1 Si, comme tout le laisse à penser, nous nous acheminons nolens volens vers une forme de société postcroissantiste, une société dans laquelle une part aussi importante qu’on le voudra pourra être laissée à l’inventivité de chacun et au progrès collectif mais où cela ne passera pas par un accroissement régulier du PIB – c’est-à-dire du pouvoir d’achat marchand et monétaire –, alors il nous faudra nous déprendre de nombre de nos réflexes de consommateurs et inventer d’autres styles de vie. Rompre, donc, avec le consumérisme, avec l’idéologie de la consommation et ses pratiques [1]. Un grand nombre de formes de consommation alternatives, plus solidaires, plus partagées, plus fonctionnelles sont en train de s’inventer un peu partout dans le monde. Mais leur statut est parfois ambigu puisque beaucoup des gratuités dont nous bénéficions en tant que consommateurs se révèlent des outils de captation de parts de marché par des start-up ou par de grands groupes informatisés et financiarisés, et aboutissent, in fine, à détruire ou à fragiliser les gratuités et les solidarités anciennes, celles qui s’organisaient à travers les services publics ou dans les réseaux associatifs. Le consumérisme est l’outil privilégié du capitalisme néolibéral. Il importe de le dépasser, mais certaines de ses formes de dépassement apparent contribuent en réalité à sa radicalisation [2]. Ici comme ailleurs, se joue une dialectique complexe entre les bonnes intentions militantes, anticonsuméristes, et leur possible récupération marchande. Entre le charisme solidaire et sa routinisation institutionnelle. Bref, on retrouve dans leurs versions mondialisées les oppositions classiques et indécidables de la réforme et de la radicalité, de l’authenticité et de la récupération.
2 Ces remarques ne visent nullement à décourager les initiatives de consommation alternatives, bien au contraire, mais à suggérer qu’il ne suffit pas de mettre en avant l’esprit du partage et de la coopération pour sortir à coup sûr de la dynamique d’illimitation, d’hubris, qui est au cœur du capitalisme contemporain. Pas plus qu’on ne saurait se contenter de mettre en accusation les vilains capitalistes sans nous interroger sur nos propres désirs de consommation. Sans ces derniers, la machinerie économique cesserait aussitôt de tourner. D’où la question centrale de ce numéro du MAUSS : qu’est-ce qui alimente le désir de consommer ? Quel rapport entretient-il avec l’esprit du don dont le MAUSS s’est fait le champion ? Car, contrairement à toute attente, il faut se demander s’il n’entre pas une dimension de don, avec toutes ses ambiguïtés et ses ambivalences, dans la consommation. Ne serait-ce, pour commencer, qu’une dimension de don à soi-même.
3 Voir dans la consommation une part de don peut sembler de l’ordre de la provocation. Mais sait-on bien, finalement, ce qui entre en jeu dans le fait de consommer ? On connaît deux grands types de réponses classiques à cette question. La première met en avant le besoin, l’utilité. On consomme ce dont on a besoin et qui est jugé utile. La seconde invoque le désir, dans ses différentes modalités : distinction, ostentation, affirmation d’un statut social, soumission à une logique symbolique, systémique, etc. (on pense ici à Veblen, Goblot, Bourdieu ou Baudrillard). La consommation oscillerait donc entre deux pôles, celui de l’utilitaire et celui de la quête de reconnaissance. Du statutaire. Mais quel sens fait-elle réellement pour les acteurs ? C’est cette question – et plusieurs autres soulevées dans les présentes contributions – que les théories disponibles laissent largement dans l’ombre.
4 Pour commencer à entrevoir la réponse, il faut réinterpréter les théories de la reconnaissance si puissantes, aujourd’hui, à l’aide du paradigme du don, et poser que nous voulons être reconnus non dans l’abstrait, en général, mais comme des donateurs, ou comme participant d’une dynamique de la donation [3]. Le premier volet de cette réponse a été puissamment éclairé par la parution en 1978 du livre rédigé par la célèbre anthropologue Mary Douglas et par l’économiste Baron Isherwood, The World of Goods. Towards an Anthropology of consumption, qui montrait qu’une de nos principales motivations pour acheter réside dans l’obligation de tenir notre rôle de donateur : bien recevoir les amis, aider les parents ou les enfants, etc. La consommation apparaît ici comme un moyen de communication essentiel, ainsi que l’affirment les théories culturalistes du marketing que ce numéro du MAUSS se propose de réinterroger.
5 Mais pour aller plus avant, il faut encore pousser la réflexion dans au moins deux directions. Montrer, tout d’abord, qu’à travers nos choix de consommation, nous nous manifestons non seulement à quelques-uns mais aussi à tous, à une sorte d’auditoire consommatoire universel, en exprimant non seulement la place que nous pensons occuper ou devoir occuper au sein de l’ordre social (la logique statutaire) mais aussi, et plus généralement, le type d’ordre social qui nous paraît désirable. Vue sous cet angle, la consommation apparaît comme une composante déterminante du politique. Par ailleurs, dans la consommation et par elle, nous entendons aussi participer de la dynamique générale de la donation, c’est-à-dire du charisme, de la grâce, du gracieux, du gratuit, ou encore de l’énergie, ou de la vie à l’état pur. C’est par ce biais que la consommation dépasse radicalement le besoin et, à la fois, touche au plus précieux (et au jeu), mais aussi menace à tout moment de basculer dans la démesure, dans l’hubris et le fantasme de la toute-puissance.
6 Par ces deux biais, la consommation, qui peut apparaître si triviale à première vue [4], entretient en réalité des liens étranges avec le politico-religieux. Ce sont ces liens qu’il faut faire apparaître si nous voulons commencer à réfléchir sérieusement à l’obligation à la fois économique, écologique, politique et morale qui va très bientôt s’imposer à l’humanité tout entière : limiter sa consommation. Ou encore sortir de l’hubris consommatoire, qui conduit le monde à sa perte probable, sans pour autant basculer dans l’ascétisme ni renoncer aux plaisirs des biens et d’une consommation tempérée.
Mirages de la consommation. La consommation, piège à don ?
7 Pour comprendre ce qui se joue là, il nous faut revenir sur les débuts du consumérisme, autrement dit de l’idéologie de la consommation et du système social qui en dépend. Dany-Robert Dufour, qui nous apporte sur ce point des éléments de réflexion saisissants, ferait volontiers remonter sa naissance américaine au 31 mars 1929, quelques mois avant le jeudi noir du 24 octobre. « Ce qui permet de dire », précise-t-il, « que, très paradoxalement, la solution à la crise de 1929 a été élaborée… quelques mois avant le déclenchement effectif de cette crise. » L’événement déclencheur survenu ce 31 mars a lieu sur la Ve Avenue lors de la New York City Easter Parade (défilé de Pâques) : « La presse est avertie que de belles jeunes femmes allumeraient des torches of freedom. […] Et, de fait, devant la foule de photographes et au signal convenu, elles allument à la stupéfaction générale leurs flambeaux de la liberté : des cigarettes. Rien ne serait plus banal aujourd’hui, mais alors, au lendemain de cet événement, on en parle partout à travers les États-Unis et dans le monde entier. » L’intérêt de l’affaire est que cette manifestation de liberté est organisée à l’instigation de George Washington Hill, président de l’American Tobacco Co. (propriétaire des marques Lucky Strike, Pall Mall…), soucieux de doubler son marché potentiel en montrant que les femmes aussi peuvent, ou mieux, doivent fumer. À cette fin, G.W. Hall avait fait appel à Edward Bernays, double neveu de Freud et inventeur de la publicité moderne. Faute de pouvoir consulter son oncle, Bernays interroge un des premiers psychanalystes américains, Abraham Arden Brill, qui lui explique que « la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel du mâle : s’il était possible de lier la cigarette à une forme de contestation de ce pouvoir, alors les femmes, en possession de leurs propres “pénis”, fumeraient ». Dany-Robert Dufour fait remonter à cette innovation la découverte de la seule solution capable de faire sortir le capitalisme de ses crises de surproduction chroniques : « Démocratiser la jouissance en devenant un peu sadien sur les bords ou plutôt, compte tenu du puritanisme ambiant, crypto-sadien. » Depuis lors, conclut-il, « chacun de nous est avant tout considéré comme un consommateur potentiel, c’est-à-dire comme un candidat à la libération d’une passion ou à la satisfaction d’une pulsion. À partir de là, il s’est agi de faire pour toutes les classes et les sous-classes, pour tous les groupes et les sous-groupes, pour “tous les sexes” et les sous-sexes, l’équivalent de ce qui a été fait pour les femmes en vue de les libérer définitivement du joug masculin : fumer. Il s’est agi en somme de jouer du désir de chacun dans sa valeur brute, la pulsion, pour lui apporter l’objet manufacturé supposé assurer sa satisfaction ou sa libération ».
8 L’autre remède à la crise économique, à côté de la mobilisation des pulsions libidinales plus ou moins sadiennes au profit de la consommation, c’est l’invention par Bernard London de l’obsolescence programmée. Nous reproduisons ici, suivis d’une présentation par Serge Latouche, quelques extraits de la traduction de son essai, Ending the Depression through Planned Obsolescence [5] (1932).
9 Le couplage de la libération des passions et de l’obsolescence programmée forme système : le système des objets et de la société de consommation, analysé par Jean Baudrillard il y a plus de quarante ans. Serge Latouche revient sur les analyses de celui-ci, toujours séduisantes, qui insistaient, notamment, sur les faux-semblants de la gratuité et du don mis en scène par la publicité consumériste. Serge Latouche, résumant Baudrillard, écrit : « On est dans un cargo-cult du bonheur. Comme dans les sociétés des aborigènes du Pacifique qui, blessées par l’intrusion occidentale, visent à attirer des avions-cargos pleins de marchandises en construisant des simulacres d’aéroports, le rituel est toujours voué à l’échec, mais continue sans relâche. C’est là que se dévoile toute la perversité de cet anti-utilitarisme utilitaire. Pour ceux qui le peuvent, l’accumulation des signes dans l’espoir d’atteindre au “vrai” bonheur promis n’aboutit qu’à la déception toujours renouvelée. Pour ceux qui ne peuvent y accéder, c’est tout simplement la frustration toujours plus poignante qui nourrit l’aspiration surconsommative des basses classes. » C’est qu’une des contradictions de la croissance, notait Baudrillard, est « qu’elle produit en même temps des biens et des besoins, mais qu’elle ne les produit pas au même rythme ». Il en résulte ce qu’il appelle « une paupérisation psychologique », un état d’insatisfaction généralisée qui « définit la société de croissance comme le contraire d’une société d’abondance [6] ». Mais Baudrillard, on le sait, n’indique aucune voie de sortie possible du système des objets et des simulacres. Sa position est bien résumée par Latouche quand il écrit : « Puisque cette “idéologie totale” ne donne pas prise à une action politique, pourquoi ne pas signer un pacte avec le diable et jouir de l’ici et maintenant sans en être dupe ? » Si l’on se refuse à un tel pacte avec le diable, il faut donc tenter d’aller plus loin dans l’analyse.
10 Qu’une survalorisation de la consommation, le consumérisme décrit par Baudrillard, s’invente dans l’après-1929 comme remède à la crise et à la tendance structurelle du capitalisme à la surproduction, la chose est peu douteuse. Mais ce basculement doit lui-même être replacé dans une perspective historique plus vaste et plus ancienne. La passion pour la consommation, autrement dit le désir d’acheter des biens toujours nouveaux, ne peut être comprise qu’une fois mise en relation avec la quête incessante de la nouveauté et la passion pour le changement qui sont au cœur de la dynamique du capitalisme depuis ses débuts, comme l’avaient si bien vu tant Hobbes que Marx. Plus précisément, montre François Gauthier en reprenant les analyses de Colin Campbell, trop peu connues en France, il faut, pour comprendre la formation de l’ethos moderne de la consommation, surmonter un double obstacle. Le premier est celui de notre propension à croire que le capitalisme moderne, cette dynamique de rationalisation (formelle) et d’accumulation ininterrompues, ne se serait manifesté et déployé, pour l’essentiel, que dans la sphère de la production et du travail. Le second est la croyance, parallèle, et là encore inspirée de Marx et Weber, qu’elle irait de pair avec une éthique protestante puritaine identifiée au seul utilitarisme, qu’il s’agisse de celui de Bentham, stigmatisé par Marx, ou de celui de Benjamin Franklin, mis en lumière par Weber. Or c’est ignorer la complexité de l’éthique calviniste et puritaine, qui met en balance de la rationalité instrumentale et accumulatrice une culture des affects, de l’émotion et du plaisir, qui culmine dans un sentimentalisme [7]. « L’émergence du sentimentalisme, à savoir la doctrine ou la pratique consistant à cultiver et exprimer l’émotion pour elle-même, a contribué », écrit François Gauthier, « à élever celle-ci au rang de valeur morale, liant la beauté et le bien. Ce sentimentalisme a par ailleurs été largement relayé par la production culturelle destinée à la bourgeoisie, notamment la littérature, qui a contribué à justifier l’amour entre deux êtres comme raison suffisante pour le mariage au xviiie siècle par exemple. Dans les deux cas, insiste Campbell, le milieu de développement de ces courants et leurs relais culturels (cultural carriers) ont été les classes moyennes, celles-là mêmes qui seront les acteurs à la fois de la révolution industrielle et de l’émergence d’un style de vie essentiellement bourgeois. » Indépendamment même du protestantisme américain, cette valorisation du plaisir et de l’émotion est une composante à part entière de l’ethos des bourgeoisies européennes. Ce sentimentalisme, conclut François Gauthier, « s’est accompagné d’une valorisation du nouveau et du développement de toute une industrie vouée à satisfaire la demande pour de nouvelles expériences et de nouveaux produits culturels. L’hédonisme atteint son apogée avec le romantisme, qui fait par ailleurs de la figure de l’artiste le modèle du sujet moderne accompli ».
11 Cette critique de l’identification de la modernité à la seule rationalité instrumentale a également été développée par Charles Taylor dans son ouvrage Sources of the Self [1989]. Il y retrace l'émergence d'une éthique romantique au cœur même de la modernité, qu'il qualifie « d'éthique de l'authenticité et de l'expressivité ». « J’entends par là », écrit-il dans l’extrait de son livre La Diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui que nous reproduisons ici [8], « une conception de la vie qui a émergé avec l’expressivisme romantique de la fin du xviiie siècle, et qui pose que chacun d’entre nous a sa façon personnelle de réaliser sa propre humanité, et qu’il est important de découvrir et de vivre la sienne propre au lieu de se conformer au modèle imposé de l’extérieur par la société, ou par la génération précédente, ou par l’autorité politique ou religieuse. » Il débouche au xxe siècle sur un « individualisme expressiviste » « qui a pris de l’expansion depuis la guerre, [et] est d’évidence plus fort dans certains milieux que dans d’autres, plus fort chez les jeunes que chez les vieux, plus fort chez ceux qui ont été éduqués dans les années 1960 et 1970 ; mais il semble généralement être en progression constante ».
12 Il faudrait réfléchir plus avant sur l’alliage apparemment paradoxal de l’ascétisme et de l’hédonisme puritains qui débouche sur une obligation morale de rechercher le plaisir. « On peut affirmer que l’éthique puritaine, avec ce qu’elle implique de sublimation, de dépassement et de répression (en un mot de morale), hante la consommation et les besoins », écrivait Baudrillard, qui parlait de « contrainte à la jouissance » par « usage intensif de signes, d’objets, par l’exploitation systématique de toutes les virtualités de jouissance [9] ». Loin que l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme se réduisent à la rationalité calculatoire utilitariste, elles contiennent aussi une part d’expressivisme et une autre d’hédonisme. Mais une part, également, montre Stephen Kalberg [10], de civisme. Ce qui a fait la force de la culture américaine c’est que ce mélange a permis à chacune de ces quatre composantes de se développer avec plus de force que partout ailleurs. Mais plus chacune d’entre elles gagne en puissance et plus il lui est difficile d’être tempérée par les autres. D’où les risques d’un débordement de cynisme, de moralisme, d’apolitisme ou de pornographie.
13 On voit ainsi se profiler le problème central que nos sociétés vont devoir résoudre si elles veulent affronter le ralentissement structurel, voire la stagnation du PIB et de la consommation marchande. Le consumérisme a été inventé pour remédier à une stagnation, voire à une régression de ce type. Mais il apparaît de plus en plus clairement que le remède est devenu désormais largement inopérant. Tout ce qui pouvait être mis sur le marché pour créer de nouveaux débouchés l’a été, ou presque, qu’il s’agisse des secteurs publics, privés ou intimes. Tous les désirs mobilisables l’ont été, ou presque. Nous allons donc être contraints de nous désintoxiquer de l’addiction à la consommation sans fin. De la consommation illimitée. De l’hubris de la consommation. Mais peut-on se désintoxiquer de l’hubris ? Opérer une démarcation entre une bonne hubris, créative, qui fait vivre, et une mauvaise hubris, délétère ? C’est la question que pose François Flahault en apportant un riche matériau à l’appui de cette discussion. Plus spécifiquement, peut-on tracer une frontière à peu près claire entre une consommation légitime et donc nécessaire, et une consommation névrotique, la consommation inhérente au consumérisme ? Voilà qui nous force à approfondir la réflexion sur les enjeux de la consommation.
Ambivalences. Splendeurs et misères de la consommation
14 Il n’existe pas, à notre connaissance, d’études sociologiques qui actualiseraient les thèses et les analyses développées par Pierre Bourdieu dans La Distinction. Elles montraient comment les goûts – « qui sont avant tout des dégoûts », soutenait Bourdieu, des dégoûts des classes dominantes envers les goûts des classes dominées –, les goûts aussi bien alimentaires que culturels, sportifs, etc., sont étroitement modelés par la position occupée dans une hiérarchie sociale bidimensionnelle (la première dimension déterminée par le volume global du capital possédé, et la seconde par la structure de celui-ci et par la pondération, notamment, entre capital économique et capital culturel). Très certainement parce que les hiérarchies se sont énormément diversifiées, pluralisées et complexifiées depuis une quarantaine d’années. Voilà qui n’empêche pas de faire de la sociologie amusante, comme ici Isabelle Chazot et Valérie Hénau, en révélant certaines des « lois secrètes du conformisme » qui guident nombre de nos consommations. Et, de toute évidence, une large part d’entre elles est commandée par un souci de se conformer à un groupe de référence et, dans le cadre de cette logique de conformation, d’affirmer sa différence. Toute la question étant de savoir à qui l’on veut ressembler et de qui on entend se distinguer [11].
15 Toute sociologisation de la problématique de la consommation est évidemment bienvenue puisqu’elle permet de dépasser le simplisme de la théorie économique standard qui se contente de poser que les consommateurs ont des « préférences », dont on se refuse à savoir d’où elles viennent et comment elles se forment, et qu’ils sont mus par un calcul d’utilité, quoi qu’on place sous ce vocable d’utilité. Mais tant qu’à faire de sociologiser, autant pousser l’analyse encore d’un cran.
16 C’est ce que permet la théorisation développée en 1979 par l’anthropologue Mary Douglas, associée à un économiste, Baron Isherwood, dans leur livre, Le Monde des biens (The World of Goods), ici très clairement présenté par Benoît Heilbrunn. La thèse centrale en est parfaitement résumée par Mary Douglas elle-même : « En économie, l’hypothèse implicite est celle d’une origine des besoins se trouvant à l’intérieur même de la constitution physique et psychique de l’individu. En anthropologie, l’hypothèse implicite est que ces mêmes besoins sont définis et standardisés au sein d’une interaction sociale […] pour le dire de façon plus crue, la raison pour laquelle chacun désire des biens (mis à part ceux liés à des besoins physiologiques) est le désir de partager, de montrer ou de donner ses biens à quelqu’un en reconnaissance de gestes, cadeaux ou services similaires reçus dans le passé [12]. » Comme le précise Benoît Heilbrunn, il ne s’agit plus, du coup, de s’intéresser non seulement à l’acte d’achat mais, bien plus, « à l’ensemble d’une chaîne de pratiques signifiantes qui sont essentiellement liées à des mécanismes d’insertion dans un tissu de relations sociales ». Et « l’objectif le plus général du consommateur est de construire un univers intelligible avec les biens qu’il choisit ». Or construire un univers intelligible, comme le montre parfaitement la citation de Mary Douglas que nous venons de lire, cela signifie : s’insérer et jouer son rôle, sa partition dans de multiples réseaux de dons et de contre-dons. En ce sens, consommer, c’est donner. Ou, plus justement peut-être, on consomme pour donner. Pour donner aux autres. Ou à soi, parfois. Mais aussi pour donner à voir, pour s’adonner. Il entre alors en jeu quelque chose qui ne peut pas être réduit à l’analyse sociologique. Ou pas aisément.
17 C’est ce que donne à éprouver et à comprendre Henri Raynal dans sa belle réflexion sur la coquetterie, qu’il se refuse à entendre dans son sens négatif, usuel, et qu’au contraire il valorise. Il écrit ainsi : « Peuvent avoir un rôle, bien sûr, dans le choix vestimentaire, les usages, la pression sociale, la prise en compte du regard des autres, le désir de plaire, le plaisir de se sentir désirable, de se deviner enviée. Toutefois, ce ne sont là que d’éventuelles composantes d’un acte tantôt des plus simples, tantôt complexe. Il est trop facile de l’expliquer par le seul amour-propre. Vanité et narcissisme sont à cet égard des gros mots qui ne font qu’obscurcir le sujet. Empêchant de voir qu’il y a une légitimité, une innocence du paraître. » Bien plutôt faut-il entendre cette coquetterie dans l’ordre du poétique : « J’appelle poétique ce qui s’oppose à utilitaire dans la préparation des repas ou l’arrangement de la maison. Ou encore la composition d’un bouquet. Sociologie et psychanalyse, se saisissant du vêtement, passent à côté de sa poésie. » Dans la personne de la coquette innocente, la vie s’est rendue présente, « non pas sa vie : la vie, la vie anonyme, en elle. » Et Henri Raynal conclut : « Un sentiment de gratitude naît de cette présence heureuse. Il agit. C’est un artiste, un poète. Composer avec goût son apparence, c’est honorer la vie dont on est empli. Que l’ego s’en mêle ensuite, comme c’est souvent le cas, ajoutant ses motivations, on ne saurait le nier, mais cela ne doit porter tort au mouvement essentiel, le plus profond, qui est réponse à une générosité et témoigne d’un accord, celui d’un être avec la vie. » On est ici, en effet, au-delà de la sociologie et de la psychanalyse. Mais au-delà, également, de ce qu’on pourrait appeler le paradigme du don simple, celui qui réduirait les motivations et les actions des sujets humains aux seules relations de réciprocité avec les autres humains, sans voir que celles-ci ne prennent pleinement sens que de leur rapport à l’être-donné du monde, à ce que, comme nous le signalions, la tradition phénoménologique allemande appelle la donation (la Gegebenheit), dont la vie est la manifestation la plus immédiatement tangible et ressentie. On ne consomme donc pas seulement pour donner aux autres ou à soi-même, mais aussi, et plus profondément, pour rendre à la vie, et comme contre-donation à la donation. Pour s’y adonner.
18 « Sociologie et psychanalyse, se saisissant du vêtement, passent à côté de sa poésie », écrit Henri Raynal. Les hasards de la fabrication d’un numéro du MAUSS font que, dans celui-ci, l’article d’une psychanalyste, Élisabeth Conesa, s’intéresse justement aux pulsions, voire aux compulsions d’achats de vêtements de trois de ses patientes suite à des séances difficiles. Achats inutiles, futiles ? Pourtant, l’analyse montre qu’ils ont « un sens et une fonction : celle de bousculer le moi conscient, de lui montrer qu’il n’est pas le maître absolu de ce qu’il fait, et que son être dans sa totalité peut l’inviter à sortir des comportements ancrés en lui par son histoire ». Au fil du travail analytique, les patientes dépassent le stade de l’achat compulsif pour comprendre la fonction de restauration narcissique de ces achats et pour, peu à peu, s’autoriser des consommations qui leur semblaient a priori interdites. Shopping is cheaper than a psychologist, dit un slogan publicitaire, laissant entendre que la consommation pourrait avoir une fonction thérapeutique. « Mais du fait même que l’acte d’achat n’est souvent que pure répétition sans conscience ni réflexivité, il faut sans cesse le renouveler […] Dans ce sens, il semble évident qu’une telle consommation revient très cher et n’est finalement qu’un leurre thérapeutique », conclut Élisabeth Conesa, qui ajoute : « Quand on en a terminé avec une logique de consommation compulsive et interminable, il peut y avoir un plaisir effectif à consommer. Et il est sans prix lorsqu’il permet à chacun, selon son histoire, d’aller et d’être dans plus de vie. En d’autres termes : de participer à et de son chemin d’individuation. » Où la psychanalyse rejoint le souci d’Henri Raynal d’inscrire une certaine consommation dans la dynamique de la vie même, dès lors qu’il s’agit d’une consommation consciente d’elle-même et échappant par là-même à l’hubris.
19 Et il est possible de retrouver une forme d’accord également avec la sociologie si l’on suit les réflexions présentées par François Gauthier qui s’attache, dans un second texte, à démêler les ressorts symboliques de la consommation en prolongeant les analyses, entre autres, de Colin Campbell et de Charles Taylor. Nous notions plus haut que les analyses de Bourdieu ne seraient pas facilement actualisables. Dès la fin des années 1960, on assistait, en effet, à une révolution dans les principes du marketing. « À mesure que la classe moyenne prenait de l’ampleur », écrit François Gauthier, « les Américains n’apparaissaient pas tant soucieux de faire la monstration de leur réussite sociale (et donc leur appartenance de classe) et de rivaliser avec leurs voisins (les fameux “Jones” de la littérature américaine) que de se distinguer en exprimant leur identité personnelle. On ne consommait plus (ou pas) pour se conformer à un habitus de classe, mais pour devenir soi-même, exprimer ce que l’on est – un leitmotiv qui oriente massivement la publicité d’aujourd’hui [13]. » On désire de moins en moins être assigné à une classe ou à un groupe social particulier mais montrer que l’on vaut par soi-même, en tant que soi. Ce désir est bien sûr largement illusoire mais le fait qu’il soit de plus en plus généralement partagé en fait une donnée objective et réelle. Il en résulte une mutation en profondeur de l’univers de la consommation, dans lequel la publicité n’insiste « plus sur les qualités de l’objet (voire sur l’objet lui-même) mais sur la marque », vue et vécue comme une personne, à laquelle on peut s’identifier en tant que personne en nourrissant avec elle des relations de don/contre-don. « Dans une culture de l’authenticité et de l’expressivité (via le branding), les marques sont des ressources et des moyens symboliques pour la construction de soi et l’inscription dans des significations sociales. » Dès lors qu’il devient toujours moins pertinent de mettre en avant et de faire valoir ses origines locales, familiales, sociales ou sa situation professionnelle, il ne reste plus comme facteur d’identification positive que son adhésion aux marques. Chaque marque tend alors à « devenir un vecteur d’être ensemble et de reconnaissance, et elle doit être comprise comme tel. La marque excède donc largement le bien. Elle est arborée. Elle est ostentatoire. Elle est faite pour être vue et reconnue par tous, et tout particulièrement par ceux qui partagent le même style de vie et ce que cela implique de valeurs, de vision du monde et d’esthétique. La culture de consommation est une culture de visibilité, d’exposition mutuelle et d’expression indéfiniment réitérée afin de constamment se voir reconnaître dans son identité. Il s’agit de constamment chercher à être confirmé dans ses choix tant esthétiques que relationnels et existentiels ».
20 @ [14] Dans ce rapport aux marques, et notamment dans le rapport qu’y entretiennent les adolescents étudiés par Jocelyn Lachance, on retrouve la double dimension du don notée plus haut. La dimension de relation interpersonnelle, d’abord. « La relation entre un consommateur et une marque vise sans doute surtout à le fidéliser, car le lien social, pensé sur le mode du don, oblige et perdure au-delà de l’échange marchand », écrit François Gauthier. Mais aussi la dimension de donation et d’adonnement. « Participer au consumérisme, c’est accéder à la grâce sous la forme de l’abondance et du moment présent. C’est faire partie de quelque chose, du flux du monde. Partout, la publicité et l’affichage interpellent le consommateur comme receveur d’un don qui lui est adressé. » Ces dimensions sont d’autant plus sensibles chez les jeunes – qui constituent, on le sait, l’un des marchés des plus importants – que l’enjeu auquel ils font face est précisément de se constituer comme sujet et d’appartenir, de se tailler une place au soleil de la reconnaissance. En effet, une analyse fine de la consommation des jeunes et de leur utilisation des moyens de communication électroniques (réseaux sociaux, etc.) montre bien la complexité de ces pratiques prises entre des dynamiques « hétéronomes » et « autonomes » irréductibles.
21 @ La consommation, on le voit, est au mieux saisie comme pratique sociale. On ne saurait réduire la consommation à une pure logique marchande. À ce titre, l’espace de la famille est souvent invoqué comme noyau de la « socialité primaire », lieu premier des relations de dons. Or si l’Homo œconomicus n’existe pas naturellement, comme s’évertue à le démontrer le MAUSS à la suite de Mauss et de Polanyi entre autres, c’est que la consommation elle-même, et le rapport à l’argent plus globalement, font l’objet d’une socialisation. C’est bien ce que montrent Francesca Poglia Mileti, Fabrice Plomb et Caroline Henchoz dans leur contribution qui rend compte d’une vaste étude qualitative des habitudes de consommation des jeunes Suisses. À l’origine de la consommation des jeunes, il y a au premier chef les dons d’argent que font les parents à leur progéniture selon des modalités qui évoluent avec le temps. On retrouve à nouveau l’irréductibilité des dimensions d’obligation et de liberté chère au MAUSS et son paradigme du don, car les dons d’argent viennent avec leur part de normativité et d’attentes en même temps qu’ils sont une incitation à devenir sujet par le jeu de la consommation. Consommation qui se fait d’abord entre amis, et non par rationalité utilitaire en solitaire. Du noyau familial au groupe de pairs jusqu’à la société dans son ensemble, l’analyse des pratiques de consommation montre bien qu’on ne saurait tirer de ligne franche entre ce qui relève « du marché » et ce qui s’inscrit dans les logiques du don et ses cycles du donner, recevoir et rendre [15].
Le marketing en clé de don
22 Comme en attestent les textes réunis dans cette section, toutes ces réflexions permettent de mieux comprendre pourquoi, de manière a priori surprenante, le paradigme du don, dans l’acception anti-utilitariste du MAUSS, se retrouve au cœur de nombreux débats et développements chez les spécialistes du marketing et du comportement du consommateur,
23 Dans leur état des lieux d’ouverture, Bernard Cova et Éric Rémy nous rappellent comment, en dehors d’ouvrages et réflexions épars, « l’objet consommation », caché derrière l’omniprésence et l’omnipotence de « l’objet production », a longtemps été le parent pauvre de la recherche des sciences humaines et sociales. Alors que pour les économistes la consommation ne correspondait qu’à la phase terminale du processus de production, pour les sociologues la consommation, dans sa proximité avec le marché et le commerce, ne correspondait qu’à la phase impure, inutile et aliénée du social [16]. Connotée idéologiquement et disciplinairement, c’est dire si la question du don et de l’anti-utilitarisme dans cet espace consommatoire aux contours si marchands et utilitaires semble incongrue !
24 Pourtant, comme Bernard Cova et Éric Rémy le montrent, les sciences de la gestion n’ont pas hésité, par l’intermédiaire des travaux en Consumer Research (les recherches sur le consommateur), à faire entrer le don maussien dans la compréhension de phénomènes de consommation, et même à en faire, dans les années 2000, un élément clé du développement des approches socioanthropologiques de la consommation rangées sous la théorie dite de la culture de la consommation, comme en témoigne également l’article d’Éric J. Arnould et Alexander S. Rose. L’immixtion du don dans les études sur la consommation s’amorce dès les années 1980, notamment aux États-Unis, et se déploie en trois étapes : la première, liée à l’intérêt pour les ressorts psychologiques, correspond à l’analyse de consommation de cadeaux ; la seconde, déjà plus sociologique, s’intéresse à la résistance à l’espace marchand et à la mise en place de systèmes de prestations totales concurrents (ex. Napster ou Linux) ; la troisième, beaucoup plus récente, rend compte de la pluralité des niveaux (primaire, secondaire et tertiaire), des formes et des natures du don dans un contexte de consommation.
25 Cette part du don dans la consommation, et donc dans la formation de la demande, renvoie au rôle du don en marketing, c’est-à-dire du côté de l’offre. Les deux auteurs suggèrent ainsi que, à l’image de la consommation, le marketing « ne peut fonctionner sans une part de don, que celle-ci soit considérée comme “maudite” ou non ! ». Ils voient ainsi les responsables de marketing en entreprise – ou tout du moins certains d’entre eux – comme de véritables entrepreneurs du don responsables in fine de la mise sur le marché de la valeur de lien. C’est à l’aune de cette omniprésence de « l’idéologie du don » dont parlait déjà Baudrillard qu’il convient alors de (re) penser les techniques de fidélisation (cognitives, affectives ou expérientielles) mises en œuvre en marketing, comme les méthodes de gestion des marques, aux ressorts plus symboliques que matériels. Plus que jamais, la consommation comme fait social total « intègre d’autres dimensions qui, elles aussi, ont fait l’objet de travaux de Marcel Mauss et qui s’agrègent dans une lecture globale comme le sacrifice, la magie, le religieux, les techniques du corps et la culture matérielle. Tous ces éléments sont présents dans la consommation contemporaine et c’est ce qui lui donne sa puissance et son hégémonie. »
26 Et c’est bien la question de cet adossement ou de cette cristallisation entre le matériel et le symbolique que pose le texte de Daniel Miller à partir de son analyse du blue-jean, qui montre comment désormais il convient d’inverser le cycle classique technologie-production-consommation. En cherchant à donner un aspect préporté et consommé aux blue-jeans, les techniques de production ont finalement pour objet de simuler des temps de consommation. Dans notre société de consommation de masse, c’est de plus en plus cette dernière étape qui passe au premier rang, posant la question très contemporaine de la coproduction (même si Miller n’en parle pas directement ici) ou de la « pro-sommation » (prosumption) évoquée par François Gauthier dans son texte sur les ressorts symboliques du consumérisme. L’anthropologue de la culture matérielle, fidèle à ses réflexions sur le matérialisme – qu’elle conçoit comme essentiellement porteur de relations sociales – montre bien que derrière la marchandise se cache l’objet, et que la consommation est avant tout production de sens symbolique, sur lequel bien évidemment la théorie du don a des choses à dire.
27 Éric J. Arnould et Alexander S. Rose s’interrogent quant à eux sur la part qui revient à la théorie du don dans l’analyse du partage entre individus, en fort développement, et plus largement dans l’analyse de la consommation collaborative. À partir d’un panorama exhaustif des recherches en Consumer Research dont Éric J. Arnould est l’un des plus grands représentants, ils défendent l’idée que la compréhension des développements de cette économie collaborative ne peut se faire que par l’intégration fidèle des travaux de Marcel Mauss et de sa théorie du don. En passant du « partage » à la « mutualité » comme conception théorique alternative, Éric J. Arnould trace les pistes qui indiquent ce que pourrait apporter la mobilisation de l’anti-utilitarisme dans l’analyse des représentations et pratiques de la consommation collaborative [17].
28 @ Enfin, Richard Ladwein et Éric Rémy revisitent les fêtes de Noël qui permettent de voir comment rendre compte de la société d’aujourd’hui à partir de la consommation et de ses différents rites, notamment oblatifs. Plus spécifiquement, les auteurs, en prenant appui sur le paradigme du don, montrent que l’observation de situations de consommation, comme celle de Noël, permet de participer aux débats concernant les types et la force des liens sociaux qui se développent via notre société de consommation… bref ce que la place du don dans la consommation permet de dire de notre société.
Ouvertures
29 On l’aura constaté : la traversée de l’univers de la consommation est complexe et riche en surprises de tous ordres. Elle ne nous a à coup sûr livré aucune recette assurée et clé en main nous permettant de dire comment basculer d’un régime socio-économique fondé sur le consumérisme à la société de demain – convivialiste ou retournée en barbarie – dans laquelle il nous faudra apprendre à renoncer à l’hubris de la consommation. Mais la direction à explorer n’est pas trop mystérieuse. Puisque la consommation est devenue le principal marqueur d’identités sociales défaillantes, puisque le rapport aux marques sert de substitut à des relations de don/contre-don interpersonnelles insuffisamment gratifiantes et puisque c’est à travers elles qu’une bonne partie d’entre nous accède au sentiment d’être en prise sur la vie, d’être dans la vie même, à la donation et à l’adonnement, alors il nous reste à inventer une société dans laquelle la richesse des rapports sociaux, les occasions de s’exciter et de se passionner soient telles qu’on ait bien autre chose à faire que de penser à acheter toujours plus. Une société qui donne toujours plus à chacun le sentiment d’exister davantage.
30 Une société dans laquelle se multiplieraient, par exemple, les gestes de civilité et de solidarité au quotidien, tels que le passage de tickets de métro encore valides à des inconnus étudié par Bernard Cova et Gregorio Fuschillo ?
31 @ Et dans laquelle les objets sauraient eux aussi échapper à la tentation du néant vilipendée par Henri Raynal dans son texte sur les « formes du rien » ? @ Et s’échangeraient selon une logique dans laquelle un certain esprit du don subsisterait au cœur même des transactions marchandes, comme on le voit dans l’exemple du Bon coin, analysé par Renaud Garcia-Bardidia, où s’entrecroisent logique utilitaire et logique de don ?
Libre revue
32 Dans un beau texte sur Norbert Elias, dont elle est l’une des spécialistes incontestées, Nathalie Heinich se demande pourquoi, dans cette œuvre, il n’est quasiment jamais question des Juifs alors qu’elle pourrait à bon droit être considérée comme « une œuvre immense consacrée à la condition fondamentale des Juifs lorsqu’ils tentent d’intégrer une société antisémite, dehors et dedans, dedans et dehors, en bas et en haut, en haut et en bas, avec ces lourdes difficultés qui n’ont d’autre raison que le fait d’être né là où l’on est né ». C’est qu’il n’y a chez Elias, explique-t-elle, « ni refoulement ni ressentiment ». L’œuvre tout entière doit être vue « comme un immense, un magnifique processus de sublimation sociale, une façon d’éviter tant le refoulement que le ressentiment en créant un génial renouvellement de cette jeune discipline intellectuelle qu’est la sociologie », en privilégiant « la contextualisation plutôt que la généralisation ; l’interdépendance plutôt que la domination ; les relations plutôt que les objets ; et l’analyse plutôt que le jugement de valeur ».
33 Shopping is cheaper than a psychologist, on se rappelle que ce slogan alimentait la réflexion d’Élisabeth Conesa sur certains effets de la psychanalyse sur le rapport à la consommation. Jacques T. Godbout, de son côté, présente ici une réflexion étonnante et éclairante sur l’intrication des relations de don et des relations de marché chez deux types de professionnels, que tout sépare a priori mais qui ont pourtant en commun de commercialiser un type de rapport social qui relève usuellement du don et qui a à voir avec la sexualité, directement dans le premier cas, indirectement dans le second : la putain et le (la) psychanalyste. Ces deux cas de figure, conclut Jacques T. Godbout, « ont en commun d’être des substituts à une relation habituelle et de se réaliser en échange d’argent. Cette similitude révèle-t-elle la nature profonde de tout rapport marchand : être le substitut d’une autre relation, normale, se déroulant sous la forme du don ? ».
34 @ Mathieu Quet, enfin, met en lumière la proliférante polysémie du mot « pouvoir » dans les sciences sociales. À les en croire, il est partout, mais on ne sait pas ce qu’il est. Faut-il s’en accommoder ? Oui, suggère Mathieu Quet, à condition de respecter une éthique de l’interprétation. D’autres estimeront qu’un peu plus de précision conceptuelle ne ferait pourtant pas de mal.
Notes
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[1]
Voir le dernier numéro de la Revue du MAUSS semestrielle, n° 43, « Du convivialisme, comme volonté et comme espérance ».
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[2]
Sur les ambiguïtés de l’économie ou de la consommation collaboratives, on pourra lire l’excellent article de Jean-Laurent Cassely, sur le site Slate (www. slate.fr/story/90333/economie-collaborative-partage). Il écrit par exemple : « Selon Janelle Orsi, avocate américaine spécialiste de ces questions de sharing, les entreprises que les médias associent à l’économie collaborative comme Airbnb, Lyft, Uber, Sidecar ou TaskRabbit ont en commun de fonctionner selon un modèle juridique classique (capitaux privés). Comme l’explique un article paru en juin dans le New York Times sur les controverses autour la sharing economy, toutes ces boîtes qui font la une des journaux économiques et suscitent un enthousiasme un peu délirant ont en commun d’être dans le déni du fait d’être une entreprise, et de s’appeler plus volontiers une “communauté” ou une “plateforme”. » De même que le partage de logement (couchsurfing), « le covoiturage puise ses racines dans un mode de vie alternatif qui s’est progressivement généralisé, industrialisé et standardisé. Aux couchsurfeurs et backpackers qui font tourner la fumette ont succédé les utilisateurs soucieux d’arrondir leurs fins de mois en mettant une chambre à louer sur Airbnb ou en proposant une place inoccupée dans leur voiture pour un long trajet ». Nathan Schneider (cité par Jean-Laurent Cassely) conclut : « Grâce à ces plateformes, le partage est à la mode dans les centres urbains. La destruction créative du capitalisme a beau avoir ravagé nos communautés au cours des siècles avec ses salves d’individualisme, de compétition et de défiance, à présent il veut nous revendre un sens de la communauté. » Et il ajoute : « Partager […] pourrait aussi signifier pour le Big business se faufiler encore plus intensément dans nos vies, exploiter nos relations les uns avec les autres et transformer toute tentative de générosité en un acte de consommation. »
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[3]
Nous employons ce terme en son sens phénoménologique, tiré de l’allemand (Gegebenheit), pour désigner l’ensemble des phénomènes qui sont simplement là, sans cause et sans intentionnalité d’un sujet. Ils sont là, donnés, mais par personne et à personne en particulier. A rose is a rose is a rose.
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[4]
Ce qui explique peut-être pourquoi la consommation a été si peu pensée et analysée par les sciences sociales, notamment lorsqu’on compare avec les travaux sur la production.
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[5]
Publié avec une postface de Serge Latouche (éd. B2, « Fac Similé », Paris, 2013). Ce livre et cette postface ont suscité un intérêt considérable.
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[6]
Sans le dire, Baudrillard retrouve ici la thématique durkheimienne de l’anomie. Pour Durkheim, les besoins ne sont susceptibles d’être satisfaits que s’ils sont limités par une instance morale supérieure énonçant qui a droit à quoi. Comment ne pas lui donner raison ?
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[7]
La culture américaine est en définitive fort mal connue en France dans sa spécificité. Pour apprécier toute sa richesse et sa complexité et prendre la mesure du rôle qu’a joué le puritanisme dans son façonnement, on lira utilement (pour ne pas dire obligatoirement) : Stephen Kalberg, L’Éthique protestante et l’esprit de la démocratie américaine, et Pierre Prades, De la sainteté à la santé. Puritanisme, psychothérapies, développement personnel, tous deux récemment parus aux éditions Le Bord de l’eau dans la Bibliothèque du MAUSS (2014).
-
[8]
Charles Taylor, La Diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui, Bellarmin, Montréal, 2003, p. 76-85. Voir infra, A. Mirages de la consommation.
-
[9]
Cité par Serge Latouche.
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[10]
Op. cit.
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[11]
Une application opérationnelle du paradigme du don montrerait comment, là comme ailleurs, s’entrecroisent les quatre mobiles premiers de l’action : intérêt pour soi/intérêt pour autrui (aimance), et obligation/liberté-créativité (voir Alain Caillé, Théorie anti-utilitariste de l’action. Fragments d’une sociologie générale, La Découverte/MAUSS, Paris, 2009). Sur le premier axe, se joue un arbitrage entre désir de faire comme les autres (par aimance) et de s’y opposer ; sur le second, un arbitrage entre obligation sociale et liberté-créativité. Avec tous les faux-semblants de l’obligation et de la liberté qui font que, bien souvent, on se croit original en appliquant une obligation sociale non clairement perçue.
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[12]
Cité par Benoît Heilbrunn.
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[13]
En d’autres termes, on est passé d’une société d’ordres puis d’une société de classes qui conservait de nombreux traits des sociétés d’ordres à une société des individus (Norbert Elias), qui tendent à attribuer plus d’importance à leur individualité singulière qu’à leurs appartenances de classe ou d’ordre.
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[14]
Rappel : les articles marqués d’une @ sont disponibles uniquement dans la version numérique de ce numéro. Voir p. 254.
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[15]
Auquel il convient d’ajouter le moment de la demande. Voir sur ce point : Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy, La Révolution du don. Le management repensé à la lumière de l’anthropologie, Seuil, Paris, 2014, notamment p. 75-86.
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[16]
Il y aurait sans doute à voir dans ce découplage entre la production et la consommation des ressorts structurels plus profonds entre le masculin/le féminin, l’accumulation/la dépense, le sérieux/le futile…
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[17]
Il apporte ainsi beaucoup d’eau au moulin de ceux qui tiennent bon sur l’idée que c’est bien un paradigme du don qu’il nous faut développer, et non un paradigme du partage.