CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La privatisation à grande échelle a été l’un des phénomènes économiques les plus frappants de la dernière décennie – et pas seulement dans les anciens pays communistes. Bien qu’il soit généralement admis que la privatisation est un phénomène souhaitable parce qu’elle contribue à l’amélioration de l’efficacité économique [1], le succès de la privatisation – à la fois en termes économiques et politiques – a varié énormément d’un pays à l’autre. L’Argentine figure parmi les plus grands succès de la privatisation à grande échelle, avec une véritable revitalisation de l’économie qui s’est accompagnée d’un soutien politique très large qui s’est poursuivi au-delà de la période initiale de privatisation. En Russie, au contraire, un déclin soutenu a suivi la privatisation, et la privatisation a rencontré et continue de rencontrer une opposition considérable. Pourtant, malgré un débat extensif sur le succès économique de la privatisation pendant les années 1990, on a prêté peu d’attention à son succès politique. Si la privatisation est censée améliorer le bien-être économique d’un pays, comment se fait-il que le soutien populaire qui lui est accordé n’est pas homogène (étant élevé dans certains pays mais très controversé dans d’autres). Une réponse facile est de dire que l’opposition à la privatisation vient des perdants du processus ; mais cette réponse ne répond pas à la question essentielle : pourquoi quelques groupes se sont-ils trouvés écartés des gains du processus de privatisation dans certains pays, alors que, dans d’autres, cet isolement d’une partie de la population n’a pas eu lieu ? Nous soutenons qu’un indice qui permet de répondre à cette question se cache dans les caractéristiques structurelles d’un pays, notamment la qualité du système fiscal et de redistribution, ainsi que dans la qualité de l’administration et de la classe politique (ce qui implique un lien direct avec la corruption). Nous mettons en place un modèle simple de l’économie politique de la fiscalité et de la redistribution qui nous permet d’envisager diverses formes d’inefficacité fiscale qui créent des obstacles considérables à la capacité d’un pays à réduire l’inégalité des revenus au travers de la redistribution. Ensuite, nous examinons l’impact du système fiscal d’un pays sur ses tentatives de privatisation. Nous cherchons à savoir sous quelles conditions la privatisation peut commencer et de quels côtés viendra le soutien politique. Nous recherchons également les principaux gagnants du processus de privatisation. Nous posons une distinction entre les privatisations « corrompue » et « non corrompue », la première étant le cas sous lequel les biens de l’État sont vendus à un prix trop faible. Puis nous étudions l’impact de la corruption à la fois sur le soutien politique initial visant la privatisation, ainsi que sur sa viabilité politique à long terme.

2S’il existe une littérature extensive à la fois sur la fiscalité et la privatisation, il n’y a pas de littérature qui fait le lien entre une fiscalité imparfaite et la privatisation. Dans un tout autre contexte, Cremer et Gahvari [1994] ont débattu du problème de l’impact de la technologie de la fraude fiscale sur une construction optimale de système fiscal, et Reinganum et Wilde [1986] ont développé un modèle dans lequel un pays peut chercher un optimum en différenciant le niveau d’inspection fiscale selon les citoyens. Ahrend et al. [1998] ont examiné la corrélation entre les possibilités de l’évasion fiscale et les coalitions politiques dans le contexte de la taxe inflationniste. La littérature concernant la privatisation se donne comme objet principal la possibilité de réalisation de la privatisation et sa forme optimale (vitesse, séquence). La question de la viabilité à long terme a quand même été traitée (cf. Roland et Verdier [1994] ainsi que Schmidt [1998].

3Il n’est pas étonnant d’apprendre que la privatisation non corrompue bénéficie d’un soutien étendu, mais nous démontrons que même la privatisation corrompue peut connaître un succès populaire relativement étendu à condition que les profits qui en découlent et les gains d’efficacité issus de la propriété privée puissent, au moins en partie, être imposés, conduisant ainsi à ce que les perdants d’un processus de privatisation défaillant soient dédommagés d’une certaine façon. Toutefois, si, en raison d’un système fiscal inefficace ou corrompu, un pays manque de mécanismes de redistribution, une opposition soutenue de la part des groupes qui se sentent lésés par la privatisation devient incontournable. D’ailleurs, nous relevons un phénomène théorique intéressant selon lequel les inefficacités d’un système fiscal [1] peuvent conduire à des coalitions « populistes » stables entre les riches et les pauvres. Ces coalitions « populistes » relèvent d’un concept très récent dans la littérature formelle d’économie politique [2], malgré le fait qu’elles existent dans la sphère politique réelle dans de nombreux pays depuis quelque temps, et qu’elles ont même connu un grand succès politique à plusieurs occasions. À cet égard, nous pouvons conclure cette introduction avec une citation parue dans El Pais (le 9 octobre 1999) concernant l’Argentine sous le président Carlos Menem :
« Pendant ces dix ans, le Justicialismo (c’est-à-dire le gouvernement de Carlos Menem) a changé d’électeurs et, par conséquent, transformé l’alliance sociale qu’il représentait, de façon historique. Il est resté du côté des extrémités du spectre social. Ceux qui ont le moins et ceux qui ont le plus. Le poids numérique de ces premiers et le pouvoir économique de ces derniers. Le temps de l’élection et le temps du gouvernement. On a dit qu’une telle combinaison serait instable, mais pendant dix ans Carlos Menem a montré que, pour lui, elle ne l’était pas. La rhétorique “justicialiste” a oscillé entre la priorité donnée au social et au populiste d’un côté, et un néo-libéralisme économique froidement réfléchi de l’autre. »

PRÉSENTATION DU MODÈLE

4Notre modèle de fiscalité imparfaite fait appel à des éléments venus à la fois du modèle d’économie politique de la fiscalité développé par Meltzer et Richard [1981], et au modèle du « citoyen-candidat » de Besley et Coates [1997]. Plus précisément, nous étudions une économie avec trois sortes d’individus : les riches (R), les classes moyennes (M) et les pauvres (P) (la taille de chaque groupe étant d’1), et, afin de simplifier, nous admettons, d’une part, que chaque groupe représente exactement un tiers de la population. Chaque type d’individu détient un stock de capital Kr, Km, Kp dont il se sert pour créer un revenu. D’autre part, nous supposons également que les fonctions d’utilité des individus sont linéaires, ce qui implique que le revenu net de l’individu (après impôts et transferts) est parfaitement représentatif de son niveau d’utilité. Nous notons Ri = R ( Ki ) le revenu d’un individu de type i, ce qui représente la rentabilité du capital Ki. Ce capital – qui peut se présenter sous une forme humaine ou physique – est spécifique à chaque individu, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être employé par les autres individus. Nous supposons, dans le texte qui suit, que les individus pauvres ne détiennent aucun capital (et n’ont pas les moyens d’employer un capital physique de façon efficace en raison de leur manque de capital humain), et ne peuvent, ainsi, créer de revenu. Par ailleurs, nous admettons que la catégorie d’appartenance d’un individu et son revenu sont observables mais ne peuvent être vérifiés sans inspection. Cette hypothèse nous paraît justifiée par le fait que l’observation des habitudes de consommation d’un individu fournit une indication assez précise de son niveau de revenus, par exemple l’achat d’une maison ou de voiture. Pourtant, seul un audit fiscal permet de vérifier le niveau effectif de ses revenus.

5La fonction principale du gouvernement est d’imposer les revenus et de redistribuer une somme globale à travers un transfert monétaire ou la provision de biens publics. Nous supposons que toute personne qui participe à l’économie profite de façon équitable de ce transfert, afin d’éviter que nos résultats s’appuient sur une forme de redistribution biaisée. Le taux de l’impôt sur le revenu ?est décidé lors d’un scrutin général, et, comme nous le verrons par la suite, cette décision concernant le taux d’imposition est, d’une certaine façon, une décision implicite concernant l’efficacité du système fiscal.

6L’idée selon laquelle ce sont le plus souvent les riches (ou les grandes entreprises) qui profitent le plus de la fraude fiscale est très répandue. Pourtant, certains indices venus des pays en voie de développement, tels que le Brésil ou la Russie, indiquent qu’en réalité c’est souvent le contraire que l’on constate. Les grandes entreprises dans ces pays ne cessent de se plaindre [1] de la « concurrence déloyale » créée par les petits concurrents qui, grâce à leur petite taille, échappent à l’attention de l’administration fiscale et en profitent pour ne pas payer leurs impôts. L’innovation principale de notre modèle par rapport aux modèles fiscaux classiques d’économie politique est donc que nous supposons que l’imposition d’un individu entraîne un coût fixe. Ce coût fixe peut être interprété comme le coût de l’intervention d’un inspecteur des impôts qui vérifierait le revenu d’un individu, et donc il s’agit du coût d’appliquer la loi en matière de paiement des impôts (sans vérification du revenu, le redevable n’a aucune motivation à payer ses impôts). Une autre manière de modéliser le système fiscal qui serait, peut-être, plus proche de la réalité, admettrait des inspections sporadiques ainsi que des amendes pour les fraudeurs. Cela implique toutefois qu’il existe un coût moyen d’inspection pour chaque redevable, et la mise en place d’un tel système pour un certain groupe d’individus n’est logique que si le rendement attendu de chacun d’entre eux (soit à travers le paiement des impôts, soit de l’amende) est supérieur au coût moyen de l’inspection. Ainsi, le fait d’admettre un coût fixe pour l’inspection d’un individu – qui payera les impôts dont il est redevable en raison de l’inspection – permet de trouver des résultats semblables à ceux du système décrit ci-dessus, tout en ayant l’avantage de la simplicité. Nous notons c le coût de l’inspection fiscale de l’individu. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, un individu n’est surveillé que si ce travail en vaut la peine, c’est-à-dire si le paiement d’impôt qui en découle est supérieur au coût d’inspection, c’est-à-dire si ?Ri > c. Trois cas de figure possibles peuvent être détaillés :
Les pays à faible revenu. Admettons une situation où c > Rr > Rm ? ? ? { 0,1 }, c’est-à-dire que le coût c d’une vérification fiscale d’un membre de la communauté est supérieur au revenu fiscal attendu ?Ri, quel que soit le taux d’imposition. Dans un tel pays, chacun sait que, logiquement, il ne sera pas surveillé par l’administration fiscale, puisque cela ne vaut pas le coût et par conséquent, personne ne paye d’impôt. Nous estimons qu’un tel scénario décrit le cas de figure d’un pays très pauvre [1], dans lequel l’État est absent, ou tout au moins défaillant en ce qui concerne ses rôles social et redistributif. Dans le texte qui suit, nous désignerons par les termes « Pays à faible revenu » ou « Cas sans impôts » ce cas de figure.

7Les pays à revenu moyen. Envisageons à présent un cas de figure dans lequel les taux d’imposition sont tels que ? ? { 0,1 }, de manière que ?Rr > c > ?Rm, c’est-à-dire qu’il serait rentable d’imposer les riches, mais inefficace de cibler les classes moyennes. Ceci découle du fait que seul le revenu issu de l’impôt des individus riches ?Rr sera supérieur au coût c, à condition que le taux d’imposition ? soit suffisamment élevé. À l’inverse, le coût nécessaire pour surveiller les membres des classes moyennes serait plus élevé que le profit attendu c > ?Rm quel que soit le taux d’imposition, ?. Ce cas de figure semble bien décrire la situation qui existe dans de nombreux pays émergents ou en voie de développement, et nous le désignons par le terme « Pays à revenu moyen ».

8Les pays à revenu élevé. Enfin, prenons le cas du pays qui est suffisamment riche pour rendre rentable l’imposition de la plupart de sa population. Plus exactement, imaginons qu’il existe des taux d’imposition ? ? { 0,1 } tels que ?Rr > ?Rm > c. Ce cas de figure dans lequel l’imposition à la fois des riches et des classes moyennes peut être rentable, caractérise les pays développés et sera désigné dans le texte par l’appellation « Pays à revenu élevé ».

9Comme nous le verrons par la suite, dans le cas du pays à revenu élevé, il n’est toutefois pas certain que la possibilité d’imposer les riches et les classes moyennes de façon efficace soit effectivement exploitée. Le niveau de l’imposition relevant d’une décision politique (décidée lors d’un scrutin général), l’issue de la question « qui subira l’impôt ? » dépendra, naturellement, de l’équilibre politique.

10Lors d’un scrutin général, chaque individu, i, vote pour le taux d’impôts, ?, qui maximisera son bien-être personnel tel que représenté par son revenu net (après impôts et transferts). L’individu maximise :

equation im1

évidemment sous la contrainte que ? ? { 0,1 }. Dans l’équation précédente, les deux premiers termes décrivent le revenu net d’un individu en dehors des transferts. Le premier terme représente son revenu brut, duquel les impôts qu’il paye sont déduits. Ces impôts sont ?Ri s’il est rentable de l’imposer, c’est-à-dire si ?Ri > c; sinon, il évite de se faire imposer. Le troisième terme décrit les transferts qu’un individu reçoit, c’est-à-dire un tiers de la somme totale des impôts perçus (la taille de la population étant de 3) en provenance des individus qu’il vaut le coût d’imposer, moins le coût de la perception fiscale.

11Dans le texte qui suit, l’argument concernant la détermination des équilibres politiques s’appuiera essentiellement sur une version quelque peu simplifiée du modèle « citoyen-candidat [1] ». Le modèle « citoyen-candidat » rend possible la délimitation d’équilibres politiques (par scrutin) de nombreux cas de figure et fournit ainsi un cadre théorique plus ouvert que celui de l’électeur médian. Le modèle retenu sépare le processus de sélection politique en deux étapes. D’abord, il y a une étape d’entrée pendant laquelle chaque citoyen décide de façon stratégique s’il se portera candidat ou non. Un petit coût d’entrée à cette étape empêche plus d’un citoyen avec une même politique préférée de se porter candidat. Pendant la deuxième étape, chaque citoyen vote pour élire l’un des candidats, qui, à son tour, mettra en place sa politique préférée. Dans un cas de figure à trois classes tel que nous l’avons défini, ceci implique deux processus : il existe un citoyen issu d’un groupe qui exprime des préférences qui se situent à mi-chemin de celles exprimées par les deux autres groupes (une sorte de « groupe médian ») qui ne rencontre aucune opposition et gagne ainsi; il existe des cas de figure dans lesquels deux citoyens issus de différents groupes se présentent et se trouvent ex aequo, ce qui signifie que la préférence de chacun des candidats sera mise en place avec une probabilité d’½. Il s’agit ici du cas de figure dans lequel le cadre de réflexion de l’électeur médian ne permet pas de faire ressortir un équilibre politique. Dans l’intérêt de la simplicité et de la clarté du texte, nous ferons par moment référence au cadre de l’électeur médian parce que, de façon historique, celui-ci s’est imposé le plus dans la littérature existante.

LES ÉQUILIBRES POLITIQUES DES NIVEAUX D’IMPOSITION

12Il convient d’abord — suivant le processus électoral décrit ci-dessus, — de déterminer les taux d’imposition en situation d’équilibre politique. Dans un pays à faible revenu, l’impôt ne sera jamais rentable et il s’en suit que personne ne sera imposé. Dans un pays à revenu moyen, où seule l’imposition des riches peut être considérée comme rentable, les riches préfèrent éviter l’impôt, donc ? = 0. [2] Toutefois, les classes moyennes et les pauvres ne valent pas le coût d’être imposés au sens littéral, mais ils profiteraient des transferts si les riches payaient des impôts. Ces deux groupes souhaitent les paiements fiscaux nets les plus élevés possibles de la part des riches (les impôts moins le coût d’inspection) et, ainsi, votent pour ? = 1. Par conséquent le taux d’équilibre politique sera ? = 1. Sous la condition que le revenu de l’électeur médian soit en dessous de la moyenne [1], la même logique s’applique également dans le cas d’un pays à revenu élevé, et il en résulte une redistribution maximale, c’est-à-dire ? = 1. On pourrait parler alors d’une coalition des classes moyennes et des pauvres contre les riches, telle qu’observée dans un pays à revenu moyen.

PRIVATISATION – ÉQUILIBRES POLITIQUES

13Maintenant, nous pouvons nous pencher sur la question de savoir en quoi la structure politico-économique va déterminer le développement de la structure de la propriété d’une économie. Plus exactement, nous allons étudier la question de savoir à qui une société va accorder les droits de propriété si de nouveaux actifs doivent être distribués. Concrètement, cette situation verrait le jour, ou bien quand les droits de propriété de nouvelles ressources récemment découvertes sont à distribuer, ou bien, le cas qui nous intéresse, c’est-à-dire quand les biens de l’État sont à privatiser. Nous supposons que les biens publics fournissent un flux de revenus au gouvernement qu’il distribue ensuite. Malgré le fait que les entreprises publiques ne sont pas toujours très rentables (voire pas du tout rentables), elles assurent souvent des transferts non négligeables en direction de la population. Ces transferts ne sont pas de nature directe, mais sont perceptibles à travers des prix artificiellement bas des logements, de la nourriture de base et surtout de certains services publics (eau, gaz, électricité, etc.). Ainsi, un pays doit faire le choix entre garder le contrôle de ces biens entre les mains de l’État – et continuer à fournir les transferts susdits – ou privatiser. Nous supposons la gestion privée plus efficace que l’administration publique de ces biens. Donc le flux de revenus que les propriétaires privés seraient en mesure de tirer des entreprises, à la suite d’une privatisation, sera supérieur à ce que le gouvernement pourrait espérer en tirer pour organiser des transferts. Par ailleurs, nous faisons une distinction entre pays à capacité administrative forte et pays à administration faible et corrompue. Dans les pays à administration faible et corrompue, la privatisation ressemblera au vol, et les actifs seront transférés à des initiés à « prix d’ami » (ex. la Russie), tandis que, dans les pays moins corrompus, les actifs seront mis en vente à des prix qui se rapprochent d’avantage du prix de marché. Plus exactement, nous supposons que dans les pays corrompus, les actifs seront vendus au prix ?R (ou ? < 1 est un facteur de rabais), qui est en dessous de la valeur nette actuelle du flux de revenus R qui peut être obtenu même avec une gestion inefficace (par le gouvernement). Dans des pays à administration honnête, les prix des actifs se situeront quelque part entre la valeur nette actuelle du flux de revenus d’un gestionnaire peu efficace (le gouvernement) R et un propriétaire efficace (privé) R ? le prix exact étant lié au pouvoir de marchandage des participants.

14Le jeu politique est le suivant. Dans un premier temps, les citoyens votent pour ou contre la privatisation, tenant compte des propriétaires futurs des actifs en cas de privatisation. Si ce vote s’avère favorable à la privatisation, il y aura ensuite un deuxième scrutin pour décider qui devrait devenir propriétaire des actifs – les riches ou les classes moyennes. Il peut paraître étrange d’imaginer tel ou tel groupe comme cible de la privatisation. Pourtant, la manière dont la privatisation est mise en place aura, d’habitude, un impact considérable sur qui prendra le contrôle des actifs à terme. Par exemple, une privatisation fermée, réservée à des initiés, ou des ventes aux enchères de grandes entreprises, peuvent être conçues comme des privatisations faites en faveur des riches. Dans de tels cas, les membres des classes moyennes ne pourraient espérer gagner le contrôle des actifs, puisqu’il leur manquerait les contacts et le pouvoir financier nécessaires pour s’imposer [1]. Une privatisation visant les classes moyennes prendrait plutôt la forme d’une offre publique d’actions (éventuellement avec un plafond mis sur le nombre d’actions qu’un individu donné puisse acquérir) ou la vente de grandes entreprises par petits blocs.

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PROPOSITION 1. Tout individu est favorable à la privatisation non corrompue, quel que soit le type de pays et l’efficacité du système fiscal.

16Preuve. Si nous supposons l’existence d’un marché de valeurs boursières avec des rendements plus élevés que ceux des entreprises publiques, une administration non corrompue a la possibilité d’investir les recettes de la privatisation en valeurs boursières (étrangères) et de transformer, ainsi, les revenus de la privatisation en flux de revenus constants. La privatisation non corrompue se faisant, par définition, au niveau ou au-dessus du niveau de la valeur nette actuelle du flux de revenus en provenance des entreprises publiques, à la suite de la privatisation, le gouvernement peut fournir un transfert à l’ensemble de la population qui sera égal ou supérieur à celui qu’il offrait quand les industries étaient sous son contrôle. De cette manière, la privatisation représente une amélioration qui connaîtra un soutien populaire étendu (c’est-à-dire qu’il n’y aura aucune opposition), quel que soit le type de pays et l’efficacité de son système fiscal.

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PROPOSITION 2. Dans un pays à faible revenu, et la privatisation corrompue et la privatisation non corrompue auront lieu. Les actifs seront partagés, en termes de valeur espérée, entre les classes moyennes et les riches. Bien que favorables à la privatisation non corrompue, les pauvres s’opposeront systématiquement à la privatisation corrompue.

18Preuve. Une privatisation corrompue, pendant laquelle les biens publics sont vendus en dessous de la valeur nette actuelle, enlève au moins en partie au gouvernement du pays à faible revenu son seul moyen de redistribution. Dans ce cas, les agents qui ne profiteront pas d’une distribution généralisée des biens publics (c’est-à-dire les pauvres) s’opposeront avec force à la privatisation. Pourtant, la privatisation aura quand même lieu parce que ceux qui pensent en profiter (les classes moyennes et les riches) la voteront. En ce qui concerne le contrôle des actifs, à la fois les riches et les classes moyennes souhaiteraient devenir propriétaires des actifs, seuls les pauvres restant indifférents à cette éventualité [1]. Ainsi, un citoyen riche et un autre issu des classes moyennes qui se présenteraient aux élections recevraient, chacun, le même nombre de votes. En cas d’ex aequo, le gouverneur serait choisi au hasard parmi les gagnants, puis il mettrait en place sa politique préférée, ce qui implique que soit les riches soit les classes moyennes recevront les actifs. Ainsi, les perdants de cette loterie seront également des perdants de la privatisation. Donc, selon le modèle « citoyen-candidat », il y aura une majorité ex ante en faveur de la privatisation, mais une majorité ex post hostile à la privatisation. En réalité, une telle situation pourrait être gérée par une sorte de coalition entre les riches et les classes moyennes, leur permettant de partager les actifs. Mais, même dans une telle situation, les pauvres – les grands perdants – continueront à s’opposer à la privatisation.

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PROPOSITION 3. Dans un pays à revenu moyen, à la fois la privatisation corrompue et la privatisation non corrompue vont connaître un soutien populaire sans équivoque, et dans les deux cas il y aura une « coalition populaire » qui accordera la propriété des actifs aux riches.

20Preuve. Dans un pays à revenu moyen où, par définition, l’administration fiscale est relativement inefficace puisqu’elle ne peut imposer que les riches, à la fois les individus riches et ceux issus des classes moyennes préféreraient, bien entendu, s’emparer des actifs (tout comme dans le pays à faible revenu). Pourtant, la situation, quant aux pauvres, a évolué quelque peu. Ceux-ci sont dorénavant favorables à la privatisation en faveur des riches parce que cette démarche aura pour effet d’augmenter le revenu imposable et, par conséquent, les transferts en faveur des pauvres. Il s’ensuit qu’une coalition « populiste » entre les riches et les pauvres va assurer la privatisation des actifs en faveur des riches, ce qui implique que l’inégalité des actifs entre les différents groupes de la population va croître mais qu’il y aura une augmentation parallèle des transferts en faveur des pauvres (et des classes moyennes). Cette coalition populiste tiendrait bien même dans un pays corrompu, parce que les pauvres seront prêts à permettre une privatisation d’actifs à prix réduits puisqu’ils seront compensés pour cette perte de revenus à travers les transferts issus de l’augmentation du revenu des gagnants de privatisation. La même logique s’applique à la classe moyenne; bien que la classe moyenne aurait préféré profiter directement d’un transfert des actifs privatisés en sa faveur, elle préfère quand même la privatisation corrompue à une absence de privatisation parce que le processus aura pour résultat d’augmenter les transferts redistribués en sa faveur. Ainsi, la classe moyenne est prête à soutenir la privatisation même si elle sait qu’elle ne prendra pas le contrôle des actifs. Par conséquent, il existe un large consensus favorable à la privatisation, à la fois ex ante et ex post.

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PROPOSITION 4. Dans un pays à revenu élevé, on peut s’attendre à ce que les actifs soient partagés en termes de valeur espéré entre les classes moyennes et les riches (qu’il s’agisse d’une privatisation corrompue ou non corrompue).

22Preuve. Dans un pays à revenu élevé où le revenu de l’électeur médian est en dessous de la moyenne, l’équilibre politique aboutira à une administration fiscale efficace avec le paiement d’impôts obligatoire pour les riches et les classes moyennes (avec un même taux d’imposition). Par conséquent, un individu pauvre sera indifférent face au choix entre une privatisation en faveur des riches ou des classes moyennes. En supposant un cadre théorique du « citoyen-candidat », de la même façon que dans un pays à faible revenu, nous nous trouvons face à une situation où un individu riche et un individu des classes moyennes récolteraient chacun un même nombre de votes lors du scrutin, et en termes de valeurs attendues, les actifs privatisés seront partagés entre les riches et les classes moyennes. Dans un tel cadre, même une privatisation corrompue gagnera un soutien populaire net, parce que le revenu supplémentaire issu des gagnants de la privatisation serait entièrement taxé (puisque le taux d’imposition est de ? = 1) et de cette manière les transferts à la suite de la privatisation seront au moins égaux à ceux de la période précédant la privatisation.

23Le tableau ci-dessous résume, pour les cas ou les privatisations ont lieu, les préférences politiques des différents agents et les équilibres politiques qui en résultent.

tableau im2
Résultats des privatisations – Équilibres politiques Pauvres Moyennes Riches Résultat des privatisations : préfèrent privatisation aux : PAYS À REVENU FAIBLE : Pas d’administration Indifférents Classe Riches Riches et classe moyenne fiscale moyenne partagent les actifs PAYS À REVENU MOYEN : Administration fiscale Riches Classe Riches Riches obtiennent actifs inefficiente moyenne (coalition populiste) PAYS À REVENU ÉLEVÉ : Administration fiscale Indifférents Classe Riches Riches et classe moyenne efficiente moyenne partagent les actifs

24Afin de simplifier et de généraliser notre modèle, nous avons jusqu’alors supposé un système fiscal linéaire, mais nous tenons à faire remarquer que notre résultat principal (selon lequel il existe un biais politique en faveur des riches en cas de privatisation dans un pays à fiscalité imparfaite) est suffisamment robuste pour permettre l’introduction de la notion d’un système fiscal plus progressif. Un système fiscal plus progressif inciterait les individus qui dépendaient de transferts à accorder les droits de propriété des biens privatisés aux groupes connaissant le taux d’imposition marginal le plus élevé, ce qui permettrait aux premiers de maximiser leurs transferts de revenus (ce qui renforcerait notre résultat).

PRIVATISATION AVEC LA POSSIBILITÉ DE FRAUDE FISCALE DUE À LA CORRUPTION

25Jusqu’à maintenant nous avons supposé que les individus avaient deux comportements possibles : payer l’ensemble des impôts dus s’ils sont surveillés, ou bien ne rien payer s’ils ne sont pas surveillés. On pourrait supposer, par exemple, que chaque individu ne paye qu’un pourcentage ? de sa facture fiscale même s’il est surveillé. Nous supposons qu’un tel comportement frauduleux nécessite au moins le consentement tacite des fonctionnaires de l’administration fiscale, qui peuvent exiger une compensation pour leur consentement [1], et nous parlerons de « fraude fiscale liée à la corruption ».

26Dans ce chapitre, nous allons étudier comment les encouragements à la privatisation varient lors d’une privatisation corrompue lorsque les individus ont la possibilité supplémentaire d’éviter une partie 1 ? ? de leurs impôts grâce à la corruption. Dans un pays à faible revenu sans impôts, la situation ne change pas face à cette possibilité. De même, dans les pays à revenu moyen ou élevé, les préférences concernant le choix des nouveaux propriétaires (au cas où la privatisation aurait lieu) ne changent pas. Toutefois, dans ces deux cas, la volonté de privatiser varie sous certaines conditions. Si ?R < ?R (c’est-à-dire que les impôts effectivement payés sur les revenus des actifs privatisés ne compensent pas les transferts qui autrefois étaient financés par les entreprises d’État), les pauvres et les classes moyennes s’opposeront tous les deux à la privatisation. Dans le tableau ci-dessous, nous résumons nos résultats concernant la popularité de la privatisation, avec l’efficacité de l’administration fiscale du pays sur l’axe vertical et le degré de corruption sur l’axe horizontal. Il en ressort que l’inefficacité croissante du système fiscal d’un pays et le degré de corruption croissant s’accompagnent d’une tendance à la baisse du soutien populaire de la privatisation.

27Ces résultats pourraient contribuer à expliquer les raisons pour lesquelles la Russie actuelle se trouve encore sous l’attaque des partis de gauche et du centre gauche, tandis que la privatisation en Argentine a reçu le soutien global de tous les bords politiques. Les actifs de l’État ont été vendus rapidement à des prix soldés dans les deux pays [2]. En Argentine, le résultat était une augmentation des investissements et de la croissance, des revenus d’État plus élevés ainsi qu’une augmentation des dépenses sociales en termes relatifs et absolus. Au contraire, les « nouveaux riches » russes qui ont fait fortune en dérobant l’État ont continué à exploiter leurs entreprises, tout en refusant de se soumettre à l’impôt, préférant mettre leur argent dans des comptes en Suisse. À la suite de la privatisation, ce comportement a provoqué une baisse du PIB, une baisse de la taille

tableau im3
Privatisation – Support politique Pas de taxation Support politique Opposition politique Opposition politique ADMINISTRATION FISCALE INEFFICIENTE Support politique Support politique Opposition politique1 ADMINISTRATION FISCALE EFFICIENTE Support politique Support politique Opposition politique1 PRIVATISATION ET PRIVATISATION NON PRIVATISATION ADMIN. FISCALE CORROMPUE CORROMPUE CORROMPUES 1. Sauf si ?R > ?R. du gouvernement et une réduction considérable des dépenses sociales relatives et absolues.

CONCLUSION

28Dans cet article, nous avons développé un modèle d’économie politique de la fiscalité imparfaite et nous avons étudié l’impact des imperfections du système fiscal sur les résultats de la privatisation. Nous avons trouvé que la privatisation peut connaître un soutien populaire large même dans un pays corrompu, à condition que les groupes qui risquent de perdre face à une privatisation à prix réduits soient compensés par des transferts qui seront financés par l’augmentation des recettes fiscales. Toutefois, il deviendra impossible de compenser les perdants de la privatisation si la corruption généralisée donne lieu à une fraude fiscale généralisée ou si un pays manque l’occasion de mettre en place l’imposition en raison d’un niveau de développement faible. Dans un tel cas, une opposition politique permanente se dressera contre la privatisation, menaçant ainsi de bloquer ou de renverser les tentatives de privatisation.

Notes

  • [*]
    DELTA, 48 boulevard Jourdan, 75014 Paris, et London School of Economics.
  • [**]
    DELTA et Université d’E ´ vry.
  • [1]
    Cf. Hart, Shleifer, Vishny [1997] pour une discussion sur les limites de la propriété privée.
  • [1]
    Par exemple, quand la faible efficacité de la technologie de collecte fiscale ne permet pas de rendre l’imposition des classes moyennes rentable.
  • [2]
    Cf. Ahrend, Verdier et Winograd [1998] pour la première formalisation d’un tel phénomène.
  • [1]
    Cf. The Financial Times, le 16 juin 1999, « Brazil’s regional drinks makers slake thirst for value – The tax regime and growing demand have penalised leading brands » ou Moscow Times, le 31 août 1999, « Residential Construction Remains Profitable ».
  • [1]
    Par exemple, certains pays africains très appauvris.
  • [1]
    Cf. Besley et Coates [1997].
  • [2]
    Ou, plus exactement, le taux d’imposition optimal ?pourrait se trouver n’importe où dans l’intervalle { 0, c /Rr }, mais dans aucun de ces cas la perception de l’impôt ne sera rentable et donc l’imposition ne sera pas mise en place. Dans l’intérêt de la clarté de la démonstration et afin de simplifier les notations, tout au long de l’article, ? = 0 désignera toute situation dans laquelle les taux d’imposition optimaux se situent dans l’intervalle qui comprend 0 et conduirait à une imposition nulle.
  • [1]
    Au cas contraire, le taux d’imposition sera ? = c /Rm, situation où la classe moyenne ne sera pas imposée.
  • [1]
    Dans le cas où il y aurait des contraintes de crédit.
  • [1]
    L’impôt sur le revenu étant exclu comme éventualité, même du point de vue de l’impôt, les pauvres restent indifférents en ce qui concerne ceux qui prendront le contrôle des actifs. La seule exception possible est le cas dans lequel la privatisation se fait en faveur des riches avec, pour résultat, une augmentation de leur capital qui ferait que la mise en place d’un système d’imposition deviendrait rentable. Dans un tel cas de figure, les pauvres préféreraient que les riches prennent le contrôle des actifs.
  • [1]
    Par commodité nous normalisons la taille de la compensation à 0.
  • [2]
    Toutefois, le « rabais » en Russie était nettement plus élevé.
Français

Depuis quelques années, la lutte contre la fraude fiscale et le transfert de la propriété des mains de l’État vers le secteur privé sont deux dossiers prioritaires de nombreux gouvernements. Dans le travail qui suit, nous étudions le lien entre ces deux problèmes, qui peuvent, à première vue, paraître indépendants. Nous déterminons comment le processus politique va déterminer l’efficacité du système fiscal d’un pays. Ensuite, nous étudions en quoi l’efficacité de la fiscalité peut avoir un impact sur des tentatives de privatisation. Nous cherchons à savoir sous quelles conditions la privatisation aura lieu, et qui seront les supporters et les principaux gagnants de ce processus. Par ailleurs, nous examinons l’impact de diverses formes de corruption sur sa viabilité politique des privatisations.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Rudiger Ahrend [*]
  • [*]
    DELTA, 48 boulevard Jourdan, 75014 Paris, et London School of Economics.
Carlos Winograd [**]
  • [**]
    DELTA et Université d’E ´ vry.
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