1La sociologie, aujourd’hui, on le sait, est fractionnée entre un nombre incalculable d’écoles, de sous-écoles, de courants, de méthodologies, d’épistémologies et de « terrains ». Il y a plus de cinquante ans déjà, Raymond Aron observait que la seule chose sur laquelle les sociologues s’accordent, c’est qu’ils ne sont pas d’accord sur ce qu’est ou devrait être la sociologie. Aussi, dans un tel contexte, est-il particulièrement agréable d’observer l’étonnante congruence qui existe entre deux écoles sociologiques, deux paradigmes, qui se sont développés de manière indépendante : le paradigme de la résonance – appelons-le comme ça – théorisé par Hartmut Rosa, dans le cadre de la sociologie critique de l’École de Francfort, une des plus importantes écoles sociologiques existantes, et le paradigme du don élaboré depuis une quarantaine d’années autour de la Revue du MAUSS dans le sillage de l’Essai sur le don de Marcel Mauss. Voyons dans cette congruence, dans cette résonance entre les deux paradigmes, comme un message d’espoir. Non, la sociologie n’est pas nécessairement condamnée à errer indéfiniment d’une idée à l’autre, d’un système à l’autre, sans jamais pouvoir parvenir à stabiliser ses fondations.
2Je voudrais ici procéder à un premier relevé, quasiment sténographique, des correspondances qui existent entre les deux paradigmes. Ils parlent pour l’essentiel de la même chose, en disent à peu près la même chose, mais dans des vocabulaires théoriques différents, qui se révèlent, je crois, étroitement complémentaires et s’éclairent l’un l’autre. Cette complémentarité m’avait déjà frappé à la lecture de Résonance. Une sociologie de la relation au monde [Rosa, 2018 (2016)]. Mais elle m’est devenue encore plus évidente à la lecture du tout récent article de Hartmut Rosa, « The responsive society. Listening as the essence of the common good » [Rosa, 2019].
3Hartmut Rosa a accédé à une notoriété mondiale avec la publication et les nombreuses traductions de son beau livre, Accélération [1], qui dégageait avec brio l’un des traits essentiels de la modernité avancée, qu’il est possible de condenser sous le nom de loi de la stabilisation dynamique : « La société moderne, nous dit Hartmut Rosa, se caractérise par le fait qu’elle n’est capable de se stabiliser que d’une façon dynamique, c’est-à-dire qu’elle dépend systématiquement de la croissance (économique), de la densification de l’innovation (culturelle) et de l’accélération (technique) pour maintenir et reproduire sa structure. » Qui ne parvient pas à suivre le rythme de cette accélération permanente est aujourd’hui condamné à perdre la place qu’il occupait, son métier, son statut social et ses revenus.
4Mais c’est avec Résonance, très vite traduit dans de nombreux pays, que Hartmut Rosa s’est révélé comme un théoricien généraliste de grande importance. Il est maintenant considéré comme le principal représentant de la quatrième génération de l’École de Francfort. Chacune des trois précédentes nous laissait sur notre faim, au MAUSS, ou nous inspirait des réserves. La première, celle d’Adorno et Horkheimer, s’était perdue dans une vision apocalyptique de la modernité qui ne laissait plus aucune place à un quelconque espoir de conjurer les catastrophes qu’elle diagnostiquait. Avec Jürgen Habermas, on basculait presque dans l’excès inverse, avec l’espoir qu’une communication rationnelle et transparente entre sujets humains de bonne volonté puisse enfin être établie. L’importance du conflit était minimisée [2]. C’est, au contraire, avec l’accent apparemment mis sur le conflit, sur la lutte pour la reconnaissance, que la troisième École de Francfort allait prendre son essor sous la houlette d’Axel Honneth. La proximité avec les réflexions du MAUSS sur le don agonistique a pu sembler alors importante. Mais elle s’est révélée en partie illusoire, pour deux raisons essentielles. La première est que, privilégiant le Hegel du Système de la vie éthique (1802-1803) – et de la Realphilosophie d’Iéna [3] (1803-1804) – sur celui la Phénoménologie de l’esprit de 1807 –, Honneth insistait en définitive fort peu sur la dimension conflictuelle de la lutte pour la reconnaissance, et cherchait en réalité les conditions normatives pour que celle-ci n’ait pas, ou plus, lieu d’être. La seconde est que, malgré certaines tentations, Honneth n’a pas tenté d’articuler sa réflexion avec le paradigme du don, ce qui l’a empêché de voir que la lutte pour la reconnaissance est lutte en vue de se faire reconnaître comme donateur. Donateur de vie ou de mort, de bienfaits ou de méfaits, mais donateur quoi qu’il en soit. Avec l’approche de Hartmut Rosa, en revanche, toutes ces réserves sont surmontées. Essayons de fixer les points d’accord et les modalités d’une traduction possible d’un paradigme dans l’autre [4].
Premières résonances
5Un premier et important facteur de la connivence qui existe entre les deux paradigmes tient au refus de scinder tradition philosophique et tradition sociologique – comme s’il s’agissait de deux univers de pensée radicalement incommensurables –, et d’expurger la sociologie de ses enjeux normatifs au nom d’une illusoire et trompeuse « neutralité axiologique » mal comprise. Une neutralité axiologique incantatoire, dont la principale utilité et fonction est en réalité de dispenser les sociologues d’avoir à lire autre chose que ce qui relève étroitement de leur champ de compétence supposé. Le premier coup de force, fièrement assumé de Hartmut Rosa, est de proclamer que la sociologie doit avoir, et a, quelque chose à dire sur les déterminants de la « vie bonne », sur ce en quoi elle consiste, et sur ce qui pourrait permettre d’y accéder. La sociologie s’aventure ainsi sur un terrain qui semblait être par excellence celui des philosophes ou des psychologues.
6La deuxième percée effectuée dans Résonance est la mise en lumière de l’importance qu’il y a à distinguer entre une logique d’accumulation des ressources qui sont supposées permettre d’accéder à la vie bonne – argent, pouvoir, statut social, coaching en développement personnel, etc. –, et ce qui fait effectivement la vie bonne, autrement dit une « relation au monde réussie ». Cette distinction est d’inspiration radicalement anti-utilitariste.
7La troisième percée, décisive, réside, bien sûr, dans l’introduction du concept de résonance. Une relation au monde réussie est celle dans laquelle le monde résonne, où il fait sens pour nous. Pas un sens uniquement intellectuel ou cérébral, mais aussi bien un sens affectif et physique. Dans cette relation réussie, le monde nous parle et nous touche. Elle met en branle nos idées, nos sentiments et nos corps. Le succès de ce concept de résonance vient de ce qu’il n’est pas seulement ou pas d’abord un concept. Il parle à tout le monde, il renvoie à l’expérience vécue de chacun [5]. Une vie aliénée, à l’inverse, est celle dans laquelle rien ne résonne, ne parle ou ne vibre. L’aliénation est le contraire de la résonance [6].
8Disons les choses, maintenant, dans le langage du paradigme du don. Une vie réussie est celle dans laquelle, pour commencer, notre relation aux autres est suffisamment harmonieuse. Pour cela, il faut que nous sachions nous insérer correctement dans le cycle du don, celui qui nous met en relation avec les autres pour autant que nous les considérons comme des personnes et voulons être considérés par elles également comme une personne (et pas seulement comme un moyen d’accumuler des ressources). Ce cycle du don, que Mauss a exhumé en découvrant la « triple obligation de donner, recevoir et rendre » qui lui semblait être au fondement du rapport social dans les sociétés archaïques, comporte en réalité quatre temps, non seulement ceux du donner, du recevoir et du rendre, mais aussi celui de la demande, explicite ou implicite, formulée ou informulée, car si le don ne satisfaisait aucune demande, aucun besoin, aucun désir, il tournerait à vide. Si, au lieu de demander, nous nous écrasons ou, au contraire, nous exigeons, le don ne peut pas opérer. Si nous donnons trop, au point d’écraser les donataires, ou si nous calculons tous nos dons, alors il n’y a pas de don non plus. Et pas plus, si nous ne savons ni recevoir ni rendre. Certains sujets sont bloqués dans le moment de la demande, d’autres ne savent que donner, d’autres recevoir, d’autres, enfin, veulent toujours être quittes de toute dette. Pour tous ceux-là – retournons au langage de la résonance –, le monde ne vibre pas. Et si vraiment il ne résonne pas, alors grande peut être la tentation de basculer dans le régime inverse de celui du don, le régime « diabolique », et, au lieu de demander, d’ignorer ; au lieu de donner, de prendre ; au lieu de recevoir, de refuser ; et, au lieu de rendre, de garder. Lorsque, au contraire, le sujet sait être, selon les partenaires de la relation et, selon les moments, tantôt demandeur, tantôt donneur, tantôt receveur, tantôt donneur en retour, alors on dira, en langage de don, qu’il a su accéder à un premier stade de la donativité, celui de la générosité vraie [7].
9Mais la relation de don, comme la résonance, ne fonctionne pas uniquement dans le registre horizontal des rapports entre personnes. En plus de cette relation horizontale, Hartmut Rosa distingue des relations diagonales et des relations verticales. Les premières sont des relations avec le monde des choses matérielles. Elles relèvent d’une attitude poétique. Elles concernent les domaines du travail, de l’éducation, de la consommation, du sport, etc. Les relations verticales, quant à elles, sont les relations au monde dans son ensemble, « à l’existence ou à la vie dans son ensemble », à tout ce qui est « éprouvé comme une totalité dépassant l’individu ».
10Il est intéressant d’observer que le MAUSS, lui aussi, distingue depuis longtemps entre relations horizontales, diagonales et verticales [8]. Les relations horizontales concernent les rapports entre nous et les autres, l’ici et l’ailleurs. Elles débouchent sur la guerre ou la paix, l’amitié ou l’inimitié (ou la neutralité). Les relations diagonales, les rapports entre les générations, le passé et l’avenir, la vie et la mort ou la stérilité. Les relations verticales, orientées vers le haut, sont des relations avec les entités invisibles et le cosmos, orientées vers le bas, des relations avec le monde matériel. Elles engendrent la chance ou la malchance, l’abondance ou la rareté. Chacun de ces types de relation peut être pensé comme une relation de don/contre-don. La traduction croisée des deux paradigmes, on le voit, est ici possible même si elle n’est pas immédiate.
11Mais l’essentiel n’est sans doute pas là. Il est dans ce qui, avec le paradigme du don, permet de penser l’équivalent de ce que Hartmut Rosa appréhende si bien avec son concept de résonance. Une relation de don réussie résonne. Réciproquement, une relation qui résonne est sans doute une relation de don réussie. Mais il n’y a pas que les relations entre les personnes. Ce point est capital. Il légitime la critique que Hartmut Rosa adresse à son maître Axel Honneth. Tout dans notre vie ne se joue pas uniquement dans les relations interpersonnelles, et nous ne recherchons pas seulement de la reconnaissance de la part des autres. Nous cherchons aussi de la résonance dans nos rapports à l’art, la nature, le sport, etc.
12Cette critique est justifiée. Si tous les sujets humains cherchaient uniquement à être reconnus par d’autres sujets humains, alors il y a de fortes chances qu’ils sombrent dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave – ce passage crucial de la Phénoménologie de l’esprit dont, curieusement, Honneth ne veut absolument pas tenir compte –, ou dans la rivalité mimétique analysée par René Girard. Ce qui permet d’y échapper, c’est l’ouverture à d’autres dimensions de l’existence, toutes celles que la tradition phénoménologique pense à travers le concept de donation (la Gegebenheit). Tout un ensemble de choses, essentielles, les plus précieuses en réalité, nous sont comme données : le monde, la nature, la vie, l’inspiration, la grâce, la beauté, etc. Toutes choses données par personne et à personne, mais avec lesquelles nous devons nous comporter comme si elles nous étaient données, et donc dans le registre du don maussien [9]. Si nous y parvenons, si nous savons apprécier cette donation comme un don, le recevoir comme tel, alors nous pouvons commencer à faire un don en retour sous la forme d’un adonnement [10], un adonnement à l’art, au sport, à la vie même. Nous devenons créatifs, chacun à son niveau et selon ses moyens. Nous accédons à une autre forme de donativité, la donativité 2, la donativité du second type. La donativité 1 est le champ de la générosité, la donativité 2, celui de la générativité, de la libercréativité. Ces deux champs sont complémentaires. Accéder à une certaine forme de créativité nous permet de surmonter les échecs ou les difficultés survenus dans nos relations aux autres, et réciproquement.
13On le voit, dans la réflexion sur les ressorts de la vie bonne, paradigmes du don et de la résonance sont étroitement complémentaires. Ils se complètent. On pourrait peut-être formuler les choses ainsi : le paradigme de la résonance nous dit mieux, plus clairement et plus sensiblement en quoi elle consiste, le paradigme du don comment il est possible d’y accéder. Mais, à ce stade, la réflexion vaut principalement au niveau individuel. Or il serait étrange qu’une réflexion d’inspiration sociologique s’arrête là.
L’extension de la résonance au plan du politique
14Bien des éléments étaient déjà présents dans Résonance, mais l’article de Hartmut Rosa, « The responsive society. Listening as the essence of the common good », a le mérite de les ramasser de façon extrêmement synthétique et parlante, et de faire ainsi une entrée assez fracassante dans le champ de la philosophie politique. Ce que nous propose Hartmut Rosa, c’est, en somme, d’étendre sa réflexion sur la vie bonne à l’échelle des communautés politiques. Pour une communauté politique, ou un « corps politique », comme il dit, la vie devient bonne quand il y entre de la résonance. Pour qu’elle résonne, il faut qu’elle ne se perçoive pas comme le résultat d’un marchandage généralisé où chacun ne défend que ses intérêts, mais que ses membres, au-delà de leurs intérêts propres, soient animés par un souci du bien commun. Et le bien commun, nous dit Hartmut Rosa, « ne peut être poursuivi et réalisé que lorsqu’un corps politique réussit à établir des relations de résonance, ou plus précisément des axes de résonance, premièrement, entre les membres de la communauté, deuxièmement, avec les institutions et pratiques communes du monde vécu collectif, et, troisièmement, avec son passé et l’avenir. Enfin, elle exige une ouverture réceptive – la capacité d’écouter et de répondre de manière transformatrice – au monde perçu comme extérieur, comme l’autre de la société [11] ». Et il complète : « En résumé, ma proposition est que le bien commun, compris comme un processus démocratique réussi, doit être considéré comme une relation de résonance, c’est-à-dire comme une relation fondée sur la capacité, la volonté et la pratique d’écouter et de répondre d’une manière : a) autotransformatrice ; et b) imprévisible et ouverte. »
15Avant de détailler a minima cette thèse centrale et d’examiner sa traduction possible dans le langage du don, il importe de signaler d’entrée de jeu pourquoi elle est importante. Tout d’abord, elle se situe résolument sur un tout autre terrain que celui des théories de la justice qui, de Rawls à Habermas, en passant par Nozick, Dworkin et bien d’autres, ont entraîné la philosophie politique sur un terrain qui se révèle en définitive bien peu fertile. Pour le dire en un mot, il y a peu de chances que ces théories de la justice, quoi qu’elles en pensent, puissent échapper à l’utilitarisme. D’abord, parce qu’elles reposent le plus souvent sur une vision de l’homme réduit à la figure de l’Homo œconomicus, plus ou moins complexifiée, et puis, parce que, par nature, elles peinent à échapper à une vision comptable de ce qui est dû à chacun. Le philosophe israélien Avishai Margalit a bien montré comment une société « juste » pourrait se révéler parfaitement inhumaine, « indécente ». Plutôt que chercher à définir les critères, d’ailleurs introuvables, d’une société juste, mieux vaut se demander à quoi devrait ressembler une société décente.
16Hasardons-nous à une première généralisation : une société décente est une société dans laquelle il existe de la résonance. Cette société, nous dit Hartmut Rosa est une société démocratique animée par la recherche du bien commun. Plus précisément, c’est une société dans laquelle on sait écouter et répondre. Une société, autrement dit, dans laquelle on ne parle pas en vain, où la parole de chacun produit un effet, et où l’entrecroisement des paroles de tous produit une transformation, aux résultats imprévisibles (Rosa parle d’« Unverfügbarkeit » et d’ouverture à l’indéterminé, « ergebnis-offen »), de la société et de chacun de ses membres.
17Je notais à l’instant la supériorité de principe de cette approche sur les théories de la justice. Elle dépasse également celle d’Habermas. Chez Habermas, il s’agit à travers la discussion non faussée, not distorted, de chercher un fondement rationnel aux normes de justice. Ici, la visée est bien plus vaste. Le but n’est pas seulement, ni même sans doute principalement, d’atteindre une certaine concordance des idées, ou des concepts, mais de faire vivre et se mouvoir les cœurs et les corps. Pas nécessairement dans la concorde et l’harmonie. Hartmut Rosa y insiste assez : la résonance, les vibrations peuvent se produire par consonance, mais aussi via des dissonances.
18On peut dire que Hartmut Rosa généralise et dépasse Habermas. Mais il est permis de se demander si, là encore, le paradigme du don n’apporte pas un complément utile. Au minimum, on voit bien comment reformuler en termes de don le thème que dans la société « responsive », celle où l’on se répond, où il y a du répondant, on est écouté. Pour cela, il faut que les paroles soient reçues comme des dons, que « dire, ce soit donner » [RDM, 2017]. Il faut que, comme les biens et les services, elles passent par le cycle du demander-donner-recevoir-rendre. À défaut, les paroles sont ignorées, prises, refusées, et ne reçoivent jamais de réponse. Mais il ne faut pas limiter le problème à la seule circulation des paroles et des discours. Plus généralement, dans la société qui résonne, qui vit, qui vibre, tous, ou au moins le plus grand nombre, ont la capacité de donner et de voir leurs dons reconnus comme tels. Le critère de justice de l’utilitarisme, on le sait, est la maximisation du bonheur du plus grand nombre. La maxime anti-utilitariste vise, elle, à maximiser le nombre et la qualité des circuits de don. Cette formulation est sans doute plus précise que celle d’Amartya Sen, même si elle s’en rapproche. Développer les capabilities du plus grand nombre, c’est un objectif juste, en effet, mais la capability de faire quoi, sinon d’être reconnu comme donateur et/ou créateur ?
19Plus généralement encore, dans la perspective anti-utilitariste du MAUSS, le politique, qui façonne les communautés politiques, est vu comme une intégrale des dons, autrement dit des décisions prises par les membres de la communauté d’être alliés plutôt qu’ennemis ou indifférents, et de concrétiser ce choix de l’alliance par des dons. Des dons qui ne sont pas seulement des dons de paroles mais aussi de biens, de services, de créations et d’engagements. D’adonnements. Ces dons s’inscrivent dans le cadre des dons reçus des générations passées – qui constituent la tradition –, et ils sont à la base des dons faits aux générations futures.
20On retrouve ici le propos de Hartmut Rosa, disant que la relation de résonance doit s’établir avec le passé et le futur. Mais, pour lui, par ailleurs, la résonance interne doit se doubler d’une résonance externe, d’une capacité d’écoute mutuelle non seulement à l’intérieur du corps politique mais aussi vers l’extérieur, avec les étrangers. « Ma thèse (et mon espoir), écrit-il, est qu’une société ne peut être injuste, violente, répressive ou destructrice à l’égard du monde extérieur si elle souhaite conserver sa capacité d’être résonnante à l’intérieur. » Peut-être faudrait-il complexifier un peu cette formulation, puisqu’avec la mondialisation et l’apparition de sociétés clairement multiculturelles, l’extérieur est en partie présent à l’intérieur. Ici, une formulation maussienne fait écho à celle de Hartmut Rosa : « Le bon régime politique est celui qui tend à favoriser le maximum de pluralisme culturel compatible avec son propre maintien. Ou encore, celui qui permet la plus grande compatibilité possible entre droit à l’enracinement et droit au déracinement, entre égalité de droit entre cultures et inégalités de fait » [Caillé et Chanial, 2009, p. 190]. Et la résonance avec la nature, quant à elle, autre thème de Hartmut Rosa, elle est pensable comme la résultante d’un rapport de don/contre-don. Rapport qui passe, peut-être, par un « animisme méthodologique ».
21Enfin, dans la troisième et dernière partie de son article, Hartmut Rosa reprend et affine son diagnostic sur l’état de nos sociétés. Il parle d’« une grave crise de la démocratie ». « L’essence de cette crise, écrit-il, est que les trois dimensions des axes de résonance – sociale (entre citoyens), matérielle (avec le monde vécu) et verticale (avec le passé) – risquent d’être réduites au silence, ou sont déjà passées sous silence. » Il n’est pas possible ici d’engager le dialogue sur ce diagnostic que l’on peut, tel quel, largement partager. Disons simplement que ce que Hartmut Rosa analyse de manière éclairante à partir de la mise en lumière de la loi de l’accélération, qui est devenue celle de notre monde, pourrait être mis en rapport avec ce que je pense être le basculement depuis une trentaine d’années des sociétés démocratiques dans des formes de « totalitarisme à l’envers », ou encore de « parcellitarisme ». Sous le régime du parcellitarisme, tout ce qui est de l’ordre du commun se dissout en parcelles, parcelles de sujets, parcelles de savoir, parcelles de pouvoir, parcelles de collectifs. Ne subsistent, tendanciellement, que des particules élémentaires animées par un mouvement brownien. Le basculement mondial vers des droites fortes, autoritaires ou néofascisantes, est une réaction à cette parcellisation [12].
22Mais je dois dire que j’ai été très intéressé par la façon dont Hartmut Rosa se démarque de la réaction systématique des intellectuels face à ces dérives « populistes » ou droitières. Il observe, à juste titre, que les intellectuels ne sont plus écoutés et encore moins entendus par les masses populaires parce qu’eux-mêmes ne savent plus écouter ni entendre. Je souscris à cette phrase : « La résonance implique que l’on ne saurait toujours prétendre en savoir plus et mieux que les “masses trompées”, les élites économiques corrompues ou les politiciens assoiffés de pouvoir. » Il va même jusqu’à écrire :
De ce point de vue, il est très déplaisant de constater que les experts en sciences sociales de l’Occident libéral sont unanimes – comme en témoignent de nombreuses publications et conférences – pour affirmer que les arguments avancés par des gens comme Trump ou Poutine, les opinions de dirigeants comme Xi Jinping ou Modi, ainsi que les positions d’Erdogan, du gouvernement iranien ou de Duterte ne doivent pas être prises au sérieux. Nous ne devrions même pas écouter ces personnes, d’abord parce que nous savons déjà a priori qu’il s’agit de voix autoritaires, dictatoriales, totalitaires ou criminelles et, ensuite, parce qu’en raison de leur opposition catégorique à toute visée d’une compréhension commune, il serait impossible d’atteindre ces « autres ».
24Cette affirmation est en parfaite congruence avec l’« éthique maussienne du débat convivialiste » qui prône un principe de charité dialogique. Ce principe enjoint de faire l’hypothèse que, sauf preuve du contraire, ceux auxquels nous nous opposons sont a priori aussi intelligents et moraux que nous. Ils ne doivent donc pas être disqualifiés par avance au nom de leur bêtise ou de leur immoralité supposées [13].
25Reste qu’en effet nos sociétés, plongées dans ce que l’historien François Hartog appelle le présentisme, ne sont plus guère en résonance avec leur passé et avec leur avenir. Hartmut Rosa estime qu’il nous reste la possibilité de faire fond sur les résonances horizontales en revigorant la démocratie par plus de participation, de représentation (ce qui suppose que les élus écoutent véritablement leurs électeurs) et de synchronisation. « La démocratie ne peut s’établir comme sphère de résonance, nous dit-il, que si elle parvient à immobiliser les forces de croissance et d’accélération liées au mode de stabilisation dynamique, permettant ainsi de façonner et de se réapproprier les structures fondamentales de la communauté, l’avenir, l’environnement matériel et institutionnel, et d’activer les axes de la résonance. » Mais est-ce possible, et comment ?
26La discussion de ces propositions supposerait une présentation minimale du convivialisme, auquel Hartmut Rosa donne d’ailleurs un accord de principe. Ce n’est pas le lieu de le faire. Mais je retiens l’autre proposition centrale de Hartmut Rosa : face à la fragmentation généralisée de nos sociétés en groupes séparés par des rapports différents à l’accélération (et aussi, doit-on ajouter, à la déterritorialisation), qui ne se parlent plus, qui ne croient plus aux mêmes vérités, il devient urgent d’instituer un lieu de débat dont la neutralité et le souci de vérité soient incontestables. Hartmut Rosa écrit :
Cette sphère de résonance est tout simplement impossible à réaliser sans l’institutionnalisation politique de chaînes audiovisuelles de service public suffisamment forte, et l’assurance de pouvoir bénéficier de lieux physiques de rencontre civique. Le rôle d’une telle sphère de résonance démocratique est de relier et d’unir ces « multivers » sociaux, d’abord en créant et en sauvegardant un espace de savoir partagé, ensuite en établissant un forum de participation et d’échange démocratique qui puisse servir de lieu de rencontre pour tous les groupes et milieux et couches sociales.
28Je suis d’accord avec cette proposition et laisse donc, au terme de cette comparaison entre les deux paradigmes, du don et de la résonance, le dernier mot à Hartmut Rosa. En espérant que cette comparaison entre les deux paradigmes ici discutés puisse contribuer à les enrichir tous les deux.
Notes
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[1]
Accélération. Une critique sociale du temps [Rosa, 2010 (2005)], suivi de Aliénation et Accélération. Vers une critique de la modernité tardive [Rosa, 2012]. On trouvera un bon résumé des thèses développées dans ces deux livres, plus littéraire et directement parlant, dans Remède à l’accélération: impressions d’un voyage en Chine et autres textes sur la résonance [Rosa, 2018].
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[2]
Mais certains des piliers du MAUSS avaient et ont encore de fortes sympathies pour Habermas. On les appelle et ils s’appellent eux-mêmes les habermaussiens.
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[3]
Traduit en français sous le titre de la Première Philosophie de l’esprit [Hegel, 1969].
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[4]
Je ne donne dans ce texte, qui se veut un simple repérage, que très peu de citations et de renvois bibliographiques. Je n’indique pas la source des citations de Hartmut Rosa dans la première partie, car je ne reprends que des formulations très générales que l’on retrouve dans plusieurs de ses textes. Dans la deuxième partie, toutes les citations proviennent de l’article « The responsive society » [Rosa, 2019]. Quant aux positions du MAUSS que je résume, elles renvoient, sauf indications contraires, à de très nombreux textes.
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[5]
C’était même une notion centrale du mouvement hippie et posthippie, où le but était d’avoir de bonnes vibrations, good vibes. Il fallait que ça « circule » entre les participants.
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[6]
Avons-nous vraiment besoin de ce concept d’« aliénation », dont Hartmut Rosa critique d’ailleurs très judicieusement nombre des usages ? On pourrait en discuter.
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[7]
Ces analyses sont développées dans Caillé et Grésy [2018].
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[8]
Notamment sous la plume d’Alain Caillé, Camille Tarot, François Gauthier ou Jean-Paul Willaime.
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[9]
L’erreur des phénoménologues français, Jacques Derrida ou Jean-Luc Marion, est d’essayer de penser le don comme une forme de donation, et de conclure logiquement que le don est la « forme de l’impossible », alors qu’il nous faut, au contraire, penser ce qui relève de la donation dans le langage du don.
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[10]
Concept infiniment préférable à celui d’« illusio » que Pierre Bourdieu a proposé en remplacement du concept d’intérêt.
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[11]
Je reproduis les italiques de l’auteur.
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[12]
Dans La Grande Transformation, Karl Polanyi avait bien montré comment les fascismes peuvent être compris comme des réactions au règne du marché autorégulé, désencastré.
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[13]
Un possible principe de charité dialogique hypercharitable pourrait enjoindre de faire l’hypothèse qu’ils sont plus intelligents et plus moraux que nous…