1 En France, les prostituées et les psychanalystes sont dans la même catégorie pour l’impôt :
« … Il y a des besoins tels que le besoin sexuel dont on ne peut dire que la satisfaction implique une activité économique en tant que telle » (Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Gallimard, « Folio essais », n° 33, Paris, 1962, p. 101).
« Moi, je sais ce que je vaux quand on paie pour moi » (Une prostituée, lors d’une émission de télévision).
« Les femmes sont universellement persuadées que tout leur est dû… Toutes, qu’elles le sachent ou qu’elles l’ignorent, sont persuadées que leur corps est le Paradis… Jugez de ce qu’elles donnent quand elles se donnent et mesurez le sacrilège quand elles se vendent ! » (Léon Bloy, La Femme pauvre, cité in L’Analyste, n° 25, p. 59).
3 Pour le dictionnaire Robert, la prostituée est « une femme qui se donne à quiconque la paie ». Cette définition nous plonge dans le mystère des rapports entre le don et l’échange puisque, normalement, le dictionnaire devrait dire qu’elle se vend, ou encore qu’elle se prête, mais non qu’elle se donne… à quiconque la paie. Comme l’a si bien analysé Polanyi, dans les sociétés non dominées par la relation marchande, un échange marchand peut exister mais il demeure marginal, périphérique. La majorité des biens et des services circulent sous d’autres formes. Le renversement des proportions, le fait que le mode habituel de circulation des biens et des services soit la relation marchande caractérise la société libérale bientôt mondialisée. Les autres formes de circulation, et notamment le don, deviennent marginales. Dans une telle société, on devrait donc s’attendre à ce que la forme habituelle de l’échange sexuel soit marchande. Autrement dit que la prostitution (des deux sexes) soit le mode normal de l’échange sexuel. Or même les sociétés les plus libérales ont toujours résisté à une telle extension. Elles l’ont toujours considérée anormale, souvent illégale, toujours immorale. Elles ont condamné le « travail du sexe », tout en le tolérant. En considérant que cette activité devait demeurer marginale, elles donnent à la prostitution précisément le statut des échanges marchands normaux dans les sociétés non marchandes. Une relation sexuelle normale, même dans une société dominée par l’échange marchand, devrait donc se situer dans la sphère du don. C’est pourquoi le dictionnaire introduit une telle contradiction dans sa définition de la prostitution, pour affirmer que même dans le cadre d’un échange monétaire, il est nécessaire que la prostituée, d’une certaine façon, « se donne ».
4 Voilà donc un type de relation qui échappe habituellement à la relation marchande dans la société libérale. Il n’est pas le seul. À l’autre extrême – si l’on peut s’exprimer ainsi —, on retrouve le professionnel. La relation professionnelle est aussi définie comme une relation qui échappe aux lois du marché. Parmi l’ensemble des travailleurs, dans la société libérale, le professionnel se définit comme exerçant une activité trop noble pour être soumise au marché, au profit. Cette caractéristique, chèrement gagnée, est constamment défendue avec opiniâtreté.
5 La professionnelle, le professionnel posent tous deux la question de la soumission des activités des membres de la société à la relation marchande. Pour approfondir la comparaison, nous poserons notre regard sur une profession en particulier, qui est, elle aussi, traditionnellement reliée à la sexualité : la psychanalyse. Comme la professionnelle, le professionnel psychanalyste a une relation marchande avec son client à propos de sexualité, ou, plus précisément, à propos de désir sexuel.
La prostituée
« Non, je ne vais pas chez les prostituées car je considère que mon corps vaut son corps. »
« Non, j’ai ma femme à la maison, je suis indépendant. »
« Oui, parce qu’après c’est fini. »
« Oui, parce que de toute façon la femme veut toujours se faire payer. C’est plus simple comme ça que de l’amener au cinéma, ou de l’inviter au restaurant [1]. »
7 Pourquoi l’échange marchand ne tend-il pas à se généraliser comme le mode normal de l’échange sexuel ? Cela s’explique peut-être pour des raisons similaires à celles de toutes les autres relations professionnelles : l’idéologie professionnaliste a comme principe que les actes posés par le professionnel sont trop importants pour être laissés au marché libre. C’est en effet une des contradictions de la société libérale : tout en prônant la généralisation du marché comme mode d’échange, cette société s’oppose à ce que ce qui est trop important lui soit soumis. Elle recourt alors au professionnalisme. L’activité, tout en étant très bien rémunérée, n’est pas accomplie dans un but mercantile. C’est pourquoi le mariage « bourgeois » est l’équivalent de la relation professionnelle dans le domaine sexuel. Dans ce modèle, la femme mariée est à la prostituée ce que le médecin est au charlatan : le médecin (ou tout autre membre des professions libérales) et la femme mariée se font tous les deux payer ; mais l’important, c’est qu’ils ne le font pas pour l’argent. La prostituée est la rebouteuse du sexe.
8 La prostitution est le plus souvent illégale, mais tolérée. Sans cette illégalité, elle serait beaucoup plus près du producteur sans intermédiaire, de l’artisan qui exploite lui-même son travail. Bien plus, elle pourrait acquérir un statut professionnel, se constituer en profession libérale. Comme toute profession, seul un membre de la corporation pourrait pratiquer, dispenser les services professionnels. Mais, seul aussi, il pourrait faire partie d’un conseil d’administration d’une entreprise qui emploie des professionnels et dispense ce type de services (comme l’exige la loi des professions). Légalement, techniquement, rien de plus facile, donc, que d’éliminer les souteneurs, les intermédiaires dans ce secteur, ce que demandent depuis toujours les principales intéressées, ce que refusent depuis toujours les moralistes, les tiers extérieurs à la relation entre producteurs et usagers. Il faut cependant admettre un danger qui n’est peut-être pas étranger à ce refus : toute profession libérale tend à créer un monopole. Nul ne pourrait dispenser un acte sexuel pour de l’argent, sauf les professionnels reconnus. Ce qui créerait évidemment une rareté difficilement acceptable… pour les usagers.
9 La prostituée introduit le rapport marchand dans la relation sexuelle. On utilise donc ici le terme professionnel de façon opposée [2] à son utilisation dans l’expression « profession libérale » : dans cette expression, il réfère au fait que le professionnel ne pratique justement pas son métier pour l’argent, mais pour le service ; qu’il a une « orientation de service ». Au contraire, la prostituée, la professionnelle du sexe, est précisément celle qui le fait pour l’argent et non pour le plaisir ou le service [3]. C’est pourquoi, comme nous l’écrivions plus haut, la vraie professionnelle, dans ce domaine, est plutôt la femme mariée (dans le modèle du mariage bourgeois bien sûr) qui le fait par amour mais qui, évidemment, a besoin par ailleurs d’argent pour vivre ; c’est-à-dire la définition exacte de la profession libérale dans sa dimension de service (et non dans sa dimension de compétence). La prostituée, elle, dévalorise cette relation, elle l’avilit en la transformant en relation marchande.
10 Comme d’habitude, le discours de la société sur cet échange n’a rien à voir avec le point de vue de l’usager, du client, qui est généralement le grand absent de ce discours [4]. Ce n’est d’ailleurs pas souvent non plus le point de vue de la professionnelle, du dispensateur de service, qui est présenté. C’est un troisième point de vue, extérieur aux acteurs impliqués dans cet échange : le point de vue moral, qui se rapproche en l’occurrence de l’idéologie professionnelle : dispenser un acte sexuel pour de l’argent est méprisable, comme disait déjà Platon des sophistes, « scandalisé par le comportement mercantile des sophistes, qui prodiguaient leurs leçons contre de l’argent [5] », et comme disent les professions libérales de leur concurrent commercial. On en revient encore une fois aux femmes mariées, qui tiennent un discours identique à propos des prostituées.
11 La prostitution montre que la présence du capitaliste n’est pas nécessaire pour que le rapport d’échange, dans le marché, soit transformé en marchandise. Car même sans un « souteneur » (c’est-à-dire l’équivalent du capitaliste qui perçoit la plus-value dans cette relation), la prostituée échange sa capacité de jouissance actuelle pour un plaisir futur qu’elle acquiert avec l’argent qu’elle gagne. Elle renonce à la valeur d’usage de l’acte sexuel qu’elle transforme en valeur d’échange. C’est probablement l’échange marchand le plus pur, qui montre le mieux que le point de vue de l’usager est irréductible à celui du producteur…
Le psychanalyste
12 La professionnelle s’oppose au professionnel. Prenons la psychanalyse comme cas de figure. Certes, ce n’est pas une profession au sens strict. En effet, la pratique psychanalytique n’est pas protégée légalement, comme les professions libérales. Elle n’est pas régie par une corporation, mais par des « associations ». Ni titre réservé, ni pratique protégée par la loi. Et pourtant, c’est une des professions les mieux protégées dans les faits. Alors qu’elle est légalement régie par le marché seulement, son statut social, son prestige, sa pratique sont ceux d’une profession libérale. Un psychanalyste recrute ses premiers clients par le réseau des psychanalystes, par l’association. La psychanalyse montre bien que le professionnalisme est d’abord un phénomène idéologique, avant d’être légal.
13 Entre la relation du professionnel d’une part, de la professionnelle d’autre part, où se situe la relation psychanalytique ? Qu’est-ce qui est échangé dans cette relation ? Plus généralement, qu’est-ce qui circule ? De l’argent. Et cela est considéré comme essentiel dans la théorie, plus essentiel que dans tout autre échange professionnel. C’est le client qui doit lui-même payer. À cette fin, la pratique psychanalytique applique une théorie du tiers exclu. Elle affirme qu’il ne peut y avoir de tiers entre l’analysé et l’analysant, que cela empêche la relation d’évoluer. Tout doit être contrôlé, vécu à l’intérieur de la relation entre l’analyste et l’analysé, sans intrusion extérieure qui permettrait l’acting-out. Et le fait que quelqu’un d’autre paie, même l’État, même une compagnie d’assurances, signifie l’intrusion symbolique de l’extérieur. Qu’est-ce que ce totalitarisme de la relation signifie dans la théorie des échanges ? Ne serait-ce pas la négation de la relation marchande elle-même, fondée au contraire sur la substituabilité absolue des échanges, sur l’équivalent universel qu’est la monnaie ?
14 En échange de quoi ? Quel est ce bien ou ce service que le patient retire en échange ? En fait, tout se passe comme si ce n’était pas un échange mais plutôt un don, car le psychanalyste insiste, – surtout les lacaniens, je crois – pour dire que ce transfert monétaire ne confère aucun droit au patient. Même pas à un reçu, ce qui va contre toutes les règles de l’échange monétaire. On peut donc considérer que c’est un don que le client fait à son psychanalyste, si on accepte cette définition minimale du don proposée par le Dictionnaire de sociologie : « Donner, c’est se priver du droit de réclamer quelque chose en retour [6]. » Mais habituellement, un don oblige celui qui reçoit. Or, ici, on transforme le don en instrument de traitement. C’est donc un don que le patient se fait à lui-même. À tout le moins sur le plan symbolique. Car pratiquement, c’est bien sûr l’analyste qui transforme ce don en valeur marchande, puis en valeur d’usage. L’analyste réussit ainsi un véritable tour de force : par le transfert, il transforme une demande sexuelle (le désir d’Anna O., chez Freud) en une offre monétaire sans contrepartie. Comme la prostituée, il inscrit une demande sexuelle non marchande dans le circuit monétaire marchand, mais en échappant à la loi fondamentale du marché : l’échange. Il en fait un don, et en outre il réussit à ne pas avoir d’obligations vis-à-vis de celui qui donne. Il réussit à échapper à la fois aux lois du marché et aux règles du don. En cela, il se situe à l’extrême opposé de la prostituée qui a des obligations précises, le prix variant avec le type de prestation selon le modèle de la relation marchande.
15 Comment expliquer une telle différence ? Elle tient à la nature de la transaction. L’analyste n’échange pas de satisfaction sexuelle réelle. Toute la relation est au niveau du désir et du rapport symbolique. C’est peut-être pour cette raison qu’il ne peut pas y avoir obligation : on ne force pas un désir, on n’achète pas le désir, même si on peut en acheter la satisfaction. On est dans le domaine des affects, des émotions, de la vie très privée, de la confidence, du désir, c’est-à-dire, dans un domaine où, même dans les sociétés les plus marchandes, les plus monétaires, on considère que les choses ne s’achètent pas, ne doivent pas passer par la transaction monétaire mais plutôt par le don. C’est pourquoi on considère aussi immoral le comportement de la professionnelle, c’est-à-dire le fait d’échanger contre de l’argent le droit de ne pas désirer ; ou inversement, le fait d’acheter, pour le client, le droit de satisfaire un désir non partagé. Car le modèle idéal et la norme de la relation sexuelle, c’est un désir contre un autre désir qu’on échange [7], c’est un échange de désir partagé [8]. Autrement dit encore, la prostituée échange de l’argent contre la nécessité de séduire. Ordinairement, l’argent « achète » d’abord le désir, puis on passe à l’acte. Dans la prostitution, on « saute » l’étape du désir. Il y a une analogie évidente avec la relation analytique. L’analysé achète le droit de transférer son désir sur l’analyste sans que celui-ci partage ce désir. L’analyste se fait payer le droit d’être neutre dans cette relation symbolique. Comme la prostituée dans la relation réelle. Ou : est-ce que l’analysé achète le droit de le désirer ? Finalement, qu’est-ce que le transfert ? Est-ce un vrai ou un faux désir ? Le transfert est-il un vrai désir d’une personne transférée sur une autre, ou est-ce une simulation du désir d’une personne ?
16 Grâce à la théorie du transfert, devant le désir du patient, l’analyste peut dire : Désirez-moi toujours, vous savez, je m’en fous ; ce n’est pas avec moi votre vrai rendez-vous. Quand Freud a pensé à ce terme pour désigner le désir d’Anna O., cela avait toutes les apparences du vrai désir ! Et c’est précisément pour pouvoir le supporter qu’il a inventé le transfert, qu’il a professionnalisé la relation, qu’il l’a rendue respectable et admissible pour la société (et sans doute aussi pour son épouse…). Finalement, entre le psychanalyste et la prostituée, on retrouve le large fossé qui sépare le travailleur manuel du travailleur intellectuel dans nos sociétés. Le premier est régi par le marché ; il vend sa force de travail et est exploité. Le second est un professionnel ; il domine la relation avec son client. Au lieu de satisfaire le désir d’Anna O. pour de l’argent, Freud a trouvé une façon d’autoriser son désir pour de l’argent, sans nécessité de le satisfaire, en « transférant » le désir sur quelqu’un d’autre que lui. On oublie généralement cet aspect. Mais, au départ, c’est Freud qu’elle désire, et c’est ce désir que Freud décide de ne pas recevoir et de déplacer grâce à cet ingénieux dispositif du transfert.
17 De toute façon, le psychanalyste n’est pas le seul à déplacer le désir sexuel. Les désirs sexuels semblent être à la base de toute la consommation, du moins si l’on en juge par la publicité. En plaçant une jolie fille à côté de sa voiture, le marchand déplace lui aussi les désirs sexuels. Il espère que le désir sera transféré sur un objet différent ; le psychanalyste sur une personne différente. Seule la prostituée prend le désir tel qu’il est, au premier niveau. Elle est la professionnelle du désir, au sens ici de ce qui s’oppose à l’amateur, de ceux qui font quelque chose pour le plaisir. Comme tout professionnel, elle compense l’absence de désir, ou de plaisir, par la précision du geste.
18 Au départ était la séduction, l’apprivoisement des individus préalable à l’échange. Le marché transfère cette séduction sur les objets lui-même – est-ce une loi générale du marché ? Il tend ainsi à éliminer la relation de séduction des personnes. La relation professionnelle réintroduit la séduction. Le cas pur, c’est la psychanalyse. La psychanalyse réintroduit la séduction interpersonnelle par le transfert, et cela dans le cadre d’un échange monétaire où la seule chose échangée dans cette transaction est cette séduction interpersonnelle.
19 Mais toute transaction monétaire ne remplace pas la nécessité de séduire. Il est même des exemples inverses. Ainsi l’artiste de spectacle : malgré le fait de payer, l’artiste doit séduire (et même, plus le prix est élevé, plus il doit séduire), ce qui n’est jamais acquis avant le spectacle. L’essentiel de ce qui est échangé alors est même la séduction, et, en ce sens, l’artiste et le spectateur sont dans la situation inverse de la prostituée et de son client : ce dernier achète le droit de ne pas avoir à séduire pour obtenir le service ; l’artiste, en échange d’argent, s’engage à séduire. La relation psychanalytique est du premier type : le client achète le droit de désirer sous forme de transfert. La relation politique démocratique est du type spectacle. On pourrait même définir la démocratie par l’ensemble des mécanismes qui servent à vérifier si les gouvernements et les gouvernés se séduisent toujours.
La surrogate
20 Si le désir sexuel peut, grâce au tour de magie psychanalytique, être converti en échange marchand, la « satisfaction matérielle » du désir, le passage à l’acte doit, lui, échapper au rapport marchand, ce que montre le cas de figure de la prostitution. Les prostituées réclament régulièrement ce « droit de toute femme de déterminer à sa guise son comportement sexuel, celui-ci pouvant comporter un échange commercial, sans s’exposer à la stigmatisation ou à des sanctions » (Bruxelles, Congrès mondial de la prostitution, octobre 1986). La liberté de commerce leur est refusée. On ne peut pas vendre son corps, comme d’ailleurs ses organes. Mais « quelle différence y a-t-il entre moi et la secrétaire qui se sent obligée d’aller coucher avec son patron qui l’a invitée à dîner dans un bon restaurant », demande une prostituée dans Plusieurs tombent en amour ? Il y a toute la différence d’un repas, du non-dit, du non-contractuel. Ce n’est pas un rapport marchand. Il y a jeu, risque qu’elle dise « non », etc. Quant à la psychanalyse, le transfert doit s’arrêter au niveau symbolique. Reich s’est fait exclure pour avoir enfreint cette règle.
21 Mais depuis plusieurs années, Masters and Johnson ont développé une nouvelle forme de sex-therapy : la sex surrogate. C’est une personne qui, sur recommandation du psychanalyste, a des « vraies » relations sexuelles avec un client pour l’aider à régler ses problèmes sexuels. Elle joue le rôle de substitut à un partenaire sexuel normal. Ce troisième cas de figure se situe exactement entre la prostituée et le psychanalyste. Comme la prostituée, elle accomplit l’acte sexuel en échange d’argent. Mais comme le psychanalyste, elle est dans un rapport thérapeutique avec son client, une relation d’aide, d’apprentissage pédagogique. Le client n’est pas là pour satisfaire ses désirs mais pour apprendre à les satisfaire, de même que ceux de sa partenaire. Et la professionnelle est là pour apprendre au client à satisfaire ses désirs et ceux de sa partenaire. Comme le psychanalyste aussi, elle est un substitut à quelqu’un d’autre. Mais alors que le psychanalyste se « contente » d’être un substitut à l’objet du désir, la surrogate est un substitut à sa satisfaction physique. Pour la première fois, on accepte la moralité du rapport marchand dans une relation sexuelle. Mais est-ce vraiment accepté ? Cette pratique demeure très marginale, et non sans problème. Cela est partiellement illustré dans un film documentaire sur les surrogates [9], dans lequel l’un des clients tombe amoureux et où l’on constate l’absurdité de cette relation marchande qui nie la possibilité de l’amour qu’elle suscite par ailleurs par tous les gestes qui le signifient. La difficulté d’une relation sexuelle marchande réside peut-être là : difficulté d’une relation sexuelle sans don.
Conclusion
22 Prostituée, surrogate, psychanalyste : les trois cas de figure ont en commun d’être des substituts à une relation habituelle et de se réaliser en échange d’argent. Cette similitude révélerait-elle la nature profonde de tout rapport marchand : être le substitut d’une autre relation, normale, se déroulant sous la forme du don ?
Notes
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[1]
Réponses de clients ou d’hommes dans la rue à la question : Allez-vous chez les prostituées ? (extraits du film Plusieurs tombent en amour, réalisation Guy Simoneau, 105 mn, Télé-Québec, 1981).
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[2]
Le professionnel s’oppose au commerçant : la professionnelle s’oppose à l’amateur.
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[3]
Les prostituées affirment cependant elles aussi qu’elles rendent de très grands services à la société : diminution de la violence sexuelle ; et au client : relation d’aide ; mais ce sont des effets induits, ce n’est pas le but de la prestation, contrairement à celle du professionnel. Voir plus loin le cas de la surrogate.
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[4]
À la notable exception de l’excellent film : Plusieurs tombent en amour, document ethnographique unique sur l’univers de la prostitution dans lequel tous les partenaires présentent leur témoignage.
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[5]
Laufer et Paradeise, op. cit., p. 20. Selon ces auteurs, il s’agit là « d’un des traits qui a le plus frappé les sophistes d’indignité pour la postérité ». Musil définissait la prostitution comme « le fait d’offrir pour de l’argent non point toute sa personne, comme il est d’usage, mais seulement son corps » (L’Homme sans qualités, tome 1, Seuil, Paris, 1956, p. 28).
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[6]
Alain Testart, « Don », in Raymond Boudon, Philippe Besnard, Mohamed Cherkaoui, Bernard-Pierre Lécuyer, Dictionnaire de sociologie, Larousse, Paris, 1999, p. 68.
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[7]
Il n’y a évidemment pas de situation normale ; cela varie selon la société. Il y a des échanges de désirs réciproques. Mais dans un grand nombre de sociétés, des lois régissent les échanges sexuels indépendamment du désir, en fonction plutôt de la reproduction, du tabou de l’inceste, et d’autres lois. La jouissance a toujours été échangée contre autre chose. Le fait de l’échanger contre une autre jouissance n’est qu’un cas particulier de cet échange, peut-être le plus généralisé. Il est donc normal que, dans une société marchande, on échange le sexe contre l’argent. Ce qui est particulier, dans la psychanalyse, c’est que c’est le désir seulement, le droit de désirer faussement (transfert) qu’on achète pour de l’argent. Il y a aussi le striptease, la photographie érotique qui sont des instruments de désir qu’on peut acheter, sans satisfaction garantie… La seule spécificité de la relation psychanalytique devient alors le fait que ce désir est un désir déplacé : le transfert.
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[8]
En réalité – réalité qu’on préfère occulter –, le désir sexuel peut être engendré par d’innombrables circonstances et facteurs : prestige, bonté, avantages divers, pitié… et, pourquoi pas, argent. Même l’argent peut faire naître un désir réel. Et alors la spécificité de la prostituée n’est plus de faire l’acte sexuel pour de l’argent, mais de le faire sans désir. Et encore, peut-être que certaines prostituées ont développé cette capacité d’éveiller leur désir sexuel par l’offre d’argent, « toutes choses égales par ailleurs… »
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[9]
Private practice, the story of a sex surrogate.