« Quamquam vita ipsa mortalium tota pena sit, quia tota tentatio est. »
Introduction
1 Relire quarante-quatre ans après sa parution La Société de consommation, de Jean Baudrillard, est une expérience fascinante [2]. D’abord parce qu’il s’agit d’un très beau texte, peut-être le plus réussi de toute la production de l’auteur, en dépit du jugement dépréciatif qu’il en exprimait, sans doute par suite de cette autodérision coquette qu’il pratiquait volontiers [3]. En tout cas, si, comme il le confesse (« une pensée, […] Je crois en effet qu’on en a jamais qu’une seule dans sa vie… »), la société de consommation avec le système des objets constitue bien son « obsession première [4] ». Ensuite parce que ce texte n’a pas pris un pli. Ce qui ne manque pas d’être quelque peu paradoxal, puisque la fête consumériste, d’un certain point de vue, est finie au moins depuis la crise des subprimes, sinon depuis la contre-révolution néolibérale des années 1980. Toutefois, si le stress, le burn out, les faillites, les suicides et le chômage de masse sont désormais notre quotidien, la scène est restée la même et le décor n’a pas changé. Or, même si l’envers de ce décor a pris plus d’ampleur, il est bien présent dans le texte. Enfin, on trouve déjà dans ce livre, l’un des tout premiers de l’auteur, tous les éléments du « style » Baudrillard, non seulement dans la qualité exceptionnelle de l’écriture, mais aussi dans cette étrange fascination pour cela même qui est dénoncé et qui laisse le lecteur perplexe sur le message délivré. Toute l’œuvre de notre auteur ne tourne-t-elle pas autour du désenchantement mélancolique de la modernité ?
I. La fête consumériste
2 La société de consommation est d’abord la mise en spectacle d’une fête permanente célébrant la « liturgie de l’objet », que Baudrillard décrit et analyse avec un luxe de détails, le tout renforcé encore dans la somptueuse édition originale par les magnifiques photos qui l’illustrent :
« L’amoncellement, la profusion est évidemment le trait descriptif le plus frappant. Les grands magasins, avec leur luxuriance de conserves, de vêtements, de biens alimentaires et de confection, sont comme le paysage primaire et le lieu géométrique de l’abondance. »
4 Il insiste longuement sur « l’évidence du surplus » qui est « la négation magique et définitive de la rareté ». Le trop est offert à la contemplation et à l’adoration des foules. On est confronté à l’invasion des objets qu’il avait étudiée dans son premier livre en tentant d’en décoder le système, les analysant déjà comme « consommation de signes » [Baudrillard, 1968]. Ces objets sont désormais tout simplement des marchandises. Certes, Marx nous avait prévenus que la production capitaliste « s’annonce comme une immense accumulation de marchandises », mais ces marchandises avaient bien du mal à trouver preneur au milieu de l’effroyable misère des classes laborieuses. Toutefois, le keynéso-fordisme nous ayant fait sortir définitivement de la pénurie, le sordide de la condition ouvrière disparaît du champ visuel, la marchandise « redevient […] grâce à son excès même, l’image du don, de la prodigalité inépuisable et spectaculaire qui est celle de la fête. » L’anti-utilitarisme est mis en scène à travers une publicité tapageuse, mais aussi subtile et raffinée, avec la contribution massive de la télévision « qui efface pour la conscience du consommateur le principe même de réalité sociale, le long processus de production qui mène à la consommation des images » [Baudrillard, 1970].
« D’une certaine façon, la consommation généralisée d’images, de faits, d’informations, vise elle aussi à conjurer le réel dans les signes du réel, à conjurer l’histoire dans les signes du changement, etc. » [ibid., p. 31].
6 Objets, plutôt que marchandises [5]. Cette régression apparente n’est pas innocente. Elle permet de délivrer la marchandise de son fondement naturel, le besoin du même nom. Étant pur artefact, l’objet crée à son tour le sujet comme son propre artefact. Crée et non pas fabrique, comme chez Castoriadis. Délivré lui aussi de tout fondement, le sujet devient le pur reflet de l’objet, lui-même suspendu dans le vide. Ce processus de simulation aboutit à un dispositif spéculaire ; le théâtre d’ombres est en place, la pièce peut commencer. La vie est un songe qui d’ailleurs tourne souvent au cauchemar… Tout n’est que simulacre. Finalement, l’objet devient même gadget. « Le gadget se définit en fait, selon Baudrillard, par la pratique qu’on en a, qui n’est ni de type utilitaire, ni de type symbolique, mais LUDIQUE. » Or « le ludique correspond à un type d’investissement très particulier : non économique (objets inutiles), non symbolique (l’objet-gadget n’a pas d’âme), il consiste en un jeu avec des combinaisons, en modulation combinatoire – jeu sur les variantes ou virtualités techniques de l’objet, jeu avec les règles du jeu dans l’innovation, jeu avec la vie et la mort comme combinaison ultime dans la destruction » [ibid., p. 172].
7 L’argent liquide lui-même, qui sent la sueur du travailleur ou la rapacité du capitaliste, disparaît au profit de la carte de crédit : elle permet de consommer, de vivre comme un capitaliste selon une publicité bancaire pour la carte d’or (reprise à la page 29 de l’édition originale), donc de libérer les caprices et satisfaire les désirs en oubliant l’exploitation et les calculs sordides pour arriver à boucler les fins de mois. Quitte bien sûr à être rattrapé par la dure réalité, mais dans la coulisse…
« Les thèmes de la Dépense, de la Jouissance, du Non-Calcul (« Achetez maintenant, vous paierez plus tard ») ont pris la relève des thèmes puritains de l’Épargne, du Travail, du Patrimoine » [ibid., p. 128].
9 Fini en apparence le monde de la lutte des classes, vive l’avènement des relations sociales, grâce à l’État providence, le Welfare State, arraché certes de haute lutte par les travailleurs ! Mais tout cela, c’est déjà du passé. Désormais, un Léviathan tutélaire veille à résoudre les problèmes d’intendance : sécurité sociale, allocations familiales, retraites et même assurance chômage. L’altruisme institutionnel produit une « lubrification sociale » par « la sollicitude, la redistribution, le don, la gratuité, toute la propagande caritative et des relations humaines » [ibid., p. 130]. La production quantitative de masse par la magie de l’effet de percolation (le fameux trickle down effect des économistes) permet et même nécessite une consommation de masse, véritable « révolution du bien-être » qui se substitue à celle du vieux socialisme et prétend abolir les différences sociales de statut dans la communion de l’abondance pour tous. Sur ce point, Baudrillard cite longuement le Galbraith de l’Affluent Society :
« Plus il y en aura… Il finira bien par y en avoir pour tout le monde » [ibid., p. 90].
11 L’American Way of Life débarque enfin dans une Europe reconstruite qui accède à l’opulence quelques décennies après les États-Unis et peut enfin s’offrir l’inutile par excellence, ces gadgets dont regorgent les tout nouveaux super et hypermarchés. Baudrillard s’inspire ici largement en les actualisant de deux classiques états-uniens : L’Ère de l’opulence, de John Kenneth Galbraith, et L’Art du gaspillage, de Vance Packard, jouant avec l’inversion des prédicats : l’ère du gaspillage introduisant à l’art de l’opulence… Le numérique, qui élargit à l’infini le domaine du don en rendant les produits immatériels accessibles gratuitement sans limites n’en est encore qu’à l’état embryonnaire, mais on le pressent, on l’anticipe déjà [Aime et Cossetta, 2010]. Il accentue la virtualisation du réel et installe définitivement l’univers du simulacre et de la simulation. Paradoxalement, d’ailleurs, il ne deviendra vraiment réalité que lorsque la fête consumériste chavirera vers son crépuscule avec l’avènement de la société de croissance sans croissance du xxie siècle. Époque dont, par la suite, il dira très justement :
« Nous sommes dans une culture où tout va de mieux en mieux et de pire en pire, en même temps, simultanément, en une double flèche, comme la double flèche du temps [6]. »
13 Finalement, la société de gaspillage consumériste est une société de consumation :
« Dans cette perspective se profile une définition de la consommation comme consumation, c’est-à-dire comme gaspillage productif – perspective inverse de celle de l’économique, fondé sur la nécessité, l’accumulation et le calcul où au contraire le superflu précède le nécessaire, où la dépense précède en valeur (sinon dans le temps) l’accumulation et l’appropriation » [Baudrillard, 1970, p. 77].
15 Dans ce renversement, la publicité joue un rôle stratégique :
« Le propre du “discours publicitaire” c’est de nier la rationalité économique de l’échange marchand sous les auspices de la gratuité. […] Elle est l’image prestigieuse de l’abondance, mais surtout le gage répété du miracle virtuel de la gratuité » [ibid., p. 256-258].
17 Avec l’obsolescence accélérée des machines, élément complémentaire indispensable du consumérisme, « non seulement la consommation, mais la production obéit elle aussi largement aux processus ostentatoires » [ibid., p. 80].
18 Dans le même temps, cette société dite d’abondance semblant refouler le puritanisme de ses origines se transforme réellement en société permissive sans laquelle la fête ne pourrait se donner en spectacle. Un parfum d’orgie se répand dans l’air du temps, dont Mai 68 constitue en quelque sorte l’acmé et le symbole, avec l’émancipation des trois « C » (le cœur, le corps et le cul) selon la formule de François Cavanna [7]. Une morale hédoniste de la jouissance sans entrave et du plaisir sans limites remplace, dans l’ici et maintenant de la quotidienneté, l’éthique protestante ou janséniste de l’effort et de l’épargne. Le drugstore devient le supermarché total du bonheur, dont Parly II devient la cité. Mais bien sûr, pour le spectateur blasé qu’est Jean Baudrillard, « le plaisir n’est pas toujours drôle » selon la fameuse formule de Guy de Maupassant.
II. L’envers du décor
19 Si Jean Baudrillard explore si minutieusement la fête consumériste, ce n’est pas, on s’en doute, pour la célébrer, mais bien pour en dénoncer l’imposture et faire ressortir l’envers du décor. L’imposture est d’ailleurs double : fausse abondance et vrai gaspillage. Même si notre auteur n’est pas sensible à l’aspect écologique du revers de la production et de la consommation, celui-ci peut se deviner dans les zones d’ombre du tableau de cette « civilisation de la poubelle » : dépenses publicitaires, accélération du jetable, obsolescence « dirigée », date de péremption des produits alimentaires de la grande distribution :
« L’obsolescence accélérée des produits et des machines, la destruction de structures anciennes assurant certains besoins, la multiplication des fausses innovations, sans bénéfice sensible pour le mode de vie, tout cela peut être ajouté au bilan » [Baudrillard, 1970, p. 72].
21 Il reprend à son compte les analyses critiques de Galbraith sur la publicité et la filière inversée, c’est-à-dire la nécessité de susciter une demande pour justifier l’offre :
« L’homme, selon Galbraith, n’est devenu un objet de science pour l’homme que depuis que les automobiles sont devenues plus difficiles à vendre qu’à fabriquer » [ibid., cité p. 116].
23 D’abord, à la différence du potlatch et des pratiques consumatrices de destruction de la part maudite des sociétés primitives ou prémodernes, ce gaspillage, souligne-t-il, n’est pas une fête. Il ne provoque aucune jubilation :
« Il y a […] une différence absolue entre le gaspillage de nos sociétés d’abondance, gaspillage qui est une nuisance intégrée au système économique, qui est un gaspillage fonctionnel, non producteur de valeur collective, et la prodigalité destructive qu’ont pratiquée toutes les sociétés dites de pénurie, dans leurs fêtes et leurs sacrifices, gaspillage par excès, où la destruction des biens était source de valeurs symboliques collectives. Jeter les automobiles démodées à la casse ou brûler le café dans les locomotives n’a rien d’une fête : c’est une destruction systématique, délibérée, à des fins stratégiques » [ibid., p. 75-76].
25 Même si une certaine ambiguïté subsiste avec les dépenses publicitaires ou la consommation éphémère :
« Et il faut distinguer le gaspillage individuel ou collectif comme acte symbolique de dépense, comme rituel de fête et forme exaltée de la socialisation, de sa caricature funèbre et bureaucratique dans nos sociétés, où la consommation gaspilleuse est devenue une obligation quotidienne, une institution forcée et souvent inconsciente comme l’impôt indirect, une participation à froid aux contraintes de l’ordre économique » [ibid., p. 83].
27 On est dans un cargo-cult du bonheur. Comme pour les sociétés aborigènes du Pacifique qui, blessées par l’intrusion occidentale, visent à attirer des avions-cargos pleins de marchandises en construisant des simulacres d’aéroports, le rituel est toujours voué à l’échec, mais il continue sans relâche. C’est là que se dévoile toute la perversité de cet anti-utilitarisme utilitaire. Pour ceux qui le peuvent, l’accumulation des signes dans l’espoir d’atteindre au « vrai » bonheur promis n’aboutit qu’à la déception toujours renouvelée. Pour ceux qui ne peuvent y accéder, c’est tout simplement la frustration toujours plus poignante qui nourrit l’aspiration surconsommative des basses classes.
28 L’abondance donnée en spectacle, en effet, est doublement fictive. Dans un premier sens, plus trivial, elle n’abolit réellement ni la pénurie ni la frustration. Le trickle down effect est une imposture :
« Tout ceci est spécieux : car si la croissance inaugure l’accession de tous à un revenu et à un volume de biens supérieurs dans l’absolu, ce qui est sociologiquement caractéristique c’est le processus de distorsion qui s’institue au sein même de la croissance, c’est le taux de distorsion qui subtilement structure et donne son vrai sens à la croissance » [ibid., p. 90].
30 Cette distorsion est longuement étudiée dans une partie du livre consacrée aux nouvelles ségrégations, en particulier celles de l’habitat. L’analyse de la différenciation sociale suivant les classes retrouve pleinement ses droits :
« Tous sont égaux devant les objets en tant que valeur d’usage, mais pas du tout devant les objets en tant que signes et différences, lesquels sont profondément hiérarchisés » [ibid., p. 137].
« La croissance est-elle égalitaire ou inégalitaire ? Nous dirons que c’est LA CROISSANCE ELLE-MÊME QUI EST FONCTION DE L’INÉGALITÉ. C’est la nécessité pour l’ordre social inégalitaire, pour la structure sociale de privilège, de se maintenir, qui produit et reproduit la croissance comme son élément stratégique » [ibid., p. 92].
33 La croissance, comme dirait Illich, est donc « contre-productive ». « Une des contradictions de la croissance, note Baudrillard, est qu’elle produit en même temps des biens et des besoins, mais qu’elle ne les produit pas au même rythme. » Il en résulte ce qu’il appelle « une paupérisation psychologique », un état d’insatisfaction généralisée, qui « définit la société de croissance comme le contraire d’une société d’abondance » [ibid., p. 106-107]. Il donne l’exemple du business de l’eau minérale qui, à l’instar de beaucoup de productions, « ne sont que des palliatifs des nuisances internes du système de croissance » :
« Le surcroît de productivité, une fois atteint un certain seuil, est presque tout entier épongé, dévoré par cette thérapie homéopathique de la croissance par la croissance » [ibid., p. 72].
35 Tout cela « peut mener à un seuil de rupture, à une contradiction explosive » [ibid., p. 106]. Il reprend et cite largement l’analyse de l’anthropologue Marshall Sahlins sur l’abondance des sociétés primitives pour conclure :
« C’est la logique sociale qui a fait connaître aux primitifs la “première” (et la seule) société d’abondance. C’est notre logique sociale qui nous condamne à une pénurie luxueuse et spectaculaire » [ibid., p. 110].
37 L’abondance est fictive en un deuxième sens, plus subtil du fait qu’on se trouve piégé dans un système de signes :
« La vitrine, l’annonce publicitaire, la firme productrice et la marque, […] imposent la vision cohérente, collective comme d’un tout presque indissociable, comme d’une chaîne, qui est alors non plus un enchaînement de simples objets, mais un enchaînement de signifiants, dans la mesure où ils se signifient l’un l’autre comme super-objet plus complexe et entraînant le consommateur dans une série de motivations plus complexe » [ibid., p. 21].
39 En outre, il y a un paradoxe structurel dans la croissance. Les progrès de l’abondance vont de pair avec ceux des « nuisances ». Celles-ci entraînent nécessairement des dépenses supplémentaires qui vont encore accroître le Produit intérieur brut, cet indice fétiche censé mesurer le bien-être, sinon le bonheur. Et de dénoncer sur un mode désormais classique les illusions comptables :
« Or, ces dépenses privées ou collectives destinées à faire face aux dysfonctions plutôt qu’à accroître les satisfactions positives, ces dépenses de compensation, sont additionnées, dans toutes les comptabilités, à l’élévation du niveau de vie. Sans parler des consommations de drogue, d’alcool, et toutes les dépenses ostentatoires ou compensatoires, sans parler des budgets militaires, etc. Tout cela, c’est la croissance, donc c’est l’abondance » [ibid., p. 73].
41 Le don, la fête mis en scène suffisent à « remettre en question les postulats rationalistes de toute la science économique sur l’utilité, les besoins, etc. » [ibid., p. 82] ; ils n’en sont pas moins instrumentalisés par un capitalisme qui est toujours aussi féroce, mais subrepticement. Somme toute, le gaspillage fait partie des faux frais fonctionnels de la croissance :
« Ce n’est donc pas payer trop cher que de sacrifier des milliards inutiles dans la lutte contre ce qui n’est que le fantôme visible de la pauvreté, si c’est sauver par là même le mythe de la croissance. »
43 La morale puritaine de rigueur utilitaire et de répression des instincts n’est pas abolie. Elle sévit toujours dans la sphère de la production et plus que jamais avec la mondialisation et les pratiques des firmes transnationales, mais elle n’est pas non plus complètement absente de la consommation :
« On peut affirmer que l’éthique puritaine, avec ce qu’elle implique de sublimation, de dépassement et de répression (en un mot de morale) hante la consommation et les besoins » [ibid., p. 83].
45 Que l’on pense aux régimes alimentaires répressifs qu’une foule de nos contemporains s’infligent pour obéir aux commandements de la mode ou de la médecine. L’agression contre le corps soi-disant émancipé et la mortification de la chair n’ont peut-être jamais été aussi fortes, c’est la « contrainte à la jouissance » par « usage intensif de signes, d’objets, par l’exploitation systématique de toutes les virtualités de jouissance » [ibid., p. 125] :
« Le corps devient, dans un retournement total, cet objet menaçant qu’il faut surveiller, réduire, mortifier à des fins “esthétiques”, les yeux fixés sur les modèles efflanqués, décharnés de Vogue, où l’on peut déchiffrer toute l’agressivité inverse d’une société d’abondance envers son propre triomphalisme du corps, toute la dénégation véhémente de ses propres principes » [ibid., p. 220].
47 L’émancipation affichée de la femme, du corps et de la sexualité reste soumise à l’hypothèque puritaine :
« Il semble même que la seule pulsion vraiment libérée soit la pulsion d’achat » [ibid., p. 208].
49 « Entre l’amour et le vide-ordures automatique », notent les situationnistes qui ont tant influencé Baudrillard, « la jeunesse de tous les pays a fait son choix et préfère le vide-ordures [8] » :
« En fait, il n’y a pas, et il n’y a jamais eu, de “société d’abondance” ni de “société de pénurie”, puisque toute société, quelle qu’elle soit et quel que soit le volume des biens produits ou de la richesse disponible, s’articule à la fois sur un excédent structurel et sur une pénurie structurelle [9]. »
51 Et là, il reprend l’analyse de Georges Bataille [1949] selon qui toute société dispose d’un excédent engendré par la dépense d’énergie déployée pour sa reproduction, la part maudite. Celle-ci doit être détruite sinon elle se retourne contre la société. Simplement, l’éthique répressive du premier capitalisme industriel s’est réfugiée dans la coulisse. Les codes de la mode, de la fête consumériste sont manipulés par un capitalisme féroce, toujours et plus que jamais maître du jeu :
« L’égoïsme forcené du consommateur, c’est aussi la subconscience grossière d’être, en dépit de tout le pathos sur l’abondance et le bien-être, le nouvel exploité des temps modernes » [ibid., p. 131].
53 Le système devient même totalitaire. C’est le règne de la « fatalité quotidienne ».
54 Toutefois, comme dans tout totalitarisme, le contrôle total de la gestion des pulsions échoue et le refoulé se manifeste dans le déchaînement monstrueux de la violence et du terrorisme :
« Toute la négativité du désir, elle, passe dans la somatisation incontrôlable ou dans l’acting-out de la violence » [ibid., p. 285].
56 Seulement, cette violence et ce terrorisme sont récupérés comme tout le reste pour nourrir le système qui a définitivement triomphé, à la fois comme spectacle et comme vécu quotidien. On trouve déjà en germe, dans les dernières pages du livre, le décryptage des attentats du 11 décembre 2001 et de la destruction du World Trade Center, dont l’auteur fit une analyse magistrale dans une tribune de Libération. Les seuls changements possibles proviendraient d’une probable implosion ou d’imprévisibles chocs externes.
Conclusion
57 Peut-on considérer Jean Baudrillard comme un adversaire irréductible de la société de consommation ? La réponse doit, me semble-t-il, être nuancée car sa position, même dans ce livre de la première période, n’est pas exempte d’ambiguïté. La critique est certes impitoyable et la déconstruction radicale, mais la condamnation qui affleure par moments et semble évidente en première lecture n’est pas vraiment prononcée de manière explicite. Relisant la Société de consommation à la lumière de ce que certains ont appelé le second Baudrillard, celui des années 1980, d’après L’Échange symbolique et la mort, il apparaît que, mis à part quelques accents de révolte rémanents, on en reste au stade de la critique, voire de la critique de la critique, dans une suspension incertaine du jugement. Ainsi, la critique de Galbraith est critiquée à son tour, et non sans raison, pour sa naïveté. Sa dénonciation, en effet, repose sur l’utopie des besoins naturels, comme s’il y avait une limite donnée au besoin. Or très justement, Baudrillard montre que, dans une société de croissance, ce sont les besoins de la croissance qui suscitent une « surrection illimitée de besoins » [ibid., p. 109]. La critique de la croissance, certes sans concession, n’est pas exempte d’accents marxistes, mais s’il met en évidence l’instrumentalisation de la pauvreté par l’idéologie de la croissance, c’est pour ajouter aussitôt que « cette pauvreté réelle est un mythe – dont s’exalte le mythe de la croissance » [ibid., p. 95]. Ce n’est pas faux, comme le montre Majid Rahnema [2003], mais c’est très ambigu, si on en reste là. Transparaît la peur de se faire avoir et le refus de se laisser prendre dans une construction qui ferait sens, alors qu’il ne pourrait s’agir que d’un nouveau décor. Tout est codé et tout est code. De ce fait, la fête consumériste n’est certes qu’un décor, mais elle est bien réelle en tant que décor, ni plus ni moins que son envers. Il ne sert à rien de résister à l’inéluctable comme, pour exemple, l’invasion de la publicité :
« Toutes les résistances à l’introduction de la publicité à la TV ou ailleurs ne sont que réactions moralisantes et archaïques. Le problème est au niveau de l’ensemble du système de signification » [Rahnema, 2003, p. 192].
59 Moyennant quoi Baudrillard n’a jamais anathémisé la pub ni encore moins songé à lutter contre, comme François Brune, dont les analyses sur ce point sont proches, en soutenant le mouvement Halte à l’agression publicitaire, ou Casseur de pub qui est à l’origine de la décroissance [Brune, 1981 ; 1993].
60 Et d’ailleurs, le consommateur est à la fois conscient et complice de la prétendue « persuasion clandestine » chère à Vance Packard, autre naïf :
« La jouissance de la TV ou d’une résidence secondaire est vécue comme liberté vraie, personne ne vit cela comme une aliénation, seul l’intellectuel peut le dire du fonds de son idéalisme moralisant mais ceci le désigne tout au plus, lui, comme moraliste aliéné » [Baudrillard, 1970, p. 117].
62 Le savant et le poète ne jugent pas et l’ex-militant marxiste et/ ou situationniste désabusé, blasé, nihiliste dans le fond, converti en explorateur du quotidien, n’est pas loin de s’écrier, comme le Faust de Goethe :
« Il n’y a d’espérance que pour l’être borné [10]. »
64 Certes, il y a une condamnation radicale, mais tellement radicale qu’elle n’est pratiquement plus opératoire :
« Le conditionnement véritable auquel nous sommes soumis par le dispositif érotique publicitaire, ce n’est pas la persuasion “abyssale”, la suggestion inconsciente, c’est au contraire la censure du sens profond, de la fonction symbolique, de l’expression fantasmatique dans une syntaxe articulée, bref de l’émanation vivante des signifiants sexuels » [Baudrillard, 1970, p. 230].
66 Alors, puisque cette « idéologie totale » ne donne pas prise à une action politique, pourquoi ne pas signer un pacte avec le diable et jouir de l’ici et maintenant sans en être dupe ? Sinon à penser que c’est dans une révolution intime poussée à son point ultime que réside la vraie subversion, celle que le second Baudrillard tentera inlassablement de détailler.
Notes
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[1]
« La vie des hommes n’est tout entière qu’une peine car tout entière elle n’est qu’une tentation. »
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[2]
Titre complet : Jean Baudrillard, La Société de consommation. Ses mythes ses structures [1970].
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[3]
Il m’en parlait comme d’un petit travail alimentaire fait à la suite d’une commande commerciale juteuse.
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[4]
« L’obsession première dont j’ai le souvenir, c’est celle de l’objet, mais entendu en un sens un peu magique. Derrière la critique des objets, du système des objets, de la société de consommation, il y avait la magie de l’objet, d’un objet rêvé celui-là », D’un fragment l’autre, Entretiens avec François L’Yvonnet [2001] ; ici Le Livre de poche, « biblio/essais », 2003, Paris, p. 12.
-
[5]
Ou « choses », selon le titre du livre de Georges Perec publié en 1965 et qui constitue aussi une critique de la société de consommation. Si marchandise est trop connoté économique, chose est trop philosophique. Objet convient mieux au sociologue.
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[6]
Jean Baudrillard [2001] ; ici Le Livre de poche, « biblio/essais », 2003, p. 86. De nouveau à la page 150 : « C’est ainsi que, sous l’hégémonie du Bien, tout va simultanément de mieux en mieux et de pire en pire. Car cette dissociation du Bien et du Mal mène, simultanément et par le même mouvement, au Bien intégral et au Mal intégral. »
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[7]
François Cavanna, « Nucléaire (énergie) », Charlie-H, n° 1120, 5 février 2014.
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[8]
IS n° 1, 1958, p. 17-18.
-
[9]
Ibid., p. 91.
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[10]
Sur ce flirt avec le maoïsme, il s’explique dans D’un fragment l’autre, Entretiens avec François L’Yvonnet, op. cit., voir le chap. II : Fragments « militant ».