1Les oppositions et les filiations sont particulièrement apparentes entre les travaux de deux auteurs, Wesley Clair Mitchell et Ragnar Frisch, dont les interrogations ont structuré respectivement l’approche empirique et l’économétrie.
2L’empirisme de l’approche quantitative s’impose dans les années 1920 autour des travaux de Mitchell et de Warren Persons [1]. Le cœur de ce programme de recherche consiste essentiellement en la collecte et le traitement d’un grand nombre de données statistiques, programme qui culminera avec la construction des baromètres des affaires. Par le développement et le perfectionnement de techniques statistiques, les tenants de cette approche espèrent mettre en lumière les composantes cycliques observées des séries temporelles économiques, et sur cette base se livrent à un travail de prédiction. Cependant, dix ans plus tard, cette branche de la recherche n’est plus aussi florissante et se voit de plus en plus contestée : c’est la macroéconomie empirique de Frisch et de Tinbergen qui apparaît comme source d’innovations théoriques et méthodologiques. Dans cet article, nous nous proposons précisément d’analyser ce passage d’une économie empirique à une approche alternative de l’économie quantitative : l’économétrie. Toutefois, ce passage ne saurait être considéré comme une rupture, contrairement à une idée couramment admise. Il s’agit donc pour nous de le comprendre dans sa globalité, c’est-à-dire de comprendre dans quelle mesure les travaux de Frisch dans le domaine des cycles se construisent en référence aux travaux de Mitchell – la filiation est ici de nature théorique et méthodologique –, mais aussi dans quelle mesure les projets de ces deux économistes sont marqués par des incompatibilités évidentes.
3La compréhension de ce passage de l’économie quantitative à l’économétrie passe par une comparaison point à point des grandes étapes de la compréhension du cycles des affaires de Mitchell et de Frisch pour en saisir les continuités et les ruptures. Dans une première partie, nous verrons que l’empirisme de Mitchell est réduit par Frisch à un ensemble d’études statistiques incapables de déboucher sur une théorie explicative des cycles des affaires. Frisch lui préfère une démarche de modélisation où réflexion théorique et évaluation empirique sont fortement intriquées. Dans une deuxième partie, nous verrons que leurs divergences portent nettement sur l’introduction du temps dans l’analyse des cycles des affaires, car il s’agit pour Mitchell d’étudier les changements cumulatifs affectant une économie monétaire, alors que Frisch se focalise sur la question de la stabilité du système économique.
L’ARTICULATION ENTRE THÉORIE ET EMPIRIE : LES LIAISONS DANGEREUSES
4Frisch partagera, quelques années après Mitchell, le désir de celui-ci de réformer l’économie sur le modèle des sciences physiques et chimiques. Cette ambition scientifique les conduit à conclure que la seule possibilité de progrès de la connaissance économique réside dans la formulation d’une « économie quantitative » où l’étude des faits tient une place majeure dans l’investigation scientifique. Toutefois, ces deux auteurs donnent un contenu différent à ce concept. Nous montrerons que la démarche de Mitchell s’apparente à l’induction puisque la mesure statistique des relations et des phénomènes de la sphère économique doit déboucher sur une théorie du cycle. La démarche abductive [1] de Frisch suppose que la préhension de la « réalité économique » nécessite l’énoncé préalable d’une théorie formulée dans le langage universel de la connaissance, les mathématiques.
Une référence commune à la physique
5Bien longtemps avant la rédaction de Business Cycles [1913], Mitchell a la conviction que la théorie économique doit être construite en référence à une méthode de type descriptif-quantitatif [2]. Mitchell prend comme référent la place assignée à l’observation et à la quantification des phénomènes dans les sciences physiques et chimiques.
6Frisch s’inscrit explicitement dans la continuité de ce programme de recherche. Sa critique ne portera pas sur les méthodes statistiques employées en elles-mêmes, mais plutôt sur la philosophie qui les sous-tend, c’est-à-dire une démarche de quantification réduite à une approche quantitative empirique, sans pré-notions théoriques. La physique offre aux économistes des normes de rigueur et de réalisme, mais aussi des outils pour comprendre les phénomènes économiques.
7Les travaux de Mitchell fondent une méthode empirique qui doit déboucher sur la production d’une « meilleure » théorie [3]. Elle est fondée sur une hostilité envers la méthode déductive (Ginzberg [1997], p. 372-373). À l’instar de Veblen, Dewey ou Laughlin, il rejette le caractère purement « spéculatif » des systèmes théoriques formulés par les économistes [4], et les qualifie au passage de systèmes logiques « assez triviaux comparés aux subtilités des métaphysiciens » (Mitchell [1928] dans Clark [1967], p. 411). Alors que Veblen pense que l’économie a beaucoup à apprendre de la biologie, Mitchell pense que :
« Il semblerait qu’il n’existe qu’un seul chemin de progrès, un chemin long, très long, mais assurément sûr. C’est le chemin indiqué par les sciences de la nature (…). Pas le type darwinien de spéculation. Mais la chimie et la physique. » (Mitchell, ibid., p. 413.)
9Bien que Mitchell affirme dans le même paragraphe être peu familier de ces sciences chimiques et physiques, il met en avant leur caractère empirique car elles furent élaborées sur la base de patientes observations et de tests des relations construites entre les hypothèses de travail et les processus observés. Les données statistiques temporelles et géographiques relatives à des phénomènes économiques devront aider à découvrir a posteriori de nouvelles relations causales [1] entre des phénomènes économiques connus et/ou nouvellement découverts lors d’investigations empiriques. Faire de l’économie une science passe par l’emploi des statistiques en tant que méthode universelle et « wertfrei » (Ginzberg [1997], p. 378), garantie par la collecte de données objectives. Des règles de mesure identiques et connues de tous permettraient d’évacuer les jugements de valeur des observateurs (Mitchell [1925], p. 4) [2].
10Dans la définition du programme de recherche que s’assigne Frisch au début des années 1920, on retrouve le même registre lexical : « réformer l’économie », « faire de l’économie une science sur le modèle de la physique », « quantifier les phénomènes économiques », – mais, nous allons le voir, Frisch utilise la physique comme analogie et non comme simple référent idéalisé.
11Son projet scientifique est ambitieux : l’économie, pour représenter avec justesse et vérité l’action humaine, se doit de devenir scientifique au sens positiviste du terme [3]. La recherche de régularités dans une réalité assimilée par le sens commun au chaos est la base du travail scientifique. La théorie constitue la structure, le langage qui permet de donner un sens à la réalité, de saisir la complexité du fait social. Ainsi, les énoncés doivent être le fruit d’une observation systématique des faits guidée par la théorie. Il partage avec Mitchell cette hostilité à l’égard d’une démarche qui ne confrontent pas leurs résultats théoriques aux observations statistiques.
12Mais il concède que ceci est en partie lié à la mauvaise adaptation des systèmes théoriques à une possible confrontation à la réalité. Le modèle économétrique permettra de faire le lien entre la théorie économique pure et l’économie statistique. Il suggère alors que l’analogie avec la mécanique et la philosophie qui la sous-tend puisse offrir une grille de lecture et des instruments pour réaliser ce travail d’intermédiation (Frisch [1933a], Conférence n° 4, p. 39-40) [1]. L’analogie avec la physique conduit Frisch à développer l’intrication de la statistique, de la théorie économique et des mathématiques, sur la base d’une démarche de modélisation.
Induction versus abduction
13Malgré leurs différences, les méthodes de Mitchell et de Frisch reposent sur l’idée qu’une analyse statistique purement empirique peut fournir des réponses et des indications sur l’existence, la forme et la durée des cycles. Toutefois, ils ne visent pas les mêmes informations. Conformément à une démarche inductive, Mitchell recherche les caractéristiques des cycles des affaires sans que soit posé au préalable le cadre théorique général permettant d’en rendre compte. Par contre, Frisch attribue aux études statistiques l’évaluation des paramètres de structure des modèles construits pour saisir la complexité des phénomènes cycliques. Bien que sa macroéconomie soit plus ou moins influencée par ses travaux sur les instruments et les études statistiques – notamment sa réflexion sur l’analyse harmonique et les séries temporelles –, sa démarche reste abductive.
14L’observation des faits ne doit pas être cantonnée à une tâche de validation. Elle peut, par elle-même, suggérer de nouvelles pistes de recherche en soulevant de nouveaux problèmes qui ne seraient en rien « inférieurs ou moins intéressants » simplement parce que la « théorie générale » les ignore [2].
15Mitchell a conscience que ses recherches empiriques sont en partie façonnées par des théories existantes ([1913], p. 583). Les théories existantes suggèrent plutôt des possibilités de classifications des données statistiques, des relations causales entre certains phénomènes ponctuels lorsqu’il s’agit d’interpréter les observations, mais en aucun cas le corpus des théories existantes ne peut fournir une explication unique et complète. Parce que son schéma général explicatif n’est pas une description et une explication de l’équilibre, il a besoin, pour comprendre les cycles, d’une description aussi détaillée que possible des différentes phases du cycle.
16Ainsi, son travail ne serait pas a-théorique mais tourné vers le développement d’une théorie du changement économique.
17Parce que Frisch est fortement attaché aux notions de lois et de structure théorique, il conçoit une articulation différente entre le travail d’observation et celui de formulation des énoncés théoriques.
18Dès juin 1931, il souligne alors l’importance de proposer une théorie quantitative et empirique du cycle (Frisch [1931b], p. 129-130). Sa démarche semble, de prime abord, proche de celle de Mitchell. Pourtant, il apparaît rapidement que Frisch distingue la définition abstraite de concepts quantitatifs, l’énoncé de processus opératoire de quantification et enfin l’évaluation effective desdits concepts. En effet, le principe de l’expérience et non l’expérience effective guide l’élaboration de concepts quantitatifs. Frisch s’oppose à l’idée que les faits parlent d’eux-mêmes. Il est conscient des achoppements méthodologiques entre le quantitativisme empirique de l’approche américaine des cycles des affaires et l’économétrie :
« L’économie quantitative a quelque chose de plus que les statistiques économiques. Il y a un aspect quantitatif à la théorie économique qui est rationnel et en un sens beaucoup plus fondamental que la manipulation empirique de données numériques relatives à des phénomènes économiques […] On doit garder à l’esprit, par conséquent, qu’il est possible d’utiliser des boîtes lorsqu’elles sont en train d’être fabriquées. Pendant le processus de fabrication des boîtes, nous devons les envisager comme des boîtes vides. Et s’il est vrai que certains rationalistes ont trop souvent jouer avec des boîtes vides, il est également vrai que des empiristes ont essayé de transporter indéfiniment tous leurs petits objets sans avoir du tout de boîtes pour les transporter. » (Frisch [1928] dans Strøm [1998], p. 35.)
20Frisch rejette l’empirisme de Mitchell en insistant sur l’impossibilité de quantifier un phénomène économique sans avoir, au préalable, défini un cadre théorique permettant de le saisir. Le travail empirique permet principalement de déterminer les coefficients de structure du modèle défini par le cadre théorique général et de tester les hypothèses appuyant l’élaboration du modèle économétrique.
21Nous constatons donc ici que Frisch, bien qu’influencé par les conceptions de Mitchell sur les cycles des affaires et le rôle de l’analyse des séries temporelles pour la mise en évidence des composantes cycliques de l’économie, se démarque très nettement de la méthodologie empirique prônée par Mitchell. Cette séparation s’articule autour des notions de lois, et de modèles – le modèle comme intermédiation entre la « réalité » à saisir et le cadre théorique a priori qui doit guider le scientifique dans son investigation.
L’ENJEU THÉORIQUE DE LA DÉMARCATION MÉTHODOLOGIQUE : L’ÉTUDE DES CYCLES DES AFFAIRES
22Ces différences d’approche de l’économie quantitative se matérialisent lors de l’étude des cycles. Au-delà de la comparaison, nous envisageons une filiation entre les travaux de Mitchell et ceux de Frisch. Il s’agit plus spécifiquement d’une démarcation au sens où Frisch définit ses conceptions théoriques et méthodologiques sur les cycles des affaires en référence aux travaux de Mitchell. Cette dernière s’opère particulièrement sur la manière d’introduire le temps dans l’analyse des cycles. Frisch oppose sa « dynamique analytique », articulée autour du concept d’équilibre, à la « dynamique chronologique » des travaux de Mitchell, centrée sur la description de l’évolution des conditions économiques et institutionnelles.
L’introduction du temps : « dynamique chronologique » versus « dynamique analytique »
23L’intégration du temps dans l’analyse des cycles des affaires repose pour Mitchell sur la description des phases successives de la prospérité à la crise qui caractérisent le mouvement continuel d’une économie monétaire. Selon Frisch, cette démarche ne rendrait pas alors compte des mécanismes transformant un état de l’économie en un autre. Ainsi, il prend nettement position pour l’emploi de la dynamique définie comme une méthode d’analyse, dont les instruments seront à emprunter à la science physique.
24La conception de Mitchell de l’histoire économique, définie comme un processus de changements cumulatifs dans lequel chaque phase du développement historique peut être comprise à partir non seulement des conditions de production et d’échange [1] et des institutions qui l’ont fait émerger de la précédente phase, mais aussi celles la caractérisant et qui seront à l’origine de l’avènement de la phase historique ultérieure, est influencée par les enseignements de Veblen. Dans sa continuité, Mitchell fait reposer son étude des cycles des affaires sur l’idée que la monnaie influence les pratiques et la pensée économiques. Ce n’est pas l’usage de la monnaie à proprement parler qui introduit des décalages temporels et par conséquent des perturbations entre les différents actes économiques et les réponses qu’ils suscitent, mais la recherche du profit monétaire. La question à résoudre devient donc : « Quelles sont les évolutions des cycles des affaires ? » et non plus « Quelle est la cause des cycles des affaires ? » (Mitchell [1927], p. 470.)
25Même si « chaque cycle est, à strictement parler, une séquence unique d’événements et peut correspondre à une cause unique » (Mitchell [1913], p. X de préface), l’objectif des monographies est de définir des caractéristiques communes aux cycles à partir d’une description analytique. Mitchell consacre ainsi beaucoup d’énergie à isoler les différents trends composant les cycles observés [2]. Une théorie du cycle des affaires doit rendre compte de l’alternance entre les phases de prospérité, de crise, de dépression et de reprise que peut connaître l’activité économique.
26Frisch s’attache également à décrire les différentes phases du cycle, mais il renonce à l’approche historique au profit de la dynamique conçue comme une méthode d’analyse. Frisch s’oppose à l’approche développée par Mitchell, en montrant que la dynamique historique illustrée par des monographies ne permet pas d’expliquer et de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans les cycles des affaires :
« La dynamique historique se concentre sur l’étude de l’évolution globale des caractéristiques générales du cadre environnemental où prennent place les théories statiques et dynamiques, i.e. il s’agit de caractériser la structure institutionnelle des hypothèses générales constituant le cadre théorique abstrait dans lequel les études statiques ou dynamiques se développent. » (Frisch [1929], dans Strøm [1998], p. 301.)
28Frisch lui préfère la dynamique analytique car il ne s’agit pas de décrire les institutions et la chronologie des différentes phases des cycles, mais de définir un modèle dynamique qui, ceteris paribus, permet de suivre l’évolution des différentes variables au cours du temps. L’analyse dynamique repose sur les concepts de force, de vitesse et d’accélération ( ibid., p. 293) puisqu’une loi dynamique ne doit pas établir de comparaison entre des situations alternatives, mais établir les réactions et les vitesses de réaction des différentes variables considérées entraînant le passage d’une situation à une autre. Comme le souligne Thalberg (Strøm [1998], p. 468), c’est en ayant à l’esprit l’attachement de Frisch aux concepts de forces et d’équilibre, que l’on comprend la préhension des cycles des affaires par Frisch autour d’une problématique de la stabilité du système économique, et non de la description des conditions historiques et économiques du mouvement continuel cyclique de l’activité économique.
La définition du cycle des affaires : rejet ou adoption du concept d’équilibre ?
29Dans les séries temporelles, Mitchell recherche la description des différentes phases de l’activité économique, les cycles étant le propre d’une économie monétaire. Frisch y recherche les éléments exogènes et endogènes qui expliquent l’éloignement du système économique de sa position d’équilibre.
30Cette organisation de la recherche sur les cycles des affaires autour des séquences des fluctuations de l’activité économique repose sur une conception des cycles comme n’étant pas de simples écarts par rapport à l’équilibre, mais comme une succession d’états caractérisés par des niveaux et des conditions particulières des activités de production et d’échange [1]. La révolution industrielle a non seulement provoqué des changements dans l’organisation de la production et des échanges, mais elle a aussi généré des phénomènes de crises et de cycles dont les premières manifestations furent des crises financières [2]. De ses recherches empiriques, il déduit la généralisation empirique selon laquelle les cycles seraient concomitants à l’apparition de l’économie monétaire, au sens particulier d’une économie gouvernée par la recherche du profit monétaire et soumise lorsque la production et la distribution des biens sont organisées par des entreprises orientées par la recherche du profit (Mitchell [1927], p. 62-63, et Mitchell et Burns [1951], p. 3,5,113).
31Comparée à celle de Mitchell, l’approche de Frisch des cycles des affaires présente un fort contraste. En effet, Frisch centre le débat sur la stabilité du système économique et non sur les spécificités d’une économie monétaire soumise à des changements cumulatifs. La distinction entre les mouvements du système dus à des causes endogènes et des causes exogènes est introduite en 1928 par Frisch pour rendre compte des perturbations d’un système à balancier éloigné alors de sa position d’équilibre. Frisch analyse cette problématique à l’aide des concepts d’oscillations libres et d’oscillations forcées. Une oscillation forcée est une oscillation du système économique dont l’origine est exogène; ainsi, si la source des oscillations est un phénomène caractérisé par un certain mouvement cyclique, ce dernier imprimera son mouvement cyclique au système économique (Frisch [1931b], p. 133). Pour une oscillation libre, « les caractéristiques générales et la structure temporelle périodique de l’oscillation que nous cherchons à expliquer sont déterminées toutes deux par les caractéristiques intrinsèques du système » (Frisch [1931b], p. 134).
32À partir du moment où est acceptée l’idée que l’explication des cycles économiques doit reposer sur les concepts d’oscillations libres et forcées, un autre couple de concepts devient pertinent pour compléter l’analyse des cycles économiques, à savoir le couple reposant sur la distinction entre les phénomènes de propagation et ceux d’impulsion. Le système économique est ainsi un système qui produit par lui-même des frictions. Sans chocs extérieurs heurtant le système économique, tout déplacement initial de l’économie de sa position initiale engendrera uniquement des cycles amortis. Les chocs entretiennent l’amplitude des cycles alors que la structure du système assure la régularité des mouvements cycliques.
33La distinction entre les phénomènes d’impulsion et de propagation constitue la contribution théorique majeure au champ de la modélisation des cycles des affaires, notamment en supportant l’ossature du modèle macrodynamique de 1933.
CONCLUSION
34Pour comprendre comment les recherches de Frisch sur les cycles des affaires s’inscrivent dans une démarche de construction de l’économétrie et non comme une simple réponse aux faiblesses théoriques et méthodologiques du programme empirique de Mitchell, il faut envisager l’approche empirique de Mitchell et l’économétrie de Frisch comme deux façons parallèles de concevoir l’économie quantitative. À l’aide de l’exemple des recherches menées dans les années 1920 dans le domaine des cycles des affaires, nous avons vu que la démarche et les résultats du programme de recherche empirique américain, qui s’est imposé à cette période scientifiquement et institutionnellement, ont fortement influencé la macroéconomie du cycle de Frisch. Le débat sur le principe de l’accélérateur, qui l’oppose à J.M. Clark en 1931-1932 dans le Journal of Political Economy, permet d’illustrer notre propos. Frisch remet en cause la définition de Clark [1917], établie sur les conclusions de Mitchell [1913]. C’est en opposant la notion de modèle macrodynamique à celle des monographies statistiques qu’ils aboutissent à des conclusions théoriques différentes. À l’époque, l’enjeu du débat apparaît essentiellement de nature méthodologique : l’indétermination du système n’est pas un enjeu nouveau, mais il prend une nouvelle ampleur dans la démarcation entre ces deux approches. Ainsi, les méthodes et l’économie de Mitchell ont conduit Frisch à mener des recherches sur les instruments statistiques, et une réflexion sur la nature du cycle. Le résultat de ses recherches est la formulation en 1933 du modèle « impulsion-propagation » qui indique aux économistes, au-delà d’une théorie du cycle centrée sur la problématique de la stabilité du système économique, ce que doit être l’économétrie.
35En imposant une analyse des cycles qui repose sur des structures causales d’un modèle, Frisch exclut l’histoire à l’opposé de l’économie quantitative de Mitchell ou des travaux des économètres du tout début du XXe siècle comme ceux de Bowley, Hooker, Ogle [1]. Les analyses de ces derniers reposent sur l’étude de relations temporelles datées – c’est-à-dire de relations inscrites dans un contexte historique et institutionnel donné. Les graphes ou la « dynamique chronologique » ne sont pas une illustration mais un moyen d’investigation de l’existence et de la pondération de causes historiquement contingentes (Klein [1995]). L’apport des économistes statisticiens – comme Warren Persons, Slutsky et Frisch entre autres – est de substituer dès les années 1920 à la recherche de la causalité historique l’emploi de la corrélation et de la régression, qui permet d’établir une relation causale directe entre deux variables tout en faisant abstraction de leur temporalité et des observations historiques. Ainsi, l’objectif de cette démarche est de faire appel à des relations pouvant faire figure de lois, c’est-à-dire des relations causales universelles et atemporelles. Ces lois donneraient par conséquent à l’analyse économique quantitative un caractère « scientifique » au même titre que la physique ou la mécanique.
Notes
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[*]
GRESE, Université Paris I, Maison des Sciences Economiques, 106-112 boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris (ajdupont@univ-paris1.fr). Je remercie Philippe Le Gall, Annie L. Cot et Julien Dupont.
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[1]
L’influence des travaux de Persons à travers la formulation des baromètres A-B-C sur la manière dont Frisch a abordé le traitement statistique des séries temporelles est connue. L’objet du présent article est de mettre en avant l’influence des conceptions en matière de définition et de traitement des cycles des affaires de Mitchell sur la formulation économétrique de la macroéconomie de Frisch.
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[1]
Au sens de Bernard Walliser : « La démarche abductive consiste à s’appuyer sur un modèle général pour fonder une observation spécifique sur une hypothèse complémentaire. » ( L’intelligence de l’économie, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 132.) Cette définition repose sur la notion de modèle, et en cela Frisch est au fondement des pratiques économétriques adoptées par la Cowles Commission à partir de la seconde guerre mondiale. Ce type d’abduction centré sur le modèle se distingue de celle des institutionnalistes américains. Nous partageons la position d’Adair [1994] qui rapproche l’étude des cycles des affaires de Mitchell de l’induction.
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[2]
Ici, cette méthode repose sur l’investigation statistique, qui est à comprendre comme le développement de techniques statistiques, la collecte et le traitement des données.
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[3]
Nous entendons ici le sens que Friedman, membre du NBER de 1937 à 1981, applique à l’expression de Mitchell « une meilleure théorie », c’est-à-dire une théorie plus proche de la réalité observée et plus explicative de la multiplicité des situations observées. (Friedman [1950] dans [1952], p. 237.)
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[4]
Il faut entendre par le corpus théorique l’ensemble des théories classiques, notamment la théorie de la valeur de Ricardo, et des théories marginalistes, et plus particulièrement la théorie quantitative de la monnaie.
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[1]
Nous verrons dans le sous-paragraphe suivant ce que Mitchell entend par relation causale.
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[2]
Nous ne nous étendrons pas sur ce point et renvoyons les lecteurs au débat qui opposa Koopmans et Vining ([1949], p. 77-94) sur la possibilité de mesure ou non les faits sans théorie préalable, économique ou statistique. Ce débat est présenté dans Morgan ([1990], p. 55-56).
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[3]
Frisch s’appuie sur un programme que je qualifie de « mécaniste » au sens d’Israel ([1996], p. 18), initié par Isaac Newton à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe. Cette philosophie postule que la science doit offrir une image unitaire et objective de l’univers. Les théories explicatives de différentes catégories de phénomènes doivent être pensées comme des composantes d’une explication globale du fonctionnement de l’univers. Cette dernière est guidée par la mécanique dans la mesure où le monde, dans son ensemble, est assimilé à un mécanisme d’horlogerie.
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[1]
La quatrième conférence des huit leçons dispensées, Problèmes et méthodes de l’économétrie, à l’institut Henri-Poincaré porte sur quelques « Exemples de théories économétriques. Oscillations des systèmes clos. La théorie des crises ». Frisch a directement rédigé ses cours en français et l’exotisme de son style est ici fidèlement restitué. Je remercie Tore Thonstad de l’Université d’Oslo de m’avoir permis de reproduire une partie de ces documents.
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[2]
Il entend par « théorie générale » la théorie de la valeur et de la distribution, et la théorie générale de l’équilibre économique (Mitchell [1928], dans Clark [1967], p. 413).
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[1]
Mitchell cite dans l’ouvrage de 1927 brièvement Marx lors de son recensement des théories existantes du cycle, comme l’un des premiers auteurs à avoir tenté de démontrer que les crises sont « une maladie chronique du capitalisme » (Mitchell [1927], p. 8).
-
[2]
Sur la méthode d’analyse des séries temporelles développée par Mitchell, voir Morgan [1990].
-
[1]
D’après Friedman ([1952], p. 254), Mitchell rejette toutefois l’idée selon laquelle les fluctuations cycliques de l’activité sont le reflet d’un système économique instable, et insiste sur le caractère lent de l’évolution mise en route par les processus de changements cumulatifs à l’œuvre.
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[2]
Le point de départ des recherches de Mitchell est les questions monétaires et un regard critique de la théorie quantitative de la monnaie suite aux événements monétaires qui perturbèrent les États-Unis dans les années 1890. Pendant les années 1905-1906, l’étude de la théorie monétaire le conduit à celle des phénomènes inflationnistes puis à celle de l’évolution du système des prix. Il définit alors un lien entre les ajustements de prix et les comportements des agents, avec l’idée que la monnaie représente essentiellement une institution. En effet, le comportement des agents est induit par leur représentation d’une organisation économique fondée sur la perspective de profit monétaire.
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[1]
Sur la recherche des relations causales en statistique économique au tournant du siècle, voir Morgan [1995].