1 Je crois, comme beaucoup d’autres, que notre civilisation nord-Atlantique a connu une révolution culturelle ces dernières décennies. Les années 1960 constituent peut-être le moment charnière, symboliquement du moins. D’un côté, il s’agit d’une révolution individualisante, ce qui peut paraître étrange étant donné que notre modernité était déjà fondée sur un certain individualisme. Mais on a changé d’axe sans cependant abandonner les autres. En même temps que les individualismes moral/spirituel et pragmatique, nous avons aujourd’hui un individualisme « expressif » très répandu. Cela, bien sûr, n’est pas entièrement nouveau. L’expressivité est une invention de l’époque romantique de la fin du XVIIIe siècle. Les élites intellectuelles et artistiques ont cherché une façon authentique de vivre et de s’exprimer durant tout le XIXe siècle. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que ce type d’orientation personnelle semble être devenu un phénomène de masse.
2 Sa manifestation extérieure la plus évidente a peut-être été la révolution de la consommation. Avec l’abondance de l’après-guerre et la diffusion de ce que beaucoup considéraient auparavant comme des produits de luxe, advint une nouvelle centration sur l’espace privé et les moyens de l’occuper, ce qui commença à distendre les relations jusque-là très serrées des communautés ouvrières ou paysannes, et même des familles élargies [2]. Les modes d’entraide diminuèrent, en partie peut-être à cause du recul de la misère. Les gens se mirent à s’occuper davantage de leur propre vie et de celles de leurs proches. Ils déménagèrent vers de nouvelles villes ou des banlieues, se replièrent sur eux-mêmes, voulurent se construire une vie à partir d’une gamme toujours plus étendue de nouveaux produits de consommation et de services qui s’offraient à eux, des machines à laver aux voyages organisés, et du style de vie individuel plus libre que tout cela facilitait. La « poursuite du bonheur » prit un sens nouveau, plus immédiat, avec un éventail grandissant de moyens facilement accessibles. Et dans ce nouvel espace personnalisé, le consommateur se sentait encouragé à exprimer de plus en plus ses goûts, meublant son espace selon ses affinités et ses besoins personnels, comme seuls les riches avaient pu le faire aux époques précédentes.
3 Un aspect important de cette nouvelle culture de consommation fut la création d’un marché spécifique pour les jeunes avec un déluge de nouveaux produits, des vêtements aux disques, visant une tranche d’âge qui s’étend des adolescents aux jeunes adultes. La publicité déployée pour vendre ces produits, en symbiose avec la culture des jeunes, aida à créer une nouvelle façon de concevoir la jeunesse comme étant une étape de la vie entre l’enfance et un âge adulte que les responsabilités accaparent.
4 Ce n’était pas sans précédents, bien sûr. De nombreuses sociétés avaient à d’autres époques reconnu la jeunesse comme une phase distincte dans le cycle de la vie, avec ses propres modes d’association et rituels particuliers ; et les jeunes de la haute bourgeoisie avaient déjà goûté les joies de la vie étudiante et de la « confrérie ». En fait, avec l’expansion de la vie urbaine et la consolidation des cultures nationales, les jeunes de la haute et moyenne bourgeoisie commencèrent à prendre conscience d’eux-mêmes comme réalité sociale vers la fin du xixe siècle. La jeunesse devint même un point de référence politique ou une base de mobilisation, comme on a pu le voir avec la Jegendberwegung allemande et, plus tard, avec l’invocation fasciste à la giovinezza dans son célèbre chant de marche. Mais l’importance accordée à la jeunesse comme phase distincte rompait avec la culture de la classe ouvrière du xixe et du début du xxe siècle quand les nécessités de la vie paraissaient exclure une telle période d’oisiveté après l’enfance et avant que l’obligation de gagner sérieusement sa vie commençât.
5 La culture actuelle des jeunes est définie à la fois par la façon dont la publicité est conçue pour eux et, dans une large mesure, par son caractère expressiviste. Le style vestimentaire qu’on adopte, le genre de musique qu’on écoute expriment la personnalité, les goûts de celui ou de celle qui fait le choix dans un vaste ensemble de comportements déterminés par la mode où le choix personnel peut s’aligner sur des milliers et même des millions d’autres.
6 Si nous nous éloignons de ces phénomènes extérieurs concernant le consumérisme d’après-guerre pour aller vers la connaissance de soi qui les accompagnait, nous pouvons voir une constante progression de ce que j’ai nommé la culture de l’« authenticité [3] ». J’entends par là une conception de la vie qui a émergé avec l’expressivisme romantique de la fin du XVIIIe siècle, et qui pose que chacun d’entre nous a sa façon personnelle de réaliser sa propre humanité, et qu’il est important de découvrir et de vivre la sienne propre au lieu de se conformer au modèle imposé de l’extérieur par la société, ou par la génération précédente, ou par l’autorité politique ou religieuse.
7 Ç’a été le point de vue de nombreux intellectuels et artistes au cours du XIXe et au début du XXe siècle. On peut retracer l’affirmation et même la radicalisation de cet esprit parmi certaines élites culturelles tout au long de cette période : un sens de plus en plus fort du droit et même du devoir de résister aux codes et standards bourgeois ou coutumes établies, de se déclarer ouvertement en faveur de l’art et du mode de vie qu’on se sentait inspiré de créer et de vivre. La définition de ses propres valeurs par le groupe de Bloomsbury fut une étape importante de cette direction au début du XXe siècle en Angleterre, et le sens de ce changement d’époque est reflété dans les mots célèbres de Virginia Woolf : « En ou aux environs de décembre 1910, la nature humaine a changé [4]. » Presque parallèlement, dans les années 1920, André Gide révèle publiquement son homosexualité, un geste par lequel le désir, la moralité et le sentiment d’intégrité s’exprimaient tout ensemble. Ce n’est pas seulement que Gide ne ressentait plus le besoin de se cacher, c’est qu’après un long combat, il voyait cette façade comme un mal qu’il s’infligeait à lui-même et aux autres qui peinaient sous de semblables déguisements [5].
8 Mais ce ne fut que dans la période qui suivit la Deuxième Guerre mondiale que cette éthique de l’authenticité commença à façonner l’horizon social en général. Des expressions comme « fais ce que veux » devinrent la norme ; une réclame de bière du début des années 1970 nous enjoignait d’« être nous-même dans le monde d’aujourd’hui ». Un expressivisme simplifié s’infiltra partout. Des thérapies proliférèrent qui promettaient de vous aider à vous trouver, à vous accomplir, à libérer votre vrai moi, et ainsi de suite.
9 La nouvelle conscience de soi expressiviste révèle un nouveau genre d’imaginaire social. J’ai parlé ailleurs des formes typiquement modernes, « horizontales », de l’imaginaire social, dans lesquelles les gens ont conscience d’exister et d’agir en synchronie et en interaction avec de nombreux autres [6]. Sous ce rapport, les trois structures largement reconnues sont l’économie, la vie publique et la communauté politique. Mais l’espace de la mode évoqué plus haut est un exemple d’une quatrième structure de simultanéité. Il diffère de la vie publique et de la communauté politique, car ces derniers sont les lieux de l’action commune. À certains égards, la mode ressemble à l’économie, où une foule d’actions individuelles s’enchaînent. Mais elle en diffère aussi bien, car nos actions se relient dans l’espace de la mode d’une façon particulière. Je porte un chapeau qui me plaît et qui convient à mon humeur, mais du même coup j’exhibe mon style et, par là, je réponds à votre propre exhibition, au moment même où vous répondez à la mienne. L’espace de la mode en est un dans lequel nous entretenons ensemble un langage de signes et de significations qui change constamment mais qui, à tout instant, constitue l’arrière-fond nécessaire pour donner à nos gestes le sens qu’ils ont. Si mon chapeau peut exprimer mon assurance d’une façon suffisante bien que discrète, c’est à cause de la façon dont le langage commun du style a évolué entre nous jusque-là. Mon attitude peut le changer, et alors votre changement de style correspondant prendra son sens du nouveau contour que le langage adoptera.
10 La structure générale qui en résulte n’est pas celle d’une action commune mais plutôt d’une exposition mutuelle. Il est important pour chacun de nous, quand nous agissons, que les autres soient là, témoins de ce que nous faisons et donc codéterminants du sens de notre action.
11 Des espaces de ce type deviennent de plus en plus importants dans la société urbaine moderne, où un grand nombre de personnes se côtoient, inconnues les unes des autres, n’ayant rien à faire entre elles et pourtant concernées les unes par les autres, constituant le contexte indéniable de la vie de chacune d’elles. Contre la ruée quotidienne vers le travail, dans le métro, là où les autres peuvent ne plus avoir d’autre statut que celui d’obstacle sur mon chemin, la ville a mis en scène d’autres façons d’être ensemble, comme lorsque nous faisons nos promenades dans le parc le dimanche ; ou quand nous nous mêlons à la foule de la rue pendant un festival d’été, ou au stade avant un match éliminatoire. Là, chaque individu ou chaque petit groupe agit pour soi, conscient que sa façon d’agir dit quelque chose aux autres – qui, à leur tour, réagiront – et aidera à établir un état d’esprit ou un ton qui colorera les actions de chacun.
12 Voilà donc une multitude de monades urbaines qui vont et viennent, à la frontière du repli sur soi et de la communication. Mes éclats de voix, mimiques et mouvements expressifs ne s’adressent directement qu’à mes proches compagnons ; ce sont les membres de ma famille avec qui j’échange au cours de la promenade du dimanche ; mais nous sommes tout le temps conscients de cet espace commun que nous construisons et dans lequel les messages qui le traversent prennent leur sens. Cette zone étrange entre le retrait et la communication a impressionné vivement nombre des premiers témoins de ce phénomène quand il est apparu au XIXe siècle. Pensons à certains tableaux de Manet ou à la fascination de Baudelaire pour les scènes urbaines, dans son rôle de flâneur ou de dandy, combinant observation et exhibition.
13 Évidemment, au xixe siècle, ces espaces urbains propices à l’interaction étaient localisés topiques, c’est-à-dire que tous les participants étaient au même endroit, chacun dans la mire des autres. Mais les communications du xxe siècle ont donné naissance à des variantes métatopiques. Lorsque, par exemple, nous regardons les jeux Olympiques ou les funérailles de Lady Di à la télévision, nous sommes conscients que des millions d’autres personnes ont la même activité que nous. La signification de notre participation à cet événement est renforcée par toute cette vaste audience dispersée avec laquelle nous la partageons.
14 Précisément parce que ces comportements flottent entre l’isolement et la fraternisation, ils peuvent quelques fois basculer dans l’action commune ; en fait, le moment où nous nous levons tous comme un seul homme pour applaudir au but décisif de la troisième période d’un match, nous sommes indubitablement devenus un acteur collectif ; et nous pouvons même essayer de prolonger ce moment lorsque nous quittons le stade, en marchant et en chantant, et même en provoquant du désordre ensemble. La foule qui ovationne un chanteur ou un groupe à un festival rock fusionne de la même manière. L’enthousiasme est à son comble dans ces moments de fusion, rappelant le Carnaval ou d’autres grands rituels collectifs de jadis. C’est ainsi que d’aucuns ont perçu ces moments comme étant de nouvelles formes de religion [7]. Durkheim attribua une place importante à ces temps d’effervescence collective en tant que moments fondateurs de la société et du sacré [8]. De toute façon, ces moments semblent répondre à quelque important besoin ressenti par la « foule solitaire » d’aujourd’hui.
15 Ainsi, la nouvelle poursuite du bonheur, plus individualisée, desserrant quelques liens et modes de vie du passé, l’expansion de l’individualisme expressif et de la culture d’authenticité, l’importance accrue de ces espaces d’exposition mutuelle, tout cela semble indiquer une nouvelle façon d’être ensemble en société. Cet individualisme expressif, qui a pris de l’expansion depuis la guerre, est d’évidence plus fort dans certains milieux que dans d’autres, plus fort chez les jeunes que chez les vieux, plus fort chez ceux qui ont été éduqués dans les années 1960 et 1970 ; mais il semble généralement être en progression constante.
Notes
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[1]
Charles Taylor, 2003, La Diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui, Bellarmin, Montréal, p. 76-85.
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[2]
Au sujet de cette tendance au sein des communautés ouvrières, voir Richard Hoggart, The Uses of Literacy, Chatto & Windus, Londres, 1957. Sur cette tendance parmi les communautés paysannes, voir Yves Lambert, Dieu change en Bretagne, Le Cerf, Paris, 1985.
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[3]
Voir Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Bellarmin, « L’essentiel », Montréal, 1992.
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[4]
Cité in Samuel Hynes, The Edwardian Turn of Mind, Princeton University Press, Princeton, 1968, p. 325.
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[5]
Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Seuil, Paris, 1997, ch. XVII.
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[6]
Voir Charles Taylor, « Modern Social Imaginaries », Public Culture, n° 36, hiver 2002.
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[7]
Voir Danièle Hervieu-Léger, La Religion pour mémoire, Le Cerf, 1993, Paris, ch. III, particulièrement p. 82 sqq.
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[8]
Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 5e éd., PUF, Paris, 1968.