INTRODUCTION
1L’ouverture au commerce et aux capitaux étrangers est généralement jugée propice au développement dans la mesure où elle augmente l’efficacité d’une économie en élargissant l’ensemble des choix possibles pour les agents nationaux. Un contre-argument à cette défense de la globalisation est que le gain de l’ouverture peut être limité seulement à certains agents et que la redistribution nécessaire pour que tous les agents en profitent peut être difficile ou impossible. Une telle redistribution requiert en effet que des dispositifs de transfert adéquats soient en place et que la volonté politique existe de les mettre en œuvre. En l’absence de ces dispositifs ou de cette volonté, ceux qui gagneraient à l’ouverture ne peuvent compenser ceux qui y perdraient. L’ouverture n’est donc plus nécessairement favorable à l’ensemble de la population. La décision d’ouvrir et les conséquences de cette décision relèvent alors de l’économie politique et des « forces » en présence [1].
2Mais le développement ne se limite pas seulement au seul critère économique. Il inclut aussi une transformation des sociétés et notamment leur évolution vers un mode de fonctionnement plus démocratique. Ces changements institutionnels sont parfois même considérés comme une condition nécessaire pour une croissance économique satisfaisante. Dans cette perspective institutionnelle aussi, il existe une relation de double causalité entre ouverture et développement. Ainsi, la pratique démocratique, l’absence de corruption, une bonne « gouvernance » publique et privée sont souvent évoquées comme des facteurs d’attraction des investissements étrangers et plus généralement comme favorables aux relations avec le reste du monde, ou permettant que ces relations débouchent effectivement sur une croissance plus rapide [2]. On insiste plus rarement sur la causalité inverse, c’est-à-dire les effets que l’ouverture peut avoir sur l’évolution des institutions nationales ; mais elle est tout aussi importante. Il est probable, en effet, que cette évolution, comme le partage des gains de l’ouverture, sont intimement liés parce que dépendant tous deux de l’équilibre politique de la société. Ouvrir peut éventuellement modifier le rapport des forces politiques et par conséquent le partage du revenu total mais aussi la nature même des institutions. Dans un tel cadre, l’attitude des agents vis-à-vis de l’ouverture devient nécessairement plus complexe que le suggère la seule dimension économique. En particulier, un groupe social pourrait s’opposer à l’ouverture, ou à un rythme trop rapide de celle-ci, non pas parce qu’il y serait économiquement perdant, mais parce que les institutions évolueraient contre lui.
3Une étude approfondie de la relation entre ouverture et développement se doit de mettre ces divers mécanismes en lumière. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas. L’analyse économique suppose souvent une faculté sans limite de redistribution et de partage des gains et ignore purement et simplement les effets non économiques, sociologiques, culturels ou institutionnels de l’ouverture. L’histoire montre pourtant que ces aspects peuvent être importants pour la décision d’ouvrir plus ou moins largement une économie aux flux étrangers de marchandises, de capitaux ou de connaissances étrangers. Les hésitations de la Russie de la fin du XIXe siècle ou de la Chine du début du XXe siècle à s’ouvrir à l’extérieur n’en sont-elles pas la preuve ?
4Cet article, qui prolonge des travaux antérieurs [3], propose un modèle simple qui permet de prendre en compte de façon schématique certains des phénomènes que l’on vient d’évoquer. Une oligarchie contrôle les ressources productives et le système politique d’un pays pauvre. Si l’économie est fermée, il peut être dans l’intérêt de l’oligarchie de compenser le manque d’équipement par du capital humain en éduquant une partie de la classe pauvre. Mais elle court alors le risque de perdre à terme son pouvoir politique du fait de la démocratisation que peut entraîner la hausse du niveau d’éducation de la population. En revanche, si l’économie est ouverte au capital étranger, toute incitation à agir de la sorte disparaît, en même temps d’ailleurs que disparaît la rente que l’oligarchie tirait d’un capital insuffisamment abondant et que s’améliore la situation des plus pauvres. On retrouve dans cette opposition les éléments de la discussion précédente et la modélisation proposée aide à une meilleure appréhension de la problématique de l’ouverture.
DÉVELOPPEMENT, DISTRIBUTION ET DÉMOCRATISATION DANS UNE ÉCONOMIE FERMÉE
5L’économie comprend initialement deux classes : les capitalistes et les travailleurs. Les premiers forment une oligarchie qui détient le capital physique et le pouvoir politique car ils sont les seuls à participer aux décisions publiques par le vote. Ils représentent une proportion minoritaire, 1 ? p, de la population (avec p > 1/2 ). Les travailleurs, en proportion p, disposent seulement de leur travail, à raison d’une « unité » chacun, qu’ils offrent de façon inélastique. Initialement, ils sont politiquement inactifs. Une façon de rationaliser cette différence de comportement politique entre les deux classes qui est cohérente avec le reste du modèle est de supposer, d’une part, que les capitalistes sont nés de parents éduqués tandis que les travailleurs sont nés de parents non éduqués et, d’autre part, que seuls les individus appartenant à un milieu éduqué sont politiquement actifs. Cette dernière hypothèse est centrale à notre analyse et a déjà été utilisée dans des travaux antérieurs. Elle semble confirmée par l’analyse empirique [1]. Notre description de l’économie couvre deux périodes successives, A et B. Durant chaque période, les agents reçoivent le revenu des facteurs de production qu’ils détiennent. Pendant la période A, ils peuvent investir soit en capital physique, soit en capital humain, c’est-à-dire en éducation. En ce qui concerne ce dernier investissement, on suppose à l’exemple d’une partie de la littérature récente sur la relation entre inégalité et croissance [2], qu’il comporte un coût fixe arbitrairement égal à l’unité. Le rendement de cet investissement consiste en une augmentation de la productivité du travail dans une proportion h ( > 0 ). De façon équivalente, on peut dire que le travail « effectif » offert par les personnes éduquées en période B est 1 + h tandis que le travail offert par les autres est seulement 1.
6Durant chaque période, la technologie est décrite par une fonction de production standard dont les arguments sont le volume de capital physique et la quantité de travail « effectif » disponibles. Soit qt = f ( kt ) cette fonction, notée sous sa forme intensive, qt et kt = Kt /Lt étant respectivement la production et le capital physique par unité de travail effectif. Kt et Lt sont donc les quantités disponibles de capital physique et de travail effectif à la période t ( = A, B ). On suppose que la fonction f ( ) est croissante, concave et satisfait les conditions dites d’Inada.
7Pour simplifier, les préférences intertemporelles sont supposées linéaires pour tous les individus : U ( CA, CB ) = CA + CB /F. Mais on suppose que le facteur d’actualisation, F, est différent pour les travailleurs et les capitalistes. Il est noté R pour les capitalistes, et il est supposé plus faible que le rendement du capital à la période B, rB. Les capitalistes épargnent donc tout leur revenu en période A et le transfèrent à la période B. Pour les travailleurs, on suppose au contraire que F > rB. Ils consomment donc la totalité de leur revenu en période A mais on suppose qu’ils ne peuvent pas transférer leur pouvoir d’achat de la période B en période A au taux rB car le marché du crédit est imparfait. Ces hypothèses traduisent le fait que, dans cette économie pauvre, les travailleurs sont proches de leur niveau de subsistance et ont une capacité très limitée d’épargne ou d’endettement sur la longue période.
8Le marché du capital est donc supposé inexistant ou très imparfait. Les travailleurs n’épargnent pas et ne peuvent s’endetter pour couvrir un surcroît de consommation ou des dépenses d’éducation en période A. Quant aux capitalistes, ils doivent financer leurs investissements sur leurs seuls fonds propres et revenu courant. Cette imperfection du marché du capital reflète des problèmes d’aléa moral ainsi que le niveau de développement de l’économie.
9Si les travailleurs ne peuvent s’endetter pour s’éduquer, ils peuvent être subventionnés par les capitalistes. Ceux-ci peuvent donc décider en période A de couvrir directement le coût de l’éducation d’un certain nombre de travailleurs. Plusieurs hypothèses sont possibles sur le montant de cette subvention. La première est que, proche d’un niveau de subsistance, les travailleurs ne peuvent se passer de leur salaire et les capitalistes doivent financer la totalité du coût fixe de l’éducation. Une deuxième hypothèse est que les travailleurs qui veulent s’éduquer investissent leur salaire de première période, wA, et les capitalistes couvrent le coût restant, 1 ? wA. Pour que cette option soit ouverte, il faut que la rentabilité effective de cet investissement éducatif pour les travailleurs soit supérieur à leur facteur d’actualisation. En d’autres termes, il faut que h. wB / wA > F, ce que l’on supposera réalisé.
10Pourquoi peut-il être dans l’intérêt des capitalistes de subventionner l’éducation des travailleurs ? Simplement à cause de la complémentarité existant entre capital physique et capital humain dans la production. En augmentant la quantité totale de travail effectif dans l’économie, ils contribuent à une hausse du rendement du capital et donc de leur profit durant la seconde période. Bien entendu, les capitalistes n’appliqueront une telle politique que si cette hausse du rendement du capital couvre le montant de la subvention à l’éducation.
11Subventionner l’éducation des plus pauvres a un autre coût. Les individus éduqués devenant politiquement actifs, les capitalistes risquent de perdre le contrôle politique en période B si leur politique d’éducation en première période est trop ambitieuse. Si e est le nombre de travailleurs dont l’éducation est subventionnée, le contrôle politique leur échappera si e > ( 1 ? p ). Dans ce cas, la nouvelle majorité politique a la possibilité d’imposer une redistribution du revenu des capitalistes en sa faveur. Pour simplifier, on suppose en fait que la seule politique de redistribution possible consiste en un impôt au taux ?+ sur le revenu du capital dont la recette est distribuée de façon égalitaire parmi l’ensemble des travailleurs, éduqués ou non [1]. Cette perte de contrôle politique et la redistribution qui s’ensuit peut être dans l’intérêt des capitalistes si la hausse de leur revenu permise par le gain d’efficacité de la main-d’œuvre est suffisamment importante [2].
12Examinons à présent les implications de ces diverses hypothèses. La variable clé est le nombre de travailleurs dont les capitalistes décideront de subventionner l’éducation en période A. Pour analyser cette décision, étudions d’abord la situation de l’économie en période B, conditionnellement au nombre, e, de travailleurs éduqués. Deux cas sont à envisager : soit les capitalistes gardent le contrôle politique ( e ? 1 ? p ), soit ils le perdent ( e > 1 ? p ).
13Examinons d’abord le premier cas. Sous l’hypothèse que le capital investi se
déprécie en une période, l’utilité indirecte, V, des capitalistes en fonction du
nombre e de travailleurs éduqués et de leur investissement, IA, en période A est
donnée par :

où rt et wt sont respectivement le rendement du capital et le taux de salaire durant la période t. Ils sont donnés respectivement par : rt = f ? ( kt ) et wt = f ( kt ) ? kt. f ? ( kt ) avec kA = KA / p et kB = IA / ( p + eh ). Pour que le modèle soit intéressant, il faut supposer que les capitalistes sont rationnés sur le marché du capital en période A. L’absence d’un marché du capital en première période implique que IA doit être inférieur ou égal au revenu des capitalistes rA. KA. Mais en outre, on supposera que :

Cette condition sur le capital initialement disponible dans l’économie fait que le rendement minimal que les capitalistes peuvent espérer en période B, même s’ils sont taxés, est toujours supérieur à leur taux de préférence pour le présent. Ils sont donc rationnés sur le marché du capital et investiront toujours tout le revenu dont ils peuvent disposer, soit IA = rA. KA ? e. ( 1 ? wA ). Le capital par unité de travail effectif en période est alors donné par : kB = ( rA. KA ? e ) / ( p + eh ). Étant donné l’investissement optimal en période A, l’utilité des capitalistes, en fonction seulement du nombre de travailleurs éduqués, e devient donc :

Examinons à présent le cas où l’oligarchie perd le contrôle politique en période B, c’est-à-dire le cas où e > 1 ? p. Comme les capitalistes restent rationnés en période A, leur investissement est le même que dans le cas précédent. Leur utilité totale est donc la même qu’en (2) si ce n’est qu’ils sont maintenant taxés au taux, ?+. Elle est donc simplement donnée par : ( 1 ? ?+ ). VK ( e ).
14Au total, en réunissant à présent les deux situations possibles en période B,
l’utilité des capitalistes est donnée en fonction du nombre de travailleurs éduqués comme :

L’oligarchie choisit donc la valeur de e qui maximise cette fonction. Cette maximisation est techniquement un peu délicate et nous nous bornerons ici à un exposé intuitif du résultat [1].
15Soit la valeur e * ( rA. KA, wA, p, h ) qui maximiserait l’utilité VK ( e ) des capitalistes s’ils n’étaient pas imposés ? expression (2). Trois cas sont possibles.
- (Oligarchie) Si e * ( rA. KA, wA, p, h ) ? ( 1 ? p ), alors le nombre optimal de travailleurs éduqués est inférieur à ( 1 ? p ) et l’oligarchie conserve le pouvoir.
- (Équilibre du pouvoir) Si e * ( rA. KA, wA, p, h ) > ( 1 ? p ), le nombre optimal de travailleurs éduqués devrait être supérieur à ( 1 ? p ), mais l’oligarchie payerait alors un impôt. Si ( 1 ? ?+ ). VK ( e * ) ? VK ( 1 ? p ), elle préfère conserver le pouvoir en se limitant à e = ( 1 ? p ).
- (Démocratisation) Si la condition précédente n’est pas satisfaite, alors le nombre optimal de travailleurs éduqués est supérieur à ( 1 ? p ). Les capitalistes perdent le pouvoir et sont taxés par la nouvelle majorité de travailleurs.
17On peut voir facilement que, toutes choses égales d’ailleurs, le régime d’oligarchie pure est d’autant plus probable que le salaire initial, wA, est bas et que la productivité, h, de l’éducation est faible. En effet, ces deux conditions impliquent que l’éducation des travailleurs en période A coûte cher et n’est pas très rentable. À l’autre extrême, si ces deux paramètres sont élevés, alors les capitalistes ont intérêt à éduquer une grande proportion de travailleurs et à abandonner le pouvoir politique [2].
18Plutôt que le détail de ces conditions, ce qu’il importe de comprendre ici c’est que la décision des capitalistes d’investir dans l’éducation des travailleurs est essentiellement causée par l’imperfection du marché intérieur du capital. Les capitalistes ne peuvent pas emprunter pour profiter du niveau relativement élevé de la productivité marginale du capital, dans le sens de l’hypothèse (H1). S’ils pouvaient le faire, alors le rendement du capital s’établirait en période B au niveau rB = R. Leur revenu serait simplement égal à ce taux appliqué à leur revenu de la période A. Il ne dépendrait plus du niveau de qualification de la main-d’œuvre et il n’y aurait aucun intérêt à éduquer cette dernière. Sur la figure 1, qui représente la productivité marginale du capital en période B, l’équilibre concurrentiel du marché du capital conduirait au point C, et le revenu des capitalistes serait donné par la surface du rectangle OIPR. Si les capitalistes n’investissent que leurs fonds propres, OI, l’équilibre est au point D et leur revenu est le rectangle OIDH. Mais le revenu des capitalistes peut être augmenté, sous certaines conditions concernant les paramètres du modèle, en déplaçant la courbe de productivité marginale du capital vers le haut grâce à l’éducation d’une partie des travailleurs et en diminuant l’investissement en capital physique. Une telle combinaison correspond au point E sur la figure 1.
Partage du revenu et des grains en période B

Partage du revenu et des grains en période B
LES EFFETS DE L’OUVERTURE DU MARCHÉ DU CAPITAL
19L’équilibre concurrentiel sur le marché du capital s’établit automatiquement par l’ouverture de l’économie au capital étranger. Si l’on suppose que le taux d’intérêt étranger est égal à R, qui se trouve être le facteur d’actualisation des capitalistes nationaux, alors l’équilibre de l’économie va se déplacer d’un point comme D ou E au point C. Un flux de capital étranger, attiré par la productivité élevée du capital dans l’économie nationale, va établir l’égalité entre les rendements internes et externes du capital. Ce flux est égal à IS sur la figure 1. Cet influx de capital étranger peut-il modifier la volonté des capitalistes de subventionner l’éducation des travailleurs et, pour certaines valeurs des paramètres, d’abdiquer le pouvoir politique ? La réponse est, sans aucune ambiguïté, oui. Comme les mouvements de capitaux étrangers empêcheront toujours le taux de rendement du capital de dévier de la valeur R, les capitalistes ne tirent plus aucun bénéfice en économie ouverte à subventionner l’éducation d’une partie, même minoritaire des travailleurs.
20La figure 1 permet d’illustrer cette conclusion. Étant donné l’arbitrage du capital étranger qui maintient le rendement du capital, national ou étranger, à R les capitalistes nationaux obtiennent à présent le revenu OIPR. Financer l’éducation de travailleurs réduirait ce revenu. En outre, et contrairement à l’analyse de la section précédente, cela ne permettrait plus d’augmenter la rentabilité du capital puisqu’elle est fixée au taux international, R. Si les capitalistes dépensent, comme dans le cas de l’économie fermée, le montant KIDT pour éduquer des travailleurs et déplacer la courbe de productivité marginale du capital de MDC à NE, ils contribueront simplement à une entrée additionnelle de capital étranger (pour un montant SV) qui contribuera à ramener la rentabilité du capital interne au niveau R. L’investissement des capitalistes dans l’éducation de certains travailleurs a donc un rendement nul et ne contribue qu’à l’augmentation du revenu des travailleurs. L’incitation des capitalistes à compenser l’effet de la contrainte de liquidité des travailleurs voulant s’éduquer a donc complètement disparu.
21Ce résultat paraît assez fort et on pourrait penser qu’il est lié à certaines hypothèses trop restrictives du modèle considéré. Il n’en est rien puisqu’il tient à la propriété purement concurrentielle que le taux de rendement du capital – éventuellement net d’impôt – s’établit nécessairement au niveau international et est donc exogène pour toute « petite » économie. On peut noter, par ailleurs, que l’hypothèse un peu particulière que le facteur d’actualisation des capitalistes est justement égal au taux de rendement international du capital ne joue aucun rôle dans la proposition précédente. Supposer que le taux international est inférieur à R n’est pas très intéressant, puisque cela signifierait que les capitalistes nationaux pourraient augmenter indéfiniment leur utilité en s’endettant sans limite à l’étranger. Quant au cas où le taux international est supérieur à R mais inférieur au taux qui serait observé si l’économie était fermée (donc en un point tel que D ou E), il ne conduit pas à des conclusions différentes des précédentes.
22Si l’ouverture au capital étranger pénalise à l’évidence les capitalistes, elle bénéficie aux travailleurs. Sur la figure 1, il est facile de voir que, si aucun d’entre eux ne s’éduque en période A, le surplus qu’ils obtiennent en période B est égal à la surface du trapèze RCDH, soit la perte de revenu des capitalistes due à la baisse du rendement du capital (RPDH) et le surplus total obtenu grâce au capital étranger (le triangle PCD). Mais cette comparaison n’est pas nécessairement la bonne puisqu’il peut être optimal pour l’oligarchie d’introduire une certaine hétérogénéité parmi les travailleurs lorsque l’économie est fermée. Dans cette perspective, il est clair que l’ouverture entraîne une hausse du bien-être des travailleurs non qualifiés et une baisse pour ceux dont l’éducation aurait été subventionnée par l’oligarchie en économie fermée. On peut donc dire que l’ouverture aux mouvements de capitaux avec le reste du monde entraîne une baisse de la pauvreté et aussi une baisse de l’inégalité puisque le revenu des deux groupes sociaux les plus aisés sont diminués, tandis que celui du plus défavorisé est augmenté.
23On peut procéder à une analyse plus rigoureuse sur l’ensemble des deux périodes plutôt que sur la seule période B, comme on vient de le faire. Mais l’essentiel a été dit. Comme leur consommation en période A reste la même, les capitalistes perdent et les travailleurs non éduqués gagnent. Quant aux travailleurs qui pouvaient s’éduquer, le bilan est ambigu. Si l’on compare l’utilité totale obtenue en économie ouverte à celle qu’ils obtiennent en économie fermée, la comparaison est ambiguë car la hausse du salaire non qualifié de période B peut engendrer un gain de bien-être supérieur à celui que permettait l’éducation en économie fermée [1].
24Au lieu de considérer chacun des agents séparément, on peut aussi comparer le bien-être agrégé de la population en économie ouverte et en économie fermée, selon le régime de politique qui s’établit. En négligeant les problèmes de la distribution, ce bien-être sera alors donné par le produit national brut en période B.
25Si on laisse la décision de l’ouverture au système politique national en période A, le résultat est alors trivial. Les capitalistes qui détiennent le pouvoir n’ont en effet jamais intérêt à l’ouverture. Si les travailleurs peuvent bénéficier d’une telle décision, ils n’ont donc pas le pouvoir politique de l’imposer. Mais on peut aussi retenir le point de vue d’un agent extérieur, par exemple une organisation internationale, qui aurait le pouvoir d’imposer une décision d’ouverture à la classe capitaliste, moyennant des compensations qui resteraient à définir. Cet agent recommanderait-il l’ouverture ou non ? Après tout, il s’agit là de la façon conventionnelle d’analyser l’ouverture dans la littérature économique et la réponse à la question posée est généralement positive. En est-il encore ainsi dans le présent contexte ?
26Un traitement purement analytique de cette question est malheureusement impossible. Une étude numérique de la différence de produit national entre économie ouverte et économie fermée selon le régime politique observé en économie fermée est cependant possible avec une fonction de production Cobb-Douglas, f ( k ) = ak?. Les résultats en sont présentés sur la figure 2 dans le plan ( h, wA ), c’est-à-dire en fonction des principaux paramètres qui déterminent la politique d’éducation des capitalistes en économie fermée. La valeur des autres paramètres du modèle est indiquée sur la figure. Quatre courbes sont représentées. Les courbes en trait plein délimitent les divers régimes politiques en économie fermée, tandis que la courbe en pointillé (OO) sépare la région dans laquelle la collectivité nationale gagne à l’ouverture et celle où elle perd.
27Les trois régimes politiques : oligarchie, équilibre des pouvoirs, démocratie sont séparés par des courbes décroissantes. Ceci correspond à l’analyse de la section précédente. Plus la rentabilité de l’éducation est élevée, plus élevé le nombre de travailleurs éduqués et donc plus probable la démocratisation de l’économie. Symétriquement, plus l’économie est riche, moins l’éducation est coûteuse et plus grand est le nombre de travailleurs éduqués. Plus intéressante est cependant la courbe OO qui délimite la région du plan où l’ouverture est globalement bénéfique, dans le sens que le PNB en période B est plus élevé en économie ouverte. Cette courbe aussi est décroissante. Autrement dit, l’ouverture apparaît collectivement bénéfique dans des situations où la rentabilité de l’éducation est faible et/ou le coût de celle-ci – par rapport au taux de salaire initial – est relativement élevé. C’est évidemment dans une telle situation que supprimer l’incitation de la classe capitaliste à subventionner l’éducation des travailleurs est collectivement le moins coûteux. Avec le jeu de paramètres retenu, la rentabilité de l’éducation nécessaire pour que l’ouverture soit collectivement défavorable est relativement élevée pour une économie pauvre ? c’est-à-dire où le taux de salaire est très inférieur au coût de l’éducation. Ce seuil cependant chute assez vite avec le niveau de développement.
Équilibres politiques alternatifs de l’économie fermée et utilité sociale

Équilibres politiques alternatifs de l’économie fermée et utilité sociale
28L’analyse de la relation entre ouverture, bien-être total et démocratie ne saurait être complète que dans une perspective un peu plus longue que celle qui a été considérée ici. En fait, un raisonnement simple montre que les différences mises en avant précédemment tendent à s’estomper sur la longue période. Ainsi, considérons une troisième période, C, en suivant la même logique entre B et C qu’entre A et B. Dans le cas où l’économie s’est ouverte en période B, interdisant ainsi le passage à la démocratie, le salaire des travailleurs a augmenté. S’il a passé le seuil de l’unité, soit le coût fixe de l’éducation, alors (tous) les travailleurs vont s’éduquer et la démocratie s’installera en période C. Par ailleurs, si l’économie est restée fermée et si la démocratie s’est installée en période B, alors il sera dans l’intérêt de la nouvelle majorité de travailleurs de voter l’ouverture en période C. Dans un cas comme dans l’autre, on constate donc que, dans la longue période, l’économie est ouverte et démocratique. L’analyse présentée ci-dessus concerne donc plus la vitesse et le chemin d’ajustement à cet équilibre de long-terme que cet équilibre lui-même.
29Réunissant ces diverses considérations, on aboutit aux deux scénarios extrêmes suivants quant à l’ouverture et ses effets sur l’économie.
30Forte rentabilité de l’éducation et/ou faible retard de développement. Imposer l’ouverture à l’encontre de la volonté de l’oligarchie diminue le produit intérieur en période B, mais contribue aussi à une baisse de la pauvreté et de l’inégalité. Cette politique conduit aussi à freiner le processus de démocratisation. En revanche, ne pas imposer l’ouverture n’empêchera pas celle-ci d’avoir lieu en période C sous la pression de la nouvelle majorité politique qui apparaît dans ce cas-là.
31Faible rentabilité de l’éducation et/ou fort retard de développement. Imposer l’ouverture à l’encontre de la volonté de l’oligarchie augmente le produit intérieur en période B, mais contribue à une baisse de la pauvreté et de l’inégalité. En revanche, cette politique élimine les incitations de l’oligarchie à promouvoir l’éducation et la démocratie. La hausse des salaires non qualifiés peut cependant conduire lors de la période suivante, ou une période ultérieure, à l’éducation universelle et la démocratie complète.
CONCLUSION
32Les choix en matière de politique d’ouverture aux capitaux étrangers ne sont pas aussi simples que le suggère le raisonnement économique élémentaire. À partir du moment où, du fait d’une certaine imperfection fondamentale des marchés, cette ouverture détruit certaines incitations à l’investissement en capital humain, l’évolution de l’économie et de la société s’en trouve modifiée et l’analyse élémentaire peut être mise en défaut. Les modèles étudiés dans cet article doivent cependant être considérés plus comme l’illustration de phénomènes complexes, insuffisamment pris en compte dans l’analyse économique conventionnelle que comme le support d’une analyse rigoureuse des conséquences d’une ouverture qui, d’une façon ou d’une autre, serait imposée à des économies en développement. Il est clair, en particulier, que l’ouverture a d’autres dimensions économiques – commerce et allocation sectorielle des ressources, transferts de technologie, migrations de main-d’œuvre – dont la prise en compte est susceptible de modifier les conclusions précédentes. L’exploration de ces diverses extensions du modèle élémentaire traité dans cet article est l’objet de recherches en cours.
Notes
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[*]
Respectivement Banque mondiale et Delta, et CEPR et Delta, ENS, 48 boulevard Jourdan, 75014 Paris.
-
[1]
Pour des modèles traitant spécifiquement cette situation, voir Feenstra [1987], Gabaix [1999], Guesnerie [1999], Spector [1999].
-
[2]
Sur l’influence des institutions dans le processus de développement et les effets de l’ouverture, voir par exemple Rodrik [2000].
-
[3]
Bourguignon et Verdier [2000a, 2000b].
-
[1]
Voir en particulier Frazer [1972], Verba, Nie et Kim [1978], Brady, Verba et Schlozman [1995].
-
[2]
Voir la revue de littérature de Aghion, Caroli et Garcia-Penalosa [1999].
-
[1]
Un impôt linéaire sur le revenu conduirait aux mêmes conclusions si l’on suppose un coût de distorsion croissant et convexe de l’imposition.
-
[2]
Le fonctionnement qui vient d’être décrit peut être inefficace. Dans certains cas, il est possible que capitalistes et travailleurs aient ensemble intérêt à ce que tous les travailleurs s’éduquent en première période uniquement à la condition que ces derniers ne taxent pas les capitalistes en seconde période. Bien que meilleure du point de vue économique, cependant, cette décision ne sera prise que si les travailleurs peuvent s’engager de façon crédible à ne pas exercer leur pouvoir de redistribution. L’argumentation qui suit est basée sur le postulat, réaliste, qu’un tel engagement n’est pas possible.
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[1]
Pour un exposé rigoureux voir Bourguignon et Verdier [2000b].
-
[2]
Une possibilité non prise en compte dans ce qui précède serait pour les capitalistes de financer l’éducation d’un nombre inférieur à ( 1 ? p ) de travailleurs et de taxer en période B une partie du rendement de leur éducation. Clairement, cette possibilité élargirait l’ensemble des valeurs des paramètres telles que les capitalistes ont intérêt à conserver le pouvoir.
-
[1]
Formellement, l’utilité des travailleurs éduqués en économie fermée est donnée par ( 1 + h ). wB /F. En économie ouverte, l’utilité totale est égale à wA + w ?B /F, où w ?B est le nouveau salaire non qualifié. La perte d’utilité des travailleurs éduqués est donc wB h /F ? wA ? ( w ?B ? wB ) /F. La différence entre les deux premiers termes est positive mais on ne sait rien a priori du signe de l’ensemble de cette expression.