1 Frank V. Vanderlip, ancien président de la National City Bank de New York, a qualifié la crise actuelle de stupide. Il a souligné que des millions de personnes souffrent, alors que les marchés sont saturés et que les surplus abondent.
2 Ce nouveau paradoxe de l’abondance nous met au défi de révolutionner la manière dont nous pensons l’économie. L’économie classique reposait sur la croyance en une Nature avare de ses bienfaits et sur l’idée que la race humaine était confrontée en permanence au spectre de la pénurie. L’économiste Malthus s’en alertait dans un texte de 1798 : notre race, prédisait-il, s’appauvrirait en raison d’une augmentation de la population qui serait largement supérieure aux gains de la production de denrées comestibles.
3 Cependant, la technologie moderne et l’approche scientifique du commerce, cette véritable aventure de l’esprit, ont augmenté la productivité de nos usines et de nos champs dans des proportions telles que le problème économique fondamental est devenu celui de l’organisation de la distribution, plutôt que celui de la stimulation de la production.
4 […]
5 L’organisation économique insatisfaisante de notre société actuelle mise trop sur les décisions imprévisibles et les caprices des consommateurs. Les changements dans nos habitudes de consommation ont détruit la valeur de la propriété ainsi que les possibilités d’emploi. Le bien-être de la société a été laissé aux mains du pur hasard et de l’accident.
6 En un mot, dans une ambiance de peur et d’hystérie, les gens font généralement durer tout ce qu’ils possèdent plus longtemps qu’ils n’en avaient l’habitude avant la Dépression. Dans la précédente période de prospérité, les Américains n’attendaient pas d’avoir usé leurs biens jusqu’à la corde. Ils remplaçaient les vieux articles par des neufs, en raison des effets de mode et du dernier cri. Ils abandonnaient leurs vieilles maisons et leurs vieilles voitures, pour la bonne et simple raison qu’elles étaient devenues obsolètes. Les mondes des affaires s’étaient eux-mêmes adaptés aux habitudes dominantes des Américains. Peut-être, avant les mouvements de panique, les gens étaient-ils trop dépensiers. Si c’est le cas, ils sont passés maintenant d’un extrême à l’autre, pour devenir des obsédés de l’économie.
7 Aujourd’hui la loi de l’obsolescence est ignorée partout. Les gens roulent dans leurs vieilles guimbardes sur de vieux pneus, écoutent leurs vieux postes de radio et mettent leurs vieux vêtements ; et ce, bien plus que ne le prévoyaient les statisticiens, qui se fondaient sur leur expérience antérieure.
8 La question qui se pose au peuple américain est donc la suivante : est-il prêt à risquer son avenir sur des attitudes dénuées de toute planification (planless), hasardeuses et volages, de propriétaires de navires, de chaussures ou de cire à cacheter ?
9 […]
10 L’esprit du plan (plan) que je propose pour atteindre ce but-que-nous-désirons-tous consiste à planifier l’obsolescence du capital et des biens de consommation au premier stade de leur production. Dès leur création, je ferais attribuer par le gouvernement une durée de vie aux chaussures, aux maisons et aux machines ainsi qu’à tous les autres produits manufacturés, miniers ou agricoles ; leur vente comme leur utilisation auraient lieu dans l’intervalle de leur existence, intervalle du reste parfaitement connu du client. Une fois le temps imparti expiré, ces choses deviendraient légalement « mortes », seraient contrôlées par l’agence fédérale dûment nommée à cette fin et détruite en cas de chômage massif. Les usines et les marchés sortiraient constamment de nouveaux produits pour remplacer ceux qui sont devenus obsolètes, les rouages de l’industrie seraient en permanence graissés, tandis que l’emploi des masses serait régulé et assuré. […]
11 Je soutiens que ceux qui retardent le progrès et empêchent le fonctionnement normal du commerce devraient être imposés : eux et non pas tant ceux qui, aujourd’hui, participent au progrès et le soutiennent activement. C’est pourquoi je propose d’imposer l’usage prolongé de ce qui est légalement « mort » et de faire payer ceux qui sont toujours les propriétaires et les utilisateurs de vieux vêtements, automobiles ou bâtiments anciens ayant dépassé la date d’obsolescence déterminée lors de leur création. Ces gens ne pourraient pas nier qu’ils possèdent de tels articles parce que, contrairement à des bénéfices que l’on peut dissimuler pour éviter de payer l’impôt sur le revenu, il s’agit de choses matérielles, dont on connaît la date de fabrication. Aujourd’hui, nous pénalisons en les imposant les personnes qui dépensent leur argent pour l’achat de marchandises nécessaires à la poursuite des affaires. Ne serait-il pas plus souhaitable d’imposer plutôt l’homme qui thésaurise son argent et garde des objets vieux et inutiles ? Nous devrions taxer celui qui conserve de vieilles choses plus longtemps que ce qu’on lui a attribué à l’origine.
12 […]
13 Au même titre que les êtres humains, le mobilier, les vêtements et les autres biens de consommation devraient avoir une durée de vie. Une fois leur temps accompli, ils devraient être mis à la décharge et remplacés par une nouvelle marchandise. Veiller à ce que le système fonctionne sans à-coups, prendre des décisions relatives au capital et au travail et s’assurer que tous ont un emploi suffisant – voilà ce qui devrait être du ressort de l’État en tant que régulateur des affaires. Le gouvernement aura tout pouvoir pour étendre la durée de vie des articles d’une année ou deux (selon des conditions à déterminer), à condition qu’ils soient encore utilisables après leur date de péremption et que le taux d’emploi puisse se maintenir à un niveau élevé sans qu’il y ait besoin de les remplacer.
14 […]
15 Nous devons suivre le principe de la Nature qui crée et détruit : cette démarche d’élimination et de remplacement s’est poursuivie au cours des âges. Si l’on adoptait cette méthode, il n’y aurait pas de surproduction, parce que production et consommation seraient régulées et ajustées l’une à l’autre et il ne serait plus nécessaire de trouver des débouchés pour nos excédents sur les marchés étrangers. Contrairement à ce que nous faisons aujourd’hui, nous n’aurions plus à vendre ces articles à crédit pour ensuite nous supplier qu’on nous les paye. […] Cela coûte bien moins cher de détruire à présent nos biens obsolètes et inutiles – et peut-être aussi notre richesse artificielle – que de risquer de détruire ce capital bien plus inestimable qu’est la vie humaine, ainsi que de saper la santé et la confiance des gens, en continuant à combattre la Dépression avec nos vieilles, lentes et onéreuses méthodes.
Notes
-
[1]
Extraits de la nouvelle édition du court essai de Bernard Londres, courtier new-yorkais durant la crise de 1929, Ending the Depression through Planned Obsolescence (1932), publié avec une postface de notre ami Serge Latouche (Éd. B2, « Fac similé », Paris, 2013). (Ndlr.)