Recensions et brèves par Alain Caillé
• CUKIER Alexis et DEBRAY Éva (dir.), La Théorie sociale de G. H. Mead. Études critiques et traductions inédites, Le Bord de l’eau, « Bibliothèque du MAUSS », Lormont, 2014, 490 p., 26 euros.
1 Malgré la traduction récente de L’Esprit, le soi et la société par Daniel Céfaï et Louis Quéré (et leur préface), George Herbert (G.H.) Mead reste mal connu en France. Or il s’agit là d’un auteur mondialement considéré comme l’un des plus importants de la tradition sociologique (et ne parlons pas de la psychologie sociale) ou, plus largement, pour la théorie sociale. Rares sont, en ce domaine, les auteurs contemporains qui ne se réclament pas au moins en partie de la tradition pragmatiste qu’il y initie avec John Dewey.
2 On ne peut donc que saluer la publication de ce volume qui réunit quinze auteurs et des contributions toutes d’excellente qualité. À certains égards, on comprend mieux en les lisant certaines des raisons de cette relative méconnaissance française. C’est que l’œuvre, complexe, ne se laisse pas facilement approprier et moins encore résumer et mettre en fiches pédagogiques, comme en témoigne la pluralité des lectures proposées. Et le fait que Mead se réclame d’une forme de béhaviorisme (bien éloigné de celui de Watson) et de naturalisme, qui ont mauvaise presse en France, n’aide pas à sa bonne compréhension.
3 On recommandera peut-être, plus particulièrement, la lecture de l’excellente introduction d’Alexis Cukier et Éva Debray, celle de son prédécesseur, Charles Horton Cooley, par Mead lui-même, celle de Mead par son successeur et fondateur de l’interactionnisme symbolique, Herbert Blumer et, enfin, la discussion critique de la lecture de Mead par Honneth que présente Alexis Cukier.
4 Ces lectures faites, entre autres, un lecteur familier du MAUSS regrettera peut-être qu’une comparaison un peu systématique entre Mauss et Mead ne soit pas entreprise. Que de points communs, somme toute, que d’évidences partagées ! Mais qu’il vaudrait la peine d’expliciter.
• BERT Jean-François et LAMY Jérôme (dir.), Michel Foucault. Un héritage critique, CNRS Éditions, Paris, 2014, 410 p., 25 euros.
5 Il n’est pas un auteur plus lu, cité, commenté, adulé, révéré (ou pour cela même honni) dans le monde entier que l’a été Foucault depuis plus de trente ans. Pas un historien, un sociologue, un philosophe, un ethnologue ne peut se dispenser de l’avoir lu. On sait tout ce que lui doivent les Postcolonial, Subaltern, Gender ou Queer Studies dont il constitue la référence première. On ne compte pas les citations et les usages de ses concepts : gouvernementalité, biopouvoir, intellectuel spécifique, micropouvoir, hétérotopie, parrèsia, usage, souci ou technique de soi, épistémè, archéologie, généalogie, et tant d’autres. Voilà qui donne le tournis.
6 Ce livre, très informé, qui réunit une trentaine de spécialistes de l’œuvre et fait le tour des concepts foucaldiens et de leurs usages, est donc particulièrement bienvenu. On en mesure l’enjeu. Puisque cette œuvre est au carrefour de tant de disciplines, parce qu’elle touche à tant de sujets, elle devrait fournir la clé d’intelligibilité générale et partagée qui manque tant aux sciences sociales pour nourrir leur dialogue, pour trouver leur unité relative dans le cadre de la science sociale. Or le premier intérêt de l’ouvrage coordonné par Jean-François Bert et Jérôme Lamy est de nous permettre de comprendre pourquoi elle échoue à le faire. La raison première est que tous ces concepts sont séduisants mais qu’ils se dérobent aussitôt qu’on cherche à les cerner. Ainsi en va-t-il du « pouvoir », omniprésent chez Foucault, mais dont il se propose de montrer comment il s’exerce mais non ce qu’il est (p. 174). Il est donc d’autant plus aisé de le déclarer omniprésent qu’on ignore sa nature.
7 En fait, tous ces concepts pointent en direction de ce qui pourrait être une théorie, mais ils ne débouchent jamais sur une théorie effective, encore moins sur un système de pensée foucaldien, et ils ne fonctionnent pas véritablement comme des concepts. C’est que, comme le notent les maîtres d’œuvre de ce recueil, Foucault ne se présente jamais « comme un auteur ni même un penseur », mais d’abord, écrit Foucault lui-même, comme un « marchand d’instruments, faiseur de recettes, indicateur d’objectifs, releveur de plan, armurier, cartographe » (cité p. 30). Ou encore, il explique que chacun de ses livres « est une petite boîte à outils » où l’on peut venir se servir pour prélever sans retenue telle phrase, telle idée, telle analyse, « comme un tournevis ou un desserre-boulon » (cité p. 263).
8 Foucault nous livre donc des fragments de théorie possibles, des esquisses de concepts qui se dérobent (on peut se demander si ce n’est pas une marque de fabrique des intellectuels français, depuis Bataille jusqu’à ceux qui se sont exportés sous le drapeau du structuralisme ou de la French Theory), d’où la frustration qu’il ne peut manquer de susciter au sein des champs disciplinaires institués. Mais c’est aussi ce qui fait sa séduction et qui explique l’usage aussi universel que protéiforme qui en est fait. Non seulement Foucault sert d’étendard à tous ceux qui se veulent subversifs à un titre ou à un autre, mais son utilisation même des notions ou concepts qu’il produit est intrinsèquement subversif puisqu’il mime les concepts de la science normale, au point qu’il pourrait presque apparaître comme le sociologue généraliste, le social scientist suprême, mais pour laisser apparaître qu’il n’est en définitive rien de tout cela. Qu’il en est même le contraire. Ou l’au-delà. Subversif, forcément subversif. Il explique lui-même que ce qu’il fait n’a rien à voir avec la science sociale. N’écrivait-il pas, par ailleurs, dans Archéologie du savoir : « Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même » (AS, 1969, p. 28, cité p. 292). C’était, il est vrai, bien avant la valorisation du souci de soi.
9 Que doit-on, que peut-on alors retenir de Foucault ? L’enjeu central est excellemment situé par Jean-François Bert dans le chapitre qu’il consacre à une comparaison de Foucault et de Norbert Elias, entre lesquels il existe nombre de points communs (au point qu’à la fin de sa vie Foucault traduisait pour lui-même le livre d’Elias, La Solitude des mourants-die Einsamkeit des Sterbendes) mais une différence essentielle : Elias était particulièrement soucieux de la cohérence de son œuvre et de son inscription dans le cadre d’une sociologie historique générale. Historique parce que et en tant que générale. Un tel souci de sauvegarder et de faire vivre une sociologie (une science sociale, si on préfère) est également au cœur du projet du MAUSS. À charge pour lui de faire bon usage des intuitions de Foucault.
• HEINICH Nathalie, Le Paradigme de l’art contemporain. Structure d’une révolution artistique, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 2014, 365 p., 21,50 euros.
10 Nombreux sont nos contemporains à ne rien comprendre, ou presque, à l’art contemporain. Ils comprendront mieux pourquoi en lisant ce livre d’une des principales sociologues de l’art actuelles. C’est qu’il n’y a aucune continuité entre l’art moderne (lui-même en rupture avec l’art classique) et l’art contemporain, dont la caractéristique première est la posture de contre-pied systématique qu’il prend face à tout ce qui avait défini l’art jusque-là. Ce qui est montré et donné à voir n’est plus tant un objet durable qu’une installation éphémère. C’est l’artiste plus que sa production qu’il faut admirer, et qui est d’autant plus admirable qu’il est toujours plus transgressif, y compris vis-à-vis de lui-même (« Une bonne galerie expose des artistes avant d’exposer des œuvres, déclare un galeriste » (p. 257)), et qu’il met en avant qu’il n’est nullement désintéressé, bien au contraire (p. 66). Plus que l’œuvre en elle-même, c’est l’idée qu’elle traduit, le commentaire qu’on peut en faire qui importent. Dans ce jeu du commentaire sur les commentaires des commentaires, ce sont les commissaires artistiques, ceux qui organisent des performances, qui déterminent la valeur. Comme l’écrit Yves Michaud, « les commissaires se sont substitués aux artistes pour définir l’art » (cité p. 195). Il s’est donc bien produit, dans le domaine, de l’art une véritable révolution paradigmatique, au sens de Kuhn, qui aboutit à faire coexister sous le même nom d’art des systèmes de pratiques et de valorisations proprement incommensurables.
11 En partisane fervente de la neutralité axiologique, Nathalie Heinich se garde bien de porter un jugement de valeur sur l’art contemporain. Les détracteurs de celui-ci trouveront dans son livre amplement de quoi alimenter leurs critiques. Pourtant, écrit Nathalie Heinich, les œuvres en question « pour peu qu’elles soient réussies sont parfois capables de faire éprouver de réels plaisirs ; qu’ils soient purement ludiques, par la démonstration du savoir-faire dans le maniement des règles du jeu ; ou, plus profondément, intellectuels, etc. […] ». Bref, on y trouve « toutes les composantes de cette quête d’excitation (quest for excitement) si profondément ancrée dans la psychologie humaine » (p. 339). Quest for excitement, c’est une notion défendue par Norbert Elias. Voilà qui nous ramène à la confrontation Elias/Foucault évoquée dans la note précédente. En s’inspirant des analyses de Nathalie Heinich, il est tentant de dire que la sociologie d’Elias s’apparente à l’art moderne, celle de Foucault à l’art contemporain. Deux univers qui semblent présenter des points communs mais qui se révèlent en définitive largement incommensurables.
• HEINICH Nathalie, SCHAEFFER Jean-Marie et TALON-HUGON Carole (dir.), Par-delà le beau et le laid. Enquête sur les valeurs de l’art, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 194 p., 17 euros.
12 La confrontation de l’art moderne et de l’art contemporain montre à l’évidence que l’art ne saurait être caractérisé par la recherche du beau. Il peut même être tout le contraire. Il n’est pas évident non plus qu’il doive susciter du plaisir. Une certaine excitation, peut-être ? Mais quoi, alors ? Pour y voir un peu plus clair dans cette discussion compliquée, ce recueil se révélera extrêmement utile qui distingue, après discussion entre philosophes, historiens ou sociologues de l’art, notamment, quatorze notions, susceptibles d’appuyer des jugements de valeur portés sur des œuvres d’art, en plus du beau ; l’authenticité, l’autonomie, la célébrité, la cherté, la moralité, l’originalité, la pérennité, le plaisir, la rareté, la responsabilité, la significativité, le travail, l’universalité, la virtuosité. Chacune de ces quatorze notions fait l’objet d’un chapitre. Toujours très instructif.
• D’IRIBARNE Philippe, L’Islam devant la démocratie, Gallimard, « Le Débat », Paris, 2013, 186 p., 16,90 euros.
13 Les travaux de Philippe d’Iribarne attestent du poids et de la persistance des traditions culturelles jusque dans les domaines les plus profanes, ceux de l’entreprise. L’auteur sort ici de son champ d’expertise principal pour monter en généralité en abordant un sujet qui sent le soufre, celui de la compatibilité ou de l’incompatibilité de l’islam avec les valeurs démocratiques. L’échec des révolutions arabes, au moins jusqu’à présent et sous réserve d’un avenir moins sombre possible pour la Tunisie, donne à cette question toute son acuité et son actualité. Un examen serré de la tradition musulmane et des discussions en cours sur sa compatibilité avec la laïcité le conduit à un diagnostic fort pessimiste. Ce qu’il trouve au cœur de l’islam et qui persiste à travers les siècles, c’est la crainte de la division et le désir de certitude. « L’organisation de la société est affectée par cette recherche persistante de certitude et d’unanimité face à des doutes et une division menaçant sans cesse de renaître, et qu’il s’agit de neutraliser autant que faire se peut » (p. 18). À coup sûr le christianisme, et plus spécifiquement le catholicisme ont présenté des traits semblables, mais ils n’ont pas empêché l’accès à la démocratie. Il n’y a pas encore de véritable équivalent dans le monde islamique où même la sécularisation ne débouche pas sur une démocratisation pérenne. « Y a-t-il des pays musulmans où, en dépit de l’influence de l’islam, le corps social est resté marqué par une acceptation du doute et du débat ? Les connaissances paraissent encore minces en la matière », conclut Philippe D’Iribarne (p. 144), dont on ne pourra pas balayer les arguments d’un revers de main. Une discussion des thèses et de la démarche d’un Tariq Ramadan aurait été bienvenue.
• MORIN Edgar et RAMADAN Tariq, Au péril des idées, Presses du Châtelet, Paris, 2014, 282 p., 17,95 euros.
14 Voici un livre d’autant plus précieux que, comme le dit sa quatrième de couverture, il est en effet inattendu. Inattendue, cette discussion tous azimuts, et au fil des pages de plus en plus amicale et complice, entre un héritier des Lumières hautement revendiquées, l’un des plus éminents représentants des sciences sociales et de l’épistémologie contemporaines (aux ascendances juives, de surcroît), et le petit-fils du fondateur des Frères musulmans, théologien et prédicateur particulièrement influent dans certaines terres d’islam, mais parfaitement frotté également, il est vrai, à toutes les traditions de pensée philosophiques ou littéraires occidentales. À soi seul le fait qu’une telle rencontre puisse avoir lieu est facteur d’espoir et de réjouissance. Mais ce qui l’est plus encore, c’est le fait que, par-delà les différences – entre un non-croyant et un croyant qui n’entendent nullement abandonner ce choix premier –, il n’y a pas seulement dialogue possible mais, au bout du compte, accord sur à peu près tout ce qui est essentiel.
15 L’islam de Ramadan se révèle non seulement compatible avec une laïcité bien entendue – i. e. différente d’un laïcisme stigmatisateur, antireligieux et excluant (voir l’article de Jean Baubérot dans le dernier numéro du MAUSS) –, il serait à l’origine, et constitutivement, ouvert, pluraliste et tolérant. C’est cet islam-là qu’il faut faire revivre en l’adaptant aux réalités contemporaines au lieu de prétendre le figer dans le littéralisme. Du coup, ce que l’on voit apparaître au fil de ce dialogue, c’est la possibilité d’un véritable convivialisme (Edgar Morin parlerait plutôt de la voie du bien vivre) à l’échelle planétaire, un art de « vivre ensemble sans se massacrer », entre croyants et incroyants, comme entre croyants de toutes sortes de religion.
16 Approfondissons un peu : comment, demandera-t-on, une telle coexistence féconde est-elle concevable si certains prétendent parler au nom d’une vérité révélée (qu’elle soit théorique ou affective) à laquelle les autres ne peuvent accorder aucun statut ni crédence, soit parce qu’ils ne croient pas en l’existence de l’auteur putatif de la révélation, soit parce que l’idée même de révélation leur est étrangère, voire intolérable ? À poser cette question, on s’aperçoit que ce qui est problématique pour la coexistence entre les humains, ce n’est pas le fait de parler au nom de la religion ou de la science, ou de telle religion plutôt que de telle autre, c’est l’occupation d’une position de certitude, de sujet supposé savoir, et cela que l’on parle au nom de la science ou d’une divinité quelconque.
17 Disons-le à l’inverse : ne peuvent coexister humainement, et a fortiori démocratiquement, que ceux qui sont ouverts au doute sur la vérité ultime de leur croyance. Nul besoin pour cela de devoir renoncer à la science ni à sa croyance religieuse (ou aux deux). La seule chose qui importe, c’est de reconnaître que la science peut se tromper (voire se trompe fréquemment…) et que la vérité révélée est susceptible d’interprétations divergentes. À partir de là, tout est ou redevient possible. Et pas seulement sur le plan théorique ou épistémologique, non, sur le plan le plus immédiatement pratique et politique, car c’est bien d’une vision politique renouvelée, faisant droit à la pluralité des cultures, que nous avons un besoin urgent. Sur cette question, la position développée par Tariq Ramadan semble difficilement contestable. Elle reconnaît que « l’“acculturé” est un potentiel danger pour l’homogénéité du passé et les (que) les discours sur la prétendue “intégration” manquent de clarté », mais elle ajoute : « En réponse à ceci, je dis qu’il faut promouvoir les “trois L” : respect de la loi, connaissance de la langue du pays et loyauté vis-à-vis du pays où l’on vit – une loyauté forcément critique et constructive, qui entend défendre la justice et les valeurs d’égalité et de dignité » (p. 248).
18 C’est sur de telles bases qu’il devient plausible de commencer à imaginer un monde partageable qui se réconcilierait dans la lutte commune contre l’hubris. Cela, comme en attestent les dernières pages, passera par le pardon (les humains ont beaucoup à se faire pardonner), mais aussi par l’espérance. Le lecteur l’aura compris : on ne saurait surestimer l’importance de ce livre.
• DOSSE François, Castoriadis. Une vie, La Découverte, Paris, 2014, 532 p., 25 euros ; LATOUCHE Serge, Cornelius Castoriadis ou l’autonomie radicale, Le Passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 94 p., 8 euros.
19 Difficile pour les sympathisants du MAUSS de ne pas se passionner pour cette biographie intellectuelle d’un penseur hors-normes, à la fois philosophe, économiste, psychanalyste ou sociologue, militant révolutionnaire et millionnaire parti de rien, fondateur avec Claude Lefort de Socialisme ou Barbarie qui aura représenté – avec ses dérivés ultérieurs, et notamment la revue Libre – l’équivalent français de l’École de Francfort. Le MAUSS s’inscrit dans cette tradition, qui entend ne pas séparer science sociale et philosophie morale et politique, science, éthique et politique. Comme toujours, le travail de François Dosse est remarquable de précision, de clarté et d’honnêteté. Serge Latouche voit, on le sait, en Castoriadis, l’un des précurseurs de la décroissance. Ce qu’il plaide, en toute vigueur, dans le petit livre stimulant qu’il lui consacre.
• DUPIN Éric, Les Défricheurs. Voyage dans la France qui innove vraiment, La Découverte, « Cahiers libres », Paris, 2014, 278 p., 19,50 euros.
20 Vivre autrement, de peu, voire de très peu souvent, bâtir autrement, des maisons en paille, des yourtes, etc., produire autrement, en agrobiologie ou via les AMAP, entreprendre autrement, habiter autrement, délibérer autrement, etc. Ils sont finalement beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit à faire ces choix-là en France. Si on le voit mal, si on les voit mal et qu’on en parle si peu, c’est parce qu’ils ont tendance à s’isoler du monde dans un entre-soi protecteur et à ne pas même connaître ou difficilement ceux qui font la même chose qu’eux, à proximité ou ailleurs. Éric Dupin est allé à leur rencontre, avec beaucoup d’empathie mais aussi de distance critique. Ce qui le frappe, ce qui frappe dans les cent cinquante entretiens qu’il a menés, c’est l’équilibre personnel atteint, une certaine joie de vivre, même si ces choix sont difficiles et parfois précaires. Mais c’est aussi la difficulté de faire entrer ces choix estimables et porteurs d’avenir en politique. Manque un discours, un grand récit unificateur dans lequel tous puissent se reconnaître. Éric Dupin conclut que celui-ci pourrait se trouver dans le convivialisme. On ne saurait lui donner tort.
Par Philippe Chanial
• GARRAU Marie, Care et attention, PUF, Paris, 2014, 74 p., 8 euros.
21 En quelques pages, fluides et élégantes, Marie Garrau propose d’approfondir les théories contemporaines du care dans la perspective d’une épistémologie, d’une éthique et d’une politique de l’attention. Elle rappelle ainsi toute la singularité du regard propre aux Care Studies : porter attention – « écouter autrement, voir autre chose » – aux pratiques qui forment la texture des vies ordinaires et, par là, leur donner droit de cité dans le discours théorique. À celles et ceux qui n’y voient qu’un sentimentalisme niais, Marie Garrau pointe au contraire combien cette attention au concret, au banal s’oppose aux théories idéales de la justice. En effet, chausser les lunettes du care, c’est bien rappeler que les normes éthiques et politiques sont immanentes aux pratiques sociales. Cette hypothèse centrale d’une normativité intrinsèque du « social » permet à l’auteure de relever et de discuter quelques liens de famille avec la tradition de la Théorie critique, pour mieux contribuer à l’actualiser. On regrettera seulement qu’une attention comparable n’ait pas été portée au paradigme du don, si proche de celui défendu dans ce bel ouvrage.
• PASQUIER Sylvain et GARNIER Marie-Thérèse, Regards d’infirmières sur le dispositif d’annonce du cancer, éditions Lamarre, Rueil Malmaison, 2014, 154 p., 22 euros.
22 Le livre coordonné par Sylvain Pasquier et Marie-Thérèse Garnier pourrait être lu comme une mise en œuvre particulièrement saisissante d’une telle épistémologie et éthique de l’attention. Rédigé dans le prolongement d’une « recherche-action infirmière » en milieu hospitalier, il analyse, au plus près des pratiques et des relations soignés-soignants, la mise en œuvre et l’impact des nouveaux dispositifs (issus du Plan de novembre 2005) d’annonce du cancer aux patients. Cette enquête montre combien l’enjeu de ces dispositifs est avant tout celui d’un « partage » qui donne au patient les supports affectifs et relationnels lui permettant de continuer à se rattacher à la vie en acceptant sa maladie, c’est-à-dire, aussi, un nouveau statut. Face à cette expérience de la vulnérabilité, des demandes de sens et demande de ritualisation se manifestent, tant pour les malades que pour les soignants. Car c’est bien – et l’ouvrage le formalise en clé de don – une « alliance thérapeutique » qu’il s’agit de sceller, un « esprit de vie » qu’il s’agit, collectivement, d’insuffler.
• BATIFOULIER Philippe, Capital santé. Quand le patient devient client, La Découverte, Paris, 2014, 192 p., 15 euros.
23 Dans le prolongement du n° 41 de la Revue du MAUSS semestrielle, « Marchandiser les soins nuit gravement à la santé » (1er sem. 2013), qu’il avait contribué à coordonner, Philippe Batifoulier, économiste, porte un tout autre regard sur le monde de la santé. Attentif à ce retournement par lequel le système de soins, initialement pensé et construit pour protéger le patient, se serait littéralement retourné contre lui, cet ouvrage peut se lire comme une dénonciation des privatisations et marchandisations de la santé et de la folie managériale qui règnent aujourd’hui à l’hôpital, ou comme une généalogie critique du nouveau capitalisme sanitaire, symptomatique de l’ère néolibérale. Pourtant, on aurait tort de n’y voir qu’un pamphlet de plus, tant l’ouvrage est documenté, rigoureux dans l’analyse, subtil dans ses orientations théoriques et ambitieux dans son propos. En effet, en transformant tant les patients que les soignants en Homo œconomicus impénitents, calculateurs et opportunistes, c’est bien à « une mutation anthropologique » inédite que nous assistons. Mutation par laquelle, notamment, la « dette sociale », qui était hier encore identifiée, positivement, à l’expression de la solidarité nationale et à l’appartenance à un monde commun, devient une dette strictement négative, une anomalie dont on doit se débarrasser en la remboursant à « tout prix ». Plus de place alors au « don solidaire », à cette obligation de donner sans contrepartie que constituait la cotisation sociale. Chacun doit être quitte et en avoir pour son argent. La force de cet ouvrage est de montrer l’urgente nécessité de repenser ce pacte social que constituait – et doit constituer –, pour toute société, le pacte de soin.
• FREGA Roberto, Les Sources sociales de la normativité, Vrin, Paris, 2013, 239 p., 18 euros.
24 Dans un esprit en partie assez proche, cet ouvrage propose d’analyser l’émergence d’une autre philosophie morale et politique, attachée à une conception de la rationalité pratique alternative au rationalisme classique tel qu’il est aujourd’hui incarné par l’œuvre de Rawls et de ses héritiers. À égale distance du mythe de la raison universalisante, parlant d’une seule voix pour tous et chacun, et d’un relativisme hyperbolique ou d’une neutralité axiologique mal comprise, Roberto Frega tente de dégager une troisième voie, telle qu’elle s’esquisse dans l’œuvre d’auteurs comme Michaël Walzer, Alasdair Mac Intyre, Charles Taylor et Stanley Cavell. Posant la primauté épistémologique des pratiques, ces auteurs dessinent une conception (expressiviste) de la rationalité comme institution sociale. Dans cette perspective originale et profondément pragmatiste, c’est ce qui, dans la position de l’agent, se réclame du lien social, ce sont les structures inhérentes à la coordination qui constituent les sources dont la raison se sert pour appuyer les pratiques normatives. Une autre façon, parfois très technique, de faire droit, à l’instar du paradigme du don et des théories du care et de la reconnaissance, à la normativité immanente du social. Exigeant, mais stimulant.
• BENARROSH Yolande, Les Sens du travail. Migration, reconversion, chômage, postface de François Vatin, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2014, 207 p., 18 euros.
25 Du titre de cet ouvrage, c’est bien davantage le pluriel qu’il s’agit de retenir plutôt que l’ambition de dégager une quelconque « essence » du travail. Synthétisant de longues années de recherche, notre amie Yolande Benarrosh invite en effet à pluraliser les regards sur l’expérience de travail. Pluralisme interdisciplinaire tout d’abord, par lequel l’auteur ne cesse de circuler aux frontières de la sociologie. Mais pas seulement. Car si le travail est bien ici sur le métier, le parti pris adopté consiste à proposer plusieurs déplacements par rapport à l’« objet travail », cette « institution totale » des sociétés occidentales contemporaines. Bref, à détotaliser le travail, à ne pas l’affronter frontalement, mais de biais, pour mieux en faire parler l’expérience, en dégager la pluralité des formes sensibles.
26 C’est la raison pour laquelle Yolande Benarrosh propose de l’aborder à travers des situations problématiques ou à travers les ruptures biographiques et professionnelles et ce qu’elles révèlent. Il est ainsi saisi, tour à tour, dans le passage d’un emploi à l’autre chez les « reconvertis » – c’est le « travail de l’entre-deux » – ; dans son absence chez les chômeurs – le « travail en creux » – ; mais aussi dans les interactions entre les agents et usagers du service public de l’emploi – le « travail pour autrui ». Comme le souligne François Vatin dans sa postface, cette méthode du déplacement permet, par ces « pas de côté », de passer le travail au travers d’un kaléidoscope, où il se reflète à la fois selon la situation singulière du travailleur et la configuration de l’enquête elle-même. En ce sens, il s’agit d’une démarche résolument pragmatiste qui déplace aussi la posture du chercheur. Reconvertis, chômeurs, salariés au guichet de l’ (ex) ANPE sont aussi, dans ces situations problématiques, des enquêteurs qui produisent, en acte, de la connaissance, de la réflexivité. Un plaidoyer très original pour une sociologie du travail à la fois décalée et engagée.
• LABELLE Gilles, MARTIN Éric, VIBERT Stéphane (dir.), Les Racines de la liberté. Réflexions à partir de l’anarchisme tory, éditions Nota Bene, Montréal, 2014, 400 p.
27 Cet ouvrage prolonge une réflexion collective menée dans le cadre d’un colloque, tenu à Ottawa en 2010. Il avait pour objet d’interroger cette notion orwellienne, en forme d’oxymore : l’« anarchisme tory ». On doit à notre ami Jean-Claude Michéa d’avoir repris et actualisé cette formule pour définir une forme de sensibilité morale et politique dont la pertinence, soulignent les auteurs, « tient à ce qu’elle prend à revers les principaux paramètres de l’idéologie individualiste, libérale ou néolibérale, dominante dans nos sociétés ». Le lecteur trouvera ici non seulement des éléments de discussion de l’œuvre de Michéa, mais aussi la version originale du long entretien avec Stéphane Vibert, qui a constitué la trame de son ouvrage Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès (Climats, 2011). Et, plus encore, sous des plumes variées et souvent alertes, la présentation de diverses figures de cet anarchisme tory, ou des lectures originales d’œuvres classiques dans ces termes, de Marx, Arendt, Castoriadis à Simone Weil, Pasolini, Scholem, Michel Freitag. Et, tout naturellement, de Christopher Lasch, ici dans une belle synthèse de Pierre Prades. S’y dessine une conception commune de la liberté, non plus « autofondée », abstraite, naturalisée et déliée mais, à l’inverse, fondamentalement incarnée, enracinée, instituée historiquement, culturellement et symboliquement, inscrite dans la chair même du social. Une liberté jamais triomphante mais fragile, qui appelle à prendre soin de ses propres conditions (transcendantales) de possibilité.
Recension par Alain Caillé
• JULLIARD Jacques et MICHÉA Jean-Claude, La Gauche et le peuple. Lettres croisées, Flammarion, Paris, 319 p., 19,90 euros.
28 Selon toute vraisemblance, ce livre fera date. Pour de nombreuses raisons, qu’on ne saurait détailler ici. La première est que ces échanges épistolaires entre l’éditorialiste bien connu, longtemps au Nouvel Observateur et désormais à Marianne, ancien champion de la deuxième gauche, et un auteur incisif, issu de la tradition communiste revisitée par la lecture de Mauss et du MAUSS, vilipendé à gauche et plus encore à la gauche de gauche, souvent taxé de populisme naïf ou coupable, ces échanges témoignent d’une extraordinaire éthique de la discussion. À aucun moment, il ne s’agit de triompher de l’interlocuteur en dénonçant ses mauvaises intentions supposées, son ignorance ou ses sympathies politiquement incorrectes présumées, à aucun moment Julliard ne tente de faire subir à Michéa la reductio ad Hitlerum (le fameux point Godwin), ni Michéa à Julliard l’assimilation à la gauche caviar. Non, il s’agit seulement de progresser ensemble dans la compréhension d’un problème dont les enjeux ne sont pas minces : la gauche a-t-elle perdu le peuple ? Première question, qui renvoie en préalable à une seconde question, qui occupe la première partie du livre : le peuple a-t-il jamais été « de gauche » ? Non, soutient depuis longtemps Michéa, mais de façon ici plus claire, approfondie et convaincante, pour qui le peuple a toujours été socialiste mais non de gauche, la « gauche » ne faisant qu’incarner l’idéologie du Progrès propre à la bourgeoisie libérale. C’est là la thèse que nos deux auteurs s’accordent à qualifier de « séparatiste ». Pourtant, le peuple a souvent accordé son soutien à cette gauche, et n’en est donc pas si éloigné que cela. Thèse « continuiste ».
29 Sur cette discussion passionnante, deuxième enjeu du livre, les arguments respectifs sont précis et de haute volée. On s’étonne malgré tout qu’aucun de nos deux auteurs ne propose un véritable historique de l’idée même de gauche, et, notamment, de sa naissance (Peut-on ici se permettre de renvoyer à Alain Caillé et Roger Sue (dir.), De gauche ? Fayard, Paris, 2009, ?). Voici qui pose la question, évidemment cruciale, de savoir ce qu’il faut entendre tant par « gauche » que par « peuple ».
30 Cela étant, l’enjeu le plus important, troisième raison pour laquelle ce livre fera date, est de savoir ce qu’il en est actuellement, en ces temps de capitalisme rentier et spéculatif. Et sur ce point, peu à peu les convergences se précisent, qui vont plutôt dans le sens de Michéa. Entre peuple et gauche, le divorce semble irrémédiable. Écoutons Jacques Julliard : « Je m’aperçois que… j’ai beaucoup parlé du peuple et bien peu de la gauche. C’est, d’une certaine manière, vous rendre les armes […] Et, tenez : en tant que parti, ou que partis, je suis convaincu que la gauche va disparaître. Je suis convaincu qu’en tant que parti, il faut qu’elle disparaisse » (p. 290). Il ajoute néanmoins : « Mais je ne renonce pas à appeler “gauche” le rassemblement populaire qui, tôt ou tard, s’imposera. »
31 On pressent, à la lecture de cette conclusion, une autre des raisons, pas nécessairement enthousiasmante, pour lesquelles ce livre fera date. C’est que, sans le dire, il semble dresser comme un acte de décès des débats qui ont animé la vie politique et démocratique depuis plus de deux siècles. Gauche et peuple ont-ils parti lié ? La question ne semble plus avoir qu’un intérêt rétrospectif dès lors que la gauche semble incapable, à la fois non désireuse et impuissante à s’opposer au capitalisme rentier et spéculatif globalisé, et que le peuple, éclaté en de multiples strates qui ne communiquent plus entre elles, qui se rapportent de façon infiniment diverses à la globalisation et que ne rassemble aucun grand récit, devient de plus en plus introuvable. Quelle perspective offrir alors à tous ceux qui ne se résignent pas à la financiarisation universelle des vies humaines ? Le lecteur reste ici sur sa faim. On s’accordera néanmoins, avec nos deux auteurs, sur l’essentiel. La base de la mobilisation sera nécessairement morale et il faudra qu’elle mobilise tendanciellement 90 % de la population – qui formeront alors un nouveau « peuple » – autour d’un nouveau grand récit qu’il nous reste à édifier.
32 C’est là, précisément, la tâche que s’assigne le mouvement convivialiste. Qui s’inscrit dans l’héritage de la gauche et du socialisme, en sachant que le champ du débat politique ne sera plus structuré significativement par les signifiants « gauche », « peuple » et « socialisme ».