1Alors que la violence politique déchire le continent africain, où éclatent la plupart des nouveaux conflits depuis la fin de la guerre froide, l’analyse économique des conflits a beaucoup progressé au cours des années 1990. Elle offre maintenant une série de modèles théoriques et d’applications économétriques qui permettent de mieux comprendre la rationalité des agents impliqués, inscrits dans un cadre institutionnel déficient. En particulier, le rôle de la division ethnique, trop souvent mis en avant dans la presse comme le facteur principal déterminant l’irruption des guerres civiles, notamment en Afrique, a été mis au second plan dans beaucoup d’études, et en particulier par Collier et Hoeffler [1998]. L’accent est maintenant mis sur les déterminants économiques et sur l’organisation de l’État.
2Grossman [1991] est la référence de base de cette littérature. Dans ce modèle, l’auteur étudie le problème d’un gouvernement qui choisit le montant des dépenses militaires qu’il va effectuer de façon à réduire la probabilité d’être renversé par une insurrection. Kuran [1989] offre une analyse complémentaire, qui traite le problème de passager clandestin inhérent à l’organisation d’une insurrection. Skaperdas [1992], Hirshleifer [1995] et Grossman et Kim [1995] analysent en détail les propriétés de la technologie de conflit et leurs conséquences pour l’équilibre du modèle. Une synthèse de cette littérature, avec une comparaison avec les modèles de rent-seeking, est présentée par Neary [1997]. Une nouvelle perspective est ouverte par Azam [1995] qui remarque que le pouvoir en place n’est pas obligé de recourir seulement aux armes pour rester en place, mais peut aussi utiliser une politique de redistribution en faveur de son opposant, pour réduire son incitation à prendre les armes. Azam, Berthélemy et Calipel [1996] présentent un test économétrique de l’effet des dépenses publiques à caractère fortement redistributif (éducation et santé), sur la probabilité d’éruption de la violence politique. Cette ligne d’analyse est approfondie dans Azam [à paraître], qui donne des exemples pris dans l’histoire récente des économies africaines.
3Le modèle théorique présenté s’inscrit dans cette lignée, et souligne le rôle de la capacité de l’État à s’engager de façon crédible sur ses dépenses publiques à caractère redistributif pour déterminer si la paix ou la guerre prévaut à l’équilibre. Le modèle statique est d’abord présenté, et on analyse ensuite ses propriétés en cas d’engagement crédible, puis en l’absence de celui-ci. La comparaison des équilibres prévalant dans ces deux cas montre le coût social de l’absence de crédibilité. Les conditions sous lesquelles la guerre civile survient à l’équilibre sont explicitées. Enfin, ces équilibres statiques sont incorporés dans un modèle de croissance, mettant en lumière le coût dynamique du manque de crédibilité.
LE MODÈLE STATIQUE
4La population se répartit en deux groupes i ? [ I, E ], où I désigne le groupe au pouvoir, et E le groupe exclu du pouvoir. On normalise la population de chaque groupe à 1. Chaque génération dure une seule date, et les générations se succèdent. Le sort des armes ou le status quo de la date précédente détermine quel groupe est au pouvoir, et quel groupe en est exclu. On détermine d’abord l’équilibre qui prévaut pour une génération donnée, avant de discuter le sentier de croissance qui résulte de la succession des générations.
5Chaque groupe peut mobiliser des forces de combat, mesurées en unités de produit, Fi. La technologie de conflit est décrite par la probabilité p de renverser le gouvernement, qui a les propriétés suivantes, en fonction des valeurs prises par FI et FE :
- p = 1 si µFE ? FI et FI < ?,
- p = ?, 0 < ? < 1 si µFE ? FI ? ?, (1)
- et p = 0 si µFE < FI.
6Le paramètre µ peut s’interpréter comme le degré d’efficacité ou de mobilisation des forces rebelles, puisque, pour un niveau donné des forces en présence,
la probabilité de renverser le gouvernement est d’autant plus forte que µ est
élevé. Ceci peut refléter les capacités de mobilisation idéologique des leaders
des rebelles, ou la force du sentiment de rejet du pouvoir en place qui anime ces
troupes. Le paramètre ? saisit une économie d’échelle locale dans la technologie
de défense du groupe au pouvoir, telle qu’un niveau minimum ? de dépenses
militaires est requis sous peine de perdre le pouvoir avec la probabilité 1, à la
moindre tentative. Le graphique 1 permet de visualiser cette fonction de probabilité dans l’espace [ FI, FE ]. Si le pouvoir en place est renversé, toutes ses
ressources restantes sont consommées par E, et I n’a rien. À chaque date, le
pouvoir en place reçoit une dotation initiale yI > > ? et le groupe exclu obtient
yE. Chaque groupe alloue cette dotation entre la consommation, les dépenses
militaires, et l’investissement. De plus, le gouvernement en place peut offrir un
transfert g ? 0 au groupe E, ce qui reflète sa capacité à redistribuer une partie des
ressources de l’État. On suppose que g = 0 en cas de guerre civile, définie
comme un équilibre où l’État n’a pas le monopole des dépenses militaires
strictement positives. Les gains de chaque groupe sont supposés proportionnels
aux ressources disponibles après l’effort de guerre et le transfert éventuel en
faveur du groupe exclu :

Le paramètre ? ? 1 reflète le coût social de l’armée pour le groupe au pouvoir, qui peut être supérieur à son coût d’opportunité, à cause des retombées négatives éventuelles de l’existence d’une armée (extorsions, bavures, prime de risque, etc.). On ne fait pas la même hypothèse pour l’armée rebelle, plus proche du peuple.
Probabilité de FI µFE

Probabilité de FI µFE
7Le calendrier des actions des deux joueurs se décompose en trois étapes, de la façon suivante :
- I engage FI et promet g ? 0;
- E engage FE, sachant FI et, éventuellement g, si la promesse est crédible;
- le vainqueur est révélé, et si I est encore au pouvoir, il transfère éventuellement g à E, et les consommations ont lieu.
8Ce calendrier saisit l’idée que le groupe exclu va baser son attitude à l’égard du pouvoir sur les bénéfices qu’il prévoit d’obtenir de ce dernier à l’avenir. Il observe les dépenses militaires, qui déterminent les chances de succès d’une insurrection, mais doit anticiper les dépenses de redistribution qui auront lieu au cours du temps en cas de paix. La différence entre les deux cas concerne la promesse de transfert. Quand l’État a la capacité d’engagement irréversible à verser g, le gouvernement est un leader de Stackelberg, sachant que le groupe exclu va utiliser cette information. Au contraire, en l’absence d’engagement, le groupe exclu sait que l’État va fixer le transfert en fonction des forces militaires engagées FE, et les deux groupes déterminent simultanément leurs stratégies d’équilibre de Nash.
LE CAS DE L’ENGAGEMENT CRÉDIBLE
Démonstration. Le gain espéré du groupe exclu s’écrit selon les cas :PROPOSITION 1. Le groupe exclu choisit :
![]()
- a ) en cas de paix : uE = ? ? ( yE + g ? FEP ), si µFEP < FI, et
- b ) en cas de guerre, soit
- uE = ? ? ( yE + ? { yI ? ?FI } ? FEW ), si µFEW ? FI ? ?, et (ii) uE = ? ? ( yE + yI ? ?FI ? FEW ), si µFEW ? FI et FI < ?.
10La fonction de comportement décrite à la proposition 1 maximise ce gain espéré pour chaque couple [ g, FI ] possible. D’abord, les valeurs données par (4) et (5) minimisent le coût d’engagement des forces du groupe exclu dans chaque cas. En substituant ces valeurs dans la fonction de gain espéré, de façon appropriée à chaque cas, on peut comparer le gain espéré en choisissant la guerre ou la paix, et aboutir à la condition exprimée par (I) et (II). QED.
11Le graphique 2 représente cette fonction de comportement : le groupe exclu
choisit l’insurrection, avec une valeur positive de ses forces engagées (donnée
par (4)), pour les couples [ g, FI ] situés strictement en dessous de la frontière
tracée en gras. Celle-ci représente les combinaisons de « carotte » et de « bâton » qui incitent le groupe exclu à ne pas s’armer. Si le gouvernement dépense
moins, il déclenche la rébellion. On suppose toujours que :

FI En cas de paix, le transfert g ? ? ? ( yI ? ?FI ) ? µ est au moins égal à l’espérance de gain des exclus en cas de guerre, et s’interprète comme une contrainte de participation pour ceux-ci. Le gouvernement va choisir entre la paix ou la guerre, en choisissant le couple [ g, FI ] qui maximise son gain espéré. On peut établir la proposition suivante :
Le choix

Le choix
PROPOSITION 2. Dans le cas d’engagement crédible, l’équilibre est tel que :
- la paix est préférée à la guerre, et
- le régime politique peut être :
- ?
redistributif, avec FIP = ? et g = ? yt ? ( 1 + µ?? ) µ si
µ > 1, ou
? ( 1 ? ? )- µ? y
I I ou
prétorien, avec FIP = 1 + µ?? > ? et g = 0 si µ < ? ( 1 ? ? )- mixte (combinaison linéaire des deux) si µ = 1
? ( 1 ? ? )
13Démonstration. Le gain espéré du groupe au pouvoir s’écrit selon les cas :
- en cas de paix : uI = ? ? ( yI ? g ? ?FIP ), si FEP = 0, et
- en cas de guerre, soit
- uI = ? ? ( 1 ? ? ) { yI ? ?FIW }, si µFEW = FIW ? ?, ou
- uI = 0 si µFEW = FIW < ?.
14Ainsi, en cas de paix, le gouvernement minimise g + ?FIP, sous la contrainte du graphique 2. Il va choisir un des coins décrits en (I) ou (II), ou un point de la droite, dans le cas (III). On déduit de la proposition 1 que la portion pertinente 1 de cette contrainte a pour pente ?? + µ, à comparer avec ? pour déterminer quel type de régime prévaut. En cas de guerre, il choisit g = 0 et FIW = ?, et son gain espéré est plus faible qu’en cas de paix, car il peut perdre le pouvoir avec la probabilité ?. QED.
15La proposition 2 montre que la capacité d’engagement du pouvoir en place est un facteur de paix civile essentiel. Dans ce cas, le gouvernement peut choisir une combinaison de dépenses publiques qui lui coûte moins cher que l’espérance de perte en cas de guerre. Elle montre aussi que l’on aura d’autant plus de chance d’observer un régime civil, basant sa stratégie sur la redistribution au profit du groupe exclu, que le degré de mobilisation de ce dernier est élevé, que le coût social de l’armée est fort, et que la probabilité ? est faible. Dans le cas inverse, le maintien de la paix sera assuré par un régime sur-militarisé, ou prétorien, avec un groupe exclu peu efficace au combat, une armée spartiate et disciplinée, et un pouvoir fragile (? fort). Dans ce cas (II), FIP dissuade le groupe exclu de s’armer à la fois en augmentant le coût du conflit, et en réduisant les ressources restant à capturer par la guerre. Le graphique 3 illustre le choix du régime en vigueur dans l’espace [ µ, ? ]
Le choix µ

Le choix µ
LE CAS SANS ENGAGEMENT CRÉDIBLE
16Quand le gouvernement n’a pas la capacité de s’engager de façon crédible, il perd son statut de leader de Stackelberg. Il garde sa capacité de choisir sa politique de dépense après avoir observé les forces engagées par le groupe exclu, comme si les deux joueurs jouaient simultanément. On cherche alors l’équilibre de Nash. On obtient d’abord le lemme suivant :
PROPOSITION 3. En l’absence d’engagement crédible, le gouvernement ne redistribue rien en faveur du groupe exclu : g = 0.
18Démonstration
- en cas de guerre, g = 0 par hypothèse,
- en cas de paix, le gouvernement maximise son gain ex post :
19maxg uI = ? ? ( yI ? g ? ?FIP ) s.c. g ? 0;
20sachant FIP, il s’ensuit que g = 0 QED.
21L’intuition qui sous-tend ce résultat est que l’incapacité de l’État à s’engager sur ses dépenses de redistributions amène le groupe exclu à ne pas baser son comportement sur ses promesses, mais sur ses actions réelles. Il choisit le niveau de rébellion qui maximise son gain espéré en anticipant que l’État ne tiendra pas ses promesses, et réduira ses dépenses en dessous du niveau qui garantit la paix. Étant donné ce choix, il ne servirait plus à rien au pouvoir en place d’effectuer des dépenses de redistribution pour amadouer l’opposition.
La guerre est préférée sinon.PROPOSITION 4. En l’absence d’engagement de l’État, la paix est choisie à l’équilibre de Nash si :
![]()
23Démonstration. Sachant que g = 0, on peut utiliser la proposition 1 pour déduire µ? yI FI que le groupe exclu choisit FEP = 0 si FI ? 1 + µ??, et choisit FEW = µ sinon. Il µ? yI est alors évident que le pouvoir choisit FIP = 1 + µ?? en cas de paix et FIW = ? en cas de guerre, qui minimisent le coût dans chaque cas. Par conséquent, le gain espéré du pouvoir est :
- en cas de paix : uIP = ? ? | yI ? µ?? yI , et 1 + µ??
- en cas de guerre : uIW = ? ( 1 ? ? ) ( yI ? ?? ).
24La proposition 4 s’en déduit en comparant uIP à uIW, et en rangeant les termes. QED.
25Le tableau 1 résume l’ensemble des résultats. Dans chaque case des trois dernières colonnes, le premier terme correspond au cas de l’engagement crédible, et le second au cas où il ne l’est pas. On peut classer les divers équilibres de façon utilitariste, en comparant les sommes des gains des deux acteurs dans chaque cas. Avec cette définition du bien-être social, la redistribution ne réduit pas ce dernier, n’impliquant qu’un transfert entre agents, alors que les dépenses militaires sont une perte sociale. La capacité d’engagement de l’État n’intervient que dans les deux dernières lignes, quand le degré de mobilisation du groupe exclu est assez fort. Si l’opposition est apathique, l’État n’a pas besoin de crédibilité. Quand ce degré de mobilisation est assez fort, aux deux dernières lignes, le gain social dû à la crédibilité de l’État est proportionnel à la différence entre le niveau des dépenses militaires totales dans chaque cas. Ainsi, à la seconde ligne, quand l’engagement est crédible, la dépense militaire totale est µ? y1 ? < 1 + µ??, sa valeur en l’absence de crédibilité, et à la troisième ligne, on a 1 + µ ? < µ ?. En l’absence de crédibilité à la troisième ligne, où le degré de mobilisation du groupe exclu est très fort, alors que le groupe au pouvoir est incapable de s’engager, il y a la guerre. Dans une perspective non utilitariste, on peut considérer que c’est un coût social additionnel. La crédibilité de l’État entraîne donc un gain social net strictement positif dès que le degré de mobilisation du groupe exclu est au dessus du seuil précisé ci-dessus. Ce gain se reflète dans la croissance de cette économie de période en période.
Résumé des résultats du modèle statique

Résumé des résultats du modèle statique
LE MODÈLE DE CROISSANCE
26On incorpore ce modèle statique d’équilibre politique dans un modèle de
croissance, où se succèdent les générations. On suppose un modèle de type a K,
avec une propension à épargner (et investir) s constante, à la Solow [1]. Dans ce
cas, sans dépréciation du capital, la dotation initiale de l’économie yt = yIt + yEt
évolue selon l’équation dynamique suivante :


Le taux de croissance ?t

Le taux de croissance ?t
CONCLUSION
27Le modèle présenté dans cet article souligne l’importance de la capacité d’engagement de l’État sur ses dépenses publiques pour déterminer l’équilibre politique et la croissance d’une économie où l’on peut distinguer un groupe au pouvoir et un groupe exclu. On montre que la capacité d’engagement de l’État fait une contribution positive au bien-être social et à la croissance, si le degré de mobilisation du groupe exclu est suffisant. Le meilleur cas possible est celui où ce degré de mobilisation est assez fort, alors que l’État est crédible. Dans ce cas, on a la paix civile dans un régime redistributif à croissance rapide. Quand la mobilisation est faible, on a un régime militaire et une croissance lente. Quand elle est très forte et la crédibilité de l’État absente, on a une économie de guerre, dont la croissance peut être plus forte que celle de l’économie de paix correspondante, en l’absence de crédibilité de l’État.
28Cette analyse pose bien sûr la question de savoir quelles institutions peuvent donner à l’État le crédibilité requise, en le contraignant à ne pas changer son comportement ex post [North, 1990]. Dans les démocraties occidentales, divers mécanismes de contre-pouvoir ont été mis en place pour éviter la dictature de la majorité et l’exclusion de groupes trop importants. Beaucoup de minorités défavorisées y bénéficient de transferts significatifs qui permettent de les dissuader de recourir à la violence politique. Dans les pays pauvres au contraire, il existe bien des cas où l’État est capturé par un groupe ethnique ou religieux, sans aucun contre-pouvoir capable de rendre crédible une politique de redistribution en faveur des groupes exclus. On pense par exemple aux femmes d’Afghanistan, opprimées par les Talibans, parce que leur degré d’efficacité au combat ou de mobilisation est faible, et qui ne bénéficient d’aucune redistribution de la part d’un État militarisé. Dans beaucoup d’autres pays pauvres, notamment en Afrique, il y a des États qui ont réussi à surmonter le problème posé par la division ethnique ou religieuse, en mettant en place divers mécanismes crédibles de redistribution, impliquant en général un effort d’éducation très poussé en faveur de tous les groupes, qui autorise l’accession des élites de toutes origines aux cercles du pouvoir. Azam [à paraître] donne beaucoup d’exemples de cette stratégie de redistribution crédible, et discute également le rôle des investissement de l’État, notamment en infrastructure, dans les régions d’origine des groupes potentiellement exclus.
Notes
-
[*]
ARQADE, IDEI, Université de Toulouse 1, Institut Universitaire de France, et CSAE, Oxford.
-
[1]
Supposer que s diminue en cas de guerre ne ferait que renforcer les conclusions trouvées.