1 Une salle d’attente. J’ai tout le loisir de regarder attentivement les fauteuils légers qu’on y a disposés, qui me plaisent. Ils sont faits de métal noir. Pas de continuité entre le dossier et la place où l’on s’assoit, mais un intervalle. Ces deux surfaces sont ajourées. Ce sont en quelque sorte des grilles composées d’éléments plats. La qualité de ces sièges réside dans une sobriété élégante. Pour être simples et satisfaire l’œil et l’esprit, leurs lignes n’en ont pas moins fait l’objet d’une recherche, c’est évident. Cependant, il est clair que celui qui les a conçues n’était animé d’aucune volonté de rupture. Je lui en sais gré : il ne s’est pas laissé influencer par ceux, et ils sont nombreux, qui ne veulent rien devoir, absolument rien, à ce qui précède.
2 Ils entendent faire table rase. Ce n’est certes pas là une attitude nouvelle. Ce qui l’est, en revanche, c’est qu’ils ne se proposent pas de construire. De construire pour de bon, sérieusement, s’entend.
3 Car ne voyons-nous pas des designers nous offrir des chaises qui font tout ce qu’elles peuvent pour ne pas ressembler à des chaises – alors que c’en sont, quant à l’usage qui en est fait !
4 Tout se passe comme si ceux à qui nous devons ces meubles s’étaient dit : « Ainsi la chaise serait un objet bien distinct qui attendrait que nous prenions en considération l’image de lui qui s’est maintenue tout au long des siècles, en dépit de ses variations : prétention ! Il n’est rien qui puisse revendiquer un caractère propre ! Affranchissons-nous de toute espèce de contrainte ! »
5 Semblablement, il ne faut pas qu’une lampe ressemble à une lampe. Surtout pas !
6 Asymptote de la tendance : Ah ! s’il se pouvait que de l’objet, pour finir, ne restât… rien !
7 L’austérité peut avoir un sens. Ainsi de la cistercienne, exemple de dépouillement en vue, au nom, d’un désirable qui est tenu pour supérieur ; d’ascèse de laquelle naît la qualité – parce qu’elle est inspirée. Quant à cette autre rigueur qui caractérise l’esthétique industrielle, elle ne se traduit pas nécessairement par l’indigence : la pureté fonctionnelle est capable d’une grande élégance.
8 Il en va tout autrement pour les matériaux, la forme, la couleur du siège, de la table, du lampadaire du dé-design : ils ont été choisis de telle sorte que l’objet n’évoque rien, ne se puisse rattacher à rien. (La cohérence, l’unité du visible, où s’épanouissaient et respiraient les différences, est bien loin.) L’important était que ni la sensualité, ni l’imagination, ni l’universelle aspiration à la qualité (qu’elle soit charme du simple ou séduction du raffiné), n’y trouve satisfaction.
9 En résulte un objet maigre, quand ce n’est pas étique, ou bien amorphe, ou encore biscornu. Les mots manquent pour qualifier l’état où il est réduit, ce qui n’est pas surprenant, à la réflexion, puisque sa misère est celle de l’inanité. S’y lit toutefois une répugnance pour la substance généreuse, amie, que le toucher convoite, pour le contour appelant la caresse, pour une épaisseur ayant en quelque sorte intériorité. Soit une hostilité au sensible, au concret ; pour tout dire, une récusation de la vie.
10 Que faire, lorsqu’on a choisi pour profession la conception des meubles, appareils, ustensiles destinés à la maison ou au bureau, ou de bibelots, que faire si l’on est dénué de dilection profonde, certaine, pour quoi que ce soit ? Le minimalisme s’impose alors, sauf qu’on l’exemptera de toute discipline : il sera désinvolte. Autre solution : la dérision, le kitsch.
11 Il arrive que les deux voies se côtoient : en effet, l’élasticité molle, abandonnée, le volumineux à la forme indifférente se rencontrent sur l’une, le dessin sommaire sur l’autre. La simplification, dans le cas de ce dessin, n’a rien à voir, il y a lieu de le souligner, avec l’abréviation, l’ellipse spirituelle, le raccourci savoureux, la déformation créatrice ; il s’agit d’un trait délibérément approximatif, rudimentaire, d’un tracé pauvre et comme bâclé. Voulue, c’est la même indigence graphique qui rapproche le visage de certains personnages de bande dessinée de la pomme de terre, lesquels personnages sont accueillis volontiers par la publicité et la bimbeloterie.
12 L’attristant, c’est que ces objets qui oscillent entre filiforme et globuleux, ces lampes dégingandées, ces fauteuils aussi peu soucieux d’une forme que l’amibe, que tant de quelconqueries et amorpheries, se vendent. Il est vrai que les achètent, pour commencer, ceux qui, à l’instar de leurs concepteurs, ne savent plus quoi aimer (et donc aimotent très éclectiquement, par-ci, par là) – ce n’est pas trop grave. Ce qui l’est, c’est quand le grand public se laisse gagner par l’anesthésie du goût qui lui fait admettre les couleurs criardes, ou sottes, ou juxtaposées comme au hasard, le délinéament bête, ou puéril, le moche voulu. Il pâtit d’une contre-éducation qui consiste à dé-qualifier tout ce qui peut l’être et à éradiquer la nuance. Car le mot d’ordre implicite de l’époque est : « À bas la nuance ! »
13 Aussi n’y a-t-il pas lieu d’être surpris si, regardant une émission de télévision consacrée à la décoration de la maison, on retrouve chez tout un chacun, et non pas seulement chez les « tendanceurs », les emprunts (pillages, en réalité) à toutes les cultures, les hybridations et collages saugrenus, l’hétéroclisme déjà observés dans les domaines des arts plastiques et de la haute couture. En résumé, l’errance.
14 Soit une plaque de tôle rectangulaire disposée verticalement et peinte en blanc (percée de neuf trous, allez savoir pourquoi) ; soit sa jumelle. Cela vous fait à la fois – il ne vous faut rien d’autre, cela suffira – le piétement et les côtés. Entre les deux, vous fixez l’assise et le dossier, revêtus d’un matériau plastique souple. Vous avez là un fauteuil. (Vous vous demandez si sa fabrication n’a pas été d’une simplicité plus dérisoire encore : peut-être a-t-il été réalisé par pliage d’une unique feuille de métal.) Disposez d’autres exemplaires du même : il vous reste à les juxtaposer en séries de telle manière que la partie supérieure de la plaque de tôle latérale, rabattue à l’horizontale sur cinq ou six centimètres, rencontre l’identique partie du siège voisin : cela vous donne un accoudoir servant aux deux.
15 Ainsi se peuvent décrire les fauteuils dont plusieurs rangées ont pris place depuis quelques années à la terrasse d’un important café parisien situé à un endroit très fréquenté.
16 J’oubliais : la matière plastique est alternativement blanche, rouge et noire.
17 Pour ce qui est des petites tables – toutes sont blanches –, elles sont plus faciles encore à décrire ; on s’est borné à assembler trois pièces de métal : un disque, un tube, un triangle, le premier fixé sur le second, le second sur le troisième.
18 Le choix de cette sorte de quincaillerie pour clientèle démunie ou installation provisoire est-il dû à l’esprit de pauvreté ? Non. Celui-ci est modestie éprouvée face à un Vaste qui est d’ordre spirituel ou, comme dans la Chine d’autrefois, cosmique. Rien de semblable ici. Il ne s’agit pas de sobriété, mais de pacotille. Mieux : de camelote. (On a l’impression – fausse, sans nul doute – qu’un léger coup de pied dans le mince rectangle de tôle blanc suffirait pour démantibuler, déglinguer le siège, le faire s’effondrer.) Mais c’est une camelote élitiste. Une camelote in – up to date.
19 La vraie camelote est trompeuse ; elle est bon marché. Elle ne récuse pas la qualité. Elle la mime.
20 La camelote pour laquelle a opté le designer de ces sièges se montre sans détour pour ce qu’elle est. Elle bafoue l’attachement à la qualité.
21 C’est ouvertement que Murakami, lui, pratique la dérision. On ne lui en veut pas, cependant, tant il y met de la gentillesse. Il a l’humeur guillerette. L’hilarité de ces visages-fleurettes qui se pressent en foule dans les compositions de ce peintre est sans méchanceté.
22 Pour un peu, je me serais laissé prendre au sourire innombrable, à la jubilation lumineuse de cette variante japonaise, euphorique, du kitsch. Je me suis ravisé à temps : me dévisageait une immense goguenardise.
23 À l’inverse de la dérision spectaculaire, exhibitionniste d’un Koons ou de la dérision radieuse de l’habile Murakami, sournoise est celle du designer des sièges du café parisien. J’y reviens, car, plus radicale, elle est symptomatique d’un désenchantement militant.
24 « Pourquoi aurais-je dû choisir, semble nous déclarer ce designer, entre dépouillé et précieux, pur de ligne et baroque, discret et audacieux, puisque pas une de ces qualités ne m’inspire le désir de la rechercher – aucune autre, aussi bien ? Puisque rien n’oriente mes travaux ? Ils ne contiennent aucun propos. Je n’ai rien à dire, sinon qu’il n’y a rien à dire. Rien n’a de sens. Rien ne vaut.
25 « Qualité, valeur, voilà des mots dont je ne vois plus l’emploi. C’est la valeur elle-même qui n’a plus de valeur à mes yeux.
26 « C’est pourquoi je ne suis pas mécontent de ce dont j’ai eu l’idée pour le mobilier de cette terrasse. Ne croirait-on pas qu’on a affaire à un lot de plaques de tôle oubliées dans une usine désaffectée et qu’un bricoleur aurait récupérées et assemblées ? Oui, je suis assez satisfait de ce siège, de son air bête… »
27 Donc, à présent, la non-valeur se voit promue, et le moche a droit de cité. Tant pis pour ceux à qui est refusé le droit à l’agrément et qui en éprouvent une frustration. Tandis que d’autres propageront à leur tour, peut-être, l’avalorisme.
28 Fiction et jeu, à l’abri de leur parenthèse, sont choses sérieuses, on le sait. Pourtant, il semble qu’il n’en soit pas ainsi pour ceux à qui on doit certains jouets (souvent de grande dimension, qui plus est). Le choix, comme matériau, du plastique a favorisé la négligence dédaigneuse de leurs contours, ainsi que la platitude, quand ce n’est pas la vulgarité, de leurs couleurs. Et la simplification qu’autorise la fabrication par moulage est ce qui convenait au design je-m’en-fichiste, hâtif, ou, plus exactement peut-être, indifférent, de qui répondrait à vos critiques : « Voyons, qu’est-ce qui est sérieux, Monsieur ? Sauriez-vous le dire, vous, ce qui l’est ? »
29 Il y a une dignité des choses, car elles participent du Tout. De ce galet, déjà, qu’a si parfaitement façonné la vague allant et venant, ou le torrent en ses remous. Une dignité des objets. (Pour n’être pas celle des êtres vivants, ou celle, suprême, de la personne, elle n’en est pas moins.) Des objets élaborés avec sollicitude.
30 C’est elle qui fait défaut au design nihiliste, à qui convient l’aridité du matériau et qui cultive l’inanité de la forme.
31 À tant de réalisations de notre époque, manque l’amour.
32 L’amour relie. Parce qu’il est d’abord reconnaissance, spontanée, pour le lien. Le manifestant, il l’accroît. L’amour étend autour de lui la relation ; le sentiment de l’unité se propage avec son rayonnement.
33 Si l’objet n’est pas ressenti comme concrétion de l’infini, relié donc, sa condition est misérable.
NOTES
Le kitsch
34 L’une des bouches de métro de la station « Palais-Royal », à Paris, pour la réalisation de laquelle il a été fait appel au sculpteur Jean-Michel Othoniel, en offre un fort bon exemple.
La justesse dans le choix des couleurs
35 L’éducation de l’œil de nos enfants continuera-t-elle à se faire ?
36 Telle est la question que je me pose lorsque, dans le train de banlieue, j’observe que l’on a pris le parti, manifestement, de ne pas chercher à accorder les cinq couleurs – distribuées en larges plages monochromes juxtaposées – qui se partagent les assises et les dossiers des sièges de la rame toute neuve où je viens de m’installer.
37 Contestation, volonté d’émancipation ?
38 L’harmonie, les contrastes heureux, le sens subtil des nuances : il semble que certains voudraient se débarrasser de ce raffinement. Qui n’est que civilisation.
Notes
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[*]
Texte inédit de l’auteur (2012).