1Internet est construit sur un protocole d’échanges de données électroniques-TCP/IP. Un ensemble d’innovations et d’institutions s’y sont greffées jusqu’à ce que, vers 1995, son utilisation à des fins commerciales puisse être envisagée. Il est clair aujourd’hui qu’Internet n’est pas seulement comme prévu à l’origine une technologie permettant un échange de données plus facile, mais a une signification économique plus large : Internet implique des changements dans la structure de l’économie et le mode d’organisation de ses acteurs, et constitue en cela une révolution technologique majeure (voir Varian-Shapiro [1998] pour un exposé général).
2En particulier, l’exposé présente un certain nombre d’éléments expliquant pourquoi les activités se développant sur le Net ne peuvent pas être bien appréhendées dans un contexte de concurrence parfaite, et discute la nature des barrières à l’entrée. Nous verrons que l’essentiel des changements qu’Internet impose du point de vue économique peut être relié à la nature particulière des biens d’information en tant qu’objet d’échange, ainsi qu’à l’importance des effets de réseau. D’un point de vue concret, les problèmes essentiels dont nous parlerons sont liés à la mise sur le marché des biens d’information, et au fonctionnement des marchés vu au travers des agents qui les construisent, une catégorie regroupée sous le terme d’intermédiaires. Plus accessoirement, mais au vu des débats que ce sujet suscite, nous parlerons aussi des stratégies de translation des activités économiques sur le Web.
3Notre exposition suivra ce plan, mais nous commencerons par une mise en perspective de l’impact économique du net aux États-Unis, pays précoce dans l’usage de cette nouvelle technologie.
MISE EN PERSPECTIVE
4Il serait facile de ne voir Internet qu’au travers du prisme déformant des marchés boursiers, qui ont fortement contribué à discréditer toute analyse sérieuse des activités économiques liées à Internet. Force est pourtant de constater que la montée et l’instabilité des valeurs Internet liées à la construction des infrastructures physiques et logiciels du réseau commercial ne sont pas l’effet d’une simple bulle spéculative. Étant liée à la croyance des investisseurs quant à l’avenir des applications commerciales du Net, il faut prendre au sérieux leurs anticipations.
5Du point de vue des statistiques économiques, le volume des activités ayant une relation directe avec Internet est encore faible. On a estimé que l’ensemble des revenus générés aux États-Unis par ces activités, que ce soit la pose de câbles optiques, la vente de plates-formes d’échange, la gestion de bourses d’échanges ou la vente de produits sur le Web, a été de 524 milliards de dollars en 1999 (« Measuring the internet economy », Université du Texas, juin 2000), dont environ 300 milliards générés par les infrastructures et les applications support, et le reste généré par le commerce électronique et les services offerts sur le Net. La croissance de ces revenus est très forte et tire ainsi la croissance américaine, contribuant ainsi à 50 % de la croissance du PIB US en 1999.
6L’influence d’Internet est cependant mal prise en compte par les statistiques, du fait de la difficulté à traduire en termes de chiffres des changements technologiques visant à améliorer la qualité des services, mais également du fait qu’une part de la croissance d’Internet se fait aux dépens de secteurs établis (voir « Economic Report of the President » [2000], et les travaux de l’OCDE).
7Enfin, l’impact d’Internet reste fortement ciblé sur certaines activités – informatique, finance, édition, musique – et se traduit également en un changement du mode d’organisation de certains secteurs – automobile, chimie, transport, biens d’équipement de haute technologie. À terme, tous les secteurs sont potentiellement affectés de façon indirecte puisque le développement d’Internet est étroitement lié à l’introduction des nouvelles technologies de l’information dans les entreprises.
BIENS D’INFORMATION ET CONCURRENCE IMPARFAITE
8Il y a deux types d’informations que l’on peut trouver sur Internet. D’une part, des informations de marché : où puis je trouver un vendeur ou un acheteur, pour quel bien, à quel prix ? Cette information est générée de manière spontanée, mais nécessite l’intervention d’intermédiaires pour les regrouper et les rendre utiles. On peut trouver, d’autre part, des « informations » plus élaborées, qui ont une valeur ajoutée : logiciels, musique, articles, nouvelles...
9D’un point de vue théorique, pourtant, ces informations partagent les mêmes caractéristiques : faible coût de reproduction et inaliénabilité – c’est-à-dire qu’on ne peut en transférer la propriété, une connaissance étant acquise une fois pour toutes.
10Vendre des biens d’informations dans une économie d’échange pose des problèmes spécifiques. D’une part, il est difficile à l’acheteur d’évaluer la valeur du bien avant de l’acheter – par exemple en lisant le résumé d’un article –, ce qui introduit des problèmes d’aléa moral – du côté du vendeur si l’acheteur doit payer avant consommation, du côté de l’acheteur si le paiement est après consommation. D’autre part, la structure des coûts est caractérisée par une quasi-absence de coûts de duplication, ce qui génère une situation de concurrence imparfaite, et par des coûts d’imitation faibles, ce qui soulève des problèmes de protection des investissements. Un système de protection des droits sur la connaissance semble prohibitivement coûteux dans un système ouvert comme Internet, et il n’est donc pas forcément souhaitable, si ce n’est possible, de le mettre en place.
11Il nous faut donc étudier d’autres moyens qui permettent aux producteurs de biens d’information de défendre leur investissement dans la production de biens d’information. Ces moyens ont pour point commun d’instaurer un certain pouvoir de monopole qui peut augmenter le surplus social en permettant l’échange de biens d’information.
Abonnements et paniers de biens d’information
12En supposant que le distributeur de biens d’information est protégé par des droits de propriété, et donc dispose d’une forme de pouvoir de monopole local, l’absence de coûts de duplication implique des stratégies de mise sur le marché qui diffèrent de celles adoptées pour les biens à coût variable élevée – stratégies déjà à l’œuvre par exemple dans l’audiovisuel. Parmi celles-ci, un des aspects le plus frappant est la tendance à opter pour des systèmes d’abonnement qui permettent à l’usager d’avoir accès à un panier de biens pour un prix forfaitaire. Pour illustrer le phénomène, considérons un monopole vendant N biens d’information, indicés par n; à un consommateur. Leur valeur est de vn pour le consommateur, mais le vendeur n’en connaît que la distribution de probabilité, que nous supposons uniforme entre 0 et 1 pour chaque bien.
13Supposons que le vendeur laisse le consommateur choisir les biens d’information qui l’intéressent, mais fixe un prix de p par unité, et que le consommateur puisse juger de la qualité du bien avant achat. La probabilité de vente du bien n est égale à la probabilité que vn soit supérieure à p, et le profit espéré par bien est p * Pr ( vn ? p ) = p ( 1 ? p ), maximal pour p = 1/2.
14Supposons par contre que le vendeur décide de vendre les N biens ensembles
comme un seul bien, à un prix N/2. La probabilité de vente du panier est alors
| ? n = 1
N
Pr vn ? N/2 > 1/2 pour N ? 3. Le profit espéré par bien du panier est
donc

Nous voyons ainsi que vendre un panier de bien permet de mettre sur le marché un volume d’information plus élevé qu’en fixant un prix pour chaque bien et ce avec un profit supérieur. Il faut noter ici que l’argument n’est valable que si le coût de duplication est nul ou faible. Le recours aux abonnements a pour conséquence, entre autres, une tendance naturelle à la concentration du marché sur quelques fournisseurs offrant des paniers larges (voir Bakos-Brynjolfsson [1998]).
15D’autre part, la mise sur le marché d’un panier de biens devrait atténuer les phénomènes d’aléa moral – encore que ceci reste à examiner. En effet, comme nous le verrons plus loin, le fait qu’un même bien – ici, le panier – soit vendu à plusieurs consommateurs, motive le vendeur à maintenir sa qualité – ici, sa moyenne et sa distribution de valeur – puisque celle-ci sera jugée de façon plus homogène par le marché.
Qualité de l’information et réputation
16Le rôle des « effets de réputation » est déterminant sur les marchés de biens d’information pour résoudre les problèmes d’aléa moral (voir Tirole, chap. 2), en raison de la difficulté d’inspecter ou de tester le bien. Il peut être illustré en considérant la motivation d’un site à maintenir la qualité de son offre – son panier de biens d’information – dans la durée.
17Considérons un site avec une base de n abonnés. À chaque date, le site produit
et vend un bien d’information au prix d’abonnement p supposé fixe. Le fournisseur peut soit dépenser K pour produire une information de valeur v ? p pour
le client, ou ne dépenser que k < K pour une bien sans valeur, et cela sans que
le client ne le sache. Prenons un cas extrême où le site perd sa réputation auprès
de tous ses abonnés à la période qui suit la fourniture d’une information inutile,
et ne peut la reconstituer. L’incitation du site à produire un bien de bonne qualité
est capturée par l’équation suivante qui garantit qu’un site de bonne réputation
produit une bonne qualité :

où ? est le taux d’actualisation. On peut réécrire la condition :

qui exprime que la perte de profit liée à la perte de la réputation doit être supérieure au gain de court terme à baisser les coûts. Ainsi les mécanismes de réputation ne peuvent être effectifs que si le profit total est strictement positif ( np > K ), ce qui implique un contexte de concurrence imparfaite.
18De plus la taille n de l’audience est une motivation importante à maintenir la réputation du site, ce qui introduit un effet de réseau induit, c’est-à-dire lié aux croyances des consommateurs, qui tirent leur confiance en un site du fait que d’autres lui accordent leur confiance.
19La valeur d’une bonne réputation pour un site explique les sommes importantes dépensées par les acteurs de l’économie Internet pour se faire reconnaître et gagner une audience. Ces sommes sont principalement dépensées dans la fourniture de services gratuits et dans la publicité, mais aussi bien sûr dans l’élaboration des services offerts. Cela explique aussi la diversification des services des sites déjà établis sur Internet, ceux-ci trouvant facile d’étendre leur offre sans avoir à dépenser beaucoup pour se faire connaître et établir leur crédibilité.
20Notons qu’en matière de réputation il existe une forme d’effets de gamme. Lorsqu’un site étend la gamme de services qu’il offre, il met en jeu sa réputation sur l’ensemble de la gamme, ce qui accroît ses incitations à maintenir la qualité et sa crédibilité.
21Mais il existe aussi des gains de spécialisation. En effet, l’alternative à un mécanisme basé sur la réputation du vendeur est la certification de la qualité des produits et de la fiabilité des sites par des sites spécialisés dans ce domaine (sites certificateurs). L’effet de réputation est donc transféré au niveau de ces sites certificateurs, qui, du fait de leur spécialisation, ont de bonnes incitations à fournir une information précise. Les activités de certification émergent lentement, leur réputation étant longue à construire, mais leur développement sera essentiel pour réduire les barrières à l’entrée sur la vente de biens et services en ligne. En effet, un secteur de certification (par nature concentré) est à même de permettre au nouveaux entrants de se développer rapidement, la garantie de qualité réduisant le délai nécessaire pour que ceux-ci acquièrent la confiance des consommateurs.
Personnalisation du service d’information, fidélisation et effet loquet
22L’effet réputation n’est pas la seule manière d’expliquer que les sites soient prêt à investir beaucoup dans leur lancement. L’effet loquet, que nous allons introduire, est une autre manière pour les sites de s’établir sur le réseau (voir Klemperer [1995]).
23Il émerge lorsque la valeur d’un site pour un internaute s’accroît au cours de la relation. Ceci peut résulter du fait que la valeur du service du site ne se révèle qu’après que l’internaute y a investi un effort d’apprentissage du fonctionnement du site, ou après qu’il a fait part de ses désirs pour une personnalisation plus poussée du site, ou tout simplement parce qu’il ne profite de la présence d’autres usagers sur ce site qu’après avoir fait leur connaissance – c’est le cas des sites d’enchère par exemple.
24D’un point de vue formel, on peut modéliser l’effet loquet dans un cadre concurrentiel comme suit :
- À la période 1, un client dérive une utilité u1 de la relation avec le site, ce qui représente la valeur du service net des coûts d’apprentissage.
- À la période 2, il reçoit u2 + v2 s’il reste au même site, et u2 seulement dans un autre site, s’il décide d’en changer. v2 > 0 représente ainsi les bénéfices
25 additionnels retirés de l’investissement consenti par le client en période 1 par rapport à ce qu’il pourrait obtenir sur un autre site où il n’a pas encore encouru ce coût.
26Ainsi, la firme pourra faire payer au client un prix p2 = v2 en période 2, prix maximum à garantir pour que le client reste, et obtenir un profit positif. Mais si les sites sont en concurrence en période 1, alors ils seront prêts à acquérir le client pour ce même prix et le profit intertemporel sera nul, avec un « prix » d’équilibre négatif p1 = ? v2 en première période. Cette subvention ou « coût d’acquisition » peut inclure la provision de services gratuits en période 1, ou alors représenter des coûts de promotion, et dans certains cas un transfert monétaire au client.
27On voit qu’en présence d’effets de loquet les firmes pratiquent des prix d’appel compensés par des marges positives sur les clients captifs. Sur le long terme cependant, il n’y a pas réellement de pouvoir de marché et les profits s’annulent.
EFFETS DE RÉSEAU ET INTERMÉDIATION
28Il y a effet de réseau lorsque la valeur d’un bien dépend du nombre de personnes qui l’utilisent. Ces effets de réseau peuvent tenir à la nature même du bien, et ont été bien étudiés à partir de l’article de Katz et Shapiro [1985]. Ils sont fréquemment présents sous cette forme sur Internet, que ce soit pour l’offre de conseils à l’achat – mieux ciblés plus l’expérience du conseiller est grande – ou pour les sites d’enchère – le prix baissant avec le nombre d’acheteurs.
29Une source moins étudiée d’effets de réseau provient de la mise en contact d’intervenants sur un marché via un intermédiaire. En effet, un échange de biens ne se fait pas sans intervention d’une place de marché où acheteurs et vendeurs peuvent se rencontrer. La valeur du service tient au nombre de personnes qui sont sur cette place de marché, et on peut donc parler d’effet de réseau indirect. Le rôle des agents qui facilitent ce contact a pourtant été peu étudié. L’importance de ces intermédiaires et leur utilité sociale vont être illustrées par le modèle ci-dessous. Il permettra aussi d’avoir un aperçu des problèmes complexes que pose la concurrence entre intermédiaires.
Concurrence entre intermédiaires et subventions croisées
30Un internaute et un site doivent utiliser les services d’un site d’intermédiation pour être mis en contact. L’internaute doit payer p et le site P pour utiliser le service d’intermédiation. L’intermédiaire supporte un coût c pour chaque agent et donc 2 c pour établir le contact. La présence du site a une valeur f pour l’internaute, tandis que la présence de l’internaute a une valeur F pour le site, avec f + F > 2 c et F > f ? 0, c’est-à-dire que la mise en contact est socialement désirable, tandis que c’est le site qui est le plus motivé à ce que la relation soit mise en place.
31Les utilités sont u = f ? p et U = F ? P, si les deux types d’agent sont présents sur le site d’intermédiation, et 0 moins le prix si l’un des agents n’est pas présent. L’intermédiaire en situation de monopole pourra ainsi fixer p = f et P = F. Cette allocation sera efficace puisque l’échange aura lieu, mais le surplus de l’échange est capturé par l’intermédiaire [1].
32Supposons maintenant que deux intermédiaires A et B soient en concurrence pour attirer les deux types d’agents, et qu’un agent ne puisse participer à deux sites d’intermédiation (droit exclusif). Chaque agent rejoint l’intermédiaire qui lui propose l’utilité la plus élevée.
33Donnons un exemple d’équilibre de ce jeu entre intermédiaires. L’équilibre suivant est un point extrême, puisqu’il génère un profit maximal pour A. Nous supposons ici que F > 2 f.
34Considérons un équilibre où A sert le marché aux prix p (potentiellement négatif) et P > 0. Étant donné les prix p et P, B doit exploiter la possibilité de subventions croisées s’il veut capturer le marché. En effet, si B veut attirer l’internaute de façon certaine, il doit lui proposer un prix p ˆ = p ? f < 0 auquel cas l’internaute viendra même si le site n’est pas présent. L’interprétation d’un prix négatif – en termes de service gratuit – est la même qu’avant. La subvention de l’accès d’un agent se justifie si elle permet de générer des profits positifs sur l’autre agent. Sachant que l’internaute rejoint B, le site n’a plus intérêt à rester chez A et est disposé à payer F > 0 pour s’inscrire chez B. Avec des prix p ˆ = p ? f et Pˆ= F, B peut donc se garantir un profit de p ? f + F ? 2 c.
35Afin d’empêcher B de lui « voler » son audience, le site A devra fixer ses prix
de façon à ce que la stratégie de B ne soit pas rentable, i.e. p ? f + F ? 2 c. A
peut donc fixer des prix

36L’exemple illustre le fait que la nature de la concurrence qui se joue entre sites d’intermédiation est très différente de celle qui se joue entre producteurs de biens finaux, la différence provenant des effets de réseau inhérents à l’activité d’intermédiation.
37La concurrence réduit les profits mais ne les élimine pas totalement même en l’absence de différenciation comme c’est le cas dans l’exemple. Le profit est réduit à la valeur de l’intermédiation pour le participant ayant la propension à payer la plus faible, ici l’internaute.
38Dans certain cas, une situation de concurrence imparfaite peut s’avérer être préférable à une situation de monopole ce qui est sans surprise, mais aussi à une situation d’accès concurrentiel. Dans notre exemple, cela apparaît lorsque f est inférieur à c. En effet, la concurrence entre deux sites aboutit ici à une situation où l’échange a lieu tandis que, dans le cas concurrentiel où les prix sont p = P = c, l’internaute de participe pas. Mais le profit est bas contrairement au cas de monopole. Le coût social principal de la concurrence est qu’elle génère un système de subventions croisées entre utilisateurs du service qui peut être considéré comme injuste.
39Le lecteur pourra consulter Caillaud-Jullien [2000] pour plus de développements, en particulier le rôle des paiements à la transaction ou des inscriptions multiples.
40Il faut souligner que le rôle de l’intermédiaire ne se limite pas à mettre en contact les agents économiques (voir Kaplan-Sawhney [1999]). Son rôle est plus complexe, puisque c’est lui qui déterminera les critères qui conduiront à cette mise en contact, et qu’il participe souvent à la formation des prix d’échange. On peut ainsi craindre qu’un intermédiaires soit biaisé en faveur des intérêts des vendeurs ou des acheteurs sur un site. L’aspect mis en avant ci-dessus (effets de réseau) n’est donc qu’une des facettes de la concurrence entre sites d’intermédiation. Les problèmes portant sur les choix de procédure et les méthodes d’agrégation des offres et demandes sont des problèmes complexes et encore mal compris, que nous n’aborderons pas.
VENTE EN LIGNE DE BIENS PHYSIQUES
41Les entreprises françaises (et de façon plus générale l’Europe continentale) sont considérées comme en retard sur les États-Unis dans l’adoption des technologies Internet et dans l’exploitation commerciale du réseau. La question qui se pose souvent est de savoir pourquoi et pendant combien de temps une entreprise peut repousser le moment où il lui faudra s’adapter à l’outil Internet ! Ce débat se rattache en fait, au-delà des spécificités propres à un changement qui ne touche pas seulement à la nature du produit vendu, mais aussi à la façon dont il est produit, aux travaux sur la dynamique de l’innovation. Les principaux problèmes identifiés dans ce domaine sont ceux liés au niveau de maturité de l’innovation – c’est-à-dire son niveau de profitabilité immédiate – ainsi que ceux liés au risque de préemption – particulièrement présents sur Internet puisque l’« innovation » est évidente.
42Pour situer le débat dans un contexte plus large, les problèmes soulevés par la vente en ligne sont de nature similaire à ceux posés par l’adoption de toute innovation. La littérature sur le sujet met en avant deux types d’effets : les effets de remplacement et les effets de préemption ou encore de persistance des monopoles (voir Tirole [1995], chap. 10).
43Les effets de remplacement font références aux fait que les incitations d’une firme en place à adopter une nouvelle technologie ne dépendent pas de la valeur sociale générée par cette innovation mais de l’accroissement de profit que cette innovation peut générer par rapport à la situation où seules les technologies en cours sont exploitées par l’entreprise. Une firme en place a, selon ce raisonnement, tendance à innover trop peu ou à adopter une innovation trop tard. À l’inverse, une firme qui se crée spécifiquement pour exploiter l’innovation ne tient pas compte de l’impact sur les anciennes technologie et aura tendance à adopter une innovation plus rapidement. Dans le contexte des ventes en ligne, ceci correspond à l’idée de cannibalisation des ventes, souvent mise en avant. Le terme de cannibalisation se réfère au fait qu’une partie des ventes en ligne se fait au détriment des ventes sur les circuits traditionnels. Dans sa décision d’adopter la vente en ligne, la firme considérera la différence entre la valeurs des ventes générées en ligne et celle des ventes générées hors ligne, ce qui diminue ses incitations. L’argument selon lequel la cannibalisation justifie de retarder l’adoption n’a cependant de validité que si la firme est protégée contre l’entrée sur la vente en ligne. Si la firme en place anticipe que le retard pris dans l’adoption résultera en une perte de parts de marché au profits des entreprises qui auront adopté plus tôt, elle peut décider de « préempter » ce nouveau marché en adoptant l’innovation la première. Cet effet est renforcé si la préemption est un moyen de limiter l’entrée de nouveaux concurrents spécialisés dans la vente en ligne, puisque dans ce cas une telle stratégie permet de maintenir la domination sur les marchés en ligne et hors ligne.
44Pour prendre un exemple, considérons deux entreprises concurrentes sur le même marché hors ligne, incertaines quant à la fraction ? de leurs clients qui sont prêts à acheter en ligne et quant au profit net ? par client. La firme 1, qui doit investir K dans ce nouveau canal de distribution, y fait un profit de ??1 ( a ? ?2 ) ?, ?i dénotant la décision de la firme i de faire l’investissement ou non. On voit que, suivant les croyances de la firme 1 sur la décision de la firme 2, et sur les paramètres ?, a et ?, elle pourra choisir d’investir ou non. Le modèle peut être adapté dans un cadre à plusieurs périodes pour refléter les stratégies de timing de l’entrée sur ce nouveau marché. Il reflète bien les hésitations, dans le secteur de la distribution par exemple, à faire le premier pas. Cora avec son site Houra a finalement donné le signal, dans l’espoir de capturer une part élevée du pouvoir d’achat Internet, et sans craindre de perdre ainsi beaucoup de clients « traditionnels » du fait de sa position de relatif outsider dans la distribution française.
45Ce qui ressort cependant des travaux sur l’innovation est que de façon générale, même si les problèmes de cannibalisation et d’incertitude peuvent justifier un certain délai à l’adoption, ils ne peuvent en soit fonder l’idée que le marché de la vente en ligne sera dominé par de nouveaux acteurs au détriment des plus anciens. L’exemple de la distribution des livres est à ce titre frappant puisqu’il montre comment de nouveaux acteurs spécialisés comme Amazon peuvent se partager le marché avec les anciens acteurs dominants (Barnes & Noble et Borders pour les États-Unis, la FNAC pour la France).
46Plusieurs autres éléments peuvent expliquer l’hésitation de certains acteurs à pénétrer sur le marché. Un premier aspect est lié aux difficultés de coordination qui peuvent apparaître lorsque les firmes distribuent leur produit sur plusieurs canaux de distribution et génèrent ainsi des conflits de canaux. De façon générale, l’organisation du réseau de distribution correspond à un arbitrage entre fournir les incitations aux divers membres du réseau à maximiser les profits de l’ensemble de la structure, et partager ces profits entre les participants (voir Rey-Tirole [1986]). Dans ce contexte, l’introduction d’un nouveau canal de distribution risque de perturber le fonctionnement des autres canaux de distribution et donc de demander une réorganisation complète, provoquant ainsi des résistances. Dans l’automobile par exemple, les acheteurs pourront faire la comparaison des prix et des performances sur le Net, mais devront passer par le concessionnaire pour profiter des services après-vente ou essayer les modèles. Il s’agira alors de trouver des contrats incitatifs qui garantissent que les concessionnaires ne favorisent pas « leur » clientèle aux dépens de celle du constructeur. Le problème de conflit de canaux se pose lorsque les possibilités contractuelles sont trop limitées pour permettre de résoudre l’ensemble des problèmes posés par les distributeurs. Ils peuvent justifier de renoncer à établir un nouveau circuit de distribution (voir Rey-Tirole [1997]).
Notes
-
[1]
GREMAQ, Université de Toulouse, Alexandre.Gaudeul@univ-tlse1.fr
-
[2]
CNRS, IDEI-R et GREMAQ, Université de Toulouse, bjullien@cict.fr, http://www.idei.asso.fr
-
[1]
La présence de l’intermédiaire permet donc d’augmenter le surplus social si f < 0 < F, puisque dans ce contexte un accès concurrentiel au prix 0 introduirait un problème de coordination, l’internaute n’étant pas motivé à entrer en contact.