Une provocation barthésienne
1 Au début de son cours sur Le Neutre, Roland Barthes désigne la notion de pouvoir comme un mot-mana [1] du discours des sciences sociales, qu’il suffirait d’associer à un autre terme pour légitimer n’importe quelle analyse. Il imagine ainsi, non sans malice, les programmes « pouvoir et inconscient », « pouvoir et sexualité », « pouvoir et nature morte » [Barthes, 2002, p. 33]. Derrière l’ironie de son énumération pointe une sérieuse critique des sciences sociales et de leur rapidité à endosser l’habit de la dénonciation. C’est toute la systématicité, la maniaquerie, mais aussi la naïveté de l’évangélisme anthroposocial, que Barthes entend déjouer en mettant au point la figure du neutre. Le neutre, image d’une contre-réflexion sur le pouvoir ; ni dedans, ni dehors, ni avec, ni contre. Avec ce cours, l’auteur se fait peintre et, par touches successives, esquisse l’entre-deux que constituerait un espace hors du pouvoir, ou plutôt hors de la pensée du pouvoir. Il a créé ainsi un militantisme du neutre qui a de quoi surprendre des années 1970 obsédées par le « tout est pouvoir » de Michel Foucault.
2 L’ambition de l’auteur n’est cependant pas de défaire les théories du pouvoir, ni de leur opposer une conception alternative. L’attitude qu’il adopte consiste plutôt à les tenir à distance momentanément, sans réelles conséquences – Barthes ne reconnaît-il pas lui-même, au cours de l’une des leçons : « Ce cours est fait pour périr sur l’heure » [Barthes, 2002, p. 221] ? Malgré l’agacement qu’il manifeste face à la multiplication des analyses en termes de pouvoir, il ne semble donc leur opposer qu’une simple esquive, et non un lourd arsenal théorique. La nonchalance même de son geste conceptuel – faire du neutre une sorte de recoin sémiotique temporaire – a de quoi surprendre : quelles sont la signification et la portée de ce pied de nez ?
3 Sa proposition prend tout son sens si on y trouve, au-delà des variations sur le neutre, une provocation stimulante pour les chercheurs en sciences sociales. Sous des dehors anodins – le cours « rêverie » n’espérant aucun lendemain –, cette provocation contient une adresse essentielle aux sciences sociales, une invitation à réfléchir sur le pouvoir, dans une perspective critique qui ne se satisferait pas de la dimension topique du concept. La grande force du propos de Barthes est ainsi d’indiquer la plus grande méfiance face à la notion de pouvoir, « mot à tout faire », boîte noire des sciences sociales. Son errance parmi des mots sans pouvoir engage son auditeur, puis son lecteur, à repenser le sens d’une analyse en termes de pouvoir. Le terme, sans aucun doute, est galvaudé. Mais quelle est alors la pertinence des notions qui, bien que distinctes, gravitent autour de lui : domination, légitimation, injustice, aliénation, société de contrôle, biopolitique ? Le Neutre s’interprète comme un défi lancé aux sciences sociales dans une pirouette : « Vous autres, demande Barthes, que trouvez-vous de si fascinant et de si indispensable à la question du pouvoir ? »
4 L’interpellation de Roland Barthes ne trouvera pas de réponse dans ces lignes mais c’est d’elle qu’est né le souci d’une interrogation réflexive sur le traitement du pouvoir et de ses avatars théoriques par certains courants de sciences sociales « critiques [2] ». Au « pourquoi se préoccuper du pouvoir ? » barthésien, répond ainsi un « comment les sciences sociales critiques se préoccupent-elles du pouvoir ? ». Pour cela, cet article propose de reconsidérer la relation des sciences sociales et du pouvoir au prisme de deux remarques complémentaires. Dans un premier temps, le rapport des sciences sociales et du pouvoir est formulé comme un rapport de désignation de celui-ci par celles-là ; dans un second temps, le recours à la notion de polyphonie des discours, qui décrit un aspect du monde social dont la portée est encore mal mesurée, permet de mieux cerner le caractère problématique du fonctionnement des sciences sociales.
5 Les sciences sociales critiques semblent en effet constituer une tentative spécifique de discourir sur le pouvoir et surtout de désigner celui-ci. Or un certain nombre de débats transversaux des deux dernières décennies, en particulier sur le relativisme, montrent que la dimension polyphonique du monde social, si elle n’est pas ignorée, expose en revanche les sciences sociales à des difficultés insurmontées. La notion de polyphonie des discours insiste sur la dimension discursive et discordante du monde social. Sa prise en considération amène à reconnaître que ce dernier est traversé par une infinité de discours, parfois indépendants, parfois concurrents, dans le plus grand désordre, et qu’il n’existe pas de règle absolue de discrimination entre ces discours. Elle conduit donc à prendre acte du fait que rien ne saurait légitimement mettre fin à ce concert perpétuel : aucun discours ne peut prétendre à la vérité et balayer définitivement ses concurrents. « L’érosion du principe de réalité » [Vattimo, 1990] fait alors place à une dynamique permanente de plaques tectoniques : déplacements, chevauchements, crises, suivant un déroulement sans fin.
6 Les conséquences d’une prise en compte de la polyphonie sont d’ordre pratique et font obstacle à la réalisation des objectifs attribués aux sciences sociales critiques. Comment continuer à désigner le pouvoir et ses mécanismes tout en prenant acte de la polyphonie sociale ? Accepter l’existence de la polyphonie, c’est accepter l’idée que le monde social est tissé d’une infinité de discours entrecroisés ; et faire le deuil de la promesse d’une coupure épistémologique. Parmi les discours portés par la tradition, produits par la science, dispensés par les milieux politiques ou l’institution familiale, certains peuvent se targuer d’une plus grande précision, d’une meilleure efficacité, mais aucun ne peut mettre fin à la polyphonie des discours pour fonder l’action juste [Rorty, 1993, chapitre XI].
7 Avant de prendre en compte la polyphonie, la science sociale poursuit pourtant le rêve de mettre un terme aux débats sur les différentes formes de pouvoir, à partir d’une posture qui revendique un rapport privilégié au réel. Il suffirait de fonder scientifiquement la désignation du pouvoir par sa description pour déterminer la décision à prendre à son sujet, en vertu de l’alchimie du couple « discours vrai/action juste [3] ». Si, à l’inverse, l’idéal de vérité se trouve remplacé par des rapports de chevauchement entre discours, le rêve d’une action « juste », fondée discursivement, s’effondre [4]. Les sciences sociales se voient retirer l’autorité dont elles se croyaient investies : leur privilège de désignation. Comment, et au nom de quel objectif, les sciences sociales peuvent-elles alors continuer à désigner le pouvoir ?
8 Dans cette perspective, ce texte porte d’abord sur la fonction des sciences sociales dans la mise au jour des mécanismes de pouvoir, et sur la fragilisation de cette performativité particulière par la prise en compte de la polyphonie des discours. Il tente alors de redéfinir le projet des sciences sociales à la lumière de l’hypothèse polyphonique, ce qui conduit à la proposition d’une « analyse de la circulation du sens ».
Procédés de désignation des instances du pouvoir
Définition des termes
9 Afin de développer cette proposition, il est nécessaire, dans un premier temps, de montrer qu’une fonction essentielle des sciences sociales consiste à élaborer des procédés de désignation des instances de pouvoir. La notion de désignation éclaire le rapport du pouvoir et des sciences sociales en insistant sur la performativité de ces dernières. Pour mieux saisir les enjeux de cette affirmation, il faut en définir les termes.
10 Pouvoir. — On trouve chez Cornelius Castoriadis une définition du pouvoir dont le mérite est de compenser le caractère arbitraire de toute définition par une concision qui en fait une base de travail pertinente. Deux caractéristiques permettent à Castoriadis, a minima, de clarifier la notion de pouvoir. La première est l’exercice de la contrainte et « la capacité, pour une instance quelconque (personnelle ou impersonnelle), d’amener quelqu’un (ou quelques-uns) à faire (ou à ne pas faire) ce que, laissé à lui-même, il n’aurait pas nécessairement fait (ou aurait peut-être fait) » [Castoriadis, 1990, p. 137-171]. La deuxième caractéristique concerne les objets sur lesquels portent la contrainte et les outils qu’elle emploie, qui constituent ses « leviers ». Castoriadis distingue en effet le pouvoir « explicite », ou contrainte qui s’exerce sur l’individu à son corps défendant, du pouvoir « implicite » qui consiste à « préformer quelqu’un de sorte que de lui-même il fasse ce qu’on voudrait qu’il fasse sans aucun besoin de domination (Herrschaft) ou de pouvoir explicite pour l’amener à… » [Castoriadis, 1990, p. 144]. Dans chacun de ces idéaux-types, la contrainte porte sur un objet différent : prioritairement le corps, dans le cas de la contrainte explicite, et le jugement individuel dans le cas de la contrainte implicite. La contrainte mobilise alors des outils différents, la violence ou la conviction et l’intériorisation. Par ailleurs, Castoriadis place, derrière le pouvoir, une intentionnalité. Or de nombreux enjeux de pouvoir ont pu être conceptualisés en dehors de toute notion d’intentionnalité, comme l’a montré par exemple le structuralisme. Il est donc préférable de retrancher, à la définition proposée par Castoriadis, tout présupposé quant à l’existence d’une intentionnalité au fondement des mécanismes de pouvoir.
11 Instances. — Le pouvoir s’exerce sur des objets, avec des outils et à travers différents modes d’existence. En conséquence, la nécessité de conserver une notion générale du pouvoir conduit à rassembler sous la notion d’« instance » ses multiples apparitions ; de même que le langage existe chez Ferdinand de Saussure [1995] à travers la parole, le pouvoir existe à travers des instances. Celles-ci peuvent être à la fois des individus, des groupes, des théories, des normes, des institutions, des traditions. Il n’existe pas de pouvoir dans l’absolu, mais seulement à travers une multiplicité complexe d’objets sensibles et intelligibles.
12 Désignation. — Le choix de la notion de désignation est essentiel dans la caractérisation du rapport entre sciences sociales critiques et pouvoir. Il souligne deux aspects de la pratique des sciences sociales : leur dimension « monstrative » et leur dimension performative. Le travail des sciences sociales repose, premièrement, sur un exercice monstratif. S’il est indéniable que l’activité scientifique produit en permanence des résultats inattendus par le chercheur lui-même, il est en revanche nécessaire de considérer les a priori politiques sur lesquels elle repose et les effets de continuité entre ces a priori et la production de la recherche. Le geste de recherche est en partie déterminé par la posture du chercheur. Tenant compte de ce fait, la notion de désignation implique l’idée d’une posture initiale. C’est toujours à partir d’un lieu donné que l’on désigne quelque chose, et le doigt qui pointe la lune comme les inégalités sociales est toujours arrimé à un corps dont la gestuelle a son importance. Le réel préexiste, mais l’attention de l’épistémologue doit porter sur la désignation, acte de médiatisation, de « monstration ». On ne montre que ce qui existe, mais l’existant est toujours construit dans le cadre d’un projet sociopolitique donné [Pestre, 2001 ; Haraway, 2007]. Désigner quelqu’un ou quelque chose, c’est à la fois mettre son existence au jour et lui attribuer une place. Les sciences sociales relèvent donc à la fois de la formulation, de la représentation et de la production de postures pratiques sur des objets sociaux. Le terme de désignation amène à envisager les sciences sociales sous l’angle de leur performativité.
13 Procédé. — Le dernier terme dont l’usage mérite une clarification est celui de « procédé ». Les sciences sociales ont été définies comme une activité qui produit des procédés de désignation des instances du pouvoir. Si elles désignent le pouvoir, c’est donc par l’intermédiaire de procédés, qui recouvrent un ensemble de présupposés théoriques et de pratiques méthodologiques. Le recours à cette notion induit trois caractéristiques des sciences sociales. La première est la coexistence d’une pluralité de méthodes et d’approches. Un large pan de la recherche produit une critique sociale des mécanismes du pouvoir, mais cette activité s’exerce à travers une multitude de théories et de méthodes, sans unification systématique. La notion de procédé signifie alors la coexistence de pratiques différentes tournées vers un objectif commun. En cela, la notion de procédé s’approche de celle de « programme de recherche » forgée par Imre Lakatos et retravaillée par Jean-Michel Berthelot [Lakatos, 1994 ; Berthelot, 2001]. Le deuxième aspect souligné par la notion de procédé est l’automatisation des gestes de la recherche. Tout procédé est une technique de mise au jour des instances de pouvoir ; il normalise donc les réactions de désignation du pouvoir face à des situations variées. Au même titre que la boîte à outils foucaldienne, un procédé est abandonné aux usages des acteurs, tout en les contraignant : il s’agit d’un instrument cognitif ou d’un « style de raisonnement » [Hacking, 1991]. Le recours à un procédé bourdieusien ou marxiste de désignation des instances du pouvoir normalise les enjeux attribués à une situation donnée. Les procédés de désignation technicisent et normalisent le geste de désignation ; ils forment autant de machineries intellectuelles de désignation du pouvoir. Et c’est toute la force d’un procédé de désignation d’ôter à des situations de pouvoir leur caractère singulier pour les rendre comparables à certains égards. À ce titre, la notion de procédé suggère un processus de standardisation. De la même façon, la notion de procédé insiste sur l’existence de cadres de normalisation de la pratique scientifique et de la production de connaissances.
Efficacité des sciences sociales
14 En résumé, insister sur la fonction des sciences sociales critiques qui consiste à élaborer des « procédés de désignation des instances du pouvoir » permet de tenir compte à la fois de la diversité des pratiques et de l’existence de courants de standardisation tout en insistant sur une visée commune et d’ordre pragmatique. En effet, les procédés de désignation se rapprochent de plusieurs concepts décrivant la diversité des modes d’appréhension du réel ou explicitant les modes de normalisation de la pratique et du raisonnement scientifique, par exemple à travers des orientations ontologiques, privilégiant des objets à étudier, et épistémologiques, privilégiant des formes d’explication (paradigme, themata, style de raisonnement, schème d’intelligibilité ou programme) [Berthelot, 2001, p. 474]. Mais la notion de procédé insiste sur la dimension performative ou logistique de l’activité scientifique. Pour montrer cette distinction, on peut s’appuyer sur la comparaison avec les schèmes d’intelligibilité définis par Jean-Michel Berthelot. Les schèmes d’intelligibilité sont des traits distinctifs de l’explication scientifique ; leur mise au jour montre la cohérence et la stabilité des types d’explication formulés par un auteur ou un courant de pensée [Berthelot, 1998]. Les « procédés de désignation » soulignent quant à eux la spécificité et la stabilité du rapport à l’action d’un auteur ou d’un courant, dans la mise en relation des usages qu’il prône ou permet des savoirs qu’il produit et de ses pratiques méthodologiques. L’exemple d’une telle analyse est donné par Jean-Manuel de Queiroz, lorsqu’il confronte les déclarations dans lesquelles Michel Foucault fait de ses livres des boîtes à outils aux arguments du philosophe pour dénoncer de « mauvaises » lectures de l’Histoire de la folie. De la tension entre méthode, normes et pratiques de lecture émerge un procédé par lequel Foucault entend policer les interprétations et les usages de son œuvre [Queiroz, 2006].
15 L’une des spécificités des sciences sociales critiques est ainsi de viser l’accroissement et l’institutionnalisation de la performativité des discours qu’elles produisent. Cette tentative s’exprime d’abord par la confrontation systématique de différents modèles d’appréhension du monde, modèles dont l’existence publicisée contient la possibilité d’usages sociaux élargis [Hamman, Méon, Verrier, 2002]. Elle s’exprime ensuite par la poursuite de la contradiction [5]. Elle s’exprime enfin par la permanence d’un discours réflexif sur la volonté de mettre au point des théories performatives du social. La théorie marxiste constitue un exemple canonique de cette volonté exaucée et de la réussite d’un procédé. Elle produit une compréhension du monde permettant à un groupe social d’agir en tant que sujet politique et elle s’appuie sur une entreprise de diffusion et de conquête intellectuelle [Debray, 1980]. Les sciences sociales construisent des mondes et des modes d’agir.
16 Dans cette activité performative, le procédé de désignation joue un rôle majeur de conviction ; de remise en cause comme de renforcement des pouvoirs. D’abord, il répond à un objectif de crédibilité et de vraisemblance. Avec les techniciens d’effets spéciaux de cinéma, les sciences sociales partagent ainsi une règle et un credo : « Il faut que ça ait l’air vrai. » Et pour tous ces artificiers, « l’effet de réel [6] » n’a pas de contenu immuable. Les procédés doivent donc évoluer avec le temps, car les perceptions du monde social changent. Il ne suffit pas de nommer une nouvelle forme de pouvoir pour la faire advenir ou la révoquer : il est nécessaire d’élaborer des procédés de désignation des mécanismes de pouvoir qui convainquent de leur réalité ; et les sciences sociales opèrent toujours dans la tension entre vraisemblance et pertinence critique [Martucelli, 2002]. Pour cette raison, le travail des sciences sociales n’est jamais une pure description [Lahire, 2005], mais s’inscrit dans un dialogue entre prise en compte de la réalité sociale et production de mondes sociaux.
17 Enfin, les procédés élaborés par les sciences sociales permettent de normaliser les cadres de la désignation des instances de pouvoir. Cette normalisation des cadres présente deux avantages car les cadres deviennent « réutilisables » pour deux raisons. Premièrement, ils sont réutilisables par des acteurs différents. Ils constituent des styles de raisonnement à disposition des acteurs sociaux et ceux-ci peuvent s’en saisir afin de les appliquer aux situations sociales dans lesquelles ils sont engagés [Hamman, Méon, Verrier, 2002]. Le corollaire de cette forme de réutilisation donne une deuxième raison : les cadres sont réutilisables dans des situations différentes. Le procédé normalise en effet les conceptions des mécanismes du pouvoir – et donne ainsi des moyens d’agir de façon plus conséquente contre le pouvoir que s’il s’agissait de conceptions mouvantes [Stehr, 1992].
Le problème polyphonique
18 Maintenant que la fonction de désignation des instances du pouvoir par les sciences sociales critiques a pu être clarifiée, il est nécessaire de montrer comment cette fonction s’est trouvée fragilisée au cours des années. Un symptôme majeur de cette fragilisation a été la série de débats sur le relativisme à la fin des années 1990, qui culmine avec « l’affaire Sokal » [Jeanneret, 1998 ; Jurdant, 1998]. L’hypothèse soumise ici est que cette fragilisation provient d’une attention plus soutenue à la polyphonie des discours [7]. Comme on l’a vu au début de cet article, prendre au sérieux la polyphonie et le « bavardage encombrant des faits sociaux » [Jurdant, 1999] conduit à se débarrasser de la croyance en la possibilité d’un discours vrai, comme ce qui mettrait fin à la production éparpillée de discours pour y substituer l’action juste [Rorty, 1993, chapitre XI]. Les sciences sociales reviennent bouleversées de ce constat.
19 Le climat polyphonique a fragilisé des procédés jusque-là des plus efficaces et libératoires. Les ontologies sociales et le fantasme d’un savoir qui viendrait d’en haut pour s’imposer à ceux d’en bas ont perdu de leur évidence. Mais il ne faudrait pas brûler trop hâtivement les idoles d’hier. En effet, « l’humanisation des sciences humaines » [Dosse, 1997] qui a accompagné l’émergence du souci polyphonique a non seulement signé la crise de la sociologie de la domination, mais a encore provoqué une crise plus générale de performativité des sciences sociales critiques. Celles-ci n’ont pas manqué de procédés à proposer. La plupart des commentateurs observent une véritable mosaïque théorique et des champs comme les cultural studies, les science studies ou les sciences de l’information et de la communication ont fait preuve d’un dynamisme indéniable. Mais il semble que la désignation du pouvoir soit quelque peu affaiblie en chemin [8]. La polyphonie, en précipitant la fin des procédés traditionnels, produit l’illusion que tout procédé devient inadéquat et avec lui tout effort de systématisation, toute règle de désignation. Pourtant, il semble difficile de fonder une politique sur des modes de désignation purement ponctuels [Mattelart, Neveu, 1996].
20 En d’autres termes : la prise en compte de la polyphonie est devenue inévitable, mais elle trouble la fonction de désignation du pouvoir qui paraissait inhérente aux sciences sociales et les procédés de désignation actuels semblent avoir perdu en efficacité ce qu’ils ont gagné en vraisemblance. Pour le montrer, il est nécessaire de revenir plus en détail sur l’apparition de la polyphonie et sur les aspects des sciences sociales qu’elle met en question. C’est dans cette intention que sont évoquées ici des tentatives concurrentes de prendre en charge la polyphonie dans la recherche. Interrogeant le succès de ces procédés, mais aussi indiquant leurs points aveugles, la discussion qui suit mesure les conséquences du souci polyphonique sur la formulation des procédés de désignation de pouvoir.
Écouter la polyphonie
21 Les années 1980, avec l’intérêt pour le pragmatisme et l’ethnométhodologie, marquent une première prise de distance à l’égard du « bourdieusisme » [Dosse, 1997, p. 56] qui était alors l’un des canons de la sociologie critique. Après avoir montré les principales forces de la sociologie de la domination et après avoir indiqué certaines de ses limites face à la polyphonie, on peut essayer de saisir les stratégies mises en œuvre par certains des auteurs qui discutent de la portée de ce courant théorique et tentent de tenir compte de la polyphonie pour formuler des projets alternatifs. Les travaux discutés seront essentiellement ceux de Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, Bruno Latour, Stuart Hall et Jacques Rancière.
Le « dire vrai » des théories de la domination
22 Les travaux de Pierre Bourdieu constituent un point de départ de l’histoire de la prise de conscience polyphonique, car cet auteur se situe d’une certaine façon à un tournant face à ce phénomène. Avec Bourdieu, la science sociale poursuit l’une de ses stratégies fondamentales, de Platon à Marx et Durkheim : le dévoilement aux acteurs d’une réalité qu’ils sont censés méconnaître, selon le principe de la camera obscura analysé par Sarah Kofman [1973]. Selon cette stratégie, le sociologue a pour tâche de mettre au jour à la fois la dimension socialement construite des situations sociales et les mécanismes de légitimation et de naturalisation de ces situations. La sociologie de la domination projette d’éclairer les faits sociaux, non sous l’angle « naturel » reconnu par le sens commun, mais sous celui, dénaturalisé, des éléments structurants de la réalité sociale.
23 Cette conception de la sociologie s’autorise tout d’abord d’une définition du pouvoir comme fait insaisissable, produit par des mécanismes sociaux sous la forme de structures à la fois corporelles et mentales (l’habitus) [Bourdieu, 2002]. Ces structures, les institutions qui les produisent, constituent chez Bourdieu les instances du pouvoir. Mais il serait incomplet de considérer l’incorporation d’un habitus par les individus comme le seul mécanisme de pouvoir en jeu. Les structures sociales fabriquent des façons de faire et de penser que simultanément elles légitiment. Le pouvoir agit à travers l’imposition de comportements et d’effets de légitimité. Toute une économie de la perception et de la conceptualisation du monde est en jeu :
« La domination, même lorsqu’elle repose sur la force nue, celle des armes ou celle de l’argent, a toujours une dimension symbolique et les actes de soumission, d’obéissance, sont des actes de connaissance et de reconnaissance qui, en tant que tels, mettent en œuvre des structures cognitives susceptibles d’être appliquées à toutes les choses du monde, et en particulier aux structures sociales » [Bourdieu, 1997, p. 206].
25 À partir de cette conception du pouvoir, Bourdieu élabore un procédé de désignation performant – du moins en l’absence d’une prise en compte de la polyphonie. Son efficacité si particulière, outre une vision essentialiste du monde social (propre à la sociologie du social critiquée par Bruno Latour [2007]), repose sur deux éléments cruciaux : la notion d’idéologie et la posture de surplomb. La notion d’idéologie et la doxa [9] sont nécessaires à la sociologie de la domination, car elles autorisent le geste de désignation et d’indignation du sociologue et du critique social. La doxa constitue le discours dissociatif par excellence : discours qui légitime une situation donnée en prolongeant les croyances des individus dans la naturalité de ce qu’ils vivent [Bourdieu, 1979]. La doxa est une abstraction désignée par le sociologue qui postule que les acteurs sont prisonniers d’une réalité pourtant « inacceptable » [Boltanski, 2008]. Elle correspond à un mode de stabilisation de la polyphonie, à une concrétion momentanée de discours, considérée comme dominante par le sociologue qui se propose d’en affranchir les masses.
26 Dans cette croisade, le critique social recourt à une seconde arme, la posture de surplomb, qui l’autorise à pourfendre les croyances doxiques illégitimes. Le surplomb consiste en une représentation du discours sociologique comme abstrait de la polyphonie et radicalement différent de la doxa [10]. Pour lutter contre le pouvoir, la sociologie de la domination créé ainsi une césure entre le discours sociologique et les discours idéologiques. À l’aide de ces deux outils, le sociologue peut à la fois montrer du doigt la « fausse réalité » à combattre (doxa ou idéologie dominante) et s’octroyer le droit de remplacer cette fausse réalité par une autre, adéquate au discours sociologique. L’opérateur principal de cette substitution est la construction d’objets scientifiques, considérée par Bourdieu comme essentielle [11].
27 Ce procédé de désignation a rencontré un succès indéniable et de nombreux arguments en défendent la pertinence. Pour les acteurs, la dénaturalisation sociologique offre des cadres d’appréhension du pouvoir et permet la défatalisation des parcours sociaux et l’élaboration de ressources d’action [Bourdieu, 1980, p. 46]. Le critique social y trouve quant à lui une invitation à convertir toutes ses indignations en interventions performantes dans le monde social. En effet, la notion d’idéologie justifie et rend féconde toute indignation : il suffit de qualifier un discours de doxique pour être autorisé à s’y attaquer. La position de surplomb permet en outre d’assumer la construction du discours sociologique au nom de sa scientificité (« mon discours est une construction, mais une construction plus réelle que les vôtres », prétend le sociologue). Elle répond ainsi au projet des sciences sociales d’établir un discours performatif, convaincant, et une normalisation des cadres d’appréhension du pouvoir. De ce fait, la sociologie de la domination a pu remplir un rôle émancipateur. Mais, à partir d’une prise en compte de la polyphonie, elle a fait l’objet d’attaques par des auteurs qui, au lieu de la défatalisation promise, y ont lu un redoublement de la domination [Rancière, 1997 ; Passeron, Grignon, 1989].
28 La sociologie de la domination tient compte de l’existence d’une pluralité de discours dont les caractéristiques sont de dissocier les individus d’eux-mêmes : de les aliéner, en légitimant des comportements qu’ils n’auraient pas autrement. À ce titre, malgré les problèmes de la conception de l’individualité sur laquelle il se fonde, l’apport de la sociologie de la domination est essentiel dans la mise en évidence de la polyphonie et de la dimension immatérielle du pouvoir. Celui-ci intervient sur les façons de faire et de conceptualiser l’environnement social :
« L’enjeu des luttes à propos du sens du monde social est le pouvoir sur les schèmes classificatoires et les systèmes de classement qui sont au principe des représentations et, par là, de la mobilisation et de la démobilisation des groupes » [Bourdieu, 1979, p. 559].
30 Il y a donc chez Bourdieu une attention aux dynamiques du symbolique et du discursif qui empêche de tenir son œuvre pour une apologie simpliste du déterminisme des structures sociales. Toutefois, il ne conduit pas cette observation de la polyphonie à son terme. Le sociologue présuppose en même temps l’existence d’un discours – le discours sociologique – doté de la faculté de mettre au jour les mécanismes de dissociation en accédant au réel. La sociologie de la domination prétend produire un discours sur le social qui accéderait à la réalité et permettrait de réconcilier les individus avec leurs actes. Elle ne prend donc pas en compte l’hypothèse polyphonique jusqu’au bout, en se réservant une ultime facilité d’intervention ; distinction honorifique attribuée au discours sociologique à de « justes » fins.
31 Pour cette raison, les armes de l’analyse bourdieusienne se montrent inadéquates lorsque la polyphonie est prise en compte dans ses prolongements. L’idéologie, d’abord, perd sens. Car si le monde est traversé par un patchwork sans cesse recomposé de discours, bien malin qui prétendrait identifier une formation idéologique stable : le geste n’est en tout cas plus possible comme un préalable et la notion d’idéologie ne peut plus être utilisée à tout va comme un joker légitimant l’indignation du chercheur. La posture de surplomb, ensuite, devient inopérante. La polyphonie aplanit les discours du point de vue de leur rapport à la vérité et force à reconnaître qu’aucun ordre n’a la légitimité à remplacer celui dénoncé par le sociologue. Les constructions sociologiques ne disposent d’aucun droit à se substituer aux représentations qu’elles dénoncent. Les limites de ce procédé sont donc atteintes à partir du moment où, face à la polyphonie, il perd toute raison d’imposer ses constructions.
Critique de l’idéologie et du surplomb
32 La prise en compte de la polyphonie rend le procédé de la sociologie de la domination inefficace car, en déstabilisant ses deux appuis principaux, elle lui ôte le moyen de justifier son travail de construction. Les théories suivantes, prenant compte de cette fragilité, ont mis en œuvre des stratégies pour maintenir un geste de désignation plus attentive à la polyphonie. Pour montrer comment ces stratégies ont reformulé les enjeux de la désignation, on peut revenir sur les travaux de quatre auteurs ayant contribué au renouvellement de la critique sociale : Luc Boltanski, Bruno Latour, Stuart Hall et Jacques Rancière. Il ne s’agit pas de discuter leur œuvre en détail, mais plutôt de dégager de leurs travaux parfois très différents un mouvement commun. Pour cela, on peut observer comment ils ont repris les notions phares de la sociologie de la domination – surplomb, idéologie/doxa – et le geste de désignation qui en résulte.
33 En ce qui concerne la posture de surplomb, il faut tout d’abord noter qu’elle a fait l’objet de nombreuses critiques et mises en perspective. Luc Boltanski [1993] produit ainsi une généalogie de la posture de surplomb parallèle à la formation de l’espace public. Dans La Souffrance à distance, il explique qu’avec l’apparition de l’espace public et de l’objectivité au xviiie siècle émerge une tension entre contemplation, objectivité et action. Les sciences sociales constituent un projet politique caractéristique de cette tension entre une description la plus objective possible et le maintien des possibilités d’agir. Le tableau brossé par Boltanski explique la singularité de la prise de parole des sciences sociales par leur projet de s’extraire d’un espace polyphonique (l’espace public) en cours de constitution. Dans une perspective moins directement généalogique, Jacques Rancière [2004] attache la posture de surplomb à l’indissolubilité du lien entre la démocratie libérale née avec la Révolution française et le maintien de procédures « policières » normatives. La sociologie aurait pour rôle de policer l’accès à la parole dans un monde où celui-ci est théoriquement libre. Bruno Latour [2001] conteste enfin la prétention des sciences sociales à dire le vrai du social pour les acteurs.
34 Des stratégies sont donc mises en œuvre pour éviter toute posture de surplomb. De celles-ci se dégage un mouvement commun de retour aux acteurs, avec des nuances. Boltanski et Latour partent du refus garfinkelien de considérer les individus comme des « idiots culturels » [Garfinkel, 2007, p. 137]. Directement inspiré par l’ethnométhodologie, Latour revendique constamment la nécessité pour l’enquêteur de faire crédit aux acteurs de leurs constructions sociales. Le sociologue se transforme alors en chef d’orchestre et organise la polyphonie au sein des comptes rendus qu’il donne du monde social, dont l’enjeu est de faire entrer toujours plus d’acteurs dans le décor de la recherche ; et toujours plus de musiciens dans l’orchestre [Latour, 2007, p. 178-187]. Boltanski [1990] propose de substituer à la sociologie critique une sociologie de la critique, qui se refuserait à désigner l’injustice pour observer les modes de critique des acteurs sociaux. Stuart Hall, selon une démarche différente, propose d’en référer aux pratiques de réception des acteurs, en délaissant les stratégies globales pour s’intéresser aux tactiques, toujours locales, d’appropriation des discours médiatiques [Hall, 1994]. Jacques Rancière enfin renouvelle l’historiographie en allant chercher la parole des « petits » acteurs de l’histoire [Rancière, 2005].
35 La communauté qui se crée autour de cette démarche de compte rendu de la parole des acteurs est d’autant plus frappante qu’elle investit des domaines différents : domaine des études de sociologie des sciences et des controverses, analyse des pratiques médiatiques et des « effets » des médias, histoire sociale et philosophie. Dans ces différents cas, la posture de surplomb est évacuée au profit d’un travail où l’enquête se fait médiatrice d’une parole, jusque-là déconsidérée ou ignorée. Face à l’existence de la polyphonie, ces auteurs souhaitent à la fois faire exister des paroles privées d’accès à l’espace médiatique et restituer aux acteurs leur droit à l’autodétermination, c’est-à-dire à la création d’espaces sociaux. La stratégie, propre à la sociologie de la domination, de construction d’objets dont l’ambition était la production d’un savoir positif, est oblitérée par une stratégie de témoignage où le chercheur se mue en passeur de la parole et des pratiques d’autrui. Boltanski [1990] dit par exemple se refuser à présenter sa « propre version avec l’intention d’avoir le dernier mot ».
36 La notion d’idéologie a fait l’objet d’un traitement plus disparate par ces auteurs. Stuart Hall et Luc Boltanski ont chacun retravaillé le terme. Hall [2007 [12]] est celui qui s’en est le moins éloigné, en remplaçant la notion d’idéologie par celle d’hégémonie. L’avantage de la notion d’hégémonie est de ménager à la fois la prise en compte de la polyphonie et le désir de dénoncer des concrétions discursives puissantes. Elle renvoie à des dynamiques et à des tensions entre les discours. Hall insiste sur la dimension dynamique, qui fait du discours une « arène de lutte » au sein de laquelle la « lutte pour le sens » se joue à la fois dans la modification des « condensations discursives » et dans l’accès aux moyens de la parole [Hall, 2007, p. 110-111]. L’intérêt de la notion d’hégémonie est de prendre au sérieux l’existence d’une concurrence entre différents discours, sans affirmer de façon définitive la domination de l’un sur les autres. On parlera ainsi plutôt de « tendance hégémonique » ; l’hégémonie étant définie comme un processus.
37 Luc Boltanski a pour sa part conservé le terme d’idéologie, tout en le remaniant profondément. Il y recourt dans deux ouvrages [Boltanski, Chiapello, 1999 ; Boltanski, 2004 [13]] où il désigne sous ce terme une pratique de résolution ou de gommage des contradictions au sein d’un système de croyances. Selon cette définition, l’idéologie ne se limite pas au discours et renvoie à divers objets et institutions par lesquelles des conflits sont résolus [Vrydaghs, 2006]. Néanmoins, elle partage avec la définition de Hall l’idée que le conflit de l’idéologie est un conflit de sens (organiser la non-contradiction de croyances). Mais alors, sa conception de l’idéologie n’a plus grand-chose de commun avec la notion de doxa, même s’il conserve l’idée d’un accommodement avec le social tel qu’il est. Alors que la sociologie de la domination définissait le discours dominant de légitimation des actes et permettait d’identifier l’ennemi, l’idéologie selon Boltanski est – seulement, pourrait-on dire – un art de l’accommodement et du lien, une pratique de l’arrangement social.
38 Bruno Latour et Jacques Rancière, quant à eux, ne recourent pas à la notion d’idéologie, qu’ils ont tous deux critiquée au sein de l’opposition marxiste entre science et idéologie [Rancière, 1975 ; Latour, 1996]. Ils dénoncent, dans le recours à ce terme, une tentative de faire croire à une coupure épistémologique qui n’existe pas. Mais leurs conceptions ne sont pas si éloignées de celles des auteurs qui précèdent. Dans le cas de Bruno Latour, la proximité avec Luc Boltanski a déjà été soulignée [Dosse, 1997]. Les attachements toujours fragiles d’objets, d’individus, de savoirs qui l’intéressent sont proches des attachements d’institutions et de croyances que Boltanski désigne sous le terme d’idéologie. Malgré leurs différences quant à l’usage qu’ils font ou non du terme, Boltanski et Latour semblent donc tous deux substituer à l’idéologie – puissance légitimante à combattre – un lien entre discours, objets et individus qui lui donne à la fois plus d’extension (l’idéologie ne se réduit plus à du discours) et moins de potentialités révoltantes. L’idéologie comme force de naturalisation chez Bourdieu devient, chez Latour et Boltanski, l’ensemble des configurations sociotechniques par lesquelles le monde social « tient » et prend sens aux yeux des acteurs. Normalisée et apaisée à travers des conceptions comme celles de réseau ou d’attachement, l’idéologie perd son caractère indigne.
39 À l’instar de Latour, Rancière n’emploie pas la notion d’idéologie. On trouve cependant dans son œuvre une notion qui exprime la légitimation du monde tel qu’il est : le partage du sensible [Rancière, 1995 ; 2000]. Le partage du sensible est un partage de ce que l’on voit, entend, perçoit et son application à l’espace public montre l’enjeu permanent d’égalité et d’émancipation qu’il y a à défaire ce partage. Il s’agit d’un tissage complexe de représentations, de perceptions, de savoirs et de discours qui conduit à imposer une vision du monde. Rancière partage avec Hall un intérêt pour la conflictualité au sein du monde social et il montre que l’enjeu d’émancipation consiste à déplacer les lignes de partage du sensible.
40 Contrairement à la posture de surplomb, Il n’y a pas de conception commune à ces quatre auteurs sur la question de l’idéologie. Deux remarques peuvent cependant être faites à ce sujet. D’abord, tous reconnaissent l’existence de mécanismes de production et de stabilisation du sens du monde social. La polyphonie des discours interdit de conserver telle quelle la conception d’une idéologie qui confronterait les acteurs à de massifs discours de naturalisation du monde. Mais il n’en reste pas moins que des stabilisations temporaires ont lieu, sous la forme d’un partage de la perception sensible, d’un processus hégémonique, ou encore d’un réseau d’attachements. Derrière cette reconceptualisation de l’idéologie, c’est donc la redéfinition du contenu du pouvoir qui est en jeu.
41 À travers la production de partages du sensible (Rancière), l’organisation de l’espace médiatique et de la distribution de parole (Hall), ou encore dans les agencements entre objets, institutions et acteurs (Boltanski, Latour), on retrouve les mécanismes du pouvoir à désigner. La conception du pouvoir, à l’heure de la polyphonie, fait donc une grande place à l’hétérogène et aux agencements qui vont prendre sens pour les acteurs. La notion de naturalisation, dans la sociologie de la domination, donnait déjà au pouvoir une dimension symbolique. Avec les procédés proposés par ces quatre auteurs, cette dimension prend une place essentielle. L’attention au symbolique ne se réduit ni aux discours, ni aux images, ni aux savoirs, mais elle déplace la notion de pouvoir dans des contrées où la communication joue un rôle de premier plan et où le sens donné au monde social par les acteurs devient le site des instanciations du pouvoir.
42 À partir de cette conception, une seconde remarque s’impose. Malgré leurs différences, trois de ces auteurs refusent d’accorder au geste de désignation le caractère dénonciateur que lui attribuait la sociologie de la domination (Hall est une exception relative). Comme on l’a vu, pour Latour et Boltanski il ne peut y avoir d’indignation légitime pour le sociologue dans le geste de désignation, dans la mesure où celui-ci s’attaque inévitablement à un dispositif d’attachement, à un réseau parmi l’infinité dont le monde est constitué. Le chercheur, réduit à accepter la part d’arbitraire de son geste, ne peut plus faire semblant de s’indigner. De son côté, Rancière inverse presque le rapport chronologique entre indignation et partage du sensible, en se refusant à s’indigner de l’existence d’un partage actuel et en se cantonnant à montrer comment des partages ont historiquement été remis en cause. Afin de ne pas succomber à l’illusion d’une coupure épistémologique, il refuse de désigner lui-même les partages institués et rend compte de ces conflits a posteriori, en historien. La désignation du partage ne se fonde plus sur le mouvement d’indignation de celui qui en constaterait l’existence. Elle se fait plutôt restitution du processus d’émancipation face à un partage [14]. En conséquence, le geste de désignation consiste en une pratique de dissociation des agencements. La lutte contre le pouvoir de la sociologie de la domination impliquait la production positive d’un savoir (le savoir sociologique, qui venait se substituer aux représentations erronées et naturalisées des acteurs). Avec les théories qui lui succèdent, ce geste devient négatif. Il correspond à un détricotage des représentations et des agencements, à une remise en cause des conceptions communément admises. Ces auteurs se refusent à renaturaliser ce qu’ils dénaturalisent.
Logistiques de la désignation
43 La sociologie de la critique, la théorie de l’acteur réseau, l’histoire ranciérienne de l’émancipation ouvrière et les cultural studies de Hall renvoient une image commune de la volonté de prendre en compte la polyphonie et rencontrent des difficultés proches. Ces entreprises, comme on l’a dit, relèvent d’abord d’une stratégie de témoignage et de compte rendu de la parole et de la pratique des acteurs, mais aussi de démantèlement de ces représentations. Le texte de recherche assume le rôle de « faire parler » les acteurs et cherche à rééquilibrer le monde social en faisant entrer dans l’écriture ceux qui avaient été exclus de l’espace public, tout en remontant le cours de la construction de leurs discours. De plus, on note une réticence commune à désigner avec indignation les idéologies et les agencements qui stabilisent le monde social ; à l’exception de Hall. Il n’est plus question pour le sociologue de s’insurger contre les illusions qu’il dénonce. Le monde est cousu de ces illusions et l’on ne peut faire guère plus, par temps polyphonique, que les découdre patiemment ou témoigner de la manière dont des acteurs disent s’en être émancipés.
44 Si ces procédés inaugurent une prise en charge plus adéquate de la polyphonie, leurs conséquences sont cependant problématiques en termes de performativité. Tandis que le sociologue de la domination est engagé en permanence dans la construction d’objets de recherche censés s’imposer aux représentations des acteurs, les procédés plus récents, à l’écoute de la polyphonie, décomposent les états stabilisés et les agencements du monde social. Ils n’abandonnent ni la théorisation du pouvoir, ni le projet de le désigner. Mais ils considèrent que la polyphonie sociale rend nécessaire un travail de déconstruction dans lequel le chercheur ramasse les débris des disputes [Boltanski, Thévenot, 1991 ; Latour, 1992] ou arrive sur les ruines d’un précédent partage du sensible [Rancière, 1995]. Ces procédés tiennent compte de la polyphonie, mais de façon problématique du point de vue de la performativité : comment un procédé d’après la bataille pourrait-il aider les acteurs sociaux ?
45 La limite de ces procédés s’explique en partie par leur interprétation trop stricte de la stratégie d’effacement du chercheur derrière la parole des acteurs. Aucune théorie, aucun compte rendu de terrain n’échappe pourtant à la prétention de dire quelque chose de « ce qui est censé structurer les pratiques des autres » [Jeanneret, 2005]. Les sciences sociales qui disent relayer la parole des acteurs ne sont pas moins artificielles que le modèle qu’elles entendent dépasser : qu’elles le veuillent ou non, elles élaborent des constructions interprétatives. En prétendant n’être que le scripteur des relations entre actants et en réclamant « encore plus de descriptions », Latour [2007, p. 214] minimise par exemple de façon exagérée les constructions élaborées par ses théories et ses textes. Le texte de recherche n’est jamais pure description et ne peut l’être. Il obéit à de multiples déterminants et le choix descriptif n’en est qu’un parmi d’autres (comme le choix de l’objet, le choix d’écriture ou la dimension interprétative par exemple). À trop insister sur la dimension « réaliste » et descriptive de l’activité de recherche, le sociologue minimise les autres déterminants, comme s’il cherchait à s’en séparer [15]. Certaines tensions viennent rappeler la difficulté d’un tel pari, comme les critiques adressées par les militants écologistes aux travaux de Latour sur l’écologie politique, dans lesquels ils lisent une tentative de les déposséder de leur vision du monde [Bonneuil, 2000]. S’agit-il d’une simple entorse faite par l’auteur aux règles méthodologiques qu’il s’est imposé jusque-là ? Il semble plutôt que ce soit le signe du conflit entre l’objectif qu’il s’assigne (« simplement » découdre les agencements sociaux de façon toujours plus précise et pointilleuse) et l’inévitable effet d’intelligibilité qu’il produit, sans l’assumer pleinement [16].
46 Pas plus qu’il n’est possible de s’abstraire de la polyphonie, il n’est possible de s’effacer derrière elle. Le texte est toujours lieu d’accueil de la parole des autres, mais il est aussi inévitablement outil de construction pour le chercheur ; toute intervention de recherche est dotée d’un contenu positif et contribue à l’imposition d’une conception du monde. La théorie de la domination fait croire en la réalité de ses constructions, celles qui lui succèdent affirment que l’effacement du chercheur derrière les voix qu’il relaye est la seule construction qu’il peut s’autoriser.
47 La prise en charge de la question du pouvoir donne donc lieu à différentes stratégies de la part des sciences sociales critiques, qui sont toutes confrontées au problème de la polyphonie. Pour tirer avantage de cette discussion, il faut alors revenir sur la logistique du geste de désignation.
Multiplier les explications
Pouvoir et attribution de sens
48 Deux propositions peuvent être effectuées à partir de la discussion qui précède. La première consiste à redéfinir le pouvoir en tenant compte de ses acquis. Le pouvoir est un objet complexe et hétérogène qui renvoie à des agencements multiples entre des instances différentes. Il s’instancie dans les stabilisations sociales qui conduisent les acteurs à agir d’une manière plutôt que d’une autre, à construire et à interpréter leur monde vécu de façon singulière. Ces agencements sont donc affaire de sens. Un acteur agit dans un monde donné en fonction des interprétations qu’il en fait. Par ailleurs, la production de sens a toujours lieu dans le cadre d’un collectif : il est toujours « commun », ce qui n’implique pas qu’il soit partagé par tous, mais qu’il résulte d’interactions entre des êtres culturels ordonnant la recevabilité de discours ou d’actions [Garfinkel, 2007]. Le plus petit dénominateur commun définissant le pouvoir que cette discussion a fait émerger est ainsi l’imposition ou l’attribution de sens.
49 Cela apparaît chez Hall [2007, p. 186] dont la définition du social est discursive et sémiotique (pour cet auteur, « aucune pratique sociale n’existe en dehors du domaine du sémiotique – des pratiques et de la production de la signification ». On peut aussi le retenir de Boltanski, dans la mesure où celui-ci oriente l’étude vers les dispositifs d’encadrement du sens d’un conflit. Latour est trop attaché aux relations matérielles entre acteurs, institutions et objets pour faire du sens l’aspect central de son analyse. Néanmoins, il lui donne un rôle important. Rancière donne enfin une définition du pouvoir qui permet d’élargir la conception du sens. En recourant au terme « sensible », il renvoie en effet à des perceptions plus vastes et indique la voie d’une imposition de sens non logocentrée.
50 De cette définition des instances de pouvoir comme mécanismes d’imposition de sens découle la seconde proposition, qui concerne l’épistémologie pratique des sciences sociales. La prise au sérieux de l’idée d’imposition de sens laisse voir que celle-ci n’excepte aucun aspect du monde social : tout être culturel, toute pratique sont porteurs de sens et contribuent à modifier le sens d’autres pratiques et d’autres êtres culturels. Les sciences sociales ne sont pas à l’abri de ces processus et, pour conserver leur rôle émancipateur, elles intègrent réflexivement la dimension praxéologique des savoirs qu’elles produisent : les enjeux de leur inscription sociale et du sens qui leur est attribué [Passeron, 2004]. L’épistémologie pratique des sciences sociales critiques consiste en une analyse de leurs effets d’imposition de sens et en l’intégration de ceux-ci au procédé de désignation.
51 La première tâche d’une telle épistémologie consiste à clarifier la fonction des sciences sociales face au pouvoir défini comme imposition de sens. En produisant des connaissances, les sciences sociales suscitent des significations et donc du pouvoir. Elles concourent, au milieu d’autres pratiques, à élaborer les normes de perception du monde social. Cet effort doit être interrogé [Le Marec, 2001]. Si la réflexivité est de mise, ce n’est pas pour répondre à un désir narcissique, mais parce que la contribution des sciences sociales revêt une apparence paradoxale : dès lors qu’elles ont cessé de croire à la possibilité de produire le sens juste, elles ont formulé le projet de le défaire ; ce qui est tout aussi impossible. Les théories discutées ici qui entendent dépasser la théorie de la domination administrent une entreprise de démontage du sens ; mais elles ne peuvent faire autrement qu’en produire à nouveau. Étudier la construction d’une situation, c’est la renaturaliser au moins autant que la dénaturaliser ; désigner les mécanismes du pouvoir, c’est toujours les défaire et les recomposer en même temps.
52 Prendre acte de cette dénaturalisation naturalisante force à élever d’un degré la reconnaissance du fait que l’exercice émancipateur des sciences sociales ne peut être pratiqué « en dehors » des enjeux du pouvoir. Comme on l’a vu plus haut, la sociologie de la domination s’est trouvée démunie face à ce constat, persuadée qu’elle était jusque-là d’apporter un savoir objectif et libérateur. Symétriquement, les théories postdomination ont déclaré qu’elles seraient seulement les analystes des phénomènes d’imposition de sens, faisant mine de croire que cela les exonérait de formuler les projets qu’elles nourrissaient hors-champ. Dans le cours de cette évolution, le dépeçage sémiotique de l’activité sociale est devenu un objectif central. Les sciences sociales critiques doivent « ôter » du sens et éplucher l’oignon de la signification. Une telle métaphore de l’activité critique fait oublier un peu vite son inexactitude ; les sciences sociales ne peuvent dénuder le monde social et lui ôter du sens, mais au mieux enrichir des significations et les altérer.
53 On gagnerait alors sans doute à reposer le problème à l’envers. Le pouvoir est dans les mécanismes d’imposition de sens. À ce titre, les visées émancipatrices des sciences sociales critiques correspondent à un certain traitement de la signification. En pensant ce traitement sur le mode de la soustraction, on ne rend pas compte du geste des sciences sociales, car celles-ci ne cessent de produire du sens à la place de celui qu’elles dissolvent. Si la métaphore de l’épluchage sémiologique est inappropriée, c’est donc parce qu’au lieu de soustraire du sens, les sciences sociales en ajoutent : la lutte contre le pouvoir n’a pas lieu à rebours de la signification, dans sa régression, mais par l’invention et la pluralisation de nouveaux flux de pouvoir. Les sciences sociales ont à l’égard du pouvoir un rôle d’épuisement, de dilution par le discours. Si la construction de l’intelligibilité est une tâche essentielle des sciences sociales, comme le font remarquer Alban Bensa et Éric Fassin, rien ne permet de déterminer à un instant donné la pertinence d’une grille explicative [Bensa, Fassin, 2002]. Et on ne peut pas attendre des sciences sociales qu’elles permettent un tel choix, car leur fonction est ailleurs, dans la diversification même des grilles explicatives. La tâche émancipatrice des sciences sociales critiques consiste à multiplier les conceptions du pouvoir.
54 Les implications de cette conception par rapport à celles discutées plus haut se dégagent. Par rapport aux procédés discutés, un premier décalage s’effectue. Ces procédés revendiquent de s’en tenir uniquement aux conceptions du pouvoir développées par les acteurs, afin de les découdre. La raison de cette attention se trouve dans un anti-essentialisme qui conduit le chercheur à refuser d’imposer une grille explicative aux acteurs, en dehors de celles que ces derniers manipulent. En décidant de situer le pouvoir seulement dans le discours des acteurs, ces auteurs se méprennent sur la fonction des sciences sociales, qui est de composer des conceptions originales du pouvoir, afin de les démultiplier. Mais cette exigence de construction de nouvelles conceptions du pouvoir se distingue aussi de la sociologie de la domination, car il n’est pas question d’imposer à tous ce que serait le « véritable » pouvoir. Le refus de la naturalisation passe donc par la démultiplication des explications et des sens attribués au monde social.
55 Les sciences sociales tirent leur pertinence de la pluralité des explications et des définitions du pouvoir qu’elles proposent. Chaque explication, isolément, remplace un pouvoir par un autre, mais par leur pluralité elles contribuent à une explosion du sens. Au procédé de la sociologie de la domination qui consistait en l’imposition d’un sens objectif, les théories suivantes ont substitué la conception d’un procédé de soustraction de sens. Mais le rôle émancipateur des sciences sociales se joue encore en un autre lieu qui est celui de la pluralisation des sens, à partir d’une hypothèse de dilution du pouvoir qui amène à considérer la désignation comme une gestuelle de diversification sémiologique du pouvoir.
Désignation et sémiologie
56 Le rôle des sciences sociales n’est ni de donner l’explication juste, ni de décomposer les explications multiples données par les acteurs. Il est de proposer toujours plus d’explications afin de noyer le pouvoir dans la diversité des significations. Ce phénomène de pluralisation de la critique est associé au travail de fiction par Michael Walzer, lorsqu’il écrit :
« Nous devenons pour ainsi dire naturellement critiques, en construisant à partir des morales existantes et en racontant des histoires sur une société plus juste que la nôtre, mais jamais complètement différente. Il vaut mieux raconter des histoires – c’est mieux, même s’il n’y a pas de meilleure histoire ou d’histoire définitive » [Walzer, 1990, p. 82 [17]].
58 Bien entendu, les « histoires » contées par les sciences sociales ne sont jamais de pures inventions [Latour, 2007, p.. 178-185]. Elles cherchent toujours un appui dans le monde vécu commun. Il n’en reste pas moins nécessaire d’assumer la dimension de « délire bien fondé » de la pratique scientifique [Karsenti, 2004]. Et le fait de concevoir les sciences sociales critiques sur le mode de la pluralisation des récits et des pouvoirs pousse à insister sur cette coloration imaginative. C’est par exemple en ce sens que Philippe Corcuff interprète les propos de Charles Wright Mills sur la nécessité pour le sociologue d’inventer des mondes imaginaires. Chaque monde imaginaire est pour Corcuff [2002, p. 192] un « instrument pour élargir l’espace mental de l’enquête, le champ des questions posées ». C’est aussi le point de vue adopté par l’anthropologue et militant politique David Graeber au cours d’un rapprochement entre sociologie, anthropologie et idéologie utopiste : la conservation d’une diversité théorique constituant selon lui un enjeu majeur des sciences sociales [Graeber, 2004 ; Affergan, 1997].
59 Les discours produits par les sciences sociales obéissent ainsi à une règle d’extension du domaine et des instances du pouvoir. Elles doivent confronter la « sémiose sauvage » et la catégorisation spontanée [Quéré, 2001] à des modes d’attribution de sens subordonnés à la réflexivité et orientés vers un objectif de diversité.
60 Cette conception du rôle des sciences sociales en tant que disciplines chargées d’épuiser le pouvoir par une production infinie de ses représentations doit être précisée. Quelle forme prennent les théories sociales ? Dès lors qu’on considère le travail des théories sociales comme un travail de lutte contre le pouvoir par renouvellement permanent des discours, il faut les reconsidérer comme des discours en rapport avec les facultés humaines d’imagination. La production d’une théorie sociale manifeste une double ambition, politique et poétique. Politique, car le chercheur forme des outils de compréhension du réel et d’intervention sociale. Poétique, car ces outils et cette intervention consistent en une réinvention du monde social.
61 Chaque théorie du monde social agit comme sa recréation, insistant tour à tour sur le fait qu’il est façonné de discours, de relations hommes-objets, de faits de perception, d’états mentaux. Le type de poétisation du réel opéré par les sciences sociales obéit à des règles strictes. Mais, comme le montre Francis Affergan au sujet du savoir anthropologique, le discours des sciences sociales repose sur la tension entre une revendication de vérité sur le « plan référentiel » (la réalité du terrain) et la prise en charge d’une incertitude sur le « plan épistémique » (il semble que…) [Affergan, 1994]. De cette tension émerge la poétisation du monde social. Une théorie tire sa pertinence de sa poétisation du réel, même s’il est moins question de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » [Mallarmé, 1992] que de démultiplier celui-ci, pour faire exister une pluralité de mondes possibles, et lutter contre la « sensure » [Roelens, 2008].
Conclusion : désigner le pouvoir, différer le pouvoir
62 Ce texte a insisté sur la caractéristique des sciences sociales qui consiste à élaborer des procédés de désignation des instances du pouvoir. Il a également montré les difficultés à penser des procédés adéquats prenant en compte de la polyphonie des discours. Il est toutefois possible d’envisager un modèle critique qui articule l’ambition critique avec une telle prise en compte. Suivant ce modèle, les tâches attribuées au procédé de désignation sont de deux ordres. D’une part, il rend compte, dans une situation donnée, du processus par lequel du sens est attribué à un être culturel. D’autre part, à travers ce compte rendu, il contribue à la pluralisation de ces sens. Aucun effort de désignation du pouvoir ne peut donc faire l’économie des questions : comment s’imposent des significations aux êtres culturels ? Comment sont-elles produites et transformées ? Comment circulent-elles matériellement [Jeanneret, 2004] ; comment aussi le savoir formé dans le cours de cette recherche va-t-il les diversifier, les resémantiser ?
63 Le champ couvert par ces interrogations est considérable. Les objets mis en perspective sont de toutes sortes : liens de causalité, interprétations, identités, étymologies, représentations, modes de perception, etc. Confrontée à ces différents objets, l’attention porte en priorité sur les phénomènes de reconfiguration du sens et sur les conflits engagés autour d’eux. Le chercheur se met en quête des mécanismes, des controverses, des histoires qui expliquent la composition d’une hexis sémantique. L’hexis sémantique correspond au feuilletage des sens attribués à un objet et qu’il acquiert au cours de son inscription historique. Le travail de recherche consiste à délier les écheveaux de signification de l’objet étudié. Dans cette besogne, il faut compter avec une multitude d’intervenants (acteurs, pratiques, institutions, objets, dispositifs) et redoubler d’attention à la trivialité des objets, c’est-à-dire à leur capacité à traverser les espaces sociaux et à s’informer – changer de forme et de sens [18].
64 Mais l’ouvrage ne s’arrête pas là. Si les objets de recherche sont toujours lestés, l’interaction avec le procédé d’analyse de la circulation n’aboutit pas seulement à un compte rendu de l’élaboration de cette hexis. Elle conduit aussi à un écart de sens. Celui-ci est le résultat de toute recherche en sciences sociales. Il n’est jamais pleinement maîtrisé par le chercheur, mais ce dernier cultive presque toujours une épistémologie pratique à son sujet, à des degrés variables. L’analyse de la circulation du sens en prend acte et propose d’assumer au grand jour ce rôle de diversification. Elle met au jour les déterminants du sens et valorise en même temps d’autres sens possibles.
65 L’éthique de l’interprétation dont Sophie Moirand et Rémy Porquier énoncent les principes illustre cet aspect. Les auteurs s’appuient sur une conception pragmatique du langage selon laquelle les mots charrient des sens indissociables d’effets : ainsi, l’usage de l’expression « prise en otage » pour décrire une grève n’est-il pas anodin. À partir de ce présupposé, ils réclament une « éthique de l’interprétation » invitant chercheurs et acteurs à cerner le réseau sémantique mobilisé par les mots du langage courant pour en clarifier la « mémoire » [Moirand, Porquier, 2008]. Cette éthique de l’interprétation correspond approximativement à la prise en charge de la première partie du geste de désignation présenté dans ces lignes : le travail de mise au jour de l’hexis sémantique. Avec les notions de « pluralisation » et d’« écart de sens », on propose de prendre en compte et d’assumer plus clairement les effets de cette éthique de l’interprétation. La mise au jour de la mémoire de mots ou expressions comme « prise en otage » [ibid.], « populisme » [Collovald, 2004], « purification ethnique » [Krieg-Planque, 2003] contribue à en infléchir le sens, à le transformer. Ce geste est conscient chez le chercheur parce que celui-ci se bricole en général une épistémologie pratique. Mais il reste souvent hors-champ, à cause de la trop grande incertitude qui règne à son sujet. Difficile d’assumer une performance lorsqu’on ne connaît avec exactitude ni le lecteur qu’on aura, ni ce que celui-ci fera du texte produit. Cette incertitude n’est cependant pas une raison suffisante pour masquer le projet de pluralisation du sens. Le chercheur ne doit pas seulement tenir les objets de culture à distance en retraçant l’histoire de leurs significations. Il doit assumer le travail de Pénélope qui, inlassablement, défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour, et accompagner le détissage des significations d’une reconstruction nouvelle. Mais Homère ne raconte pas si, d’un jour à l’autre, la toile est retissée à l’identique. L’ouvrage que recomposent sans cesse les sciences sociales, quant à lui, a pour règle de différer toujours.
Notes
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[1]
Le mana est un « signifiant flottant », une « valeur symbolique zéro », « c’est-à-dire un signe marquant la nécessité d’un contenu symbolique supplémentaire à celui qui charge déjà le signifié » [Lévi-Strauss, 1989, p. L].
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[2]
Ce article porte sur les « sciences sociales critiques ». Cette expression est hautement problématique, comme l’a montré Jean De Munck [2011]. Elle permet néanmoins de couvrir une pratique des sciences sociales qui, à l’instar de la fameuse « théorie critique », revendique une ambition émancipatrice, ou encore, pour reprendre les mots de Max Horkheimer, adoptent une attitude caractérisée « par une méfiance totale à l’égard des normes de conduite que la vie sociale, telle qu’elle est organisée, fournit à l’individu » [Max Horkheimer, cité par Emmanuel Renault, Yves Sintomer, 2003, p. 8]. La réflexion produite dans ces lignes s’applique donc à une partie seulement des sciences sociales, bien que, dans un souci de légereté d’écriture, la mention « critique » soit le plus souvent omise.
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[3]
Ce couple est identifié par Rorty [2003, chap. XI] comme la « double exigence » du vocabulaire des sciences sociales.
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[4]
Le lien entre discours vrai et action juste est au fondement du positivisme comtien qui développe l’ambition de réformer intellectuellement la société [Heilbron, 2006].
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[5]
Au fondement de cette poursuite, se trouve une indignation logique qui dénonce les contradictions entre faits et discours plus qu’un souci formaliste [Passeron, Moulin, Veyne, 1996].
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[6]
Emprunt à Roland Barthes [1968], qui ne l’emploie pas dans ce sens. Pour Barthes, l’effet de réel est un détail, tandis que la production de vraisemblance en sciences sociales obéit à de multiples méthodes et pratiques d’écriture.
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[7]
La notion de polyphonie sociale employée dans ce texte diffère de celle de la linguistique [Jeanneret, 2005 ; Quet, 2008].
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[8]
La notion de « crise de performativité » permet de spécifier le constat d’un éclatement des modèles et de l’affaiblissement de leur portée explicative. Ce constat est dressé au sujet de deux des principales disciplines des sciences humaines : la sociologie et l’histoire [Caillé, 2004 ; Chartier, 2009].
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[9]
On considère ici que les notions de doxa et d’idéologie renvoient au même signifié. Cet amalgame a pour objectif de souligner leur interchangeabilité, en particulier dans le contexte des années 1970 et à travers les usages bourdieusiens (qui en font surtout des opérateurs de naturalisation).
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[10]
Bien que le terme doxa n’y soit pas employé, Le Métier de sociologue est un exemple canonique de cette conception, incitant en particulier le sociologue à « prendre à partie toutes les idées reçues de la mode » [Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 2005, p. 102].
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[11]
Entretien avec Pierre Bourdieu, recueilli par Beate Krais en décembre 1988, p. V-XIX in Bourdieu, Chamboredon, Passeron [2005].
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[12]
Voir aussi [Mouffe, Laclau, 2009].
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[13]
Sans compter bien entendu l’article plus ancien coécrit avec Pierre Bourdieu : « La production de l’idéologie dominante », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2, 1976/2-3, p. 3-73.
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[14]
On trouve un argument proche dans Nordmann [2006].
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[15]
Joëlle Le Marec donne un argument similaire, en revenant sur l’opposition dressée par Latour entre « en bas », espace souterrain des pratiques de laboratoire, et « en haut » où les objets et leurs constructeurs sont rendus autonomes. Elle montre que le procédé de Latour n’est pas exempt de cette mystification. Se donnant sous les traits de la conversion d’un regard (retourner au souterrain), il « escamote le processus par lequel lui-même construit quelque chose » [Le Marec, 2001, p. 24-28].
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[16]
Sur les effets d’intelligibilité : Passeron [2006]. Luc Boltanski [1990] va jusqu’à prétendre faire le sacrifice de son « intelligence » (en tant qu’attitude face au monde), ce qui semble être une conception bien erronée de sa propre activité.
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[17]
Voir également [Rancière, 1992 ; Chartier, 2009].
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[18]
Yves Jeanneret [1996] propose de revenir à l’étymologie latine du terme trivialité (en latin, trivium : carrefour) pour appliquer le terme à la description des phénomènes de circulation des êtres culturels. L’analyse de la circulation du sens s’inscrit directement dans un tel projet.