CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 D’un point de vue sociologique, il est fréquent d’opposer les principes et les socialités du marché à ceux du don [voir Godbout, 2013]. À l’équivalence et l’intérêt individuel du premier s’opposent l’excès et l’endettement mutuel du second. Là où tout affectif a été « arraché » dans les relations impersonnelles du marché [Simmel, 1987], le don circule dans les réseaux interpersonnels et s’inscrit dans leurs obligations.

2 L’extension du monde marchand vers une part toujours croissante des activités humaines tend alors se faire au détriment du don, au moins en apparence. La rationalité instrumentale transforme le donneur en consommateur, « quelqu’un qui a un besoin de don à assouvir » [Godbout, 2013, p. 95 et 97], le bénévole en concurrent déloyal du salarié.

3 Que devient cette opposition avec le développement de l’internet ? Lieu du don digital, ce réseau des réseaux a connu conjointement une démocratisation et une marchandisation massives [Cardon, 2010]. Il porte de nouvelles modalités de production et de distribution des biens et services par ses utilisateurs, indissociables de nouveaux modes de socialisation entre eux. Il laisse en ce sens entrevoir l’émergence d’une socialité tertiaire à même de faire exister des formes d’échange entre don et marché, échange qu’il s’agit d’étudier plus finement.

Le travail des consommateurs sur l’internet : du don au marché ?

4 Les comportements plus actifs des consommateurs sur l’internet nous semblent en effet de nature à exprimer une articulation entre don et marché plus complexe que leur simple opposition. Ce que les utilisateurs font de ce média est en effet rapidement apparu comme une revivification du don, obligeant la recherche sur la consommation à sortir des cadres utilitaristes. L’approche marketing traditionnelle peine en effet à rendre compte des comportements d’usagers soucieux d’offrir à leur communauté des biens informationnels variés (par exemple en prescrivant et commentant des expériences de consommation). De même, elle ne peut saisir ni les nouvelles relations induites entre les consommateurs et les entreprises concernés, ni les modes de création de valeur spécifiques à ces réseaux.

5 Comme dans d’autres champs de recherche, les approches développées se sont inscrites dans le postmodernisme réticulaire décrit par Borel [2011]. Le lien s’y substitue au bien comme fondement de l’échange [Cova, 1995], les interactions y sont affinitaires et fluides, les motivations reposent sur la réputation ou l’altruisme. La passion, plus que l’intérêt, guide les contributions à la communauté, qui s’appuient cependant sur la consommation payante de services et d’équipements variés, tant software que hardware. Don et capital semblent ainsi en symbiose [Barbrook, 2000].

6 D’autres acteurs économiques et d’autres courants du marketing participent cependant à la domestication de ce don en un mouvement inverse. La marchandisation de ces comportements repose alors sur la transformation des discussions dans les réseaux socionumériques en « communication virale » – c’est-à-dire en publicité portée par ces personnes dans leurs conversations en ligne – ou en « Contenu Généré par les Utilisateurs » – c’est-à-dire en alimentation du site par ses utilisateurs. Un social media marketing dédié [Mellet, 2012] prend en charge ces opérations pour mettre en place des marchés à deux versants. On construit, d’un côté, une audience active en permettant un accès gratuit aux plateformes d’interaction et en incitant les utilisateurs à la production de lien et de contenu, d’un autre côté, des espaces publicitaires sont valorisés en fonction de cette audience auprès des annonceurs. En ce sens, la production informationnelle de ces réseaux est mise en équivalence – mesurée et valorisée – et sortie du don pour être mise en marché.

7 Cette marchandisation repose sur la mise au travail des consommateurs [Dujarier, 2008], voire sur leur double exploitation quand ils finissent par payer pour produire le service qu’ils consomment [Cova et Dalli, 2009]. Loin d’être constamment masquée, cette incitation au travail des amateurs fait l’objet de prescriptions de plus en plus explicites dans des plateformes en ligne variées (univers persistants, vente entre particuliers, commercialisation de produits home made, autopromotion artistique sur les réseaux socionumériques…). Les challenges de l’entreprenariat et l’espérance de gains financiers peuvent en faciliter la mise en place [Garcia-Bardidia, 2013]. Le don initial se voit ainsi dévoyé, y compris par les contributeurs.

8 Pour autant, la primauté des principes et des types de relation de la socialité secondaire sur celles du don ne doit pas faire croire à l’inexistence de ces dernières. Coopération et don traversent sans doute autant le travail des consommateurs que celui des professionnels en entreprise [Alter, 2009]. Plusieurs questions restent ainsi en suspens. La première concerne le type de socialité en jeu. En plus de l’articulation entre socialité primaire – où le lien l’emporte sur la fonction dans des réseaux d’interconnaissance – et socialité secondaire – où la « fonctionnalité » et « l’impersonnalité » prime par exemple par le contrat [Caillé, 2007], il semble nécessaire de prendre en compte les effets de la socialité tertiaire – celle des relations immédiates et interactives à distance [Borel, 2013] – sur ces échanges. Cette question nous semble d’autant plus cruciale qu’une partie des approches critiques de la mise au travail des consommateurs repose explicitement sur l’idée d’une captation par la socialité secondaire – ici le marché – de la production du travail immatériel de la socialité primaire [Cova et Dalli, 2009], dont les modalités pourraient être modifiées par les spécificités de la socialité tertiaire.

9 La seconde concerne le type d’usages pris en compte par les recherches dans ce champ. Le constat d’une démocratisation importante des échanges sur l’internet amène à envisager les utilisateurs comme des usagers parfois très éloignés du credo libertaire originel et des capacités de production informationnelle des pionniers [Cardon, 2010]. Loin de signifier un tarissement du do-it-yourself, ces déplacements des centres d’intérêt et des productions des particuliers pourraient rencontrer des cadrages plus marchands, au milieu de la diversité des contextes et des rôles possibles pour eux [voir Bonnemaizon et al., 2012].

Don et marché dans les usages du site leboncoin.fr : quelques enjeux

10 À partir de ces constats, il nous semble que le site leboncoin. fr peut être un terrain d’étude intéressant des formes hybrides entre don et marché observables dans la socialité tertiaire. Ce site est en effet devenu, en six ans à peine, le deuxième site le plus populaire en France en temps passé devant Google, YouTube ou son concurrent direct eBay (chiffres Médiamétrie, octobre 2012). Il s’inscrit ainsi dans les usages de l’internet des Français dans leur part démocratisée, même si cette étude précise que la composition sociodémographique de ses utilisateurs est plutôt centrée sur les cadres et professions intermédiaires.

11 Ce site concerne des usages assimilables a priori au monde marchand. Il permet en effet de réaliser des transactions sur des catégories de produits et de services variées à partir des annonces disponibles, y compris entre particuliers. Cela implique souvent pour ces derniers d’occuper de nouveaux rôles marchands, en devenant vendeur non professionnel. La filiation de cette figure est alors autant à chercher du côté des métiers de la vente que dans une généalogie plus large. Ces usages s’inscrivent dans la continuité des pratiques liées aux marchés de l’occasion (brocantes, vide-greniers, petites annonces…) ou, plus généralement, du don (recyclage des objets, dons aux proches). Comme elles [Roux, 2005 ; Guillard, 2009], ce site pourrait supposer des motivations plus variées que le simple intérêt et le calcul, et une articulation intéressante entre production, consommation et distribution réalisées par les utilisateurs.

12 Cette généalogie intègre également les compétences et usages de l’internet, marchand ou non (socialisation et présentation via l’écran, achat en ligne…). En ce sens, l’intermédiation que propose leboncoin.fr renvoie aux ambivalences de la socialité tertiaire. Portés par l’internet, elle est certes dans la « virtualité-monde » mais se réalise localement et matériellement, tant du fait de l’importance du local dans le fonctionnement (et le nom) du site que parce que les biens n’y sont que rarement virtuels, donc doivent être échangés physiquement. Elle suppose de surcroît la production et l’utilisation d’un service de mise en relation, ces deux comportements pouvant s’hybrider en pratique.

13 Ce cadre ouvre de surcroît la question de la confiance dans ce type de transaction. En effet, ce qui rend spécifique leboncoin. fr, notamment face à eBay, est sa gratuité et, en contrepartie, son absence d’outillage de la confiance (voir encadré 1). Celle-ci est pourtant problématique pour des transactions entre des individus plus ou moins compétents, qui ne se recroiseront la plupart du temps jamais, et qui peuvent être menacés par des escroqueries plus ou moins organisées. Il s’agit donc de comprendre comment se construit la transaction dans ce type de dispositif, au-delà de ce que nous a enseigné l’économie sur le rôle du « juste prix » et de la crédibilité et de la réputation des protagonistes, le tout en l’absence d’effets de réseaux comme de tiers de confiance institutionnels plus traditionnels [voir Meadel, 2006].

Encadré 1  : outillage des transactions sur eBay et sur le Bon Coin

Les plateformes d’échange eBay et le Bon Coin proposent un cadrage des transactions assez différent.
Sur eBay, les transactions sont sécurisées par des mécanismes explicitement dédiés. Pour y vendre, il faut par exemple s’identifier par des coordonnées réelles, se soumettre à un système de notation et de commentaires par les autres utilisateurs, choisir un mode de transaction reposant ou non sur un système d’enchères, ou enfin signaler via le site que la transaction est conclue et qu’on achète. D’autres dispositions complètent cet outillage, par exemple un paiement sécurisé par l’intermédiaire de Paypal, ou un historique des actions des utilisateurs. La confiance est ainsi outillée en l’échange d’une commission, mais aussi d’une plus grande complexité des transactions.
À l’opposé de ce mode de gestion formalisé, leboncoin.fr se cantonne à la mise à disposition d’une interface de prise de contact, à la modération des annonces et à quelques conseils d’utilisation en faveur d’une standardisation des offres (par ex. incitation à mettre des photos, son numéro de téléphone). Ici, la discrétion de l’outillage permet une expérience de consommation simple et gratuite au prix d’une incertitude accrue.

14 Ces questions sont ici appréhendées à partir de vingt-six entretiens semi-directifs et d’observations in situ avec des informateurs variés en termes sociodémographiques et d’utilisation du site leboncoin.fr. L’objectif de cette recherche est d’expliciter les conditions et les significations de ces transactions entre particuliers. Prendre en compte des situations d’échange variées permettait en ce sens de mieux saisir les tactiques mises en place en fonction du risque perçu, et, plus généralement, leur inscription entre don et marché, à la suite des premières analyses d’Alain Caillé dans le dossier spécial du Monde consacré à ce site. Les résultats seront présentés puis discutés autour de trois temps de ces usages : se débarrasser, faire affaire, se rencontrer.

Se débarrasser : rendre service grâce au marché ?

15 L’apparition du site leboncoin.fr participe à la remise en circulation croissante de biens d’occasion par leurs propriétaires. S’il est encouragé par la popularité de cette plateforme, le déclenchement de ce comportement tient autant aux événements de la vie (déménagements, enfants qui naissent puis grandissent, changement d’emploi et variations du temps libre disponible…) qu’à un usage devenu inexistant qui a relégué ces objets au fond des armoires, des greniers ou des caves. Mettre une annonce sur leboncoin.fr revient à reconnaître l’inutilité de les garder plus longtemps – et donc à trouver un intérêt à les revendre – mais aussi à avoir des raisons de privilégier cette alternative parmi d’autres pour s’en débarrasser sans avoir à les jeter.

16 L’utilisation du Bon Coin est ainsi fréquemment comparée par les répondants aux possibilités de don dans le cercle amical ou familial. En l’absence de proches intéressés, elle facilite le choix de « se débarrasser » en étendant le réseau d’utilisateurs potentiels vers des étrangers. Elle implique alors un recours au marché que la comparaison avec le don via des associations éclaire. Le site leboncoin.fr leur est souvent préféré car les associations sont considérées comme plus contraignantes physiquement – elles nécessitent de se déplacer alors qu’une transaction sur leboncoin.fr peut se mettre en place dans sa totalité sans quitter son domicile – et moralement. Revendre sur le boncoin.fr amoindrit en effet les risques d’assimilation entre état des objets et image des donneurs ou des receveurs, non pas grâce à la dépersonnalisation permise par le passage par l’association, mais par la délégation de la responsabilité de l’acquisition vers l’acquéreur lors de l’acte d’achat. Le marché libère ici d’obligations qu’entraînerait un don à des étrangers, le paiement sortant de la difficulté à rendre comme des incertitudes sur l’intention du donneur ou sur l’identité du receveur.

17 Revendre des objets facilite ainsi leur remise en circulation. La simplicité perçue du Bon Coin le rend alors plus attrayant que des alternatives marchandes proches. Ce site est par exemple souvent considéré comme plus pratique que les vide-greniers, qui bloquent une journée au-dehors sans certitude de vendre. De même, si eBay semble plus sûr à bien des égards (voir encadré 1), son utilisation est décrite comme trop complexe pour le particulier, surtout s’il est peu expérimenté, voire trop prenante en temps du fait du système d’enchères.

18 Les motivations pour « aller sur le boncoin.fr se débarrasser d’objets » sont au final plurielles. Gain de place, de temps et d’argent en temps de crise accompagnent une consommation plus responsable et plus écologique, pour soi et pour autrui. Contraintes et valeurs se mêlent à l’intérêt du vendeur, qui est souvent donné comme secondaire dans les discours. Si la faiblesse des gains en jeu explique sans doute ce constat, il semble que s’exprime également ici l’ambiguïté de ce circuit entre don et marché. Les objets en question peuvent encore « rendre service », et une forme d’altruisme n’est pas exclue de cet acte. Le don sur ce site les rendrait cependant suspects. À l’inverse, la revente pour le profit est loin d’être constamment socialement acceptable. Si le marché libère et facilite, il ne semble donc pas que l’intérêt soit le seul principe présent lorsque les particuliers mettent en place ce type de transaction.

Fabriquer un quasi-marché pour « faire affaire »

19 Quelles qu’en soient les significations initiales, mettre en vente un objet sur leboncoin.fr suppose, pour des particuliers, de réaliser un travail marchand afin de conclure leur transaction. Ils sont ainsi amenés à faire vivre cette place de marché pour pouvoir consommer le service qu’elle leur fournit.

20 Les annonces du site y sont centrales. Elles supportent en effet la mise en relation entre offre et demande en les rendant toutes deux visibles et en permettant de comparer des biens singuliers classés par catégories et par critères (voir encadré 2). Si le site assure en ce sens la mise en place du cadre de la transaction, il en délègue l’alimentation et la certification, opérations pourtant nécessaires à la transaction. Les vérifications par l’équipe du Bon Coin de la qualité réelle des produits, de la justesse de leur prix, de l’honnêteté des informations fournies et, plus généralement, des vendeurs est ainsi faible, donc compensée par ses utilisateurs.

Encadré 2  : les annonces sur le Bon Coin

Pour vendre sur le site leboncoin.fr, il faut commencer par mettre une annonce en ligne. Le formulaire de dépôt rappelle les règles de diffusion. Les offreurs sont ensuite tenus d’indiquer leur localisation, la catégorie du produit vendu, leur statut de particulier ou de professionnel et leurs coordonnées. L’utilisation de pseudonymes dans le champ « nom » est tolérée par les modérateurs. Les offreurs proposent ensuite une annonce décomposée en un titre, un texte dont les possibilités de mise en forme sont limitées sauf à maîtriser les balises PHP, un prix éventuel et des photographies, facultatives mais recommandées. La majorité des annonces prend ainsi la forme d’une énumération de ces informations suivie d’un descriptif des particularités du produit (en termes d’état notamment) et des modalités transactionnelles acceptées en termes de mode de contact (courrier électronique ou téléphone), de moyen de paiement ou encore de type de transaction accepté (par ex. échange). Les annonces sont ensuite disponibles sur le site via différentes entrées : par lieu, par catégorie de produit ou par mots-clés.

21 La qualité du service consommé dépend donc de la production d’une grande partie de son contenu par les utilisateurs. Celle-ci revient à réaliser des opérations de mise en valeur des objets, de fabrique de la confiance nécessaire entre interlocuteurs et d’organisation pratique de la transaction. Chacune d’entre elles s’inscrit dans les principes marchands de l’intérêt et de l’équivalence, tout en les « tordant » en fonction des compétences, dispositions et significations données à la transaction. En effet, il n’est pas question, ici, de contrat ou de relation impersonnelle qu’une institution marchande médiatiserait pleinement. Il s’agit plutôt de se débrouiller entre particuliers, en ne disposant pour faire advenir la transaction ni de l’interconnaissance dans le réseau, ni d’outils palliatifs fournis par la plateforme, ni d’un tiers de confiance assumant son rôle. Dès lors, marché et hors marché vont s’enchevêtrer en des appropriations variées.

22 Dans un premier temps, il s’agit littéralement de « mettre en valeur » les objets à revendre. Il faut souvent les remettre en usage pour en refaire des produits, donc aussi bien les sortir du rebut où ils étaient stockés que les restaurer et les refroidir affectivement si besoin. Cette re-marchandisation est ensuite matérialisée par l’annonce sur le site. Celle-ci doit être à la fois attractive et crédible, ces deux qualités étant parfois en tension. Ces opérations nécessitent de maîtriser les codes de présentation spécifiques au site et les équipements et ressources adéquats (photos et donc appareils numériques, vocabulaire adapté, mise en forme des arguments, etc. : voir encadré 2).

23 Mettre en valeur ne se limite donc pas à fixer un prix. Cette opération est cependant importante et parfois complexe. Elle implique en effet de savoir « ce que les choses coûtent », donc de maîtriser des estimations variées (dans l’absolu, en occasion, étant donné l’état, sur le Bon Coin…) et les sources d’information sur lesquelles elles reposent. La publicité de l’annonce oblige ainsi à entrer dans le registre du calcul. Celui-ci est cependant tronqué du fait de l’objectif de la transaction : « se débarrasser » du produit suppose un prix bas, autant pour vendre plus rapidement que parce que le gain n’est pas la motivation essentielle.

24 Enfin, les éléments mis en scène dans l’annonce (le prix, l’état, l’existence de garanties, l’identité du vendeur…) participent à « mettre en confiance » l’acheteur potentiel. Les caractéristiques de la transaction la rendent en effet incertaine : la mise en relation par écrans interposés est plutôt opaque, les protagonistes sont étrangers l’un à l’autre, le site ne certifie en rien leurs qualités. Au-delà de la crédibilité de l’offre, c’est alors le soin apporté à la transaction dont est inférée la confiance nécessaire pour échanger « entre gens civilisés ». Est un interlocuteur honnête celui qui répond rapidement et poliment, ne fait pas de fautes d’orthographe, met des photos variées et authentiques, sait personnaliser la relation, ne cherche pas à négocier constamment. En somme, est de confiance celui qui cherche à rendre la relation « juste », au-delà du « prix juste ».

Encadré 3 : un exemple de transaction

« En général, tu te déplaces. Si ce n’est pas trop loin, tu essayes de les voir. Suivant la somme que tu achètes. Si c’est une bricole, tu ne prends pas trop de risque en perdant 20 ou 30 euros mais après si c’est une voiture, tu te déplaces. Comme le coup où on est monté à Paris, pour voir la voiture. (…) On a profité du fait qu’on allait à l’aéroport et comme la vente ne se faisait pas loin de l’aéroport, on a poussé jusque-là. (…) On avait déjà fait affaire sur internet avec des échanges de mails, de photos, carnet d’entretien de la voiture et tout. (…) Que par mail ou par téléphone aussi, je crois qu’on a eu deux, trois échanges par téléphone, pour prendre rendez-vous. On a convenu de faire le chèque de banque avant d’arriver, on a défini le prix, on a discuté le prix. Une fois que c’était OK, on a été à la banque, on a fait faire un chèque de banque et on a pris rendez-vous après avoir été à l’aéroport et on a dit au vendeur que si la voiture nous intéressait, on la prenait tout de suite. Donc, c’est ce qu’on a fait. (…) La rencontre s’est bien passée. On a été bien accueilli, on a visité la voiture, on a pu l’essayer, après on a rediscuté un peu le prix car il y avait une petite bricole qui nous chagrinait et on a fait affaire. Et donc on est revenu de Paris avec la voiture. (…) Eh bien, vu l’état de la voiture générale, des pneus, de l’intérieur, le carnet d’entretien, en plus c’est un modèle qui est déjà haut de gamme donc euh… On n’a pas pris trop de risques sur celui-là » (Beau-père de Laura, 51 ans, chargé d’affaires).

25 Ce besoin de construire une confiance réciproque structure le déroulement de la mise en relation entre interlocuteurs. Ceux-ci se dévoilent progressivement à partir de l’annonce, par e-mails, appels téléphoniques et parfois dans un face-à-face final (voir encadré 3). Ces différents moments permettent d’organiser les modalités de la transaction, donc de négocier le prix, les moyens de paiement ou le mode d’échange (physique ou livraison). Ils sont également des moments de mise à l’épreuve des objets et des personnes. Il est en effet important de se tester réciproquement et d’obtenir des gages supplémentaires de l’authenticité de l’offre et de l’honnêteté des protagonistes. Conclure la transaction suppose au final de perdre une partie de son anonymat et de personnaliser chaque interlocuteur afin de présenter une image conforme pour ne pas avoir à se faire « une confiance aveugle ».

26 « Faire affaire » sur leboncoin.fr appelle donc une mise en équivalence marchande tronquée, où se mêlent plus ou moins facilement usages des TIC, service rendu et rôles marchands ou non. Loin d’être toujours évidente, l’appropriation de ces opérations est facilitée lorsqu’elle est prise comme un défi ou un jeu associé à la vente. Ceci n’est pas sans rappeler le plaisir de chiner chez certains acheteurs de ce type de circuit, et, plus généralement, le plaisir de maîtriser l’internet et ses techniques. Au final, ce « faire affaire » rappelle que la socialité tertiaire ne peut être limitée à sa part virtuelle et que ses dispositifs de communication sont autant des sas d’entrée et de sortie du marché pour les produits et les particuliers concernés, que des phases de dévoilement pour eux. La socialité tertiaire apparaît ici sous une forme à la fois plus diffuse dans les matérialisations de ses relations et plus compartimentée dans ses principes générateurs.

Se rencontrer et dépasser le marché ?

27 Dans de nombreux cas, ce « faire affaire » finit par se matérialiser dans une rencontre en face-à-face afin de procéder à la transaction. Le choix du lieu de finalisation éclaire alors les significations possibles de l’échange. Il dépend bien sûr du pouvoir de négociation de chacun des protagonistes, de leur volonté de conclure plus ou moins rapidement ou des contraintes liées aux biens (aller chez le vendeur pour récupérer un meuble encombrant), ou de l’incertitude restante sur la qualité du produit (un lieu qui permette de tester si ce jeu informatique fonctionne). Ce choix s’inscrit cependant également dans la qualité de la relation construite lors du « faire affaire » qui rend acceptable, voire plaisant, de faire passer le seuil de sa porte à cet étranger, ou, à l’inverse, qui rend palpable la gêne présente lorsqu’il est difficile de faire autrement que de l’accueillir chez soi.

28 À une extrémité du vécu de cette rencontre, les deux protagonistes se retrouvent sur le parking du supermarché le plus proche de leurs deux domiciles, en un lieu à la fois neutre puisque convenant aux deux protagonistes de l’échange, anonyme donc peu engageant, mais suffisamment passant pour se sentir protégé par la foule si besoin. La rencontre se fait ici sur un mode impersonnel, généralement le plus rapidement possible. La transaction se réalise ainsi aux marges du système marchand au sens propre comme au figuré.

29 À l’extrémité inverse, la transaction a lieu au sein d’un foyer (souvent celui du vendeur parce qu’il « se débarrasse » de quelque chose et parce qu’il a souvent un plus grand pouvoir de négociation). Elle comprend une démonstration d’hospitalité parfois marquée (café offert et temps de discussion sur les produits), voire un service complémentaire (montage du meuble, aide pour le chargement). Ici, le registre semble plutôt celui d’une rencontre où la transaction s’accompagne d’un don qu’on laisse entrer chez soi en même temps que cet étranger dont on excède les attentes. Entre les deux, peut se mettre en place toute une gamme de rencontres intermédiaires, où l’hospitalité se mêle par exemple à des tentatives de vente complémentaire.

30 Le moment de la rencontre finale peut ainsi être celui d’une expérience sociale agréable car inclusive, qui rappelle l’idée d’un réenchantement du marché par ces formes nouvelles d’échange [Chantelat, Vignal et Nier, 2002 ; Zwick et Denegri-Knott, 2012]. Cependant, les discours tenus par les répondants ne doivent pas nous faire oublier ce qu’elles signifient en creux : si la rencontre est inclusive, elle découle d’un choix de l’interlocuteur qui oblige à exclure d’autres interlocuteurs possibles. En négatif, les critères de caractérisation des interlocuteurs « civilisés » du « faire affaire » décrivent cet étranger à qui on ne souhaite ni donner ni vendre. Il ne vient pas du même coin : comment être sûr qu’il va se déplacer pour conclure la transaction ? Il n’a pas le même profil d’usager des biens concernés : comment mettre en équivalence son estimation d’une voiture d’occasion si on ne se dit pas qu’elle a été conduite comme on l’aurait conduite ? Plus généralement, cet étranger s’exprime mal : comment faire confiance à quelqu’un qui ne prend pas la peine d’écrire correctement ?

31 L’utilisation du Bon Coin peut ainsi fabriquer une hiérarchie sociale en participant de la conversion de compétences et dispositions socialement distribuées en présomption de malhonnêteté faute d’appartenance commune. Dans tous ces cas, il est intéressant de constater que le site leboncoin.fr ne suffit pas comme tiers de confiance, ce qui est logique au regard de l’absence d’outillage de la confiance qui le caractérise ; mais il est en revanche connoté positivement en tant que communauté lorsque l’expérience de la transaction a été inclusive. En ce sens, la socialité tertiaire qu’il porte se révèle particulièrement ambiguë.

Conclusion

32 L’étude des usages du site leboncoin.fr démontre ainsi la difficulté que les particuliers ont à y réaliser des transactions marchandes en l’absence d’un important travail de leur part et d’une part de don constitutive de la confiance et de la coopération. Ces échanges entre étrangers devenant familiers passent autant par l’équivalence, même tronquée, que par l’excès et la personnalisation. L’enchevêtrement des étapes de ces transactions montre alors quand le marché ou le don peuvent alternativement jouer un rôle principal et quand et où ils se réalisent plus fréquemment. Accéder au marché fluidifie le fait de « se débarrasser des choses » en l’éloignant du don et via une mise en forme que le site porte. Mais cette transformation semble devoir en être réparée par un soin accordé à la relation plus qu’au calcul, où l’excès d’hospitalité final humanise et ritualise un service rendu au-delà de la transaction. « Se débarrasser » consiste sans doute ainsi en un type d’échange en ligne hybride – au même titre que contribuer, participer ou partager – où tant les objets que les personnes alternent rôles et états entre don et marché.

33 Ces échanges reposent ainsi sur une multitude de supports et de dispositifs qui sont loin d’être « virtuels » puisqu’ils ne cessent de déborder vers le monde « réel », ou d’être globaux puisque le local y est central. Ils permettent des rencontres porteuses d’une inclusion sociale qui rappelle l’expérience d’une identité non individualiste décrite par Godbout [2013, p. 124], mais pas aussi idéalement que l’auraient souhaité les zélateurs des réseaux de l’internet. Il est clair que le dispositif étudié préfigure d’une rencontre bilatérale donnant-donnant, puisque conçue comme marchande, et qu’in fine il fait exister un regroupement plus large entre utilisateurs mis en réseau. Les formes d’exclusion y existent pourtant et sont rendues insidieuses par l’illusion de la transparence des outils utilisés, celle-ci masquant l’importance de compétences et de dispositions socialement situées pour expérimenter cette forme d’inclusion sociale. Elles opposent ainsi des particuliers à qui la part obscure du service est aussi déléguée.

34 Au final, l’intérêt du cas du site leboncoin.fr réside en grande partie dans la démocratisation des usages, et notamment dans la banalisation de rôles a priori marchands ou d’une consommation d’occasion, qu’il accompagne plus largement par exemple que ne le fait eBay. Resituer ces usages dans leur filiation est alors une manière de tenir compte du don présent plus généralement dans des dispositifs sociotechniques antérieurs et donc de leur sédimentation lorsque les pratiques évoluent. Cette part irréductible du don dans les marchés digitaux mettant au travail des consommateurs attend ainsi qu’émergent d’autres contextes à venir de cette hybridation.

Français

La démocratisation de l’internet s’est accompagnée d’une mobilisation croissante des productions de ses utilisateurs, progressivement assimilée comme un travail à mettre en marché plutôt que comme un don au sein de ces réseaux. Moins que l’opposition de ces significations, l’étude ici présentée des usages de leboncoin.fr par les particuliers en éclaire l’hybridation. Se débarrasser d’objets d’occasion sur cette plateforme s’y révèle ainsi un « rendre service » facilité par un quasi-marché. Celui-ci est « fabriqué » en termes de valeur et de confiance en grande partie entre particuliers dans un cadre faiblement contraignant où se mêlent production et consommation. En résulte « une rencontre » finale qui sera plus ou moins impersonnelle ou hospitalière en fonction de la relation construite. Ces trois temps font alors apparaître les ambiguïtés de la socialité tertiaire entre expérience inclusive et disqualification sociale portées par ce type de mise en relation.

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Renaud Garcia-Bardidia
Maître de conférences, université de Lorraine, ISAM IAE Nancy, CEREFIGE.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/12/2014
https://doi.org/10.3917/rdm.044.0271
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