1L’une des questions récurrentes que doivent affronter les sociétés démocratiques modernes est celle de l’articulation entre économie et politique. En effet, l’instauration des communautés politiques s’y est accompagnée d’une valorisation sans précédent de l’économie de marché. Ce n’était pas le fruit du hasard : le « doux commerce » était censé conforter la paix sociale entre des citoyens égaux en leur permettant de réaliser librement leur intérêt individuel. Mais cette harmonie supposée a été une première fois ébranlée par la violence de la révolution industrielle et l’émergence de la question sociale. Réagissant à la radicalisation libérale postulant que la société pouvait s’autoréguler par l’essor des relations marchandes, nombreux ont alors été les auteurs qui, tels Hannah Arendt [1] ou Karl Polanyi [2], ont mis l’accent sur la nécessité de cantonner la dynamique économique afin de préserver la liberté et la primauté du politique. Avec l’effritement des compromis fordiste et keynésien, l’internationalisation et la tertiarisation des économies contemporaines s’opérant selon les préceptes néolibéraux, une telle exigence s’impose aujourd’hui avec une acuité renouvelée.
2La tâche devenue nécessaire en ce début de 21e siècle est à la fois modeste et exigeante : il s’agit d’alimenter concrètement la discussion publique sur les orientations économiques pour retrouver une capacité à argumenter et à délibérer sur le sens des activités productives. D’ailleurs, l’analyse historique du rapport problématique entre économie et société montre que les sphères économique et politique n’ont jamais été totalement disjointes. Dès la fin du 18e siècle et le début du 19e, des espaces publics populaires se sont constitués et se sont attaqués à la contradiction entre la proclamation de la liberté politique et le maintien d’un asservissement économique. À cet égard, la notion polysémique de solidarité est devenue une référence majeure puisqu’elle a contribué à la mise en œuvre d’initiatives économiques fondées sur un lien social démocratique. Ces multiples formes d’associationnisme ont de plus joué un rôle dans la naissance de l’État social et des droits qui lui sont associés.
3La résurgence depuis quelques décennies, dans divers contextes nationaux, de dynamiques d’économie solidaire [3] atteste de l’actualité de démarches visant la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens. Les articles rassemblés dans ce numéro en témoignent : ces initiatives concourent à « dénaturaliser » l’économie dominante et à en interroger les ressorts, elles le font à travers des institutions économiques qui ne sont pas initiées dans un objectif de rentabilisation du capital mais en fonction de finalités sociales et environnementales. On peut ainsi parler d’une écologie sociale en actes dans la production et la circulation des biens et services. À l’heure où la croissance marchande pose des problèmes inédits [4], en expérimentant d’autres possibles [5], elles procurent également des informations pertinentes pour alimenter la réflexion et l’action sur le contenu d’une économie qui soit soutenable. Autrement dit, les solidarités qu’elles activent peuvent converger avec celles promues par le développement durable : horizontales, à l’égard des plus démunis du moment, et verticales, entre les générations [6].
4C’est pourquoi le dossier qui suit voudrait jeter un pont entre ces deux rives : l’économie solidaire et le développement durable. L’hypothèse défendue est que le décloisonnement entre les deux sujets peut aider à avancer dans la perspective d’une démocratie et d’une économie plus inclusives, condition d’un regain de l’activité politique [7] autant que d’une humanisation de l’activité économique [8].
Notes
-
[1]
H. Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961 et 1983.
-
[2]
K. Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris, 1983.
-
[3]
J.-L. Laville (dir.), L’économie solidaire, une perspective internationale, Desclée de Brouwer, Paris, 2000 (nouvelle édition).
-
[4]
G. Roustang, Démocratie : le risque du marché, Desclée de Brouwer, Paris, 2002 ; D. Martin, J.-L. Metzger et P. Pierre, Les métamorphoses du monde. Sociologie de la mondialisation, Seuil, Paris, 2003.
-
[5]
Sur les rapports entre économie solidaire et « altermondialisation », voir « L’alter-économie. Quelle autre mondialisation ? », La Revue du Mauss, n° 21,1er semestre 2003, ainsi que le dossier : « L’autre mondialisation en marche », Cultures en mouvement, n° 62, novembre 2003, p. 17-50.
-
[6]
Voir J.-P. Maréchal, « La dimension sociale du développement durable », Alternatives économiques, n° 191, avril 2001, p. 80-83 ; ainsi que le dossier : « Comment sauver la planète (et l’humanité) », Alternatives économiques, n° 221, janvier 2004, p. 48-60.
-
[7]
Sur les rapports entre espace public et sphère économique dans une perspective historique et internationale, voir É. Dacheux et J.-L. Laville (dir.), « Économie solidaire et démocratie », Hermès 36, CNRS Éditions, 2003.
-
[8]
J.-P. Maréchal, Humaniser l’économie, Desclée de Brouwer, Paris, 2000.