêt à ce que les distributeurs soient soumis à une contrainte de capacité. En termes de politique économique, notre modèle suggère ainsi que la suppression des mesures instaurant des barrières à l’entrée dans le secteur de la distribution pourrait permettre à la loi Raffarin de remplir son objectif initial, c’est-à-dire de rééquilibrer les relations verticales en faveur des producteurs.

INFLUENCE D’UNE CONTRAINTE DE CAPACITÉ SUR UNE CHAÎNE DE MONOPOLES

4On considère une structure verticale composée initialement de deux monopoles en chaîne : un producteur, produisant un bien de qualité qH avec un coût marginal constant c, et un distributeur. Ce dernier a la possibilité de commercialiser sous sa marque propre un bien substitut de qualité inférieure [1] qLqL < qH ), qu’il se procure sur un marché concurrentiel [2] à un prix égal à son coût marginal de production constant ?. On suppose que le coût de production du bien est croissant avec la qualité : ? < c. Les paramètres qH, qL, c, ? sont exogènes.

5La demande provient d’un continuum de consommateurs, dont le nombre total est normalisé à 1, et qui ont chacun une disponibilité marginale à payer pour la qualité ?, et une utilité à la Mussa et Rosen U?q ) = Max ( 0, ? q ? p ), ? étant uniformément distribué sur l’ensemble des consommateurs entre 0 et 1. Pour que la demande soit positive pour les deux biens, on suppose que qH > c et qL > ?.

6Le jeu étudié retrace schématiquement le déroulement des faits en France, afin d’illustrer l’impact de la loi Raffarin sur le comportement des entreprises. Cette loi a été votée alors que le développement des marques de distributeurs était en plein essor, et que l’on prévoyait une croissance forte des ventes à venir pendant quelques années. Elle a freiné l’expansion des grandes surfaces qui cherchaient à accroître leur surface de vente. Afin de ne pas entrer dans la complexité d’un jeu dynamique, on modélise le déroulement des événements de la façon suivante. On suppose que le distributeur construit son magasin avant de savoir qu’il pourra développer sa marque propre, et qu’il n’anticipe pas qu’une contrainte réglementaire l’empêchera d’adapter par la suite sa capacité. Il choisit donc une capacité K, qui représente la quantité maximale de bien qu’il peut commercialiser; ce choix est irréversible, mais le distributeur l’ignore au moment où il prend la décision. Un coût fixe de construction ?. K est associé à la capacité choisie. On modélise ce scénario par le jeu suivant, dont on cherche les équilibres de Nash en sous-jeux parfaits et en stratégies pures :
À la première étape, le distributeur choisit sa capacité K. Il apprend ensuite l’existence du bien de qualité basse qL, qu’il peut se procurer à son coût marginal de production, et commercialiser sous marque de distributeur. Les contraintes réglementaires l’empêchent désormais de modifier sa capacité.

7À la deuxième étape, le producteur de la marque nationale fixe son prix de gros w.

8À la troisième étape, le distributeur, connaissant w, prend la décision de référencer ou non sa marque propre et la marque nationale. Il fixe alors les prix des biens qu’il distribue : pH pour la marque nationale et pL pour la marque propre. À la quatrième étape, chaque consommateur achète une unité du bien qu’il préfère, à condition que cet achat lui donne une utilité positive.

9On détermine tout d’abord les fonctions de demande. On est en présence de différenciation verticale par la qualité, donc si pH ? pL tous les consommateurs préfèrent la marque nationale à la marque de distributeur. On détermine DH et DL les demandes s’adressant aux deux biens lorsque les deux peuvent coexister. Si le distributeur référence les deux biens :

equation im1

qL | qH ? qL L pLp H ? pL De même, si ? min, 1, D = 0 Si le distributeur ne référence que la marque nationale, DHH | q pHp ) = max 0,1 ?. Enfin, s’il ne référence que sa marque propre, H DLL | qL pLp ) = max 0,1 ?.
equation im2

Choix de référencement du distributeur

10Les fonctions de demande étant maintenant connues, on résout le jeu par induction vers l’amont. À l’issue de la deuxième étape, le prix de gros w est fixé, et le distributeur doit choisir les produits qu’il référence et leur prix de vente. On détermine la configuration de référencement choisie par le distributeur en comparant son profit maximal en fonction de l’assortiment qu’il propose aux consommateurs [1]. Ces choix sont résumés dans le lemme suivant.

11

LEMME 1. Le distributeur choisit les stratégies de référencement suivantes :
  1. qH si w ? ?, il ne référence que la marque nationale,
  2. qL qH si ?, qL ? w ? ? + qH ? qL qH ? qL ? w + ? si K ?, il ne référence que la marque nationale,
    qH ? qL )
    qH ? qL ? w + ? si K ?, il référence les deux biens,
  3. qH ? qL )
    si w ? ? + qH ? qL, il ne référence que sa marque propre.

12Ainsi, le distributeur fait face à un arbitrage. Vendre les deux biens lui permet de segmenter la demande en pratiquant une discrimination entre les consommateurs, et donc de vendre plus cher la marque nationale aux consommateurs prêts à payer pour la qualité. Mais dans le cas où il est soumis à une contrainte de capacité, il peut renoncer à servir toute la demande, et choisir de ne vendre qu’une marque. Si le prix de gros w est trop élevé (iii), le distributeur préfère ainsi ne vendre que sa marque propre. Inversement, si le prix de gros est faible (i), alors la marque de distributeur n’est pas assez compétitive face à la marque nationale, et le distributeur préfère ne vendre que celle-ci, quelle que soit sa contrainte de capacité. En revanche, pour des valeurs intermédiaires du prix de gros (ii), lorsque les deux produits peuvent coexister sur le marché, la contrainte de capacité peut introduire un biais en faveur de la marque nationale : un distributeur qui est soumis à une forte contrainte de capacité choisit de ne référencer que la marque nationale, alors que pour le même prix de gros, un distributeur disposant d’une forte capacité aurait introduit une marque propre. Ainsi, la contrainte de capacité du distributeur rend sa menace d’introduction d’une marque propre moins crédible.

Choix du prix de gros par le producteur et configurations du marché à l’équilibre

13À la première étape, le producteur choisit son prix de gros afin de maximiser son profit, en anticipant le choix de référencement du distributeur. La résolution du programme de maximisation du producteur donne le prix de gros et la configuration d’équilibre du marché en fonction des paramètres.

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LEMME 2. À l’équilibre du sous-jeu commençant à la deuxième étape, à K fixé, les configurations du marché sont les suivantes :

figure im3

Lorsque le coût de production de la marque nationale est trop élevé ( c ? qH ? ? ? qL ), elle n’est jamais distribuée car elle n’est pas viable face à la marque de distributeur, qui lui est préférée par tous les consommateurs en raison de son meilleur rapport qualité-prix. Inversement, lorsque le coût de production de la marque nationale est faible relativement à celui de la marque de distributeur, seule la première est distribuée. Lorsque les coûts du producteur sont intermédiaires, les deux biens peuvent coexister, mais pour certaines valeurs de c, le produc| qH |2??q qL ? c ? ? ql ( 2 qH ? qL ) ? ( qH ? qL )

15L teur s’oppose à l’entrée de la marque de distributeur en cessant de pratiquer son prix de monopole : la menace d’entrée d’une marque de distributeur l’incite à pratiquer un prix-limite pour empêcher l’entrée de ce concurrent.

16Enfin, il existe une zone de l’espace des paramètres ( ? + qH ? qL ? c ? qH ) dans laquelle la marque nationale, qui serait viable seule, est toujours exclue par l’introduction de la marque de distributeur. Mais tant que la marque nationale est viable face à la marque de distributeur, c’est-à-dire tant que c ? ? + qH ? qL, il existe un niveau de capacité en deçà duquel seule la marque nationale est distribuée. Lorsque les deux marques peuvent coexister, la contrainte de capacité peut empêcher l’introduction de la marque de distributeur : le distributeur ne propose sa marque propre que lorsqu’il ne bute pas sur sa contrainte de capacité en ne distribuant que la marque nationale, ce qui nous permet d’énoncer la proposition suivante.

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PROPOSITION 1. La contrainte de capacité freine le développement des marques de distributeurs.

18Cette première conclusion laisse penser que la contrainte de capacité du distributeur favorise le producteur, en freinant le développement des marques propres. Cependant, une capacité de distribution limitée restreint également la quantité de bien écoulée par le producteur. Une étude de statique comparative montre que l’effet global est ambigu.

Statique comparative

19Avant d’endogénéiser la capacité du distributeur en résolvant la première étape du jeu, on étudie la variation du profit des firmes, en fonction du coût de production de la marque nationale. L’étude des profits d’équilibre du sous-jeu à K fixé, permet d’énoncer la proposition suivante.

20

PROPOSITION 2. Les profits du producteur et du distributeur sont croissants en la capacité du distributeur.

21L’étude de la variation des profits des firmes en fonction des paramètres du modèle relativise la conclusion de la proposition 1. En effet, si la limitation de la capacité du distributeur réduit son pouvoir de négociation en empêchant l’introduction d’une marque propre, elle n’augmente pas pour autant le profit du producteur. Deux effets s’opposent : d’une part, la limitation de la capacité du distributeur empêche l’introduction d’une marque propre, ce qui profite au producteur qui reste ainsi en position de monopole. Cet effet renforce a priori le pouvoir du producteur face à son distributeur. Mais, d’autre part, la limitation de la capacité en aval limite aussi les débouchés du producteur, qui ne peut plus écouler la quantité optimale de bien. Le second effet l’emporte toujours sur le premier, et le profit du producteur est croissant en K pour de faibles valeurs de K, puis constant. Ces résultats sont robustes en tarif binôme.

Choix de la capacité du distributeur

22Il reste maintenant à déterminer les équilibres en partant de la première étape du jeu, pour vérifier que les valeurs des capacités pour lesquelles l’interdiction d’agrandir les magasins entraîne un effet d’exclusion des marques de distributeurs peuvent correspondre à un choix rationnel du distributeur en information imparfaite. Nous montrons que le distributeur choisit toujours, à la première étape du jeu, une capacité qui se révélera contraignante ex post.

23À la première étape, le distributeur choisit sa capacité afin de maximiser son profit en ne commercialisant que la marque nationale. La résolution de son programme à cette étape du jeu montre qu’il choisit toujours une capacité qH ? c K ?. Ainsi, par la suite, lorsqu’il apprend qu’il a la possibilité de com-4 qH mercialiser le produit de qualité basse sous sa marque propre, ce choix se révèle toujours contraignant. L’impossibilité d’agrandir son magasin, imposée par la loi Raffarin, l’oblige à choisir entre développer sa marque propre ou commercialiser plus de produit de qualité haute. La contrainte de capacité peut alors freiner l’introduction des marques de distributeurs, comme on l’a vu en résolvant la suite du jeu.

24Ainsi, on montre que la limitation réglementaire de la capacité du distributeur ne profite ni au producteur, ni au distributeur. On peut cependant signaler une limite de ce modèle. Dans la mesure où un seul distributeur peut écouler sa production, le producteur est rationné sur la quantité qu’il peut vendre. Or, l’existence de plusieurs distributeurs en concurrence en aval pourrait permettre de limiter cet effet de rationnement direct. Intuitivement, plus la capacité réglementaire est faible, plus le nombre de distributeurs viables sur le marché est élevé : l’entrée de nouveaux distributeurs en aval pourrait alors offrir au producteur des débouchés suffisants. La partie suivante développe cette intuition en considérant la libre entrée sur le marché de la distribution. Cette étude n’entre pas dans le cadre de la législation française, puisque, actuellement, l’entrée n’est pas libre sur le marché de la distribution. Mais l’objectif de cette section est de dissocier ces deux éléments, afin de voir si le gel des extensions de grandes surfaces, qui correspond à la contrainte de capacité imposée dans notre modèle, peut exercer un effet bénéfique à l’un des niveaux de la chaîne verticale, et en particulier sur le producteur, indépendamment de l’existence d’une barrière à l’entrée.

CONCURRENCE ET LIBRE ENTRÉE SUR LE MARCHÉ DE LA DISTRIBUTION

25Dans cette section, le producteur reste en situation de monopole sur le marché du bien de qualité haute, mais le secteur aval est ouvert à la concurrence. Les distributeurs peuvent entrer librement et simultanément sur le marché aval, chaque entrant faisant face à un coût fixe d’entrée, irrécupérable, qui ne dépend que de sa capacité, et que l’on note f ( K ). Une fois entrés, les distributeurs se font concurrence à la Cournot. On suppose que la capacité K de chaque distributeur est exogène, tous les distributeurs ayant la même capacité.

26On considère le jeu suivant, dont on cherche les équilibres symétriques, parfaits en sous-jeux.

27Première étape : libre entrée des distributeurs. Le nombre de distributeurs présents sur le marché à l’issue de cette étape est noté n.

28Deuxième étape : le producteur de la marque nationale fixe son prix de gros w.

29Troisième étape : les distributeurs prennent leurs décisions de référencement et se font concurrence en quantités.

30Par la même méthode que dans la première partie, on détermine les fonctions de demande dans ce nouveau cadre, les stratégies de référencement optimales des distributeurs en fonction du nombre de firmes sur le marché aval, et le prix de gros choisi par le producteur de marque nationale. Les configurations du marché à l’équilibre sont identiques à celles que l’on observait dans le cadre de la chaîne de monopoles, à un changement d’échelle près sur l’axe des capacités. À ce stade, on montre [1] qu’à n fixé, dans toutes les zones du plan ( c, K), le profit du producteur est croissant en K : les résultats de la première section restent donc vrais avec un nombre exogène quelconque de distributeurs en aval. Cependant, le nombre de distributeurs présents sur le marché est endogène, et le profit du producteur peut ainsi varier avec n.

31L’objet de l’étude est d’analyser l’impact de la restriction de capacité sur la concurrence entre marque nationale et marque de distributeur : on restreint donc l’étude à la zone de l’espace des paramètres dans laquelle les deux biens sont susceptibles de coexister sur le marché, c’est-à-dire la zone définie par : ?. Dans cette zone, on définit le qL ( 2 qH ? qL ) ? ( qH ? qL ) ? c ? ? + qH ? qL nombre d’entrants sur le marché aval à l’équilibre de libre entrée.

32À la première étape du jeu, les distributeurs anticipent les décisions qui seront prises par les différents joueurs aux étapes suivantes, et en particulier le prix de gros qui sera pratiqué par le producteur en fonction du nombre de distributeurs. Le nombre de firmes entrant sur le marché (que l’on suppose, pour simplifier, réel) est alors celui qui annule le profit de chaque distributeur. Pour faciliter la détermination du nombre de distributeurs présents sur le marché, que l’on note n, on fait l’hypothèse [2] simplificatrice suivante : f ( K ) = K. La résolution de la première étape du jeu permet alors de déterminer les configurations du marché à l’équilibre (voir l’annexe).

33

PROPOSITION 3. Lorsque les deux biens peuvent coexister sur le marché, il existe quatre zones dans le plan ( c, K), délimitées par les frontières K0, K1c ) et K2c ), dans lesquelles les stratégies de référencement des distributeurs à l’équilibre du jeu sont les suivantes :
  • si K ? K0, aucun distributeur n’entre sur le marché à la première étape;
  • si max ( 0, K0 ) ? K ? K1c ), les distributeurs présents sur le marché ne commercialisent que la marque nationale, ils sont contraints par leur capacité;
  • si max ( 0, K0, K1c ) ) ? K ? K2c ), les distributeurs présents sur le marché référencent les deux biens, et la contrainte de capacité ne porte que sur la quantité de marque de distributeur commercialisée;
  • si K ? K2c ), les distributeurs présents sur le marché référencent les deux biens, et ne sont pas contraints par leur capacité.

34On s’intéresse maintenant à l’effet de la contrainte de capacité sur le profit des firmes. On mène une étude de statique comparative, comme dans le cas de la chaîne de monopoles, et on étudie les variations du profit des firmes en fonction de la capacité K du distributeur.

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PROPOSITION 4. Lorsque la qualité de la marque de distributeur est faible ( qL ? 1 + ? ), le profit du producteur est croissant en K, puis constant; lorsque cette qualité prend des valeurs intermédiaires |L 1 + c + qH 2 qH ( 1 + ? )
1 + ? ? q ?, il existe une valeur de la capacité du distributeur qui maximise le profit du producteur; et lorsque la qualité de la marque de distributeur est relativement élevée, le pro| qL ? 2 qH ( 1 + ? ) 1 + c + qH fit du producteur est décroissant en K, et le producteur a intérêt à ce que la capacité des distributeurs soit la plus petite possible.

36On voit ainsi que le résultat obtenu dans le cadre de la chaîne de monopoles n’est plus valide : le profit du producteur n’est plus toujours croissant en la capacité du distributeur. En effet, lorsque la qualité de la marque de distributeur est faible, l’effet de rationnement du producteur lié à la limitation de la capacité de chaque distributeur, que l’on avait mis en évidence dans le cadre de la chaîne de monopoles, l’emporte. Dans ce cas, la contrainte de capacité nuit au producteur. En revanche, lorsque la qualité de la marque de distributeur est élevée, le producteur est menacé par l’entrée de la marque de distributeur, et l’effet stratégique de dissuasion de l’entrée de la MDD l’emporte sur l’effet de rationnement. Le producteur préfère alors commercialiser son produit par un grand nombre de petits distributeurs qui ont une très faible capacité, et qui ne peuvent donc pas introduire la marque de distributeur. Dans ce cas, la limitation de la capacité des distributeurs favorise donc le producteur. Pour des valeurs intermédiaires de la qualité qL, les deux effets s’opposent et il existe une valeur optimale de la capacité qui maximise le profit du producteur.

37Combinée à la libre entrée sur le marché de la distribution, la limitation de la capacité des distributeurs peut donc exercer un effet bénéfique sur le producteur. Cependant, l’hypothèse de libre entrée des distributeurs est forte, dans la mesure où des barrières à l’entrée relativement importantes existent dans le secteur de la distribution, liées à la fois à l’effet de réputation des grands réseaux, et à la saturation du marché de la distribution en France, et renforcées par la loi Raffarin, qui a, de fait, instauré des barrières à l’entrée légales.

CONCLUSION

38Ce modèle permet d’étudier l’impact d’une contrainte de capacité imposée aux distributeurs sur les profits des producteurs et des distributeurs. On montre que, dans le cadre d’une chaîne de monopoles, l’imposition d’une contrainte de capacité au distributeur nuit aux deux types d’acteurs. D’une part, le distributeur ne peut pas utiliser la limitation de l’espace disponible dans ses rayons pour accroître la pression concurrentielle sur le producteur de la marque nationale. En conséquence, cette contrainte ne présente aucun avantage pour lui. D’autre part, le producteur se trouve rationné dans ses débouchés, et souffre également de la contrainte. Dans le cadre d’une chaîne de monopoles, on ne peut donc pas considérer que la limitation de la capacité du distributeur avantage l’un des niveaux de la chaîne verticale. En revanche, lorsqu’on introduit de la concurrence entre distributeurs, l’effet négatif pour le producteur de la limitation de la capacité de chaque distributeur est contrebalancé par l’augmentation du nombre de distributeurs. Un modèle de libre entrée en aval permet de formaliser cet effet. On montre que, dans ce cadre, la contrainte de capacité du distributeur peut, dans certains cas, avantager le producteur en améliorant son profit.

39Cette analyse suggère ainsi que l’aspect « barrière à l’entrée » de la loi Raffarin l’empêche de remplir son objectif de rééquilibrage des relations verticales en faveur des producteurs. En conclusion, il apparaît que si la loi Raffarin profite aux distributeurs, c’est plus en freinant la concurrence en aval qu’en limitant le linéaire disponible. En termes de politique de la concurrence, si l’objectif des pouvoirs publics est de limiter la puissance des distributeurs face à leurs fournisseurs, ce modèle suggère qu’il pourrait être plus adéquat de dissocier les deux aspects de la loi Raffarin et de supprimer les mesures qui reviennent à instaurer des barrières à l’entrée pour ne conserver que les mesures de limitation de la surface des magasins.

40Bien entendu, la démarche adoptée présente des limites. En particulier, le modèle ne prend pas en compte le seuil de 300 mètres carrés qui, dans le texte de la loi Raffarin, différencie deux classes de distributeurs : les « petits » qui peuvent s’agrandir jusqu’à 300 mètres carrés, et entrer librement sur le marché, et les « grands », soumis à des restrictions concernant à la fois l’entrée et les possibilités d’extension de surface. On ne considère qu’une seule catégorie de distributeurs, les « grands », sans prendre en compte le fait que des distributeurs de plus faible capacité existent également. En outre, la limitation de la capacité des magasins ne limite pas forcément la capacité d’achat des distributeurs, dans la mesure où ceux-ci se regroupent en général pour effectuer leurs achats. Les centrales d’achat permettent ainsi aux distributeurs de mettre en commun leurs capacités d’achat, et les producteurs font en fait face à un petit nombre de centrales d’achat qui ne reflètent pas forcément la concurrence que peuvent se livrer en aval des distributeurs indépendants. C’est en particulier le cas pour les « groupements d’indépendants », comme Leclerc, Super U ou Intermarché en France. La prise en compte de ces phénomènes permettrait de généraliser notre première approche, afin de soutenir une réflexion plus vaste sur les effets réels des lois régissant les relations entre producteurs et distributeurs.

ANNEXE ÉQUILIBRE DE LIBRE ENTRÉE

41Deux configurations du marché peuvent apparaître :

figure im4

figure im5

Notes

  • [*]
    CREST-LEI et ENSAE, 3, avenue Pierre-Larousse, 92245 Malakoff Cedex. E-mail : allain@ ensae. fr.
  • [**]
    GATE, UMR 5824 CNRS, Université Lyon 2,93 Chemin des Mouilles, BP 167, 69 131 Ecully Cedex. E-mail : flochel@ gate. cnrs. fr
  • [1]
    Voir, à ce sujet, Glais [1998].
  • [2]
    Loi du 5 juillet 1996 relative au développement et à la promotion du commerce et de l’artisanat.
  • [1]
    L’hypothèse que la qualité de la marque de distributeur est inférieure à celle de la marque nationale est courante, même si elle peut être remise en question par les stratégies actuelles de montée en gamme des MDD.
  • [2]
    La situation décrite est équivalente à celle d’un distributeur pouvant produire lui-même sa marque propre en s’intégrant verticalement vers l’amont avec un autre producteur.
  • [1]
    Les calculs sont détaillés dans Allain et Flochel [2001].
  • [1]
    Voir Allain et Flochel [2001].
  • [2]
    Nos résultats sont généralisables à d’autres fonctions de coût d’installation f (K), mais les frontières sont modifiées et certaines zones peuvent alors disparaître
Français

Cet article tente d’expliquer l’impact ambigu de la loi Raffarin sur les relations entre producteurs et distributeurs, en montrant qu’elle exerce deux effets opposés sur le partage du profit entre les secteurs amont et aval. Nous proposons un modèle permettant d’appréhender l’influence d’une contrainte de capacité sur les choix de référencement d’un distributeur, et notamment sur sa décision d’introduire ou non une marque propre menaçant la situation de monopole du producteur. Nous montrons que, seule, l’imposition d’une limitation de la taille des magasins peut renforcer le pouvoir des producteurs face aux distributeurs, mais qu’associée à une barrière à l’entrée en aval, elle ne permet plus d’améliorer le pouvoir de négociation des producteurs.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • ALLAIN M.-L. et FLOCHEL L. [2001], « Marque de distributeur et contrainte de capacité », Document de travail du CREST, no 2001-11.
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Marie-Laure Allain [*]
  • [*]
    CREST-LEI et ENSAE, 3, avenue Pierre-Larousse, 92245 Malakoff Cedex. E-mail : allain@ ensae. fr.
Laurent Flochel [**]
  • [**]
    GATE, UMR 5824 CNRS, Université Lyon 2,93 Chemin des Mouilles, BP 167, 69 131 Ecully Cedex. E-mail : flochel@ gate. cnrs. fr
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