CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En lisant The Germans, de Norbert Elias, j’ai réalisé qu’au-delà des nombreux thèmes abordés par ce livre, le principal, le plus fondamental, peut se résumer en quelques mots : la stratification sociale, et l’appartenance ou non à une élite, c’est-à-dire l’inclusion en son sein, ou l’exclusion. La plupart des chapitres traitent de ce qui est à la fois un problème pratique pour les acteurs et une problématique typiquement sociologique pour les chercheurs en sciences sociales : en particulier les pages consacrées aux clubs universitaires et aux fraternités d’étudiants, qu’Elias considère en fonction de cette thématique de l’inclusion – ou plutôt de l’exclusion, car pour lui, en tant que Juif, l’exclusion hors des cercles élitaires dut être un problème pratique bien avant de devenir, en tant que sociologue, une problématique théorique.

2 Je m’aperçus alors que ce qui semble être au cœur de The Germans est aussi un thème récurrent dans la plupart de ses livres. Car après tout, quel est le point commun entre La Civilisation des mœurs, La Société de cour, Mozart, Logiques de l’exclusion, ou même ses travaux sur la profession navale ou sur l’équilibre des pouvoirs entre les sexes, sinon cette force de la stratification sociale, la façon dont les individus s’y confrontent lorsqu’ils se trouvent engagés dans un processus de mobilité, et la façon dont la structure sociale elle-même en vient à être modifiée par ces efforts d’ascension ? Être dans ou hors de la société de cour pour les classes supérieures, dans ou hors de l’establishment pour les classes moyennes, dans ou hors des cercles aristocratiques pour un créateur génial, dans ou hors des milieux privilégiés pour les futurs militaires, ou pour les femmes…

3 Et au fait : qu’en est-il pour les Juifs ?

4 Relisant The Germans, j’ai réalisé que ce mot – le mot « Juif » ou « juif » – n’apparaît que quatre ou cinq fois dans les 430 pages du livre. Pas plus !

5 N’est-ce pas étonnant ?

6 Ce silence dit quelque chose, à l’évidence. Je peux me tromper, mais ce qu’il dit, à mes yeux du moins, c’est que cette problématique, au lieu d’être quelque part dans son œuvre, est juste partout, dans toute son oeuvre. C’est le point de départ, la fondation invisible de l’ensemble de son travail : à la fois sa problématique centrale – comment gérer l’inclusion et l’exclusion lorsqu’on est juif – et le problème central de l’homme qui produisit cette œuvre. Un problème si profond et si douloureux qu’il ne pouvait être traité directement, explicitement ; et en même temps, si profond et si douloureux qu’il a pu constituer le point de départ et le guide constant d’une œuvre exceptionnelle.

1. La sociologie plutôt que le ressentiment

7 Éviter la confrontation directe avec un traumatisme tout en utilisant celui-ci pour nourrir sa création : ce processus est exactement ce que Sigmund Freud décrivit et conceptualisa sous le terme de sublimation.

8 Oui, je pense que l’œuvre d’Elias est une énorme, une extraordinaire entreprise de sublimation de cet unique problème : comment être un Juif à l’intérieur d’une société non juive, et, plus encore, d’une société antisémite. Déplacé vers divers contextes, et avant tout vers celui de la société de cour, ce problème est devenu l’étude systématique de la façon dont une société en vient à se modifier en raison des efforts de certaines catégories pour se mouvoir dans la stratification sociale, afin d’obtenir l’intégration dans les strates supérieures lorsqu’on vient des strates inférieures ; et l’étude de la façon dont ces changements dans la structure sociale affectent les vies individuelles au niveau le plus intime de l’expérience.

9 Bien sûr, il aurait pu y avoir d’autres façons de gérer ce traumatisme : il aurait pu être refoulé, en sorte que rien d’autre n’en serait sorti que la névrose ou même la psychose ; ou bien, il aurait pu être transformé en ressentiment, colère, accusations perpétuelles contre les bourreaux ou plaintes quant à ses propres souffrances en tant que victime. Mais avec Elias, rien de tel : ni refoulement, ni ressentiment ; juste le silence sur les Juifs, à l’intérieur d’une œuvre immense consacrée à la condition fondamentale des Juifs lorsqu’ils tentent d’intégrer une société antisémite, dehors et dedans, dedans et dehors, en bas et en haut, en haut et en bas, avec ces lourdes difficultés qui n’ont d’autre raison que le fait d’être né là où l’on est né.

10 C’est pourquoi je pense que cette œuvre tout entière est un immense, un magnifique processus de sublimation sociale, une façon d’éviter tant le refoulement que le ressentiment en créant un génial renouvellement de cette jeune discipline intellectuelle qu’est la sociologie. Exactement comme Mozart, né avec un talent exceptionnel mais exclu des couches supérieures de la société, évita tant le refoulement que le ressentiment en créant un génial renouvellement de la musique. Cette façon de construire une puissante problématique sociologique à partir d’un problème social et personnel traumatisant constitue la première voie permettant de s’éloigner du ressentiment en s’approchant d’une nouvelle sociologie.

11 Je me propose à présent de relire cet accomplissement intellectuel à la lumière de mon hypothèse : comment une hypersensibilité à la problématique de l’inclusion-exclusion et au modelage de la stratification sociale a pu ouvrir de nouvelles voies vers de profonds changements dans la façon de concevoir la sociologie. À savoir : la contextualisation plutôt que la généralisation ; l’interdépendance plutôt que la domination ; les relations plutôt que les objets ; et l’analyse plutôt que le jugement de valeur.

2. La contextualisation plutôt que la généralisation

12 La sociologie allemande a longtemps été conçue – et continue de l’être – comme ce que nous appellerions plutôt en France une « philosophie du social », une philosophie de la société. Ce qui signifie des propositions générales sur des problématiques générales plutôt que des études empiriques de phénomènes contextuels ; et une tendance aux théories globales plutôt qu’à une pluralité d’outils conceptuels permettant de comparer différentes situations.

13 Cette tendance à la généralisation se rencontre aussi, bien sûr, dans d’autres traditions nationales : on peut la trouver dans l’œuvre de Talcott Parsons, aux États-Unis, ou dans celle de Georges Gurvitch, en France, parmi bien d’autres exemples. Mais en Allemagne, au lieu d’être quelque peu datée, elle demeure la principale façon (ou la plus « légitime ») de concevoir la sociologie – ne citons que les noms de Luhman ou Habermas. Compte tenu de cette tendance de la sociologie allemande, il est d’autant plus notable qu’Elias a construit sa propre sociologie – sans aucune exception – sur l’observation de contextes locaux, précisément situés, à partir desquels il put étudier et analyser des phénomènes beaucoup plus généraux. Sa sociologie est bien, avant tout, une sociologie contextuelle : la généralisation arrive toujours après-coup, de même que les théories arrivent après les faits. C’est pourquoi Elias est un authentique, un absolu sociologue, et non pas un philosophe qui en est venu à réfléchir à des problématiques sociales. Et il le savait parfaitement, ne serait-ce que parce que cette orientation lui coûta cher dans sa carrière universitaire.

14 Ici encore, le choix d’observer des situations locales plutôt que de construire des théories générales est évident dans The Germans. Là, nulle considération fumeuse sur « l’esprit d’une nation », nulle croyance a priori dans la nature de la psychologie collective, mais une analyse précise des tensions entre fractions, de leur histoire, de leurs causes et de leurs conséquences sur les mentalités. À n’en pas douter, cela a à voir avec le besoin urgent de comprendre les fondements généraux d’une expérience particulière qui n’a pas trouvé de solution : celle de l’exclusion lorsqu’on cherche à être inclus, celle de la force invisible et néanmoins toute-puissante de la stratification sociale.

15 L’usage que fait Elias de l’histoire doit être considéré à la lumière de ce lien étroit entre le besoin de comprendre une expérience personnelle et la volonté d’en tirer un savoir. Les contextes temporels, autant que spatiaux et culturels – ceux-là même que conceptualisa Elias par l’une de ses contributions majeures à la sociologie, la notion de « configuration » – sont les conditions sans lesquelles ne peut se construire une explication générale à partir d’une expérience particulière, plutôt que des théorisations abstraites.

16 Venons-en à présent à la troisième voie : l’interdépendance plutôt que la domination.

3. L’interdépendance plutôt que la domination

17 L’on pourrait s’attendre à ce qu’un homme qui dut souffrir de l’exclusion ait développé un profond ressentiment à l’égard de toute forme de domination, et, en tant que sociologue, une tendance à orienter son œuvre sur cette problématique. Ce fut précisément le cas avec Pierre Bourdieu, en raison de son origine modeste, comme il le déclara lui-même dans son autobiographie ; et avec Michel Foucault, en raison de son homosexualité. L’un et l’autre insistèrent dans leur œuvre, chacun à leur façon, sur la force de la domination sociale, que ce soit celle des classes supérieures, de l’« État » ou du « pouvoir ».

18 Mais ce ne fut pas le cas avec Elias. Au lieu de cela, il ouvrit la voie à une tout autre façon de décrire les relations humaines prises dans une stratification fortement hiérarchisée : une description par la notion d’interdépendance plutôt que par celle de domination. C’est là, à mon avis, un tournant majeur dans l’histoire des sciences sociales, que nous n’avons fait que commencer à explorer. Et nous le devons à Elias et à son étonnante capacité à surmonter le ressentiment par le travail conceptuel.

19 Cette question de l’interdépendance est particulièrement pertinente pour une problématique apparue récemment dans la philosophie et la sociologie françaises et allemandes : celle de la reconnaissance, explorée par Axel Honneth et quelques autres chercheurs après lui. Pourquoi les sciences sociales ont-elles si rarement traité cette question de la reconnaissance comme une problématique spécifique, c’est-à-dire comme un but en tant que tel pour les acteurs et un problème d’identité personnelle et d’interdépendance sociale, plutôt que comme une question de relations de pouvoir exercé sur autrui, ou bien une simple étape dans la recherche de prestige ou de « distinction », comme dans le modèle de Bourdieu ? L’une des raisons pourrait être que la problématique de la reconnaissance nécessite un basculement majeur des théories de la domination économique, hiérarchique ou politique, héritées de Marx, de Bourdieu et de Foucault, vers une théorie de l’interdépendance. Dans cette perspective, la recherche de profits matériels, ou même la recherche de domination, n’est plus la seule ni même la plus importante des clés permettant de comprendre les conduites humaines.

20 Dans la théorie de la légitimation selon Bourdieu, la reconnaissance tend à être réduite à un « effet de domination ». Après s’être appuyé sur la perspective compréhensive de Max Weber, et sur la Théorie de la classe de loisirs, de Thorstein Veblen, pour se dégager du réductionnisme marxiste de façon à mettre en évidence la recherche de prestige ou de « profits symboliques », Bourdieu n’a ensuite cessé de réduire le besoin de reconnaissance à une lutte pour le « statut », ou la distinction ; symétriquement, il réduisait la capacité à reconnaître autrui à un « pouvoir symbolique » de « légitimation ». Une telle conception est bien adaptée au fondement critique de sa théorie de la domination, de même qu’aux critiques de Foucault à l’égard du « pouvoir » dans son analyse du système carcéral, dans la mesure où elle réduit le pouvoir à l’imposition d’une norme unique, et la distinction à la volonté d’augmenter sa propre grandeur, d’être supérieur à autrui, de conquérir une position imméritée. Cette conception critique de la recherche de reconnaissance est à la fois celle des acteurs, qui ont tendance à dénoncer le besoin de reconnaissance en tant qu’expression de la dépendance envers l’opinion d’autrui ou que manifestation de narcissisme ; et celle de maints sociologues, comme on le voit avec les notions de domination et de légitimation. C’est là, semble-t-il, l’une des raisons pour lesquelles les chercheurs en sciences sociales ont été si longtemps réticents à prendre en considération la problématique de la reconnaissance, comme l’a bien observé Tzvetan Todorov.

21 Plutôt que les concepts critiques de légitimation et de distinction, fortement liés au concept de domination, c’est le concept d’interdépendance qui devrait guider l’étude de la reconnaissance et de ses riches prolongements sociologiques. J’ai rencontré cette question, pour ma part, dans mes recherches sur les prix littéraires et scientifiques : tout lauréat dépend étroitement et du jury, et du jugement de ses pairs quant à la qualité de son travail et de sa personne, de même que tout jury dépend du jugement des créateurs et des chercheurs quant à la qualité de ses choix. Certes, nous dépendons de ceux qui ont le pouvoir de nous reconnaître, mais ce pouvoir est lui-même subordonné à notre capacité à le reconnaître comme pertinent. C’est pourquoi la notion eliasienne d’interdépendance apparaît comme beaucoup plus appropriée pour traiter cette question de la reconnaissance que les concepts unilatéraux de « pouvoir », de « domination » et de « légitimation ».

22 En outre, cette notion d’interdépendance, associée à celle d’intériorisation des contraintes, permet d’échapper à l’opposition binaire entre « individus » et « société » (une opposition bien métaphysique, comme La Société des individus s’emploie à le démontrer), et de comprendre avec précision les déplacements entre les dimensions individuelle et collective des déterminations psychiques, corporelle, émotionnelle. Voilà qui nous amène à la quatrième voie vers une nouvelle sociologie : la focalisation sur les relations plutôt que sur les objets.

4. Les relations plutôt que les objets

23 Le ressentiment implique une focalisation sur les « mauvais » objets. Elias aurait pu consacrer son énergie intellectuelle à un combat sans fin contre ses ennemis, quels qu’en auraient pu être les noms. Au contraire, il abandonna totalement la perspective centrée sur les objets pour se tourner vers ce qui est réellement en jeu dès lors qu’on tente de mettre au défi la stratification sociale de façon à obtenir l’inclusion dans un groupe désiré : à savoir les relations entre individus ; relations entre inclus et exclus, qu’il s’agisse des nobles dans la vie de cour, des artistes parmi les nobles, des pauvres nouvellement arrivés face aux pauvres anciennement établis, des étudiants juifs essayant de trouver une place parmi les étudiants chrétiens, ou encore des Juifs riches aspirant à se faire accepter dans la société bourgeoise allemande.

24 Les relations plutôt que les objets : voilà un tournant majeur en sociologie, et je pense qu’il s’agit là encore d’une splendide façon de surmonter le ressentiment en élaborant une toute nouvelle voie pour la pratique de notre discipline. C’est là, à n’en pas douter, l’un des principaux enseignements d’Elias : les oppositions entre catégories discrètes – comme l’« individuel » et le « collectif » – ne sont pertinentes que sur un plan conceptuel ; dès lors qu’on les prend pour des entités réelles, elles deviennent purement métaphysiques. En réifiant les concepts, on construit des catégories distinctes, transformant en entités séparées et discontinues quelque chose qui n’existe qu’à titre de pôles d’orientation, tels des points cardinaux permettant de décrire les mouvements sur un axe continu. Elias ne cessa de se dresser contre ces « oppositions conceptuelles », qui fabriquent des frontières artificielles, donc des apories, tel que le faux problème de la connexion entre ces catégories, ou l’interminable débat sur la priorité à accorder à l’une ou à l’autre.

25 C’est là bien sûr une question non seulement sociologique mais philosophique, puisqu’elle est étroitement liée au substantialisme. Il est clair que le substantialisme est l’un des pires ennemis de la sociologie eliasienne, et je pense que ce n’est pas que pour des raisons intellectuelles, mais aussi pour des raisons morales. Car il signifie l’attachement des phénomènes aux essences, exactement comme l’antisémitisme attache les individus à des catégories fixes, auxquelles il leur est interdit d’échapper.

26 Au contraire, toute la réflexion d’Elias repose sur le choix de penser non plus en termes d’états distincts, mais de processus continus ; le terme même de « processus » étant, comme chacun sait, un terme clé dans sa sociologie. Dans cette perspective, la civilisation n’est nullement une essence, ni une substance, ni une quelconque entité métaphysique. Ce n’est même pas un état des choses, mais un mouvement sur un continuum entre deux pôles opposés, deux tendances. Dès lors, ce qui doit être expliqué n’est pas le changement mais l’immobilité, non pas le flux de processus plus ou moins rapides mais leur stabilisation et leur « formalisation » – encore un concept clé – dans des institutions, des habitudes, des lois et des règles de tous ordres. Ce basculement d’un mode de pensée de type aristotélicien vers un mode de pensée plutôt héraclitéen constitue, à n’en pas douter, une révolution intellectuelle – une sorte de révolution copernicienne, comme Elias lui-même le proclama – si profonde que la plupart de nos collègues, je le crains, ne l’ont pas même identifiée ni, moins encore, comprise.

27 Cette résistance n’est probablement pas qu’une question de rigidité intellectuelle : elle tient aussi, me semble-t-il, à ce que ceux qui se sont toujours perçus comme protégés par des positions bien établies ne peuvent qu’avoir du mal à accepter que ces positions puissent ne pas être elles-mêmes protégées par des états de choses définitifs, essentiels, fixés une fois pour toutes, mais dépendent de processus en évolution. En d’autres termes, les établis ont un intérêt social au substantialisme intellectuel, alors que les marginaux ont un intérêt social et moral à une pensée processuelle, qui peut les aider à conceptualiser leur espoir d’échapper un jour à leur destin d’exclus. Là encore, un tournant majeur en sociologie a été accompli par la transformation de l’expérience sociale de l’exclusion en une capacité intellectuelle à prendre en compte les dimensions de la réalité qui favorisent le changement historique et social.

5. La neutralité plutôt que la normativité

28 La cinquième et dernière voie menant du ressentiment à l’innovation sociologique a à voir avec la célèbre leçon de Max Weber sur la neutralité axiologique, ou la suspension du jugement de valeur, dans l’exercice des fonctions d’enseignant et de chercheur : une leçon qu’Elias s’est magnifiquement appropriée sous la forme de son opposition bien connue entre « investissement » et « détachement ». À l’évidence, quiconque utiliserait la sociologie – ou toute autre discipline intellectuelle – pour, comme on dit, « régler ses comptes », c’est-à-dire lutter contre ses ennemis, adopterait spontanément une posture normative, autrement dit une conception de la sociologie comme outil de disqualification, de dénonciation, de critique ; et pas seulement de critique des concepts ou analyses produits par d’autres chercheurs – ce qui, à mon sens, est plus que légitime : nécessaire –, mais aussi de critique des conceptions des acteurs – ce qui est absurde, puisque cela interdit de les comprendre, d’en découvrir les significations et les nécessités pour les acteurs eux-mêmes.

29 Inversement, celui qui utiliserait la sociologie pour justifier ou établir sa position sociale essaierait probablement de mettre en évidence les causes et les raisons de la stratification sociale telle qu’elle est, de façon à pouvoir la considérer comme la seule façon rationnelle d’organiser la société. Pour le dire abruptement, l’on a ici deux conceptions opposées du rôle du sociologue : l’une critique, l’autre conservatrice. Elles n’en ont pas moins en commun de tenir pour acquis que le rôle du sociologue est de contribuer à édicter des normes, à justifier des ordres actuels ou futurs, ou même d’intervenir comme leader d’opinions. Après les années 1960, la position critique a pris le pas sur la position conservatrice, du moins en France, et Foucault et Bourdieu sont devenus des héros de l’activisme social, particulièrement à la fin de leur vie ; comme si leur exceptionnelle réussite intellectuelle n’avait pas suffi à les protéger contre le poison du ressentiment.

30 Cette conception critique de la sociologie comme « sport de combat » est si prépondérante de nos jours en France qu’il est très difficile de plaider pour la neutralité axiologique wébérienne sans se voir stigmatisé comme un dangereux « néoréactionnaire ». Et bien sûr, un tel état d’esprit sociologique ne facilite pas la perception d’Elias comme un grand sociologue novateur : beaucoup l’ont lu mais, je le crains, très peu l’ont vraiment compris, parce que, pour le comprendre, il faut considérer que la critique n’est pas la principale ni l’ultime tâche de la sociologie.

31 Elias, lui, a brillamment démontré que la déconstruction historique peut être utilisée non pas pour disqualifier les conceptions ordinaires, mais pour mieux décrire, expliquer et comprendre la réalité ; et que la sociologie tout entière peut être un puissant instrument de libération, non pas tant des déterminations sociales effectives que de la tentation de laisser les problèmes sociaux déterminer, définir et circonscrire toutes choses dans une vie, y compris l’accomplissement intellectuel et professionnel. À l’inverse, Elias a réussi à libérer la sociologie d’un certain nombre de pièges intellectuels majeurs. Et c’est là, finalement, la victoire d’un Juif marginalisé dans le système universitaire allemand.

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Le silence d’Elias sur la question juive dans l’ensemble de son œuvre et, en particulier, dans The Germans, alors même que sa vie entière fut profondément marquée par l’antisémitisme, laisse supposer que cette question irrigue profondément sa pensée. Cet article propose de voir dans celle-ci une entreprise systématique de sublimation de ce qui, chez d’autres chercheurs confrontés à des tensions analogues, aurait pris la forme du ressentiment. L’utilisation de la sociologie comme façon de surmonter le ressentiment, ainsi que l’insistance sur l’interdépendance plutôt que sur la domination, sur les relations plutôt que sur la substance, sur les contextes plutôt que sur les entités générales, et sur la description analytique plutôt que sur le jugement de valeur, apparaissent comme autant de voies par lesquelles la sociologie d’Elias effectue ce travail proprement intellectuel de sublimation, tout en ouvrant à la sociologie des perspectives profondément novatrices.

Nathalie Heinich
Sociologue. CNRS, CRAL (EHESS).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/12/2014
https://doi.org/10.3917/rdm.044.0289
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