1 Lorsque Bernard London utilise l’adjectif planned en 1933, dans un court pamphlet de vingt pages, Ending the Depression through Planned Obsolescence (En finir avec la crise grâce à l’obsolescence planifiée [2]), il n’a sûrement pas conscience d’inventer un nouveau concept et de désigner une troisième forme d’obsolescence, à côté de l’obsolescence technique et de l’obsolescence symbolique ou psychologique (la mode). Ce dont il parle, c’est de la nécessité de renouveler les biens d’usage plus fréquemment pour soutenir l’activité des entreprises. On ignore s’il a inventé l’expression ou si elle était déjà utilisée dans le monde des affaires ; toujours est-il qu’avec lui elle entre dans le débat public. Notons que, la même année, Aldous Huxley publie son Brave New World (Le Meilleur des mondes), avec lequel l’utopie de London n’est pas sans résonance. En effet, dans ce récit, on inculque aux enfants, à travers l’hypnopédie (ou endoctrinement durant le sommeil) qu’il vaut mieux jeter que réparer (« Ending is better that mending »). « Comme la technocratie, remarque Giles Slade, l’obsolescence programmée fut conçue au cours de l’année désespérée de 1932 [3]. »
2 Pour London, désireux de trouver une solution à la crise et un remède au chômage de masse, la programmation de l’obsolescence ne consistait donc pas à introduire frauduleusement une défaillance technique dans le produit, comme le faisait le cartel des ampoules, elle résultait d’une décision d’experts. L’argumentaire est systématique. La crise, constate-t-il, amène les gens à utiliser les objets plus longtemps alors qu’auparavant ils avaient peut-être une tendance excessive à les jeter. Le gouvernement devrait donc assigner une durée de vie aux chaussures, aux maisons et aux machines, à tous les produits manufacturés, au moment de leur création. Des ingénieurs compétents pourraient déterminer la durée de vie optimale de chaque objet : par exemple, cinq ans pour une voiture, vingt-cinq ans pour un logement. Bien que Roosevelt ait choisi une autre voie pour sortir l’Amérique de la crise, la leçon de London a certainement contribué à propager l’idée selon laquelle l’obsolescence programmée est une nécessité, et sans doute aussi à désamorcer les protestations des consommateurs, ceux-ci étant d’autant plus complices qu’ils sont souvent en même temps des salariés de l’industrie. L’obsolescence programmée participe donc de la cohérence systémique de la société de consommation. Sans une limitation drastique du cycle de vie du produit, le keynéso-fordisme des Trente Glorieuses – la période la plus sociale, sinon la plus socialiste des temps modernes – serait bancal. Il n’est pas exagéré de dire que la civilisation du jetable a été la condition du triomphe réformiste de la social-démocratie au cours de cette période. La production de masse permet un abaissement des coûts qui met les produits à la portée du grand public, mais pour maintenir des profits élevés, la demande doit être constamment renouvelée et ne peut plus l’être par l’élargissement d’un marché déjà saturé. Le cycle idéal du produit est une durée de vie égale à la durée de garantie légale et à celle de l’emprunt contracté pour l’acquérir.
3 Ainsi, loin d’être vue comme une critique, il faut insister sur ce point, il s’agissait, pour Bernard London, d’une pratique à systématiser, du genre prime à la casse. Son plaidoyer pour la consommation forcée vise moins la prospérité des capitalistes que, à travers celle-ci, le bien-être des masses populaires. Seulement, l’intention philanthropique de l’auteur, qui n’est pas douteuse, lui fait négliger les aspects sociaux négatifs de cette pratique (destruction des petits métiers de la réparation, développement du travail posté pour amortir les équipements), et son projet témoigne d’une ignorance totale, caractéristique de l’époque, des conséquences écologiques de ce gaspillage systématique. On sait aujourd’hui qu’on ne peut pas à la fois sauver la planète, l’environnement et donc, le futur de l’humanité et l’emploi à court terme, à l’intérieur d’un système qui a lié son destin à la croissance illimitée de la consommation et de la production. Sortir du dilemme et résoudre en même temps la préoccupation sociale et le souci écologique passe par la construction d’une société de prospérité sans croissance, ou d’abondance frugale, économe des ressources naturelles et du labeur des hommes, et dans laquelle les gains de productivité sont obligatoirement transformés en réduction du temps de travail et non plus en augmentation de la production/consommation/destruction. Mais cela s’appelle une révolution…
Notes
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[2]
L’essai sera repris comme premier chapitre d’une brochure un peu plus volumineuse, autoéditée en 1933 et qu’il offre à l’université de Boston, brochure intitulée The New Prosperity. Permanent employment, wise taxation and equitable distribution of weath (La Nouvelle prospérité. Emploi permanent, taxation avisée et juste répartition des richesses). Elle sera suivie, en 1935, par un troisième opuscule complémentaire, toujours édité à compte d’auteur, Rebuilding a Prosperous Nation through Planned Obsolescence (Reconstruire une nation prospère grâce à la planification de l’obsolescence).
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[3]
Giles Slade, Made to Break. Technology and Obsolescence in America, Harvard University Press, Cambridge, 2006, p. 72.