CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« L’esprit du consumérisme moderne est tout sauf matérialiste. »
Colin CAMPBELL, The Romantic Ethic and the Spirit of Consumerism, 1987 [1].

1 Paru en 1987, l’ouvrage du sociologue des religions Colin Campbell intitulé The Romantic Ethic and the Spirit of Modern Consumerism est devenu un classique dans le monde anglo-saxon mais demeure à peu près inconnu du public francophone. Sous un titre qui fait directement référence à L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber [1964], Campbell y défend une thèse qui remet en question bien des idées reçues en sciences sociales sur le thème de la consommation. Dans ce numéro de la Revue du MAUSS consacré à la consommation, cet ethos culturellement et socialement dominant – et globalisant – aujourd’hui, il paraît essentiel de présenter les principaux arguments de cet ouvrage, tout en y ajoutant quelques réflexions et références à d’autres travaux afin d’alimenter le débat francophone, désespérément atone, sur la consommation et le consumérisme.

L’énigme délaissée de la consommation

2 Comme l’a noté le sociologue de l’économie anglais Don Slater [1997], les sciences sociales se sont fortement intéressées à la production, ses logiques, ses dynamiques, ses mécanismes et sa nature, au détriment de la consommation. Une des raisons étant que la production apparaît au premier plan dès lors que l'on considère la modernité et les processus de modernisation sous l'angle de la rationalisation. En effet, le discours massivement dominant en sciences sociales considère, voire prend pour acquis, que le destin des sociétés modernes était et est toujours de poursuivre sur le chemin de la rationalisation, de la sécularisation et du matérialisme, ces trois phénomènes allant de pair et engageant tous les autres. Le travail de réflexion de Colin Campbell, au contraire, a commencé par le constat selon lequel cette autocompréhension moderne était contredite par l'apparition, au sein des classes moyennes éduquées, de nouvelles religiosités (donc de l'irrationnel) aux caractéristiques infusées de romantisme, au moment même où l'on assistait, à partir des années 1960, à la massification du consumérisme comme ethos et mode de vie désirable [2].

3 Or tout omniprésente que soit devenue la consommation depuis cette époque, le silence des sciences sociales à son sujet est frappant, malgré un certain intérêt pour cette question depuis la fin des années 1980, côté anglo-saxon surtout, et notamment depuis quelques années dans les Cultural Studies. Tandis que la production et les questions de division du travail social ont occupé les grands noms de la sociologie et les travaux qui en ont prolongé l’analyse, les sciences sociales ont pour l’essentiel laissé aux économistes le soin de définir la consommation à l’aide de la figure de l’Homo œconomicus et des courbes de l’offre et de la demande.

4 Campbell, pour sa part, distingue en gros trois thèses sur la consommation. Dans la première, issue de la théorie économique néoclassique, il est entendu que les désirs apparaissent chez les individus de manière indépendante, spontanée et inhérente, motivés par une sorte de telos biologique selon lequel les humains désireraient naturellement consommer toujours plus de biens, si tant est que de nouveaux biens soient rendus disponibles. Ainsi, la consommation serait un phénomène entièrement déterminé par les capacités de production, et l’essor du consumérisme moderne s’expliquerait par l’accroissement de ces mêmes capacités de production via la rationalisation des moyens de production et les progrès technologiques, après une impulsion de départ assurée par une éthique religieuse favorable, comme l’a montré Max Weber avec le puritanisme. Une seconde thèse, nourrie par les théories de Karl Marx et remise au goût du jour par la Théorie critique et des penseurs comme Jean Baudrillard, considère plutôt la consommation sous l’angle de l’aliénation, de la désubjectivation et de l’érosion du sens, le tout produit par une manipulation de la part des intérêts économiques. Dans cette seconde thèse, le sujet moderne se voit à nouveau dépossédé de son désir, non plus par une détermination biologique à tendance inflationniste mais par l’aliénation opérée par le « capitalisme », érigé en système autonome et machine à broyer le sens. Une troisième thèse, relayée en gros par Veblen, Sombart et Simmel, suggère de faire de l’émulation des classes inférieures par les classes supérieures le moteur de la consommation et le mécanisme psychosociologique responsable de l’essor de cette pratique comme valeur sociale au sein de la modernité [3].

5 Or, à y regarder de plus près, ces différentes hypothèses apparaissent problématiques. Sans reprendre toutes les critiques qu’il y aurait à adresser à la théorie économique, on peut se contenter de noter que celle-ci laisse autant dans l’ombre les motivations des acteurs que les questions de déterminations sociales et culturelles. Cette thèse, qui se veut anhistorique, n’offre par conséquent aucune clé pour comprendre les spécificités des sociétés de consommation actuelles et renvoie aux seuls gains de productivité pour expliquer leur essor. Pourtant, Campbell montre notamment comment, en Occident comme ailleurs, les surplus n’étaient ni investis en vue d’améliorer le rendement, ni dépensés pour acquérir des biens de consommation. La poursuite de la satisfaction sans frein des désirs, n’étant pas une donnée anthropologique universelle qui engloutirait naturellement tout accroissement de production, demande donc à être expliquée dans sa contingence culturelle et historique (p. 43-45 [4]), comme l’a fait Weber pour la production. La deuxième thèse « manipulatoire », malgré ses prétentions à répondre à cette question, fait tout autant l’impasse sur les raisons pour lesquelles la consommation est devenue socialement et culturellement désirable en niant toute part active des consommateurs dans la pratique de la consommation. Une question qui reste en suspens est celle de la manière dont les messages publicitaires parviennent à engendrer du désir (p. 45-49), alors que la théorie empêche a priori de considérer la consommation sous l’angle de la production symbolique puisque le capitalisme serait, selon elle, par nature vecteur de désenchantement du monde et de désymbolisation. Toute production de sens revendiquée par les acteurs, inconscients de leur automatisme, serait du coup une illusion et un leurre.

6 La thèse de l’émulation quant à elle postule que la bourgeoisie a été amenée à reproduire les pratiques aristocratiques en raison du fait que « la possession confère de l’honneur » (p. 50). Cette thèse est souvent invoquée pour répondre aux insuffisances des théories économiques, sans remettre ces dernières en question. Ajoutons que nos sociétés ne valorisent plus l’honneur et le devoir depuis longtemps déjà, comme l’a bien décrit Gilles Lipovetsky [1992]. Pour Campbell, la théorie de l'émulation s'avère par trop simpliste et repose sur des présomptions qui échoueraient à rendre compte des significations symboliques en jeu dans la consommation et des jeux d'associations qui relient les biens et services consommés à des appartenances et à des groupes sociaux. L'importance des goûts et des styles renverrait à des dynamiques plus complexes d'identification et de contre-identification ; ou, pour reprendre un langage MAUSSien, de conformité (obligation) et de déviation aux normes par l'affirmation (liberté). Campbell relève également la manière dont cette théorie entre en contradiction avec la théorie classique, avancée tant par Marx que Weber, selon laquelle la modernité aurait été impulsée par le renversement de l'aristocratie via la formation de pratiques et d'une éthique spécifiquement bourgeoises. Autrement dit, la bourgeoisie n’aurait défié l'éthique aristocratique en ce qui concerne la production que pour mieux en adopter et en singer les mœurs en matière de consommation (p. 34). S'appuyant sur des sources historiques, Campbell démontre au contraire comment la consommation bourgeoise s’est différenciée de la consommation aristocratique, tout particulièrement à partir du xviiie siècle. La véritable question devient alors de savoir comment une éthique spécifiquement bourgeoise a pu se former et réussir à impulser à la fois la rationalisation de la production et la légitimation de la satisfaction de désirs sans cesse renouvelés via la consommation.

La modernité comme double culte de la Raison et du Sentiment

7 La réponse qu’apporte Colin Campbell à cette question doit se comprendre comme un complément indissociable de la réponse apportée par Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme quant au développement du capitalisme vu sous l’angle du développement des capacités de production. Formulée à l’encontre de l’interprétation matérialiste propre aux théories de Marx, l’analyse de Weber, note Campbell, s’intéresse surtout à la formation du puritanisme et de son éthique rationaliste entre les années 1620- 1720. Weber s’arrêterait donc bien avant la révolution industrielle et à l’aube du grand siècle de la modernité, le xviiie siècle. À l’époque dont parle Weber, le capitalisme de production comme la consommation dans sa mouture spécifiquement moderne n’ont d’existence qu’en germe. Au regard de la consommation, les débats des historiens font remonter l’avènement de ce que l’on peut désigner sous le terme de société moderne de consommation à la fin des années 1700 ou autour de 1800 (p. 6) [voir aussi Slater, 1997]. Que ce soit dans l'Angleterre ou la France urbaine de cette époque, les comptes rendus historiques soulignent l'importance croissante accordée par la bourgeoisie à la mode et au style, parallèlement à une progressive valorisation de l'hédonisme. La mode – et, à travers elle, le culte du nouveau, essentiel à la relance constante des désirs – est un phénomène capital dans l'émergence du consumérisme. La mode et son corollaire, une consommation sans cesse réactivée, ne sont pourtant pas une constante anthropologique, loin de là, les sociétés dites « traditionnelles » valorisant au contraire la transmission de la tradition plutôt que le culte de la nouveauté. L'émergence de la mode comme phénomène social d'importance ne peut donc pas s'expliquer par la seule disponibilité de biens de consommation, pas plus que par le seul développement de stratégies agressives de publicité et de manipulation (p. 21-24).

8 Dans une longue analyse des courants du protestantisme (p. 99-137), Campbell démontre comment, parallèlement à l'éthique protestante dégagée par Weber, une autre éthique s'est développée valorisant cette fois l'émotion [5]. Tandis que « l’éthique protestante » dégagée par Weber valorisait la rationalité, l’instrumentalité, l’industrie, l’efficacité, l’empirisme, la réussite et se montrait plus suspicieuse du plaisir que du confort (jetant ainsi les bases de l’utilitarisme), un second courant s’est développé de manière à réinterpréter la doctrine calviniste des signes de l’élection, et dans un sens plus optimiste et émotionnel ; une mouvance qui culminera dans le sentimentalisme. L’émergence du sentimentalisme, à savoir la doctrine ou la pratique consistant à cultiver et exprimer l’émotion pour elle-même, a contribué à élever celle-ci au rang de valeur morale, liant la beauté et le bien [6]. Ce sentimentalisme a par ailleurs été largement relayé par la production culturelle destinée à la bourgeoisie, notamment la littérature, qui a contribué à justifier l’amour entre deux êtres comme raison suffisante pour le mariage au xviiie siècle par exemple. Dans les deux cas, insiste Campbell, le milieu de développement de ces courants et leurs relais culturels (cultural carriers) furent les classes moyennes, celles-là mêmes qui seront les acteurs à la fois de la révolution industrielle et de l’apparition d’un style de vie essentiellement bourgeois (p. 137).

9 Ces deux pôles éthiques, rationaliste d’un côté et sentimentaliste de l’autre, se sont ainsi développés ensemble, dans les mêmes milieux sociaux, dans les mêmes familles (on peut penser à celles de Kant et, plus tard, à celle de Weber parmi les plus connues), voire chez les mêmes personnes (comme John Stuart Mill). Ces conclusions nous portent à réviser nos conceptions de la modernité pour en faire apparaître l’incomplétude et le réductionnisme. En effet, le grand siècle moderne, le xviiie siècle, ne fut pas seulement le siècle de la Raison mais également celui du Sentiment. De manière paradigmatique, si la raison et l’ordre devaient régner dans les domaines de la politique, de la moralité, de l’économie et dans l’espace public, la sensibilité dominait l’espace privé et la sphère du soi (et de l’entre-soi), comme l’exprime le célèbre roman de Jane Austen, Sense and Sensibility (p. 142-148). La sensibilité est ainsi une qualité bien moderne, et non la résilience d’une éthique des Anciens. Résultat de cette nouvelle culture de la sensibilité, l’expérience de l’émotion, que ce soit la joie ou, plus encore, la mélancolie, devient source de plaisir. L’éthique du sentiment (feeling) qui se développe est une éthique hédoniste que l’on retrouvera plus tard exprimée par le romantisme.

10 Allant au-delà de l’argumentaire de Campbell, on ne peut qu’être frappé par le développement parallèle des discours modernes sur l’émotion et la raison. Les philosophes des Lumières écossaises n’ont fait rien d’autre que de s’intéresser à la fois à la raison et aux passions, que l’on pense à Shaftesbury, Hutcheson, Hume ou encore à Adam Smith. Rien n’exprime mieux ce double intérêt pour la raison et les passions que les deux œuvres maîtresses de Smith, la Richesse des nations et la Théorie des sentiments moraux. Si l’hétérogénéité de ces œuvres continue d’interroger, leur unité est à trouver dans la coextensivité et la complémentarité de ces deux éthiques foncièrement modernes, rationalistes d’une part et sentimentaliste de l’autre, telles qu’elles s’expriment respectivement dans les arènes du public (l’économie et la politique) et du privé (l’entre-soi et l’action morale individuelle). Il est symptomatique par ailleurs que l’histoire ait surtout retenu la Richesse des nations, fondatrice de l’économie politique moderne, en oubliant la Théorie des sentiments moraux, ce qui illustre bien la manière dont la pensée moderne a surtout tenu à se penser comme processus de rationalisation en occultant cette part de l’émotion [7]. Cette critique de l’autoidentification de la modernité à la seule rationalité a également été développée par Charles Taylor dans son ouvrage Sources of the Self [1989], dans lequel il retrace l'émergence d'une éthique romantique au cœur même de la modernité. Le romantisme, explique Taylor, n'a pas été une réaction à la modernité rationalisante mais bien son pendant nécessaire et constitutif [voir aussi Laforest et de Lara, 1997].

11 Raison et sentiment sont constitutifs de la modernité, et il est en conséquence erroné de comprendre la valorisation de l'émotion comme une réaction aux excès de la valorisation de la raison. Cette dualité dépasse par ailleurs le cadre anglo-saxon et protestant qui est celui de Campbell. Un examen des courants au sein du catholicisme, dans les mouvances de la contre-réforme par exemple, conduirait à des conclusions similaires. Aussi ce couple raison/ émotion est-il au cœur même des Lumières françaises. L'exemple de Diderot, cité par Campbell, est sans équivoque. Le fondateur de l'Encyclopédie et héraut de la Raison était d’une éloquence surprenante lorsqu’il s’agissait d’exposer sa sensibilité, comme dans cette citation reprise de Louis Bredvold [1962], dans The Natural History of Sensibility, et que je m’aventure à retraduire en français tant elle résume l’essentiel de ce dont il est question ici. Diderot y commente le sentiment vécu devant l’homme manifestement bon ou en tant que témoin d’une bonne action :

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« Un tel spectacle me remplit de douceur et de bonté, allume en moi une chaleur et un enthousiasme par lequel la vie elle-même, si je devais la perdre, ne signifierait plus rien pour moi ; alors c’est comme si mon cœur était distendu par-delà mon corps, comme si je nageais ; une sensation délicieuse et soudaine […] parcourt mon corps tout entier ; je parviens à peine à respirer […] ; après cela les signes de l'admiration et du plaisir apparaissent sur mon visage mêlés à ceux de la joie, et mes yeux s'emplissent de larmes » [Bredvold, 1962, p. 5, cité in Campbell, 2005, p. 140 [8]].

13 Loin de se cantonner au monde anglo-saxon et à la sphère protestante, le développement d’une éthique sentimentaliste a aussi caractérisé les aires catholiques, en France et au-delà, de la même manière que l’éthique rationaliste a pu, quoiqu’avec des inflexions particulières et des modulations importantes, se développer en dehors du cadre puritain défini comme idéal-typique par Weber.

L’éthique romantique comme esprit du consumérisme

14 Ce culte de l’émotion, ce développement du sentimentalisme, s’est donc opéré conjointement au culte de la raison au sein d’une bourgeoisie en pleine ascension, avec une insistance plus ou moins forte sur l’un ou l’autre pôle, selon les courants. La foi et la spiritualité exigeaient l’expression des émotions, et la mélancolie était le signe extérieur d’une orientation intérieure vers le divin (les Cantiques et l’Oratorio de Bach en sont une illustration exemplaire). Foi et émotion devinrent liées à mesure que la religion s’épurait de ses composantes magiques et que la croyance au diable et aux enfers s’étiolait au profit d’une divinité de plus en plus cosmique dès la fin du xviie siècle [ibid., p. 75]. Ce sentimentalisme culmine, à la fin du xviiie et au xixe siècle, dans le romantisme, au moment même où l’utilitarisme se développe à partir de l’éthique rationaliste issue du protestantisme.

15 Le romantisme constitue un courant ou une mouvance culturelle plus qu’un système unifié d’idées, d’autant plus que le romantisme consiste précisément à s’opposer aux systèmes rigides pour valoriser l’impulsion vers le chaos, la rébellion, le désordre, la créativité et l’imagination, perçus comme autant d’expressions d’un Soi libéré des contraintes qui lui sont exogènes. Le romantisme est le produit de l’invention moderne de l’intériorité et de la valorisation de l’émotion comme expression de cette intériorité. Porteur d’une critique de la rationalité, de l’homogénéité et de l’influence répressive de la société désormais perçue comme une force extérieure, le romantisme ne se résume toutefois pas, comme on l’a vu, à une réaction a posteriori au rationalisme moderne. Face au confort et à l’égoïsme calculateur, le romantisme valorise le plaisir, la jouissance, l’évasion, la fantaisie, la mélancolie, l’insatisfaction envers le monde, l’irrationnel, l’étrange, le curieux, la rêverie, et il manifeste un intérêt marqué pour le mysticisme et l’exotisme. Le divin se dépersonnalise pour devenir, à la suite du déisme, une force surnaturelle présente à même le monde naturel ainsi que dans chaque personne, sous la forme d’un Soi unique doté de son propre « génie ». Charles Taylor [1991], à nouveau, a bien caractérisé cette éthique typiquement romantique qu'il qualifie « d'éthique de l'authenticité et de l'expressivité [9] ».

16 L’essor du sentimentalisme s’est accompagné d’une valorisation du nouveau et du développement de toute une industrie vouée à satisfaire la demande pour de nouvelles expériences et de nouveaux produits culturels. L’hédonisme atteint son apogée avec le romantisme, qui fait par ailleurs de la figure de l’artiste le modèle du sujet moderne accompli. L’artiste est celui qui incarne le mieux cette éthique de l’authenticité et de l’expressivité parce qu’il crée, et l’objet de la création devient la vie elle-même. Parallèlement à ces développements, l’importance de l’image de soi exprimée par des objets de consommation, vêtements et autres accessoires, a crû au sein de la bourgeoisie, pour culminer dans la vanité des dandys. Campbell cite l’exemple des adeptes de la vie de bohème qui fleurit tant à Londres qu’à Paris et qui exprimait l’essence du romantisme :

17

« L’idéal d’expression de soi […] avec l'objectif de réalisation de l'individualité à travers la créativité, en plus de l'abolition de ces lois, ces conventions et ces règles qui empêchent cela d'advenir ; la poursuite du plaisir et l'importance de développer à plein sa capacité de jouissance » [Bredvold, 1962, p. 5, cité in Campbell, 2005, p. 197, je traduis].

18 Cette éthique se développe en esthétisme et répudie l’utilitarisme et la rationalité mais non le matérialisme et le luxe, mis au service de la jouissance hédoniste et de l’expression de soi. Ce sont ces valeurs qui finissent de renverser la morale chrétienne de retenue des désirs et de sobriété tout en s’opposant au calcul rationaliste et utilitariste, en procurant au passage une justification morale à la consommation comme satisfaction des désirs et outil de l’expression de soi via la mode et le style.

19 Pour expliquer ce lien entre éthique romantique et l’ethos propre à favoriser le développement de la consommation en consumérisme, Campbell reste fidèle à la méthode wébérienne et à sa volonté de fournir un complément à sa célèbre thèse. Si l’éthique puritaine a pu servir de point de passage vers un ethos spécifiquement capitaliste indispensable au développement de la production via le réinvestissement systématique des profits, l’éthique romantique a servi de support pour le développement similaire d’un ethos propre au consumérisme orienté par l’hédonisme et servant de support pour l’expression des sentiments et du soi. Campbell reprend ainsi à son compte l’idée d’une affinité élective entre l’éthique romantique et l’esprit du capitalisme dans sa composante consumériste. Les liens entre l’un et l’autre ne sont donc pas à chercher dans une causalité historique, mais plutôt dans la manière dont l’ethos romantique a favorisé le développement de la consommation en levant les barrières morales qui empêchaient la consommation d’être justifiée et désirable. En valorisant le nouveau, la création, l’expression de l’affect et en s’opposant aux conventions et aux règles sociales et morales issues du passé, l’éthique romantique a contribué à légitimer le consumérisme, c’est-à-dire la consommation érigée en ethos social dominant. Le phénomène de la mode et son incessant besoin de nouveauté ont été servis par la valorisation de la créativité et de la rébellion à même d’alimenter la production de cette nouveauté. L’éthique romantique a également permis à la consommation d’être mise au service de l’expressivité et de la réalisation du soi. Or ce rapport entre la consommation et le romantisme demeure non intentionnel. De la même manière que, dans la thèse wébérienne, la montée du capitalisme et la révolution industrielle apparaissent comme des conséquences inattendues de l’éthique protestante, l’essor du consumérisme est une conséquence inattendue de l’idéalisme romantique et de sa pénétration dans l’ethos bourgeois [ibid., p. 210].

Les limites de la rêverie

20 Un aspect de la thèse de Campbell a été laissé sous silence jusqu’à maintenant pour mieux mettre l’accent sur la manière dont l’éthique romantique fait la promotion de la création et de la nouveauté par le biais d’un individualisme expressif qui a pu entrer en syntonie avec les dynamiques de la consommation. Campbell consacre en effet tout un chapitre (p. 77-95) à la constitution de ce qu’il appelle « l’hédonisme imaginatif autonome moderne », qu’il illustre par le biais d’œuvres littéraires. En rapport avec l’émergence du sentimentalisme, le roman moderne illustrerait une nouvelle capacité à retirer du plaisir d’expériences imaginaires. Cette nouvelle valorisation de la rêverie (day-dreaming) aurait un impact profond sur la culture moderne et s’inscrirait au cœur du processus de développement du consumérisme. Selon Campbell, le processus par lequel la rêverie produirait du plaisir interviendrait entre la formulation des désirs et la consommation en connotant positivement l’expérience d’insatisfaction (p. 85). Le consumérisme se serait ainsi emparé de l’expérience du désir (longing) dont l’insatisfaction constitutive serait productrice de jouissance, ressort de la relance de ces mêmes désirs et de la pulsion à consommer :

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« L’introduction de la rêverie au sein de l’hédonisme ne conduit pas seulement à renforcer le désir, elle contribue à rendre le fait même de désirer une activité agréable. Alors que la gratification différée signifiait l’expérience de la frustration pour l’homme traditionnel, elle devient pour l’homme moderne un hiatus heureux entre désir et consommation, pouvant être remplie par les joies de la rêverie. Ceci révèle un trait unique de l’hédonisme illusoire moderne (modern self-illusory hedonism) : le fait que le mode de désirer constitue un état d’inconfort agréable, et que désirer (wanting) plutôt qu’avoir est le but (focus) principal de la quête de plaisir » (p. 86, je traduis).

22 Selon Campbell, la conséquence de cette équation est que les « individus ne cherchent pas tant la satisfaction par des produits que le plaisir tiré d’expériences illusoires et des significations qui leur sont associées. L’activité essentielle dans la consommation n’est donc pas tant le fait de choisir, acheter ou utiliser un produit que la recherche du plaisir imaginatif auquel l’image du produit se prête, la consommation “réelle” étant surtout le résultat de cet hédonisme mental » (p. 89, je traduis). En tant qu’activité qui mélange les plaisirs de l’imagination et ceux de la réalité, la consommation serait motivée par le désir d’expérimenter des drames dont on a déjà joui en imagination.

23 De ce point de vue, les biens et services les plus importants seraient les biens culturels : le roman mais aussi le cinéma, la musique et la télévision, et à leur suite les produits aptes à s’inscrire dans des mythologies et des récits donnés à revivre (on pense aux vêtements et autres accessoires dont des marques comme Nike ou Adidas). Or cette hypothèse est loin de rendre compte d’un ensemble assez large de biens et de services, au premier chef l’essor des moyens de communication qui forment aujourd’hui un marché extrêmement important et qu’il est difficile d’expliquer à partir de la thèse du plaisir imaginatif. Campbell a malheureusement abandonné le sujet de la consommation après la parution de cet ouvrage, et on ne peut que spéculer sur le point de savoir s’il serait revenu sur son hypothèse en constatant l’évolution du consumérisme depuis le milieu des années 1980. Cela étant, cette partie de la thèse de Campbell est discutable, notamment parce qu’elle renvoie à une expérience narcissique, solitaire, solipsiste, intellectuelle et élitiste qui ne peut rendre compte de la massification du consumérisme dans l’ensemble des classes sociales. Par cette inflexion psychologique, elle fait l’impasse sur les dynamiques sociales et relationnelles de la consommation, et notamment sur la manière dont les marques (au-delà des objets et des services eux-mêmes) créent des identités collectives et sont liées à des pratiques sociales. La thèse du plaisir imaginatif est certes intéressante, mais elle paraît insuffisante en raison de son excès d’individualisme. Ce qu’elle souligne à juste titre, toutefois, c’est la manière dont la consommation n’est pas un phénomène matérialiste et encore moins rationnel au sens de la théorie utilitariste. La consommation est plutôt une activité symbolique qui exprime, construit et participe à une culture hédoniste, une culture du plaisir et de l’imagination.

Conclusion. Repenser la consommation comme partie intégrante des processus de modernisation

24 Il est urgent pour les sciences sociales de reconnaître l’importance de la consommation au même titre que la production au rang des phénomènes moteurs de la modernité. Consommation et production forment en effet deux processus complémentaires constitutifs du capitalisme et ce, dès le départ. Envisager la consommation (et son développement en consumérisme) comme faisant partie intégrante des processus de la modernisation nous engage à réviser en profondeur notre compréhension de la modernité qui n’a pas été, dans sa formation, que la conséquence d’un principe de rationalisation. Parallèlement et constitutivement, la modernité a été marquée par l’invention de l’intériorité et le développement du sentimentalisme et d’une éthique de l’émotion qui a nourri l’émergence du consumérisme de la même manière que la rationalisation a nourri le développement de la production. Deux éthiques opposées mais complémentaires forment l’épistémè normative moderne, d’une part l’utilitarisme, de l’autre le romantisme. Il est intéressant de noter que ces deux éthiques renvoient aux deux types d’individualisme qu’Émile Durkheim [1998] avait justement distingués dans la conclusion des Formes élémentaires de la vie religieuse, l’un formel, l’autre substantif. Comme l’a superbement démontré Christian Laval [2002, p. 225-300], Durkheim a en effet distingué entre un individualisme utilitariste et rationnel et un individualisme idéaliste – le projet de soi –, qu'il illustre par des références à Kant. Manière de dire que cette structure complémentaire qu'expriment la raison et l'émotion dans la pensée moderne renvoie à un couple structurant beaucoup plus profond encore et qui marque toute l'histoire de l'Occident sous les traits variables du réalisme et de l'idéalisme.

25 Les conséquences d’une réappropriation, par les sciences sociales, de cette part oubliée – maudite ? – sont nombreuses. Comme l’a écrit Eva Illouz dans Cold Intimacies, recouvrer la dimension émotionnelle de la culture moderne oblige à remettre en question nombre de nos analyses habituelles, dont celles de la subjectivité, de l’identité et de la division privé-public [Illouz, 2005, p. 2], entre autres. Illouz, qui ne cite ni Campbell ni Taylor, exhume elle aussi le sentimentalisme négligé dans l'interprétation de la modernité, en montrant comment la psychologie a joué un rôle déterminant dans le développement de la consommation via la valorisation d'une quête d'authenticité et d'expressivité. Or, comme le montre Colin Campbell, cette culture de l'émotion puise sa source bien en amont des travaux de Freud, dans les siècles suivant la Réforme jusque dans le romantisme. En ce sens, la thèse d'une affinité élective entre l'éthique romantique et l'essor de la consommation comme pratique valorisée et mode d'expression d'un ethos spécifiquement bourgeois est une proposition forte à partir de laquelle il convient de repenser la compréhension que nous avons de nous-mêmes.

Notes

  • [1]
    Voir Campbell [2005 (1987), p. 89].
  • [2]
    Étant moi-même sociologue des religions, j’aime relever l’importance que peuvent avoir les travaux de mes co-disciplinaires pour l’ensemble des sciences sociales dès lors qu’ils ne sont pas dupes des théories idéologiquement saturées de la sécularisation, du désenchantement du monde ou du retour du religieux. On retiendra notamment le nom de Roland Robertson sur cette liste, dont les travaux sur les dimensions culturelles de la mondialisation sont indépassables.
  • [3]
    À ce titre, et sans pouvoir faire ici toutes les nuances nécessaires, on pourrait dire que la thèse de Pierre Bourdieu dans La Distinction est une remise au goût du jour de cette troisième thèse couplée avec la deuxième thèse d'influence marxiste, tout en ménageant une anthropologie utilitariste (fondée sur l'intérêt) compatible avec la théorie économique.
  • [4]
    Afin d’abréger, seules les numéros de pages sont indiqués lorsqu’il s’agit de références à l’ouvrage de Campbell [2005 (1987)].
  • [5]
    Cette section de l’ouvrage de Campbell lui a valu d’amples discussions de la part des historiens et des théologiens notamment, mais le cœur de la thèse est demeuré intact. Il est intéressant de noter au passage que Weber mentionne le piétisme parmi les plus importants courants protestants mais lui accorde moins d’importance. Le piétisme, religion de la mère de Weber, est justement le courant protestant où la culture de l’émotion est la plus évidente.
  • [6]
    En même temps que le bonheur se voit rabattre sur la valeur hédoniste du plaisir (tandis que la raison se fait calculatrice). Voir Caillé, Lazzeri et Senellart [2001].
  • [7]
    On sait par ailleurs tous les travaux faits au sein du MAUSS afin de revendiquer cette « autre » modernité, celle des sentiments, de l’intérêt pour autrui, du contr’Hobbes, etc.
  • [8]
    La référence à l’original de Diderot n’est pas notée et l’ouvrage de Bredvold ne m’est pas disponible au moment d’écrire ces lignes.
  • [9]
    Voir également l'extrait de Charles Taylor [2002] dans ce numéro.
Français

Cet article reprend la thèse développée par Colin Campbell dans son ouvrage The Romantic Ethic and the Spirit of Modern Consumerism, paru en 1987 et pratiquement inconnu du public francophone. Les sciences sociales, à l’instar de Max Weber, ont eu tendance à se centrer sur la rationalisation au cœur des processus de modernisation et sur la production de type capitaliste, négligeant ainsi de fournir une théorie de la consommation et une explication de son émergence. De manière complémentaire à la thèse classique de Max Weber, Campbell montre comment la modernité a été à la fois l’ère de la raison et de l’émotion, et comment le sentimentalisme du siècle des Lumières a abouti au romantisme. Tout comme l’éthique protestante dans ses dimensions rationalistes a contribué à l’émergence du capitalisme par le développement des moyens de production chez Weber, cette éthique romantique, en valorisant l’hédonisme et le culte du nouveau, a impulsé l’essor du consumérisme comme ethos social dominant de manière non intentionnelle, par « affinité élective ».

Références bibliographiques

  • BREDVOLD Louis, 1962, The Natural History of Sensibility, Wayne State University Press, Detroit.
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François Gauthier
Professeur associé. Domaine sciences des sociétés, des cultures et des religions, département des sciences sociales, université de Fribourg, Suisse.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/12/2014
https://doi.org/10.3917/rdm.044.0053
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